Chapitre 44

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Jamais une fête au palais n'a été aussi étrange. Déjà, le bal ne se tient pas dans la verrière puisque celle-ci est toujours en travaux. La cérémonie d'intronisation de Rona a eu lieu dans cette immense salle où je me trouve actuellement, occupée à vider toute seule une coupe de champagne dans un coin. Il y a encore plus d'invités que d'habitude, mais au lieu de danser et de festoyer gaiement, les gens regardent en chien de faïence tous les convives portant un bracelet métallique au poignet.

Parce que oui, c'est la première fête à laquelle Obscurs, Lumineux et Malfaçons sont tous mélangés.

Les Malfaçons conviées par Rona se tiennent à l'écart des autres, ce qui fait que la pièce est littéralement divisée en deux avec d'un côté les Obscurs et les Lumineux et de l'autre, les ex-membres de la meute de ma soeur. Au passage, depuis cet après-midi, cette dernière doit désormais être officiellement désignée comme "princesse Luna-Rose du Peuple des Astres". Elle a également été honorée du titre de "porte-parole de la communauté Malfaçon"...

La reine de la soirée se tient dans l'ombre, adossée au buffet des boissons, l'air blasée, sans même adresser la parole aux Malfaçons présentes non loin d'elle. Elle porte une magnifique robe bleu clair qu'elle ne cesse de chiffonner entre ses doigts.

Depuis mon coin sombre où personne ne fait attention à moi, je peux voir Elasia danser avec Lorenzo sur la piste de danse. Ma mère n'était pas sûre de vouloir "officialiser" sa relation avec lui en étant souvent à ses côtés lors du bal, mais cela restait au final la meilleure solution pour détourner quelque peu l'attention des gens de Rona et des Malfaçons. Il y a fort à parier que les journaux d'Astriad vont s'emparer de cette nouvelle en titrant déjà Lorenzo comme futur mari de la reine...

Non loin d'eux dansent également Phoebe et Alexeï. Mon amie semble vraiment heureuse, tout comme Alexeï qui n'arrête pas de regarder Phoebe pareil à si elle était la personne la plus merveilleuse du monde. Darwin et Karlie échangent d'ailleurs ce même regard, bien qu'ils ne dansent pas mais préfèrent discuter autour d'un verre.

Je repère aussi Alec, quittant le côté où sont entassés les Lumineux et les Obscurs pour traverser la piste de danse en évitant les danseurs, puis prenant place à côté de Rona contre le bar. L'annonce de l'annulation de notre mariage a été faite ce matin mais a presque été étouffée par tous les débats autour des Malfaçons. Alec et Rona restent un moment l'un à côté de l'autre sans se regarder ni se parler, jusqu'à ce que je voie Rona bouger les lèvres. Alec lui répond brièvement puis ma soeur se tourne enfin vers lui avec son petit air suffisant.

— Franchement, s'ils se mettent ensemble, je crois que je passerais mes journées à vomir dans des toilettes pour le reste de ma vie, commente la voix de Wren à côté de moi.

Je sursaute, ne l'ayant pas entendu ni vu arriver. Je fais volte-face vers lui et constate qu'il a fait l'effort de mettre un sublime costume. Il n'a pas coiffé ses cheveux, en revanche. J'imagine que ça aurait été trop lui demander...

— Te voilà, je déclare en essayant de prendre un air désinvolte. Comme tu n'as pas daigné te montrer à la cérémonie, je me suis dit que je pouvais faire une croix sur le bal...

Il affiche alors un sourire étincelant sous les lumières tamisées de la salle.

— Je n'allais tout de même pas te poser un lapin, répond-il avec un faux air de parfait gentleman. Surtout maintenant que je constate que tu passes la soirée à vider des verres comme une fille abandonnée par son cavalier au bal de promo du lycée...

— Qui t'a invité, d'ailleurs ? je lui demande avec circonspection. Elasia était chargée de la liste des convives et sans vouloir te vexer, elle ne te porte pas vraiment dans son coeur.

— Tu oublies que je suis Wren Nightsun, rétorque-t-il en haussant les épaules. Pas besoin d'invitation quand ton seul nom en est une.

