L'appel de l'ange 1

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Guillaume Musso

L’Appel de l’ange

roman

            DU MÊME AUTEUR

            CHEZ XO ÉDITIONS

            Et après…, 2004

            Sauve-moi, 2005

            Seras-tu là ?, 2006

            Parce que je t’aime, 2007

            Je reviens te chercher, 2008

            Que serais-je sans toi ?, 2009

            La Fille de papier, 2010

            Le rivage est plus sûr, mais j’aime me battre avec

            les flots.

            Emily DICKINSON

Prologue

            Un téléphone portable ?

            Au début, vous n’en voyiez pas vraiment l’utilité, mais pour ne pas paraître dépassée, vous vous êtes laissé tenter par un modèle très simple avec un forfait basique. Les premiers temps, vous vous êtes parfois surprise à bavarder un peu fort, au restaurant, dans le train ou à la terrasse des cafés. C’est vrai que c’était pratique et rassurant d’avoir toujours la famile et les amis à portée de voix.

            Comme tout le monde, vous avez appris à rédiger des SMS

            en tapant sur un clavier minuscule et vous vous êtes habituée à en envoyer à tour de bras. Comme tout le monde, vous avez renoncé à votre agenda pour le remplacer par sa version électronique. Avec application, vous avez saisi dans le répertoire les numéros de vos connaissances, de votre famile et de votre amant. Vous y avez camouflé ceux de vos ex ainsi que le code de votre carte bleue qu’il vous arrive d’oublier.

            Même s’il prenait des clichés de piètre qualité, vous avez utilisé l’appareil de votre portable. C’était sympa d’avoir toujours sur soi une photo rigolote à montrer aux colègues.

            D’aileurs, tout le monde faisait pareil. L’objet colait à l’époque : les cloisons s’effaçaient entre vie intime, vie professionnele et vie sociale. Surtout, le quotidien était devenu plus urgent, plus flexible, nécessitant en permanence de jongler avec votre emploi du temps.

            * Récemment, vous avez changé votre vieil appareil contre un modèle plus perfectionné : une petite merveile vous permettant d’avoir accès à vos mails, de naviguer sur Internet et d’y télécharger des centaines d’applications.

            C’est là que vous êtes devenue accro. Comme greffé à votre corps, votre mobile est désormais un prolongement de vous-même qui vous accompagne jusque dans votre sale de bains ou vos toilettes. Où que vous soyez, vous laissez rarement passer plus d’une demi-heure sans regarder votre écran, guettant un appel resté en absence, un message intime ou amical. Et si votre boîte mail est vide, vous cliquez pour vérifier qu’aucun courrier n’est en attente.

            Comme le doudou de votre enfance, votre téléphone vous rassure. Son écran est doux, apaisant, hypnotique. Il vous donne une contenance dans toutes les situations et vous offre une facilité de contact immédiat qui laisse ouverts tous les possibles…

            * Mais un soir, en rentrant, vous fouilez vos poches puis votre sac et vous prenez conscience que votre mobile a disparu. Perdu ?

            Volé ? Non, vous refusez d’y croire. Vous vérifiez à nouveau sans plus de succès, essayant de vous persuader que vous l’avez oublié au bureau, mais… non : vous vous souvenez de l’avoir consulté dans l’ascenseur en quittant le boulot et – sans doute – dans le métro et dans le bus.

            Zut !

            D’abord, vous êtes en colère à cause de la perte de l’appareil lui-même, puis vous vous félicitez d’avoir souscrit cette assurance

            « vol/perte/casse », tout en comptant les points de fidélité qui, dès demain, vous permettront de vous offrir un nouveau jouet high-tech et tactile.

            Pourtant, à 3 heures du matin, vous n’avez toujours pas réussi à trouver le sommeil…

            * Vous vous levez sans bruit pour ne pas réveiler l’homme endormi à vos côtés.

            Dans la cuisine, en haut d’un placard, vous alez chercher le vieux paquet de clopes entamé que vous avez planqué là en cas de coup dur. Vous en grilez une et, au point où vous en êtes, l’accompagnez d’un verre de vodka.

            Merde…

            Vous êtes assise, courbée sur votre chaise. Vous avez froid, car vous avez laissé la fenêtre ouverte à cause de l’odeur de cigarette.

            Vous faites l’inventaire de tout ce que contient votre téléphone : quelques vidéos, une cinquantaine de photos, l’historique de votre navigation sur Internet, votre adresse (y compris le code de la porte d’entrée de l’immeuble), cele de vos parents, des numéros de gens qui ne devraient pas forcément s’y trouver, des messages qui pourraient laisser supposer que…

            Ne sois pas parano !

            Vous tirez une nouvele bouffée et prenez une gorgée d’alcool.

            En apparence, il n’y a rien de vraiment compromettant, mais vous savez bien que les apparences sont trompeuses.

            Ce qui vous inquiète, c’est que votre appareil ait atterri entre des mains malintentionnées.

            Déjà, vous regrettez certaines photos, certains mails, certaines conversations. Le passé, la famile, l’argent, le sexe… En cherchant bien, quelqu’un qui voudrait vous nuire aurait de quoi briser votre vie. Vous regrettez, mais les regrets ne servent plus à rien.

            Comme vous frissonnez, vous vous levez pour fermer la fenêtre. Le front colé contre la vitre, vous regardez les rares lumières qui brilent encore dans la nuit en vous disant qu’à l’autre bout de la vile, un homme a peut-être les yeux vissés à l’écran de votre téléphone, explorant avec délectation les zones d’ombre de votre vie privée et fouilant méthodiquement dans les entrailes de l’appareil à la recherche de vos dirty little secrets.

Première partie

Le Chat et la Souris

            1

            L’échange

            Il est des êtres dont c’est le destin de se croiser.

            Où qu’ils soient. Où qu’ils aillent. Un jour ils se rencontrent.

