« Dis mon cœur ?

- Mmh ?

- On part où en vacances ? »

Patrick prit une profonde inspiration, de celles qui auguraient une intense réflexion. Il lui fallait d'abord vaincre sa lassitude avant de se concentrer sur la question.

« Je sais pas ! »

Luane, la tête posée sur son genou recroquevillé, dévisageait tendrement son amoureux.

Patrick, lui, était absorbé par le fil d'information qui défilait sur l'écran mural de la minuscule cellule familiale, un cube standard et gris qu'ils avaient investi depuis peu : le modèle dévolu aux jeunes couples sans enfant. Il s'agissait d'un préfabriqué de moyenne qualité, gracieusement mis à disposition par la Compagnie. Il n'y avait aucune fenêtre, ce luxe étant réservé aux seuls cadres supérieurs, ce qui était encore loin d'être leur cas. Peut-être qu'un jour... si leurs plans de carrières respectifs se déroulaient sans accroc.

La vie sur Ganymède était ainsi, insipide et régulée : travail pour la Compagnie, logement par la Compagnie, alimentation, éducation et loisirs par la Compagnie. Pour le reste, l'imagination et la persévérance comblaient les heures entre les quarts de boulot.

Patrick trimait en tant que chef d'équipe au dock et Luane était gratte-papier à l'import-export. La vie de rêve pour des enfants de mineurs.

« Dis, mon cœur ?

- Mmh ?

- Tu ne voudrais pas aller faire un tour, loin de ce caillou ?

- Mouais ! »

Patrick, les yeux dans le vague, jouait maintenant avec une application ludique à base de petits soldats romains qui se frayaient une route jusqu'à une Rome virtuelle. Abrutissant, éducatif et d'un ennui épique.

« On devrait partir très loin ! J'aimerais tant voir Paris !

- C'est sur quelle planète ça ? Sur Io ?

- Non en Europe !

- Sur Europe... pourquoi pas !

- Mais non, idiot ! EN Europe, la vraie : sur Terre !

- Tu veux aller sur la Terre ? Mais c'est trop loin ! Et trop cher surtout !

- Je sais... mais j'en rêve depuis toute petite. Un jour je verrai la Toscane ! Ma famille est originaire de là bas, tu sais.

- C'est où ?

- Je ne sais pas trop... en Espagne ou en Belgique, quelque part par là.

- Ca doit être joli...

- Alors ?

- Alors ? Bah non ! Ce n'est pas possible. Déjà parce que pour y aller il nous faudrait prendre la navette pendant un mois... si ce n'est pas plus, selon la saison.

- Oui mais...

- Et un autre mois pour revenir. Alors même en cumulant trois ans de congés payés, ça nous laisserait de quoi passer à peine un weekend sur place. Sans compter toute la paperasse, les quarantaines, les risques infectieux, les...

- Ouais, c'est bon ! J'ai compris. On ira quand on sera à la retraite, à moitié dissouts par les vapeurs de deutérium ; on nous mettra dans un bocal pour nous transporter !

- Oh, bébé ! Pardon, je ne voulais pas gâcher ton rêve.

- Et une croisière dans les anneaux de Jupiter ?

- Non plus ! J'ai déjà fait ça quand j'étais petit, avec mes grands-parents : c'était ennuyeux au possible et j'ai vomi pendant tout le voyage. Rester sanglé à côté d'un hublot minuscule pour voir deux pauvres astéroïdes se battre en duel, très peu pour moi !

- T'es nul ! Ou alors on va sur Mars.

- Ah non pas Mars, y'a rien à voir là-bas !

- Au moins il y a un ciel, pas comme ici où le seul paysage naturel, c'est la grande coursive avec des arbres sous verre et une pelouse synthétique.

- C'est sympa la grande coursive ; l'autre jour j'ai vu un écureuil dans une des vitrines.

- Parce que tu crois franchement que c'était un vrai ?

- Bah euh... peut-être ! Il y en avait bien à bord des navires du siècle dernier. À ce qu'il parait ils arrivaient même à se reproduire en apesanteur !

- Mais t'as quel âge ?

- Pourquoi tu t'énerves, bébé ?

- C'est toi qui m'énerve, je te parle de partir en vacances, loin de ce trou à rat et toi tu me parles d'écureuils électriques qui partouzent en apesanteur ! T'es lourd !

- Bah euh...

- Je veux aller à Paris ! Ma copine Sterell a fait un voyage programmé en simulation et elle a adoré. Elle a dit que c'était les vacances les plus romantiques qu'elle ait jamais vécues.

- En virtuel ?

- Oui ! Puisqu'on ne peut pas y aller en vrai, on pourrait au moins se payer une simulation de qualité.

- Ah oui ? Et rester le derrière ventousé sur une banquette de simulateur pendant deux semaines, à discuter à des intelligences artificielles sans une once de savoir vivre ? Ça te branche réellement ?

- Oui, ça me conviendrait, à défaut d'y aller en vrai ! En plus pour le même prix, on peut avoir une suite luxueuse avec vue sur la Tour Machin...

- La Tour de Pise ? La statue de la Liberté ?

- Oh je sais plus, mais c'est vraiment beau d'après Sterell. En plus on y mange super bien !

- Mâcher des pixels saveur homard et avaler de la bouillie nutritive par sonde gastrique, je ne vois pas ce que ça a de romantique !

- Allez, s'il te plait, fais un effort mon cœur.

- Ta copine, elle y est allée avec qui dans sa simulation ? Elle a un mec maintenant ?

- Non, elle a pris l'option « Paris amoureux » pour célibataire, elle a rencontré une IA tout ce qu'il y a de plus sexy et ça lui a fait le plus grand bien d'avoir un peu de compagnie.

- J'imagine que ça doit être une sacrée expérience ça : un escort boy de synthèse qui lui offre des fleurs numériques et qui lui chatouille aimablement son...

- Tais-toi ! Tu vas être grossier !

- Parce que tu trouves pas ça vulgaire, toi, se retrouver au lit avec un programme moitié français, moitié électronique. Tout ça parce qu'elle est trop moche et trop bête pour se trouver un vrai mec ? Moi je trouve ça pathétique ce genre de voyage dans une couchette, avec des fils plein la figure. Je préfère encore aller faire du camping à la surface tiens !

- Si ça continue, je vais y aller toute seule en vacances à Paris en amoureux ! Sans toi !

- Ben c'est ça ! Vas-y alors dans ta boite de conserve, avec ton amant imaginaire !

- J'y vais !

- Tant mieux ! Va t'en, ça me fera des vacances... »

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janvier 2013