Je le dévisage bouche bée, me demandant si j'ai bien compris ce que je crois avoir entendu. Avec la musique on se sait jamais, après tout...

— Pourquoi tu me regardes comme ça ? s'enquit-il au bout d'un moment en fronçant les sourcils. Je sais que je suis si beau que c'en est presque insultant pour les autres mais tout de même...

— Tu es... À nouveau toi, je balbutie comme une gamine, incapable de contenir ma joie. Tu as dit que tu étais Wren Nightsun et...

Je m'interromps, voyant qu'il se rembrunit au fur et à mesure que je parle. Il détourne ses yeux émeraude des miens pour jeter un coup d'oeil aux danseurs.

— Tu ne veux pas qu'on aille danser plutôt ? fait-il en changeant brutalement de sujet. Tu penses que ça déclencherait une nouvelle guerre si je t'invitais ?

Toute ma raison me crie de ne pas danser avec lui mais une autre voix me hurle que j'ai passé trop de soirées au palais à espérer que Wren débarque pour me poser cette question. Alors j'attrape la main qu'il me tend et nous sortons de l'ombre pour gagner la lumière. Les gens s'écartent immédiatement sur notre passage, aussi bien Obscurs et Lumineux que Malfaçons.

Tout le monde ne regarde que nous mais Wren ne regarde que moi et mes yeux ne quittent pas les siens. Il sourit d'un sourire si vrai, si sincère, que mes lèvres ne peuvent que l'imiter.

— Je suis un peu déçu, me murmure Wren en posant une main sur ma taille tandis que j'en pose une sur son épaule. Je pensais que quand une princesse entrait en scène, on faisait l'effort de commencer une nouvelle musique.

— Attends un peu, je lui réponds en levant les yeux vers le plafond. Ils vont non seulement changer la musique, mais aussi l'éclairage.

Effectivement, il ne faut que quelques secondes pour que les lumières se fassent encore plus tamisées et qu'une nouvelle chanson démarre. L'atmosphère de la salle, autrefois faite d'éclats de conversations et de légers bruits d'entrechoquements de coupes de champagne, se transforme pour ne laisser place qu'à de faibles chuchotis étouffés. En cet instant, les gens ne pensent plus à leurs rivalités avec les Malfaçons mais au fait que la princesse Isaluna qui était il y a quelques jours sur le point de se marier avec Alexander Nightsun, danse désormais avec Wren Nightsun, le frère qui a disparu des radars pendant trois ans.

— Eh bien, s'exclame Wren tout bas alors que nous commençons à danser doucement, je dois avouer qu'ils ont fait fort avec les lumières et la chanson romantique. Ne manqueraient plus que les bougies et une pluie de pétales de roses...

Je lève les yeux au ciel mais en mon for intérieur, je songe que les organisateurs de la soirée n'ont même pas fait tout ce cirque quand Alec et moi avons dansé pour notre fête de fiançailles. Je remarque aussi que nous sommes les seuls à danser et que tout le monde nous jette des coups d'oeil entre deux petits commentaires...

— Eh princesse, me rappelle Wren avec douceur. Reste avec moi.

Reste avec moi. Les mêmes mots qu'il m'a dits lors de notre première danse, au bal d'automne d'il y a plus de trois ans. Le contexte était bien différent et notre danse s'était terminée par notre premier baiser. Avec une certaine mélancolie, il me vient alors à l'esprit qu'avant aujourd'hui, il n'y a pas eu d'autre danse, pas plus que de second baiser.

— Tu n'es toujours pas avec moi, s'amuse Wren avec un rare sourire timide.

— Désolée. J'étais...

— Perdue dans tes pensées ? complète-t-il. Je sais. Tu fronces toujours les sourcils quand c'est comme ça et tu parais à des kilomètres de tout ce qui t'entoure..

Je plonge enfin mon regard dans le sien et suis envahie d'un sentiment intense que je ne ressens que quand je suis avec lui. Avec le Wren que je suis la seule à connaître. Quand il me regarde comme ça, comme si j'étais quelqu'un de vraiment spécial pour lui, j'ai l'impression que je serais capable d'accomplir n'importe quoi, bien plus que de combattre une horde de Malfaçons.