            Claudie GALLAY

            New York

            Aéroport JFK

            Une semaine avant Noël

            ELLE

            – Et ensuite ?

            – Ensuite, Raphaël m’a offert une bague en diamants de chez Tiffany et m’a demandé d’être sa femme.

            Téléphone colé à l’oreile, Madeline déambulait devant les hautes baies vitrées qui donnaient sur le tarmac. À cinq mile kilomètres de là, dans son petit appartement du nord de Londres, sa meileure amie écoutait, impatiente, le compte rendu détailé de son escapade romantique à Big Apple.

            – Il t’a vraiment sorti le grand jeu ! constata Juliane. Weekend à Manhattan, chambre au Waldorf, balade en calèche, demande de mariage à l’ancienne…

            – Oui, se réjouit Madeline. Tout était parfait, comme dans un film.

            – Peut-être un petit peu trop parfait, non ? la taquina Juliane.

            – Tu peux m’expliquer comment quelque chose peut être

            « trop » parfait, madame la blasée ?

            Juliane essaya maladroitement de se rattraper :

            – Je veux dire : peut-être que ça manquait de surprise. New York, Tiffany, la promenade sous la neige et la patinoire de Central Park… C’est un peu attendu, un peu cliché quoi !

            Malicieuse, Madeline contre-attaqua :

            – Si je me souviens bien, lorsque Wayne t’a demandée en mariage, c’était au retour du pub, un soir de beuverie. Il était bourré comme une rame de métro à l’heure de pointe et il est parti vomir dans les toilettes juste après t’avoir demandé ta main, c’est ça ?

            – OK, tu gagnes cette manche, capitula Juliane.

            Madeline sourit tout en se rapprochant de la zone d’embarquement pour essayer de trouver Raphaël au milieu de la foule compacte. En ce début de vacances de Noël, des miliers de voyageurs se pressaient dans l’aérogare qui bourdonnait comme une ruche. Certains alaient rejoindre leur famile tandis que d’autres partaient au bout du monde, vers des destinations paradisiaques, loin de la grisaile de New York.

            – Au fait, reprit Juliane, tu ne m’as pas dit quele a été ta réponse.

            – Tu plaisantes ? Je lui ai dit oui bien sûr !

            – Tu ne l’as pas fait languir un peu ?

            – Languir ? Jul’, j’ai presque trente-quatre ans ! Tu ne crois pas que j’ai assez attendu comme ça ? J’aime Raphaël, je sors avec lui depuis deux ans et nous essayons d’avoir un enfant. Dans quelques semaines, nous alons emménager dans la maison que nous avons choisie ensemble. Juliane, pour la première fois de ma vie, je me sens protégée et heureuse.

            – Tu dis ça parce qu’il est à côté de toi, c’est ça ?

            – Non ! s’écria Madeline en riant. Il est alé enregistrer nos bagages. Je dis ça parce que je le pense !

            Ele s’arrêta devant un kiosque à journaux. Mises bout à bout, les unes des quotidiens brossaient le portrait d’un monde à la dérive qui avait hypothéqué son avenir : crise économique, chômage, scandales

            politiques,

            exaspération

            sociale,

            catastrophes

            écologiques…

            – Tu n’as pas peur qu’avec Raphaël ta vie soit prévisible ?

            assena Juliane.

            – Ce n’est pas une tare ! rétorqua Madeline. J’ai besoin de quelqu’un de solide, de fiable, de fidèle. Autour de nous, tout est précaire, fragile et vacilant. Je ne veux pas de ça dans mon couple.

            Je veux rentrer chez moi le soir et être certaine de trouver du calme et de la sérénité dans mon foyer. Tu comprends ?

            – Hum…, fit Juliane.

            – Il n’y a pas de « hum » qui tienne, Jul’. Alors commence la tournée des boutiques pour ta robe de demoisele d’honneur !

            – Hum, répéta néanmoins la jeune Anglaise, mais cette fois davantage pour masquer son émotion que pour traduire son scepticisme.

            Madeline regarda sa montre. Derrière ele, sur les pistes de décolage, des avions blanchâtres attendaient en file indienne avant de prendre leur envol.

            – Bon, je te laisse, mon vol décole à 17 h 30 et je n’ai toujours pas récupéré mon… mon mari !

            – Ton futur mari…, corrigea Juliane en riant. Quand viens-tu me rendre une petite visite à Londres ? Pourquoi pas ce week-end ?

            – J’aimerais tant, mais c’est impossible : on va atterrir à Roissy très tôt. J’aurai à peine le temps de passer prendre une douche à la maison avant l’ouverture de la boutique.

            – Ben tu ne chômes pas, dis donc !

            – Je suis fleuriste, Jul’ ! La période de Noël est l’une de celes où j’ai le plus de travail !

            – Essaie au moins de dormir pendant le voyage.

            – D’accord ! Je t’appele demain, promit Madeline avant de raccrocher.

            * LUI

            – N’insiste pas, Francesca : il est hors de question de se voir !

            – Mais je ne suis qu’à vingt mètres de toi, juste en bas de l’escalator…

            Portable colé à l’oreile, Jonathan fronça les sourcils et se rapprocha de la balustrade qui surplombait l’escalier roulant. Au bas des marches, une jeune femme brune à l’alure de madone téléphonait tout en tenant la main d’un enfant emmitouflé dans une parka un peu trop grande. Ele avait des cheveux longs, portait un jean taile basse, une veste en duvet cintrée ainsi que des lunettes de soleil griffées à large monture qui, tel un masque, cachaient une partie de son visage.

            Jonathan agita un bras en direction de son fils qui lui rendit timidement son salut.

            – Envoie-moi Charly et casse-toi ! ordonna-t-il, à cran.

            Chaque fois qu’il apercevait son ex-femme, une colère mêlée de douleur l’envahissait. Un sentiment puissant qu’il ne contrôlait pas et qui le rendait à la fois violent et déprimé.

