Livre II : Chapitre 3

Lym traversa la vallée d'un bon pas, malgré les herbes hautes qui s'enroulaient autour de ses jambes. Depuis des semaines, elle n'avait pas revu Laxy, son dragon, et, pour être honnête, il lui manquait immensément.

Depuis quelques jours, elle avait l'impression d'être en plein rêve, ou plutôt, en plein cauchemar ; que sa sœur ait été enlevée auraient encore été une réalité supportable étant donné qu'elle avait encore l'espoir de la sauver, si seulement... Si seulement il n'y avait pas eu Sofy. Toutes les nuits depuis qu'elle avait retrouvé son corps empalé dans sa chambre, avec ses grands yeux vides où se reflétait la lumière sanglante du coucher de soleil, elle était réveillée en sursauts par cette image affreuse. Hantée par les appels désespérés de sa sœur captive, et par les supplications de son amie avant sa mort...

Combien de temps prenaient ces fantômes pour disparaître ? Disparaîtraient-ils jamais ?

Elle chassa ses doutes. Bien sûr que oui. Elle ne pourrait pas passer toutes ses nuits à se tordre de douleur en essayant d'échapper à ses draps étouffants, pensant qu'il s'agissait de serpents ou de mains cadavériques, pour se réveiller finalement en hurlant, la respiration saccadée...

Elle devrait demander à Larrow s'il avait fait des cauchemars après avoir perdu son ami Abel. S'il en faisait encore.

La videntis arriva à l'orée de la forêt et se glissa entre les arbres centenaires et moussus sur lesquels filaient des écureuils et des bestioles en tout genre. Puis elle se fraya un passage entre les fougères envahissantes et les troncs couverts de lierre, jusqu'à arriver dans l'immense clairière où se trouvaient les grands lacs lisses où se reflétait le ciel comme dans un miroir. Des dragons étaient occupés à boire dans les énormes étendues d'eau, à dormir dans l'herbe ou à survoler l'île en faisait trembler les arbres à chaque coup d'aile.

Lym traversa la vallée pour arriver sur le rebord de la falaise et commença à descendre des escaliers sinueux taillés dans la craie, qu'elle savait fragiles et partiellement craquelés par le temps et les intempéries. Bonjour la sécurité. D'un autre côté, sa chambre était accrochée à une branche de chêne et si celle-ci se cassait, une dizaine d'adolescents allait s'écraser au sol comme des crêpes, alors, effectivement, malgré toutes ses qualités précieuses, Eleuth n'était pas l'endroit le plus sûr de l'univers. Sans compter, bien sûr, les dragons et les autres bestioles qu'on pouvait trouver dans les bois et la mer. Heureusement qu'il y avait des enchantements qui les protégeaient pour la plupart des dangers.

Elle descendit les marches crayeuses et passa devant plusieurs box. Elle y vit Cléandra, occupée à polir les écailles de son Furoki, qui ne la remarqua même pas ; elle était en compagnie d'une fille et d'un garçon qui lui ressemblaient comme deux gouttes d'eau. Pour la première fois, Lym se demanda si Cléandra avait de la famille à l'Académie. Elle s'empressa de passer devant la grotte pour ne pas attirer son attention, et continua de descendre les escaliers pour arriver au niveau inférieur.

Laxy n'était pas là, mais elle ne s'en inquiéta pas outre-mesure. Maintenant, le Noxis avait le droit de s'éloigner autant qu'il le souhaitait de son box, car il revenait toujours pour dormir ou tout simplement se nourrir à Eleuth. Bien évidemment, Zale le surveillait de près lorsqu'il s'envolait, car une trop grande concentration de dragons aux environs aurait pu attirer l'attention des troupes de Drake. Lym alla donc remplir les abreuvoirs sales d'une eau propre et limpide, et éventra le sac en toile qu'elle avait récupéré dans le potager de l'île, où se trouvaient de grosses racines brunes veinées de bleu embaumant le gingembre à des lieues à la ronde. Elle fronça le nez à cause de l'intensité de l'odeur entêtante qui émanait des tubercules.

À peine avait-elle commencé à balayer la paille sale de la couche du dragon pour la remplacer avec d'autres bottes de paille propres que Laxy arriva à tire-d'aile dans sa tanière. Il se posa lentement sur le sol, ses griffes argentées crissant contre la pierre, et faisant à chaque battement d'aile voleter une pluie de brins de paille autour de lui, et en emmêlant dans les cheveux déjà indisciplinés de sa cavalière. Elle le foudroya du regard, agacée, en essayant d'une main de chasser les brins blonds de ses mèches rousses.

Lym ! s'écria Laxy dans ses pensées, l'air exagérément enthousiaste. Tu es revenue !

- Bien sûr, tas d'écailles, sourit-elle, amusée.