— J'y ai pensé, moi aussi, m'avoue-t-il tandis que ses émeraudes brillent d'un doux éclat rassurant. À notre première danse, à ce qu'il s'est passé après et au fait qu'il n'y en ait jamais eu d'autre. Je sais que c'est à cause de moi et que c'est trop facile de dire que le temps peut se rattraper mais...

Je me crispe légèrement et il doit le sentir car il ne termine pas sa phrase. Mes émotions doivent aussi être tellement agitées que même à l'autre bout de la salle il ne pourrait pas les éviter. Pourtant, je n'ai pas besoin qu'il prononce les mots qu'il n'ose pas me dire pour les comprendre toute seule.

— Je ne suis pas certaine que le temps puisse se rattraper, je commence avec difficulté tandis qu'un voile de tristesse trouble son regard. Mais j'imagine que ça ne peut pas nous empêcher d'essayer...

Son sourire étincèle tant que je me dis que je pourrais céder maintenant, faire comme la dernière et première fois, me laisser emporter par la musique, par Wren, et l'embrasser. Après tout, n'ai-je pas rêvé trop de fois de ce moment ? J'ai passé trois ans à me dire qu'il n'y aurait plus aucune "fois" entre nous, pourquoi perdre du temps ? Mais ce serait bien trop facile. Et tout le monde sait que les choses ne sont jamais aussi faciles.

— Alors, reprend Wren en détournant un instant son regard du mien pour regarder autour de nous, à ton avis combien d'invités sont tombés dans les pommes ? Voir leur princesse danser avec celui qui a disparu de la circulation pendant des années, ça doit échauder dans les chaumières...

J'apprécie son changement de sujet car la tentation devenait trop forte et la tension trop ardente.

— Je dirais une dizaine, je réponds avec un sourire amusé pour rentrer dans son jeu. Elasia en fait peut-être partie aussi...

Il éclate de rire et je remarque soudain que la chanson touche bientôt à sa fin. Wren est bien plus près de moi que ne l'exigent les valses traditionnelles et je n'ai nullement envie qu'il s'éloigne de moi. Le sentir enfin ainsi contre moi, comme je l'ai espéré pendant si longtemps...

— Et tu penses que ça déclencherait la plus grande guerre que le Peuple des Astres ait jamais connue si je t'embrassais ? me murmure Wren avec une pointe d'amusement mal assuré alors que la dernière note de la musique s'apprête à retentir et que ses lèvres ne sont qu'à quelques minuscules centimètres des miennes.

C'est justement parce que j'ai attendu ce moment trop longtemps, si longtemps à cause de lui, que je réponds en m'efforçant de mettre de la conviction dans mes mots :

— Sûrement. Mais on déclenchera les hostilités une autre fois parce que je ne vais pas te laisser t'en tirer comme ça, Wren Nightsun.

Les notes de défi dans ma voix le font légèrement sourire quoiqu'il ait quelque peu grimacé sur le "Nightsun". La chanson enfin terminée, un silence chargé d'électricité s'étend dans la salle alors que le public attend de voir s'il va assister à un remake du bal d'automne. Au lieu de cela, Wren et moi nous éloignons l'un de l'autre mais je garde ma main dans la sienne et l'entraîne vivement vers la sortie en fendant la foule qui commence à reprendre ses murmures agités.

— Il faut qu'on discute, je lance sans le regarder une fois que nous sommes arrivés dans un couloir uniquement peuplé de gardes immobiles.

— Si tu veux, répond-il simplement.

Je prends machinalement la direction des jardins et nous faisons en silence le long chemin jusqu'à la lisière de la forêt. Le petit pont est à des centaines de mètres de nous et dissimulé derrière des plantes tropicales. Ainsi, aucun risque de se retrouver dans un copier-coller de nos précédentes entrevues dans les jardins du palais.

— Je préfère que nous n'allions pas plus loin, intervient Wren alors que nous nous rapprochons des arbres, brisant ainsi le silence. Excuse-moi mais je n'ai pas très envie d'une balade en pleine nuit dans cette forêt grouillant de je ne sais combien de petites...