            – Tu ne peux pas continuer à me parler comme ça ! protesta-t-ele d’une voix où perçait un léger accent italien.

            – Ne t’avise pas de me donner la moindre leçon ! explosa-t-il.

            Tu as fait un choix dont tu dois assumer les conséquences. Tu as trahi ta famile, Francesca ! Tu nous as trahis, Charly et moi.

            – Laisse Charly en dehors de ça !

            – Le laisser en dehors de ça ? Alors que c’est lui qui paie les pots cassés ? C’est à cause de tes frasques qu’il ne voit son père que quelques semaines par an !

            – J’en suis déso…

            – Et l’avion ! la coupa-t-il. Tu veux que je te rappele pourquoi Charly a peur de prendre l’avion tout seul, ce qui m’oblige à traverser le pays à chacune des vacances scolaires ? demanda-t-il en élevant la voix.

            – Ce qui nous arrive, c’est… c’est la vie, Jonathan. Nous sommes adultes et il n’y a pas d’un côté le gentil et de l’autre la méchante.

            – Ce n’est pas ce qu’a estimé le juge, remarqua-t-il, soudain las, faisant alusion au divorce qui avait été prononcé aux torts de son ex-femme.

            Pensif, Jonathan posa les yeux sur le tarmac. Il n’était que 16 h 30, mais la nuit n’alait pas tarder à tomber. Sur les pistes éclairées, une file impressionnante de gros-porteurs attendaient le signal de la tour de contrôle avant de décoler vers Barcelone, Hong Kong, Sydney, Paris…

            – Bon, assez parlé, reprit-il. L’école recommence le 3 janvier, je te ramènerai Charly la veile.

            – D’accord, admit Francesca. Une dernière chose : je lui ai acheté un portable. Je veux pouvoir le joindre n’importe quand.

            – Tu rigoles ! C’est hors de question ! explosa-t-il. On n’a pas de téléphone à sept ans.

            – Ça se discute, objecta-t-ele.

            – Si ça se discute, tu n’avais pas à prendre cette décision toute seule. On en reparlera peut-être, mais, pour l’instant, tu rembales ton gadget et tu laisses Charly me rejoindre !

            – D’accord, abdiqua-t-ele doucement.

            Jonathan se pencha sur la balustrade et plissa les yeux pour constater que Charly restituait à Francesca un petit combiné coloré.

            Puis le jeune garçon embrassa sa mère et, d’un pas mal assuré, s’engagea sur l’escalier roulant.

            Jonathan bouscula quelques voyageurs pour être à la réception de son fils.

            – Salut p’pa.

            – Salut p’tit mec, lança-t-il en le serrant dans ses bras.

            * EUX

            Les doigts de Madeline filaient sur le clavier à toute vitesse.

            Téléphone à la main, ele parcourait les vitrines de la zone de duty free tout en rédigeant presque à l’aveugle un SMS pour répondre à Raphaël. Son compagnon avait bien enregistré leurs bagages, mais il faisait à présent la queue pour passer les contrôles de sécurité.

            Dans son message, Madeline lui proposa de le rejoindre à la cafétéria.

            – P’pa, j’ai une petite faim. Je peux avoir un panino s’il te plaît ? demanda poliment Charly.

            La main posée sur l’épaule de son fils, Jonathan traversait le dédale de verre et d’acier qui menait aux portes d’embarquement.

            Il détestait les aéroports, particulièrement à cette époque de l’année

            – Noël et les aérogares lui rappelaient les circonstances sinistres dans lesqueles il avait appris la trahison de sa femme, deux ans plus tôt –, mais, tout à la joie de retrouver Charly, il le fit décoler du sol en le prenant par la taile.

            – Un panino pour le jeune homme, un ! dit-il avec entrain en bifurquant pour entrer dans le restaurant.

            La Porte du Ciel, la principale cafétéria du terminal, s’organisait autour d’un atrium au centre duquel différents comptoirs proposaient un large éventail de spécialités culinaires.

            Un moeleux au chocolat ou une part de pizza ? se demanda Madeline en examinant le buffet. Bien sûr, un fruit serait plus raisonnable, mais ele avait une faim de loup. Ele posa le gâteau sur son plateau, puis le remit en place presque instantanément dès que son Jiminy Cricket lui eut susurré à l’oreile le nombre de calories que contenait cette tentation. Un peu déçue, ele piocha une pomme dans la corbeile en osier, commanda un thé citron et s’en ala régler sa commande à la caisse.

            Pain ciabatta, pesto, tomates confites, jambon de Parme et mozzarela : Charly salivait devant son sandwich italien. Dès son plus jeune âge, il avait accompagné son père dans les cuisines des restaurants, ce qui lui avait donné le goût des bonnes choses et avait développé sa curiosité envers toutes sortes de saveurs.

            – Fais attention à ne pas renverser ton plateau, d’accord ?

            conseila Jonathan après avoir payé leur colation.

            Le gamin approuva de la tête, attentif à maintenir l’équilibre précaire entre son panino et sa bouteile d’eau.

            Le restaurant était bondé. De forme ovale, la sale s’étirait le long d’un mur de verre qui donnait directement sur les pistes.

            – On se met où, papa ? demanda Charly, perdu au milieu du flot de voyageurs.

            Jonathan scruta d’un œil inquiet la foule dense qui se bousculait entre les chaises. Visiblement, il y avait plus de clients que de places disponibles. Puis, comme par magie, une table se libéra près de la baie vitrée.

            – Cap à l’est, moussailon ! annonça-t-il en faisant un clin d’œil à son fils.