Où étais-tu ?

Elle entrouvrit la bouche pour répondre, mais les mots ne franchirent pas ses lèvres, coincés dans sa gorge ; comment lui dire qu'elle était d'abord partie en Russie, puis avait retrouvé le cadavre de sa meilleure amie et découvert l'enlèvement de sa sœur ? Son cœur se serra à cette pensée. Elle devait assister à l'enterrement de Sofy la semaine suivante...

Toute cette situation lui paraissait tellement irréelle. Impossible. Inconcevable. Les mots Sofy et morte refusaient tout simplement de s'associer. Et pourtant...

Cave avait contacté les parents de la jeune fille pour leur expliquer que la mort de leur fille avait été causée par un quelconque incident banal. Explosion de gaz, sans doute. C'était l'excuse qu'on utilisait toujours dans les films. Étant des caecus, ils n'avaient pas un instant douté de ces explications et n'avaient pas du tout remarqué les dommages qu'avaient causés les disciples de Drake en attaquant leur appartement ; bien évidemment, Théo et Amy Mason étaient effondrés...

Lym ?

- En mission, répondit-elle simplement. Allez, mange ça, ça sent horriblement fort.

La bête lâcha un grognement guttural de mauvaise humeur mais se pencha tout de même vers les racines marbrées de bleu, qu'il avala en deux bouchées malgré leur quantité. Lym se laissa tomber sombrement dans un coin, à ruminer.

Lym, il s'est passé quelque chose de grave ?

- Ça ne te concerne pas, sac d'écailles, rétorqua-t-elle. Moi, je ne te pose pas des questions sur ta petite-amie dragonne, ou d'autres affaires personnelles...

Les yeux lavande de Laxy s'écarquillèrent et ses pupilles se dilatèrent tandis qu'il lâchait un soufflement rauque, un feu sombre naissant au fond de sa gorge. Lym fronça les sourcils ; elle ne connaissait pas vraiment les codes sentimentaux dragons, mais elle aurait juré qu'il... rougissait ? Ou en tout cas, l'équivalent pour son espèce d'un rougissement embarrassé.

La jeune fille ouvrit de grands yeux stupéfaits en comprenant qu'il était tout simplement gêné.

- Attends... Tu as une petite-amie ?

Elle n'est pas petite, bougonna Laxy en lâchant un grognement de mauvaise humeur et de gêne combinées.

Lym éclata de rire.

- Noooon ! Laxy a une copine !

Ce n'est pas une « copine » !

- C'est la façon humaine qu'on a de le dire. Vous dites comment, vous ?

Compagne.

- Pourquoi pas, sourit Lym. Alors, tu as une... compagne ! C'est quelle espèce ? Elle est gentille ? Comment elle s'appelle ? Qui est son cavalier ?

Je ne te dirai rien ! rétorqua en pensées le dragon.

Elle pouffa, sa tristesse envolée. Peut-être qu'il ne lui dirait rien, mais elle n'arrêterait pas pour autant de rechercher des réponses !

- Fais attention, quand même. Je n'ai pas envie de me retrouver avec une montagne d'œufs de dragons sur les bras...

LYM !

Lym et son Equitem continuèrent de discuter, de vaquer à leurs propres activités et de se chamailler jusqu'à la tombée du soir, lorsque la mer se marbra d'or et de rougeoiements incandescents. Elle finit par le laisser, le ventre gargouillant avec mauvaise humeur et un début de fatigue alourdissant ses paupières ; elle n'avait pas dormi correctement depuis des semaines, et son dernier repas remontait au petit-déjeuner. De plus, Cave avait exigé qu'ils retournent en cours dès le lendemain, car, d'après lui, « leur pause avait assez duré ».

Depuis la mort de Sofy, la jeune videntis avait énormément de mal à ne pas garder rancune à l'auctor de l'Académie qui lui avait dissimulé la lettre d'Orion. Dans sa deuxième missive, il avait écrit quelques mots qui tournaient inlassablement dans la tête de Lym : je vous conseille de vous interroger sur sa position de chef, car quel dirigeant ne laisserait-il pas à ses soldats le droit de choisir leur camp ? S'il a fait une telle chose, c'est qu'il ne vous faisait pas confiance pour rester de son côté, et c'est donc de sa faute s'il est advenu ce qui est arrivé. Voulez-vous vraiment suivre un meneur pareil ?

Et, pour tout avouer, non. Cave lui paraissait de moins en moins comme son sauveur venu la chercher dans son monde caecus, des mois plus tôt. Il n'était à ses yeux plus qu'une sorte de dictateur étrange, qui avait sans le vouloir tué Sofy. Bien évidemment, elle savait qu'elle s'en prenait à la mauvaise personne, mais elle était incapable de rejeter la faute sur Orion puisqu'il était introuvable. Pour éviter de se flageller elle-même de la mort de son amie, Cave était la cible idéale... Et même si cela déplaisait à Larrow, pour qui Cave était comme un deuxième père, elle ne pouvait s'empêcher de le haïr.