— Ce n'était pas mon intention, je le coupe nerveusement en lui lâchant la main et en mettant deux bons mètres de distance entre nous.

D'ici, nous n'entendons aucun bruit d'agitation provenant de la fête. Les gardes faisant leur ronde bien plus loin, les animaux de la jungle sont les seuls témoins de notre conversation. Enfin... Si nous nous décidons à parler. Il y a tellement de choses à dire que je ne sais par où commencer. Wren semble attendre que j'ouvre le bal, alors je respire un bon coup et lance de but-en-blanc :

— Qu'est-ce que tu as fait, pendant les trois dernières années ?

J'ai mangé la moitié des syllabes, mais il a parfaitement compris. Il baisse les yeux et joue un moment avec la manche de sa chemise dépassant de sa veste avant de répondre :

— Si je te le disais, tu ne me croirais pas.

Aucun amusement et aucune arrogance dans sa voix. Juste une sorte de... crainte.

— Alec m'a dit que tu avais été à New York, je lui avoue pour l'encourager. Que tu aidais les humains, sans te faire payer. Pardonne-moi, mais je doute un peu que tu aies fait ça pendant trois ans...

— Comment Alec est au courant de ça ? s'étonne Wren en ouvrant grand les yeux.

— Figure-toi que c'est lui qui t'a retrouvé et t'a envoyé l'invitation pour le mariage.

Je lui aurais annoncé qu'Elasia allait épouser un homme de quatre-vingt-dix ans qu'il ne serait pas aussi choqué.

— Alec ?! s'exclame-t-il. Mais je ne comprends pas, il allait se marier avec toi et...

— Il n'est pas le dernier des imbéciles, je réplique brutalement. Il savait que... Que je n'étais pas amoureuse de lui. Et ses sentiments pour moi avaient varié.

Je pourrais être plus précise en explicitant que malgré tous les efforts que je me suis donné pour oublier Wren, il n'a jamais quitté un seul jour mes pensées, mais j'en suis pour le moment incapable. Il reste d'ailleurs assez de bon sens à Wren pour qu'il le devine tout seul.

— Tu n'as toujours pas répondu à ma question, je reprends pour que nous ne parlions plus d'Alec.

— J'étais à New York, c'est vrai, reconnaît Wren en contemplant ses chaussures. J'aidais des humains. Mais ça, ça ne recouvre que les six derniers mois. J'ai passé le reste du temps à... chercher un moyen de racheter mon âme.

— Quoi ? Qu'est-ce que ça veut dire, exactement ? je m'enquis en cherchant en vain un sens à tout ça.

Wren lève enfin les yeux vers moi et malgré la pénombre nous entourant, je perçois que son regard est rempli d'une tristesse infinie, insondable, que même une vie entière ne me permettrait pas d'explorer.

— Alexia, lâche-t-il dans un murmure après un silence déchirant. Je l'ai tuée, Luna. Malgré tous les efforts que tu fais pour oublier cette vérité, elle est pourtant réelle.

J'ai l'impression de recevoir un coup de poignard dans le coeur. J'ouvre la bouche pour trouver quelque chose à dire mais j'ai l'impression que chaque mot qui en sortirait sonnerait aussi faux que les notes d'un piano mal accordé.

— Je l'ai tuée, répète Wren. Et sur le coup, je ne m'en suis pas voulu. Même dans les jours qui ont suivi, le simple fait de penser que ce n'était qu'une humaine banale suffisait à me convaincre que je n'avais rien fait de grave. Puis plus les mois passaient, plus elle me hantait. Je n'avais vu cette fille que deux ou trois fois, mais pourtant elle était partout.

Sa voix se brise et je voudrais faire un pas vers lui mais mon cerveau ne peut commander à mes jambes d'avancer.

— Plus les jours passaient, plus c'était comme si j'étouffais, poursuit Wren douloureusement. Je te voyais et quand tu me souriais, que tu me parlais ou quand tu ne faisais ne serait-ce que me regarder, je me demandais comment un être aussi exceptionnel tel que toi pouvait aimer un monstre comme moi.