            Alors qu’il pressait le pas, la sonnerie de son téléphone retentit au milieu du vacarme. Jonathan hésita à prendre l’appel. Bien qu’il eût lui-même les bras encombrés – son bagage à roulettes dans une main et son plateau dans l’autre –, il essaya d’extirper son appareil de la poche de sa veste, mais…

            Il y a une de ces cohues ! se désola Madeline en voyant l’armada de voyageurs envahir le restaurant. Ele qui avait espéré se délasser un moment avant son vol ne trouvait même pas une table où s’asseoir !

            Aïe ! se retint-ele de crier alors qu’une ado décomplexée lui écrasait le pied sans un mot d’excuses.

            Sale petite peste, pensa-t-ele très fort en lui lançant un regard sévère auquel la jeune file répondit par un discret majeur tendu dont la signification ne laissait aucun doute.

            Madeline n’eut même pas le temps d’être déstabilisée par cette agression. Ele venait d’apercevoir une table libre accolée à la baie vitrée. Ele pressa le pas de peur de laisser échapper le précieux emplacement. Ele n’était qu’à trois mètres de son but lorsque son téléphone vibra dans son sac.

            C’est pas le moment !

            Ele décida d’abord de ne pas répondre puis se ravisa : c’était sans doute Raphaël qui la cherchait. Maladroitement, ele prit son plateau dans une main – Bon sang, que cette théière est lourde ! –tandis qu’ele fouilait dans son sac pour en extraire son portable noyé entre son volumineux trousseau de clés, son agenda et le roman qu’ele avait en cours. Ele se contorsionna pour décrocher l’appareil et le porter à son oreile lorsque…

            * Madeline et Jonathan se percutèrent de plein fouet. Théière, pomme, sandwich, bouteile de Coca, verre de vin : tout vola dans les airs avant de se retrouver sur le sol.

            Surpris par le choc, Charly lui-même laissa tomber son plateau et se mit à pleurer.

            Quele conne ! s’agaça Jonathan en se relevant avec difficulté.

            – Pouvez pas regarder où vous foutez les pieds ! cria-t-il.

            Quel abruti ! s’irrita Madeline en reprenant ses esprits.

            – Ah ! parce que c’est ma faute en plus ? Faut pas inverser les rôles, mon vieux ! lui tint-ele tête avant de récupérer sur le sol son téléphone, son sac et ses clés.

            Jonathan se pencha vers son fils pour le rassurer, ramassant le sandwich protégé par un embalage en plastique ainsi que la bouteile d’eau et son portable.

            – J’avais vu cette table en premier ! s’indigna-t-il. Nous étions pratiquement assis lorsque vous avez déboulé comme une avalanche sans même…

            – Vous plaisantez ? J’ai repéré cette table bien avant vous !

            La colère de la jeune femme soulignait un accent anglais jusqu’alors imperceptible.

            – Quoi qu’il en soit, vous êtes seule alors que je suis avec un enfant.

            – La bele excuse ! Je ne vois pas en quoi le fait d’avoir un mioche vous donne le droit de me rentrer dedans et de bousiler mon chemisier ! déplora-t-ele en découvrant la tache de vin qui maculait son cache-cœur.

            Consterné, Jonathan secoua la tête et leva les yeux au ciel. Il ouvrit la bouche pour protester, mais Madeline le prit de vitesse :

            – Et puis d’abord, je ne suis pas seule ! assura-t-ele en apercevant Raphaël.

            Jonathan haussa les épaules et prit la main de Charly.

            – Viens, on va aileurs. Pauvre gourde…, lança-t-il en quittant le restaurant.

            * Le vol Delta 4565 quitta New York pour San Francisco à 17 heures. Tout à la joie de retrouver son fils, Jonathan ne vit pas le temps passer. Depuis la séparation de ses parents, Charly avait une peur phobique de l’avion. Impossible pour lui de voyager tout seul ou de trouver le sommeil pendant un vol. Les sept heures que durait le trajet furent donc consacrées à échanger des anecdotes, à se raconter des histoires drôles et à visionner pour la vingtième fois l’intégralité du film La Bele et le Clochard sur l’écran d’un ordinateur portable tout en se délectant de petits pots de crème glacée Häagen-Dazs. Ce genre de douceurs était réservé à la classe affaires, mais une hôtesse compréhensive, qui avait craqué devant la bouile de Charly et le charme maladroit de son papa, se fit un plaisir de transgresser les règles.

            Le vol Air France 29 quitta l’aéroport JFK à 17 h 30. Dans le confort ouaté de la business class – décidément, Raphaël avait bien fait les choses… –, Madeline aluma son appareil photo et fit défiler les clichés de leur escapade new-yorkaise. Colés l’un à l’autre, les deux amoureux revécurent avec jubilation les meileurs moments d’un voyage aux avant-goûts de lune de miel. Puis Raphaël s’assoupit, tandis qu’avec enchantement Madeline regardait pour la énième fois The Shop Around the Corner, la vieile comédie de Lubitsch proposée en vidéo à la demande.

            Grâce au décalage horaire, il n’était même pas 21 heures lorsque l’avion de Jonathan se posa à San Francisco.

            Délivré de son angoisse, Charly s’endormit dans les bras de son père à peine sorti de l’appareil.

            Dans le hal des arrivées, Jonathan guettait son ami Marcus avec qui il tenait une petite brasserie française au cœur de North Beach et qui était censé venir les chercher en voiture. Il se mit sur la pointe des pieds pour dominer la foule.

            – M’aurait étonné qu’il soit à l’heure celui-là ! maugréa-t-il.

            De guerre lasse, il se résolut à consulter son téléphone pour vérifier s’il avait un message. Dès qu’il désactiva le mode « avion », un texto à ralonge s’afficha sur l’écran :

C’est quoi cette embrouile ? pensa-t-il en relisant le SMS.

            Une blague loufoque de Marcus ? Il y crut pendant quelques secondes, jusqu’à ce qu’il inspecte son appareil : même modèle, même couleur, mais… ce n’était pas le sien ! Un rapide coup d’œil à l’application de courrier électronique lui permit de découvrir l’identité de sa propriétaire : une certaine Madeline Greene, qui vivait à Paris.