Lym sortit de l'enclot de Laxy en le laissant somnoler sous la lumière rougeoyante du soleil couchant et retourna d'un bon pas vers l'Académie, croisant quelques élèves attroupés autour de Zale, fascinés par un immense Ekaon. Sans doute les nouveaux. Tous les jours ou presque, il en arrivait d'autres, tous aussi excités et innocents, courant d'un côté à l'autre pour découvrir de nouvelles merveilles de ce monde qui leur avait été caché. Pourtant, ces dernières semaines, ils avaient tous remarqué la baisse du nombre d'arrivants quotidiens. De toute évidence, Drake doublait les efforts pour en capturer un maximum avant qu'eux ne les trouvent...

- Lym ?

Elle leva la tête, surprise ; perdue dans ses pensées, elle n'avait même pas remarqué Elyra et Kosh qui avançaient vers elle et avait failli se cogner contre eux.

- Oups ! Coucou. Vous allez où ?

- Et bien, pour tout avouer, on te cherchait, répondit nerveusement Kosh en jetant des regards anxieux autour de lui.

- Pourquoi, il s'est passé quelque chose ? demanda-t-elle, inquiète.

Immédiatement, toutes sortes d'horribles théories fleurirent dans son esprit. Est-ce qu'Orion avait lancé une offensive ? Est-ce que l'on avait retrouvé le corps de Mar, morte ? Est-ce que Justin Bieber avait annoncé la sortie d'un nouvel album ?

- Oui, répondit Elyra, l'air sérieux.

- Mar... ? commença Lym d'une voix qui se brisa.

- Non, non, s'écria immédiatement Kosh. On n'a pas de nouvelles d'elle. C'est juste... Le dragon Glacyés que l'on a secouru en Russie... celui qui était si agressif, tu vois ? On a fait des analyses de sang, et on a compris pourquoi il était aussi violent envers tout le monde. De toute évidence, il a été emprisonné par Drake, comme Galaxie, mais, lui, on lui a injecté la Toxine dans le sang.

- La Toxine ? répéta Lym, déroutée. Tu veux dire, tu sais, l'espèce de virus qui transforme les dragons en toutous obéissants au service de Drake ?

- Oui. Il s'en prend à tout ce qui l'entoure. Viens vite, Cave nous a demandé d'aller le voir, il a de toute évidence des explications à nous donner...

- Attendez une seconde, et Shay et Larrow ? On ne va pas les chercher ?

Elyra et Kosh échangèrent à nouveau un regard anxieux et entendu, qui énerva Lym et l'inquiéta grandement.

- Quoi ?

- Larrow est déjà là-bas, commença Elyra, gênée, il a été chargé par les professeurs d'analyser la Toxine, mais Shay...

- Ça t'étonnerait si on te disait qu'il a essayé de jouer les héros et a été blessé par le Glacyés ?

Lym sentit ses épaules s'affaisser tristement ; sincèrement, cela ne la surprenait pas vraiment, tout simplement parce qu'elle-même était assez bête pour faire exactement la même chose. Elle soupira en prenant un air excédé mais, à l'intérieur, elle était terriblement inquiète.

Kosh et Elyra la conduisirent dans les bois et s'empressèrent de les traverser d'un pas rapide en évitant les arbres moussus ; bien évidemment, la jeune fille ne put pas vraiment s'empêcher de trébucher sur à peu près toutes les racines de la forêt et sursauter à la vue de la plus petite araignée. Puis les trois amis arrivèrent enfin à la lisière de la forêt, où plusieurs élèves étaient très occupés à s'exercer au tir à l'arc sous la supervision attentive de Markus Luis. Ils passèrent devant les classes de Combat pour arriver devant l'infirmerie menée habituellement par Riks et Amel. N'ayant probablement pas de cours à cette heure-là, la jeune femme au visage serein et calme, aux pommettes hautes et aux longs cheveux décolorés était très occupée à mélanger des herbes sur une casserole. Mais Lym lui adressa à peine un regard ; vers le fond de l'infirmerie, Shay était étendu dans l'un des lits aux draps blancs, en position assise et adossé à un mur. Larrow et Cave étaient assis sur deux chaises qui entouraient une petite table ronde et discutaient avec un air préoccupé, à quelques pas du lit de Shay.

Les trois amis s'empressèrent d'aller les rejoindre pour s'asseoir sur des chaises à leur tour, et Lym jeta un regard réprobateur à Shay. À son grand soulagement, il n'avait pas réellement l'air blessé de manière grave. En revanche, il semblait épuisé malgré son léger sourire en coin et une large entaille s'était ouverte sur son bras, entachant son sweater avec du sang.