Il garde le silence un instant, pareil à s'il essayait de calmer ses émotions, sans succès.

— Tu aurais dû me détester, me haïr, me porter toute la haine du monde, mais tu étais là. Tu étais incapable de te protéger de moi et je ne faisais rien pour te tenir à distance, au contraire. Il m'a fallu du temps mais j'ai fini par accepter que s'il t'était impossible de te préserver, alors je le ferais pour toi, même si ça devait me briser.

Je vois une larme perler sur sa joue et cette fois, je fais un pas en avant mais il recule vivement.

— Quand Elasia m'a appris ce que je pensais être enfin la vérité sur mes origines, je me suis dit que ça ne faisait que confirmer que je ne méritais pas l'attention que tu me portais. C'était juste un bon prétexte pour que je m'éloigne de toi. Donc c'est ce que j'ai fait, je suis parti. Je n'imaginais pas que...

— Que quoi ?! je réplique en me sentant à mon tour non loin de pleurer. Que ça me briserait à ce point ? Que chaque jour en ton absence serait plus insupportable que le précédent ? Que je n'aurais plus envie de vivre simplement parce que tu étais parti ? Eh bien c'est ce qui s'est passé, Wren, même si je n'avais pas encore trouvé toute la force pour te le dire. Tu voulais me protéger, tout ce que tu as réussi à faire, c'est que ma vie ne soit plus qu'un néant !

— Tu es complètement dingue, Isaluna ! s'écrie-t-il d'une voix cassée. Comment peux-tu être assez folle pour réduire ta vie au monstre qui a tué ta meilleure amie ?

Cette dernière question laisse place à un vide qui me fait pousser un grognement de rage. Pourquoi ne suis-je pas capable de répondre ?!

— Tu vois, déclare-t-il avec tristesse. Je ne pouvais pas nous laisser comme ça. Tu crois que j'aurais été heureux de passer mon temps à me demander pourquoi tu ne me tues pas ? Alors j'ai cherché un moyen de ne plus être qu'un connard. Un moyen de me racheter, de faire en sorte que tu puisses me regarder sans que la culpabilité ne m'écrase. J'ai commencé par avoir un suivi psychologique dans un centre pour humains, à Londres. Je n'ai pas avoué que j'avais tué quelqu'un mais j'ai simplement dit que je ne savais que détruire tous ceux qui m'approchaient...

Sans pouvoir me contenir, je pousse un éclat de rire nerveux qui semble résonner dans tout le parc du palais.

— Attends deux secondes, je l'interromps. Tu es en train de me dire que tu as effectué une thérapie avec des humains ?!

— Exactement, répond-il d'un ton bourru, toute trace de larmes effacée de son visage. Je n'irais pas crier ça sur les toits mais je dois reconnaître qu'au bout d'un certain temps, les psychologues ont commencé par me cerner. J'avais l'impression que ses pauvres humains avaient eux aussi le pouvoir de lire mes émotions car ils m'aidaient toujours à mettre des mots sur les choses que je ressentais. Selon eux, j'avais un "trouble de la personnalité associé à un égocentrisme et un narcissisme déconcertants".

Ce n'est pas moi qui irais les contredire...

— Bref, ils m'ont fait comprendre que ce n'était pas parce que j'avais fait d'horribles choses par le passé que je ne pouvais pas être en paix avec ma conscience en accomplissant de bonnes actions dans mon futur. C'est comme ça que j'ai commencé à aider les humains de manière soi-disant désintéressée. Je ne leur demande pas d'argent mais chaque fois que j'aide quelqu'un, j'aime à penser que je gagne en mérite, que je suis un peu moins un monstre, que je suis... un peu plus digne de toi.

Je ne trouve rien à dire et reste comme une débile à le regarder. J'ai l'impression que je ne finirais jamais d'apprendre des choses sur lui.

— Voilà, conclut-il en baissant les yeux. Je crois avoir répondu à ta question. Si tu veux plus de précisions, sache que j'ai d'abord aidé les humains à Londres, Barcelone, Florence, Paris, Tokyo... Un peu partout dans le monde. Je ne restais pas plus de trois mois au même endroit pour que les gens ne se rendent pas compte que mes pouvoirs étaient réels...