            Bordel ! pesta-t-il. C’est le téléphone de la greluche de JFK !

            Madeline regarda sa montre en écrasant un bâilement. Six heures et demie du matin. Le vol n’avait duré qu’un peu plus de sept heures mais, avec le décalage horaire, l’avion avait atterri samedi matin à Paris. Roissy s’éveilait à vitesse accélérée. Comme à New York, les vacanciers de Noël avaient pris possession de l’aéroport malgré l’heure matinale.

            – Tu es certaine de vouloir aler travailer aujourd’hui ?

            demanda Raphaël devant le tapis à bagages.

            – Bien sûr, chéri ! dit-ele en alumant son téléphone pour consulter son courrier. Je te parie que j’ai déjà plusieurs commandes en attente.

            Ele écouta d’abord son répondeur où une voix traînante et endormie qui lui était totalement inconnue avait laissé un message :

            « Salut Jon’, c’est Marcus. Euh… j’ai eu un p’tit souci avec la 4L : une fuite d’huile qui… bon, je t’expliquerai plus tard. Enfin, tout ça pour te dire que je risque d’être un peu en retard.

            S’cuse… »

            Qui est donc cet hurluberlu ? se demanda-t-ele en raccrochant. Quelqu’un qui aurait composé un faux numéro ?

            Hum…

            Dubitative, ele examina son portable avec attention : c’était la même marque, le même modèle… mais ça n’était pas le sien.

            – Et merde ! lâcha-t-ele tout haut. C’est le téléphone du cinglé de l’aéroport !

            2

            Separate Lives

            C’est épouvantable d’être seul quand on a été deux.

            Paul MORAND

            Jonathan envoya le premier SMS…

            … auquel Madeline répondit presque instantanément :

            Jonathan secoua la tête avec agacement et glissa le téléphone dans la poche intérieure de sa veste. Cette femme l’horripilait.

            * San Francisco

            21 h 30

            Une antique 4L Renault rouge vif quitta la nationale 101 pour prendre la sortie qui menait à downtown. La vieile guimbarde se traînait comme un veau sur l’Embarcadero, donnant l’impression de rouler au ralenti. Le chauffage avait beau être poussé à son maximum, les vitres dégoulinaient de buée.

            – Tu vas nous envoyer dans le décor avec ton tas de ferraile !

            se plaignit Jonathan, tassé sur le siège passager.

            – Mais non, ele ronronne ma titine, se défendit Marcus. Si tu savais comme je la bichonne !

            Cheveux colés et hérissés, sourcils broussaileux, barbe de dix-huit jours et paupières tombantes à la Droopy : Marcus paraissait téléporté d’une autre époque – la préhistoire – voire, certains jours, d’une autre planète. Flottant dans un pantalon baggy et une chemise hawaïenne ouverte jusqu’au nombril, sa silhouette rachitique semblait avoir été contorsionnée et disloquée pour tenir dans l’habitacle de la voiture. Chaussé d’une vieile paire de tongs, il conduisait avec un seul pied, le talon posé sur l’embrayage et les orteils écrasant successivement l’accélérateur et la pédale de frein.

            – Moi, je l’aime bien, la voiture d’oncle Marcus !

            s’enthousiasma Charly en gigotant sur le siège arrière.

            – Merci p’tit mec ! répondit-il en lui adressant un clin d’œil.

            – Charly ! Boucle ta ceinture et arrête de t’agiter dans tous les sens, ordonna Jonathan.

            Puis, se tournant vers son ami :

            – Tu es passé au restaurant cet après-midi ?

            – Euh… on est fermés aujourd’hui, non ?

            – Mais tu as pris livraison des canards au moins ?

            – Quels canards ?

            – Les cuisses de canard et la roquette que nous livre Bob Woodmark tous les vendredis !

            – Ah ! je me disais bien que j’avais oublié un truc !

            – Bougre de grande bourrique ! s’énerva Jonathan. Comment peux-tu oublier la seule chose à laquele je t’avais demandé de penser ?

            – Ce n’est pas dramatique non plus… maugréa Marcus.

            – Si justement ! Même si Woodmark est imbuvable, sa ferme nous fournit nos meileurs produits. Si tu lui as posé un lapin, il va nous prendre en grippe et ne voudra plus de nous comme clients.

            Fais un détour par le restaurant : je te parie qu’il a laissé sa cargaison dans l’arrière-cour.

            – Je peux voir ça tout seul, assura Marcus. Je vous ramène d’abord à la mais…

            – Non ! le coupa Jonathan. Tu n’es qu’un traîne-savates sur qui on ne peut pas compter, donc je vais prendre les choses en main.

            – Mais le petit est crevé !

            – Non, non ! se réjouit Charly. Je veux aler au restaurant, moi aussi !

            – Comme ça, c’est réglé, trancha Jonathan. Prends l’embranchement au niveau de la 3e Rue, ordonna-t-il en essuyant avec sa manche la buée qui se condensait sur le pare-brise.

            Mais la vieile 4L n’aimait pas être bousculée dans son itinéraire. Ses pneus étroits manquaient d’adhérence et le changement brutal de direction failit provoquer un accident.

            – Tu vois bien que tu ne contrôles pas ce tas de boue ! cria Jonathan. Putain, tu vas nous tuer !

            – Je fais ce que je peux ! assura Marcus en redressant le volant dans un concert de klaxons exaspérés.

            Tout en remontant Kearney Street, le tacot retrouva un semblant de stabilité.

            – C’est parce que tu as revu ma sœur que tu es dans cet état-là ? demanda Marcus après un long silence.

            – Francesca n’est que ta demi-sœur, corrigea Jonathan.

            – Comment va-t-ele ?