- Qu'est-ce que tu as fait, comme bêtises, encore, pauvre idiot ? pesta Lym, énervée mais soulagée.

- Moi aussi, je t'aime, Alley, sourit-il avec sarcasme, l'air moqueur. Et, si tu veux vraiment savoir, j'ai essayé d'approcher le gros Glacyés.

- C'est ce que j'ai cru comprendre, mais comment tu t'es débrouillé pour te blesser comme ça ?

- J'ai été bravement lui apporter à manger, comme personne n'en avait le courage, je me suis dévoué, et...

- Il a essayé de s'approcher du Glacyés sans faire attention et s'est prit un coup de griffe monumental, compléta Larrow.

- Eh ! protesta Shay. Sérieusement, quelqu'un devait bien aller lui apporter de la nourriture.

- On aurait pu le faire avec un enchantement, andouille !

- Ouais, mais j'y avais pas pensé sur le moment !

- Tu es vraiment idiot, Lake, soupira Lym.

- Je sais, merci.

Pourtant, elle était soulagée ; en entendant que Shay était blessé, elle s'était imaginé toutes sortes d'horreurs, mais savoir qu'il avait seulement une plaie au bras qu'Amel n'aurait aucun mal à guérir l'avait rassurée. Celle-ci, une trousse de premiers secours à la main, s'approcha d'ailleurs de son patient. Elle avait préparé dans une casserole un baume pour essayer de faire cicatriser la plaie. Elle brandit une grosse cuillère en bois et s'en servit pour appliquer une sorte de bouillie vert grisâtre sur la blessure de Shay, qui grimaça en pâlissant. Le baume fumant sentait les orties à plein nez.

La guérisseuse et professeure d'Étude des Êtres ne fit pas attention à son air maladif qui imitait presque la teinte de la peau de Larrow. Elle se contenta d'observer le bras blessé sous tous les angles, puis de sortir de la petite trousse de secours un rouleau de gaze qu'elle commença à appliquer avec un air sérieux autour de la grosse plaie. Lorsqu'elle eut terminé, elle sortit son enchanteur de sa poche et traça quelques runes sur le bandage, qui se mit à briller d'or comme si la peau de Shay s'était irradiait en dessous. Amel afficha un petit sourire satisfait. Elle était depuis longtemps l'apprentie de Riks à l'infirmerie, car Riks voulait passer la charge de l'endroit à quelqu'un de façon à pouvoir se concentrer sur son rôle de professeur. On parlait de retraite pour le vieux professeur d'Histoire, qui attendait que la guerre fût terminée pour quitter l'Académie.

- Voilà, annonça Amel, l'air fière d'elle, en posant la casserole. Ne touchez pas la plaie jusqu'à demain, et vous pourrez la remettre à l'air libre dès le matin. Retirez soigneusement le bandage. En attendant, faites attention à ne pas rouvrir la blessure et appelez le professeur Riks ou moi-même si elle n'est pas parfaitement rétablie dans quelques jours pour que l'on renouvelle l'enchantement.

- Merci, répondit Shay, dont les joues retrouvèrent quelques couleurs. Je peux me lever, maintenant ?

- Techniquement, oui, même si je vous conseillerais de vous reposer pour...

Il n'écouta même pas la fin de la phrase et se leva d'un bond pour aller s'asseoir sur l'une des chaises, entre Lym et Kosh.

- Tu vois, Koshy ? Je suis comme neuf, pas la peine de s'en faire.

- Laisse-moi deviner, lâcha Lym, il a cuisiné assez de muffins pour nourrir un régiment tant il était inquiet ?

- Non, pas de muffins...

- Vraiment ? s'étonna-t-elle, et il baissa les yeux pour marmonner dans sa barbe ;

- ... C'était des cookies.

Lym, Shay et Elyra échangèrent un regard complice et auraient probablement taquiné Kosh si Cave ne s'était pas bruyamment éclairci la gorge pour attirer leur attention. Assis à côté de Larrow, lui-même côte à côte avec Lym, et d'Elyra, qui voisinait Kosh, il n'avait pas du tout l'air à sa place au milieu du groupe d'adolescents, avec l'étoile tracée sur son front que Lym avait tendance à oublier tant elle était cachée par ses cheveux, ses traits tirés et son air grave.

- Si vous nous avons appelé, c'est pour parler des découvertes de Larrow à propos de la Toxine, commença-t-il.

Immédiatement, l'atmosphère joyeuse et décontractée s'évapora comme neige au soleil pour devenir tendue, et ils prirent tous un air sérieux, tout ouïe.

(chapitre corrigé ✔)