Et pour ne pas que tu me retrouves. Bien sûr.

— Tu veux savoir autre chose ? me demande Wren avec douceur comme je ne dis toujours rien. Je ne veux plus rien te cacher, Luna. Tu...

— Mila, je le coupe dans un murmure pitoyable. Tu lui as parlé ?

Il grimace et regarde un instant vers le ciel noir empli d'étoiles.

— C'est encore une longue histoire...

— Je m'en fiche. Considère que c'est une bonne action qui peut t'aider à remonter dans l'échelle du mérite, puisque c'est si important pour toi. Explique-moi clairement si je suis censée t'appeler Wren ou Andrew...

— Comment sais-tu pour Andrew ?! s'exclame-t-il.

— Alec, encore une fois. Ça fait un moment qu'il sait que tu n'as pas été retrouvé à côté d'une poubelle. Mais je vous laisserai régler cette histoire entre vous.

Il semble avoir au moins une centaine de questions à me poser mais se retient et pousse un soupir avant de se lancer.

— J'ai parlé avec Mila. Elle m'a raconté qu'elle était originaire d'Astrialle. Là-bas, les deux plus éminentes familles de la ville étaient les Jollins et les Varsaa. Ce nom te dit quelque chose, n'est-ce pas ?

C'est le moins que l'on puisse dire. Il s'agit du nom de jeune fille de Donnatella Nightsun.

— Les Jollins et les Varsaa se vouaient une rivalité mêlée d'entente cordiale. Mila et Donnatella avaient presque le même âge, elles se connaissaient depuis toujours et se détestaient. Il se trouve que ces deux familles ont pris la décision de s'installer dans la capitale du Peuple des Astres, Astriad. Donnatella s'est rapidement mariée avec Alexander Nightsun et Mila avec un certain James Santford. Ces deux derniers ont eu un fils, Andrew. Et cet Andrew, c'est moi. Mais comme tu sembles déjà le savoir...

— Je ne sais pas tout. Comment t'es-tu retrouvé entre les mains des Nightsun alors que Donnatella et Mila se détestaient ? Tu t'es fait enlever, quelque chose comme ça ?

— C'est plus compliqué que ça, marmonne-t-il. Ce James Santford avait un problème avec les Pierres Astrales. Assez cliché dans notre entourage, je sais. Il avait des accès de violence et était persuadé que la terre entière lui en voulait. Deux ans après ma naissance, il a mis en place un plan pour faire exploser tout un quartier d'Astriad. Il a réclamé l'aide de Mila qui était sur le point de demander le divorce et comme il lui a promis que si elle collaborait avec lui, il accepterait de signer les papiers à l'amiable, elle a accepté. De plus, elle ne voulait pas non plus dénoncer le père de son fils aux autorités.

Je crois commencer à deviner la suite...

— Sauf que James est mort dans sa propre explosion et que Mila s'est retrouvée avec toutes les charges contre elle sur le dos, poursuit Wren avec un certain détachement, comme s'il ne parlait pas de ses propres parents. Elle aurait été condamnée à mort si Donnatella ne lui avait pas proposé de m'adopter. Elles avaient beau se détester, elles se connaissaient depuis toutes petites et il faut croire que Donnatella avait quelque chose lui servant de coeur, en fin de compte. Elle savait que si tout le monde croyait que Mila avait également perdu son fils dans l'explosion, sa sentence serait moins lourde. Alors au lieu d'être exécutée, elle a été bannie d'Astriad.

Il hausse les épaules, comme s'il n'y avait rien d'autre à ajouter.

— Mais Mila n'aurait-elle pas pu t'emmener secrètement avec elle parmi les humains ? je demande en me sentant stupide car la réponse est sûrement évidente.

— Elle devait être trouvable à n'importe quel moment et de toute façon, elle ne voulait pas que je passe ma vie avec elle si c'était pour être caché du reste du monde. Alexander et Donnatella lui avaient promis de s'occuper de moi comme de leur propre fils et de ne jamais me dire la vérité, ce que ma chère mère adoptive a pris un malin plaisir à faire... Même Elasia ne savait rien de tout ça. Donnatella lui avait inventé cette autre histoire de garçon trouvé à côté d'une poubelle.