            Jonathan lui jeta un regard hostile.

            – Si tu crois qu’on a fait la causette…

            Marcus savait que le sujet était sensible et n’insista pas. Il se concentra sur sa conduite pour rejoindre Columbus Avenue et garer sa « titine » devant une brasserie portant l’enseigne French Touch, à l’angle d’Union Street et de Stockton Street.

            Comme Jonathan l’avait deviné, Bob Woodmark avait laissé sa cargaison à l’arrière du restaurant. Les deux hommes empoignèrent les cageots pour les entreposer dans la chambre froide avant de vérifier que tout était en ordre dans la sale principale.

            French Touch était un bout de l’Hexagone au cœur de North Beach, le quartier italien de San Francisco. Petit mais chaleureux, l’endroit reproduisait l’intérieur d’un bistrot français des années 1930 : boiseries, moulures, sol en mosaïque, immenses miroirs Bele Époque, vieiles affiches de Joséphine Baker, Maurice Chevalier et Mistinguett. L’établissement proposait une cuisine française traditionnele, sans prétention, sans chichis. Sur l’ardoise accrochée au mur, on pouvait lire : « feuileté d’escargots au miel, magret de canard à l’orange, tarte tropézienne… ».

            – Je peux avoir une glace, papa ? demanda Charly en s’instalant devant le zinc rutilant qui trônait le long de la sale.

            – Non, chéri. Tu en as mangé des kilos dans l’avion. Et puis, il est très tard, tu devrais déjà être au lit depuis longtemps.

            – Mais c’est les vacances…

            – Alez, Jon’, sois cool ! demanda Marcus.

            – Ah, non, tu ne vas pas t’y mettre toi aussi !

            – Mais c’est Noël !

            – Deux gosses ! ne put s’empêcher de sourire Jonathan.

            Il prit place au bout du restaurant, derrière le comptoir de la cuisine ouverte qui permettait aux convives de suivre en partie la préparation des plats.

            – Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? demanda-t-il à son fils.

            – Une Dame blanche ! s’enthousiasma le gamin.

            Avec dextérité, le « cuistot » cassa quelques carrés de chocolat noir dans une petite jatte pour les faire fondre au bain-marie.

            – Et pour toi ? demanda-t-il à Marcus.

            – On pourrait ouvrir une bouteile de vin…

            – Si tu veux.

            Un large sourire éclaira le visage de Marcus. Il quitta son siège avec entrain pour rejoindre son lieu de prédilection : la cave du restaurant.

            Pendant ce temps, sous le regard gourmand de Charly, Jonathan disposa dans une coupe deux boules de glace à la vanile accompagnées d’une meringue. Une fois le chocolat fondu, il y incorpora une cuilerée de crème fleurette. Il versa le chocolat chaud sur la crème glacée et recouvrit le tout de chantily et d’amandes grilées.

            – Enjoy ! dit-il en piquant une petite ombrele sur le dôme de crème.

            Le père et le fils s’instalèrent à une table, assis côte à côte sur une banquette moeleuse. Des étoiles dans les yeux, Charly s’arma d’une longue cuilère et commença sa dégustation.

            – Vise un peu cette merveile ! s’enflamma Marcus en revenant de la cave.

            – Un screaming eagle 1997 ! Tu délires ou quoi ? Ce genre de bouteile est réservé aux clients !

            – Alez ! Ce sera mon cadeau de Noël, implora-t-il.

            Après une résistance purement formele, Jonathan accepta d’ouvrir le grand cru. À tout prendre, mieux valait que Marcus boive quelques verres au restaurant. Il pourrait au moins garder l’œil sur lui. Dans le cas contraire, le Canadien risquait d’entamer une tournée des bars et, lorsqu’il était sous l’emprise de l’alcool, les catastrophes avaient vite fait de s’enchaîner. À plusieurs reprises, certains de ses compagnons de beuverie avaient profité de sa gentilesse et de sa crédulité pour le plumer au poker et lui faire signer des reconnaissances de dette fantaisistes que Jonathan avait eu ensuite toutes les peines du monde à récupérer.

            – Admire la couleur de ce nectar ! s’extasia Marcus en versant le vin dans une carafe pour le faire décanter.

            Enfant ilégitime du père de Francesca et d’une chanteuse de country québécoise, Marcus n’avait pas touché un centime lors du décès de son géniteur, un riche homme d’affaires new-yorkais. Sa mère était morte depuis peu et il n’entretenait que des relations très lointaines avec sa demi-sœur. Fauché comme les blés, il vivait dans une bule d’insouciance, indifférent à son apparence physique, ignorant le B.A.-BA de la bienséance et des règles de vie en société. Il dormait douze heures par jour, donnait ponctuelement un coup de main au restaurant, mais les contraintes de l’existence et les horaires de travail semblaient ne pas avoir de prise sur lui.

            Gentiment foldingue, aussi simplet qu’attachant, il avait quelque chose de pathétique et de désarmant, même si les conséquences de son irresponsabilité étaient épuisantes à gérer au quotidien.

            Tout le temps qu’avait duré son mariage, Jonathan n’avait vu en Marcus qu’un crétin avec qui il n’avait rien à partager. Pourtant, lorsque Francesca l’avait quitté, son beau-frère avait été le seul à le soutenir. À l’époque, malgré Charly, Jonathan s’était laissé glisser dans le trou noir de la dépression. Désœuvré et désemparé, il avait sombré dans son chagrin, fréquentant d’un peu trop près messieurs Jack Daniel et Johnnie Walker.

            Heureusement, par un étrange miracle, Marcus avait mis sa flemmardise entre parenthèses et, pour la première fois de sa vie, avait pris les choses en main. Il avait repéré un restaurant italien fatigué qui venait de changer de propriétaire et s’était démené pour convaincre les repreneurs de transformer l’endroit en bistrot français et d’en confier les fourneaux à son beau-frère. Cette initiative avait permis à Jonathan de reprendre pied. À peine avait-il senti son ami sauvé que Marcus était retombé dans sa flémingite aiguë.