Derrière son apparente désinvolture, je sais très bien qu'en réalité, tout cela le perturbe bien plus qu'il ne veut l'admettre. Et il y a de quoi, d'ailleurs. Je ne sais pas si l'on peut tellement mieux faire, dans la catégorie drames familiaux à dormir debout.

— Je suis vraiment désolée pour tout, Wren, je déclare en hésitant à tendre une main vers lui. Je sais parfaitement que ça ne sert à rien et que tu t'en fiches que je te dise ça mais...

— Je ne me ficherai jamais de ce que tu dis, Luna, répond-il avec sérieux en me regardant en face. Seulement, je pensais qu'une fois que je connaîtrais toute la vérité, la vraie de vraie, je saurais exactement qui je suis. Or ce n'est pas exactement le cas. Je ne sais pas si je préfère être ce sombre connard de Wren Nightsun ou ce pauvre petit gamin pleureur d'Andrew Santford. Tout à l'heure, j'ai dit que j'étais Wren Nightsun sans trop réfléchir et quand tu me l'as fait remarquer, ça m'a troublé car je ne veux plus que tu me voies comme lui.

Je m'apprête à dire quelque chose, sans vraiment savoir quels mots vont sortir de ma bouche, mais Wren prend ma main et esquisse un petit sourire timide valant mille fois plus que ses sourires trop charmeurs.

— Mais au final, murmure-t-il avec une intensité me faisant presque frissonner, je crois que mon nom n'a aucune importance. J'ai mis beaucoup trop longtemps à le comprendre et à l'accepter mais... Je veux être celui que je suis quand je suis juste avec toi. Celui qui te fera sourire, te rendra heureuse pour le reste de ta vie. Quelqu'un de meilleur pouvant espérer vivre avec toi toutes les choses merveilleuses auxquelles une personne aussi exceptionnelle que toi a le droit de rêver.

Il prend une inspiration (et je ferais bien de faire de même car je retiens ma respiration depuis sa première phrase et je crois que mon coeur va exploser) avant de déclarer :

— Je veux être quelqu'un que tu puisses aimer. Parce que je t'aime, Isaluna. Tellement que même en déployant toute ma raison, mon amour pour toi est trop fort pour m'empêcher de te le dire.

Je me force à respirer pour ne pas tomber dans les pommes, car le moment serait tout de même malvenu. Je suis certaine que mes émotions sont si agitées, si bouleversées, qu'il doit lui être impossible de les ignorer.

Je n'ai jamais vu Wren aussi peu sûr de lui, aussi fragile, aussi vulnérable... Il me semble que l'éclat brillant dans ses yeux émeraude pourrait s'éteindre ou s'embraser davantage au moindre mot que je prononcerais. 

— Tu n'as pourtant aucune raison de m'aimer, continue-t-il à mi-voix. Juste des milliers de me détester. Et si tout compte fait tu choisis de me haïr, sache que je ne t'en voudrais jamais pour ça.

Que répondre à tout ça ? Que dire quand quelqu'un vous offre ainsi son coeur ? Quand vous entendez quelque chose que vous n'auriez jamais osé espérer entendre un jour ?

Je me rends soudain compte que je serre beaucoup trop fort la main de Wren et que je ferais bien de la lâcher si je ne veux pas qu'il perde ses doigts. Je parviens à faire bouger les miens un à un jusqu'à libérer complètement ceux de Wren. Lorsque sa main retombe le long de son corps, la lumière dans ses yeux faiblit et j'oblige mon cerveau à se reconnecter pour être capable de formuler quelque chose. J'ai l'impression que mon pouls affolé écrase toute ma capacité à réagir.

— C'est vrai, je t'ai détesté, j'articule enfin d'une voix si rauque que je me demande comment il fait pour me comprendre.

Mais à son expression se fermant encore un peu, je sais qu'il a parfaitement saisi.

— J'ai passé les trois dernières années à tenter de me construire un monde dans lequel tu n'es pas là, je déclare en forçant ma voix à ne pas trembler. Et je croyais avoir réussi. Je pensais que je finirais par être heureuse avec Alec. Mais il a fallu que tu reviennes. Le jour du mariage en plus ! Je t'ai vu et je t'ai détesté de toutes mes forces. Parce que c'est à ce moment-là que j'ai compris que je pouvais bien essayer de construire des centaines de mondes sans toi, ils ne seront jamais rien puisque mon univers, c'est toi, Wren.

Les mots me viennent tous seuls, comme s'ils avaient été retenus pendant trop, trop longtemps. Au lieu de se calmer, les battements de mon coeur s'accélèrent encore, si bien que je suis sûre que Wren doit les entendre.

— J'ai passé les trois dernières années à avoir l'impression permanente d'avoir oublié quelque chose, je reprends sans quitter son regard. Maintenant on sait que c'était à cause de Rona mais il y avait autre chose. J'ai oublié de te dire que je t'aime, Wren.

Cette fois, l'éclat dans ses yeux se transforme en un feu d'artifice et un sourire tremblant se peint sur son visage. Je sens des larmes dévaler mes joues, mais elles n'ont jamais été aussi heureuses.

— J'aurais dû te le dire bien avant mais je n'étais pas honnête avec moi-même, je déclare entre deux respirations tremblantes. Maintenant, je ne veux plus perdre une seule seconde sans que tu le saches.

Il s'approche doucement de moi et ses lèvres se retrouvent bientôt à quelques millimètres des miennes mais il ne va pas plus loin, comme s'il attendait mon autorisation. Sans plus réfléchir, je passe mes bras autour de son cou et l'attire à moi de manière à faire disparaître ces millimètres entre nous.

Notre baiser est aussi enflammé que si c'était le dernier alors que lui et moi savons très bien que ce n'est que le second d'une très longue liste. Parce que je compte bien embrasser Wren tous les jours, jusqu'à la fin du monde. Ses mains douces mais puissantes posées sur ma taille me font clairement comprendre qu'il n'a pas l'intention de me lâcher et qu'il ne me lâchera jamais. Nous pourrions très bien rester ainsi, dans ces jardins pour l'éternité, et je suis certaine que même l'éternité semblerait trop courte pour ce genre de baiser.

— Il faut que tu me promettes une dernière chose, murmure Wren en détachant légèrement ses lèvres des miennes.

— Seulement si toi tu me promets de ne plus jamais partir, je réponds avec une malice mal assurée.

— Très bien, c'est juré alors. Même si tu sais très bien que même si je le voulais, je ne le pourrais pas.

Je pars d'un doux éclat de rire et pose mon front contre le sien.

— Promets-moi que tu ne toucheras plus une seule Pierre Astrale de toute ta vie, me demande Wren. Je sais qu'elles ne sont pas assez puissantes pour te faire de l'effet et que tu n'y es pas dépendante mais elles ont déjà causé assez de problèmes comme ça autour de nous, alors s'il te plaît, dis-moi que tu vas brûler ta maudite réserve.

Je ne m'attendais pas du tout à cette requête et suis heureuse d'être certaine de pouvoir tenir parole.

— Si je t'ai chaque jour, avec moi, pour toujours, alors je te jure que je mettrais au feu toutes les maudites Pierres Astrales qui croiseront mon chemin.

— Dans ce cas, je crois que nous pouvons reprendre où nous en étions, murmure-t-il avec douceur avant de m'embrasser de nouveau.

Si quelque part, au cours du tourment de ces derniers jours, une partie de ma vie devait s'être terminée, je ne trouverais pas meilleur moment pour en démarrer une nouvelle. Wren et moi, sous une nuit étoilée, un magnifique soir d'été, un avenir plein de promesses et d'espoir... Peut-on vraiment faire meilleur début pour une nouvelle histoire ?

Certaines choses arrivent comme ça, avait dit Wren alors que nous étions au milieu du chaos de la verrière. Elles nous détruisent ou nous font revivre, alors on les prend comme elles viennent et on improvise.

Des choses me sont arrivées, c'est vrai. Certaines m'ont détruite, d'autres m'ont fait revivre.

Et je crois avoir plutôt bien improvisé.

FIN

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