            – À la tienne ! lança-t-il en tendant à Jonathan un verre de vin.

            – Donc, c’est Noël avant l’heure, conclut le Français en alumant le poste de radio Art déco qu’il avait récupéré dans un marché aux puces de Pasadena.

            Il régla l’appareil sur une station rock qui diffusait une version live de Light My Fire.

            – Ah ! c’est bon ça ! s’extasia Marcus en se calant au fond de la banquette, sans que l’on sache s’il parlait du cabernet ou de la musique des Doors.

            Jonathan essaya à son tour de se détendre. Il déboutonna le col de sa chemise et tomba la veste, mais la vue du téléphone de Madeline posé sur la table le contraria. Cette histoire de portable va me faire perdre des réservations ! soupira-t-il. Parmi ses clients réguliers, certains avaient en effet son numéro personnel : un privilège qui leur permettait d’obtenir une table même les soirs de rush.

            Tandis que Marcus se saisissait de l’appareil, Jonathan regarda son fils qui s’endormait doucement sur la banquette. Il aurait aimé prendre une dizaine de jours de vacances pour mieux s’occuper de Charly, mais il ne pouvait pas se le permettre. Il était tout juste sorti du gouffre financier qui l’avait presque englouti quelques années plus tôt, et cette débâcle avait eu le mérite de le vacciner contre les crédits, les découverts, les impayés et autres pénalités de retard.

            Lessivé, il ferma les yeux et Francesca lui apparut, tele qu’il l’avait croisée à l’aéroport. Deux ans après, la douleur était toujours aussi vive. Presque insoutenable. Il ouvrit les yeux et prit une gorgée de vin pour chasser son image. Il n’avait pas la vie qu’il avait espérée, mais c’était la sienne.

            – Eh ! pas mal la nana ! s’exclama Marcus tandis que ses doigts graisseux glissaient sur l’écran tactile pour faire défiler les photos que contenait le celulaire.

            Intrigué, Jonathan passa une tête par-dessus l’écran.

            – Fais voir.

            Parmi les clichés de la jeune femme, certains étaient gentiment érotiques. Des poses suggestives immortalisées en noir et blanc : denteles fines, jarreteles en satin, main relevée cachant pudiquement un sein ou effleurant le galbe d’une hanche. Rien de bien méchant à l’heure où certains mettaient en ligne leur sex-tape sur le web…

            – Je peux voir, papa ? demanda Charly en sortant de son sommeil.

            – Non, non. Rendors-toi. Ce n’est pas pour les enfants.

            Surprenant tout de même qu’avec son air pincé de pimbêche bon chic, bon genre, la peste de l’aéroport avait fait ele aussi sa petite séance de poses coquines.

            Plus étonné qu’émoustilé, Jonathan zooma sur le visage du modèle. En apparence, ele s’amusait, se prêtant au jeu de bonne grâce, mais derrière le sourire de façade on devinait une certaine gêne. Sans doute ce genre de clichés était-il plutôt le trip de son mec qui s’était pris l’espace d’un instant pour Helmut Newton. Qui était derrière l’appareil ? Son mari ? Son amant ? Jonathan se souvenait d’avoir aperçu un homme à l’aéroport, mais il était incapable de se rappeler sa tête.

            – Bon alez, ça suffit ! trancha-t-il en reposant le téléphone sous le regard déçu de Marcus.

            Se sentant soudain voyeur, il se demanda de quel droit il fouilait dans la vie privée de cette femme.

            – Comme si ele alait se gêner pour faire pareil ! lui fit remarquer le Canadien.

            – Je m’en contrefous : il n’y a aucun risque qu’ele trouve ce genre de photos dans mon téléphone ! s’exclama-t-il en se servant un verre de screaming eagle. Si tu crois que je me suis déjà amusé à prendre Popaul en photo…

            Le cabernet avait des connotations exquises de fruits rouges et de pain d’épice. Tout en dégustant le breuvage, Jonathan recensa mentalement ce que contenait son téléphone portable. À vrai dire, il ne se souvenait pas de tout.

            En tout cas, rien d’intime ni de compromettant, se rassura-t-il.

            Ce en quoi il se trompait totalement.

            * Paris

            7 h 30

            Le capot nervuré d’une Jaguar XF dernier modèle filait dans le bleu froid et métalique du périphérique parisien. Habilé de matériaux nobles – cuir blanc, loupe de noyer, aluminium brossé – l’habitacle respirait le luxe et le confort protecteur. Sur le siège arrière, des bagages en toile Monogram cohabitaient avec un sac de golf et un numéro du Fig Mag.

            – Tu es certaine de vouloir ouvrir ta boutique aujourd’hui ?

            demanda à nouveau Raphaël.

            – Chéri ! s’écria Madeline. On en a déjà parlé plusieurs fois.

            – On pourrait prolonger nos vacances…, insista-t-il. Je pousse jusqu’à Deauvile, on passe la nuit au Normandy et on déjeune demain avec mes parents.

            – Tentant, mais… non. En plus, tu as rendez-vous avec un client pour une visite de chantier.

            – C’est toi qui décides, capitula l’architecte en tournant boulevard Jourdan.

            Denfert-Rochereau, Montparnasse, Raspail : la voiture traversa une bonne partie du XIVe arrondissement avant de s’arrêter au 13, rue Campagne-Première devant une porte vert sombre.

            – Je passe te chercher ce soir à la boutique ?

            – Non, je viens te rejoindre en moto.

            – Tu vas te geler !

            – Peut-être, mais j’adore ma Triumph ! répondit-ele en l’embrassant.

            Leur étreinte se prolongea jusqu’à ce que le klaxon d’un chauffeur de taxi pressé les sorte brutalement de leur cocon.

            Madeline claqua la portière de la berline avant d’adresser un baiser d’adieu à son amoureux. Ele composa le code pour ouvrir la porte du porche qui donnait sur une cour arborée. Là, en rez-de-jardin, se trouvait l’appartement qu’ele louait depuis qu’ele habitait Paris.

            – Brrr ! Il fait – 15 °C là-dedans ! grelotta-t-ele en entrant dans le petit duplex, typique des ateliers d’artiste qui s’étaient construits dans le quartier à la fin du XIXe siècle.

            Ele aluma le chauffe-eau en grattant une alumette et mit sa bouiloire en marche pour se préparer un thé.

            L’atelier de peintre d’origine avait depuis longtemps fait place à un joli deux pièces disposant d’un salon, d’une petite cuisine et d’une chambre en mezzanine. Mais la hauteur de plafond, les larges verrières qui perçaient le mur principal et le parquet en bois peint rappelaient la vocation artistique initiale et contribuaient au charme et au cachet du lieu.

            Madeline aluma TSF Jazz, vérifia que les radiateurs étaient poussés à fond et sirota son thé, se dandinant au rythme de la trompette de Louis Armstrong en attendant que l’appartement se réchauffe.

            Ele prit une douche éclair, sortit de la sale de bains en frissonnant et attrapa dans son placard un tee-shirt Thermolactyl, un jean et un gros pul en shetland. Prête à partir, ele croqua dans un Kinder Bueno tout en enfilant un blouson de cuir et noua autour de son cou son écharpe la plus chaude.

            Il était à peine plus de 8 heures lorsqu’ele enfourcha la sele de sa moto jaune flamme. Son magasin était tout près, mais ele voulait éviter d’avoir à repasser par l’atelier lorsqu’ele rejoindrait Raphaël. Cheveux au vent, ele parcourut la petite centaine de mètres de cette rue qu’ele adorait. Ici, Rimbaud et Verlaine avaient composé des vers, Aragon et Elsa s’étaient aimés et Godard avait immortalisé la fin de son premier film : cette scène si triste dans laquele Jean-Paul Belmondo, « à bout de souffle », s’écroule, une bale dans le dos, sous les yeux de sa fiancée américaine.

            Madeline tourna boulevard Raspail et prit la rue Delambre jusqu’au Jardin Extraordinaire, la boutique qui faisait sa fierté et qu’ele avait ouverte deux ans auparavant.

            Ele remonta le rideau de fer avec appréhension. Jamais ele ne s’était absentée si longtemps. Durant ses vacances à New York, ele avait confié les rênes du magasin à Takumi, son apprenti japonais qui terminait sa formation à l’école des fleuristes de Paris.

            Lorsqu’ele pénétra dans le local, ele poussa un soupir de soulagement. Takumi avait suivi ses conseils à la lettre. Le jeune Asiatique s’était approvisionné la veile à Rungis et la pièce débordait de fleurs fraîches : orchidées, tulipes blanches, lys, poinsettias, helébores, renoncules, mimosa, jonquiles, violettes, amarylis. Le grand arbre de Noël qu’ils avaient décoré ensemble brilait de tous ses feux et des gerbes de gui et de houx pendaient au plafond.

            Rassurée, ele quitta son blouson pour enfiler son tablier, rassembla ses outils de travail – sécateur, arrosoir, binette – et s’attela avec bonheur aux tâches les plus urgentes, nettoyant les feuiles d’un ficus, rempotant une orchidée, tailant un bonzaï.

            Madeline avait conçu son atelier floral comme un lieu magique et poétique, une bule propice à la rêverie, un havre de paix sécurisant loin du tumulte et de la violence de la vile. Quele que soit la tristesse d’une journée, ele voulait que ses clients mettent leurs soucis entre parenthèses dès qu’ils franchissaient le seuil de sa boutique. Au moment de Noël, l’atmosphère de son Jardin Extraordinaire était particulièrement enchanteresse, renvoyant aux parfums de l’enfance et aux traditions d’antan.

            Une fois les « premiers soins » terminés, la jeune femme sortit les sapins pour les instaler contre la devanture et ouvrit sa boutique à 9 heures tapantes.

            Ele sourit en voyant entrer son premier client – dans la profession, un vieil adage disait que si c’était un homme, la journée serait faste –, puis se rembrunit devant sa demande : il voulait faire livrer un bouquet à sa femme sans laisser de carte de visite. C’était le nouveau stratagème à la mode chez les maris jaloux : envoyer des fleurs de façon anonyme pour guetter la réaction de leur épouse. Si, une fois rentrée à la maison, cele-ci ne leur parlait pas du bouquet, ils en concluaient qu’ele avait un amant… L’homme régla sa commande et quitta le magasin en se désintéressant de la composition du bouquet. Madeline commençait donc seule la confection florale – que Takumi irait livrer à partir de 10 heures dans une banque de la rue Boulard – lorsque le riff de Jumpin’ Jack Flash retentit dans la boutique. La fleuriste fronça les sourcils. Le célèbre morceau des Roling Stones provenait de la poche de son sac à dos dans laquele se trouvait le téléphone de ce Jonathan machin-chose. Ele hésita à décrocher, mais le temps qu’ele se décide, la sonnerie s’était interrompue. Le silence se fit pendant une minute, jusqu’à ce qu’un son bref et sourd indique que le correspondant avait laissé un message.

            Madeline haussa les épaules. Ele n’alait quand même pas encore écouter un appel qui ne lui était pas destiné… Ele avait autre chose à faire ! Et puis, ele s’en fichait bien de ce Jonathan machin-truc si goujat et si désagréable. Et puis…

            Mue par une irrépressible curiosité, ele appuya sur l’écran tactile et cola le téléphone contre son oreile. Une voix grave et hésitante s’éleva dans l’appareil : une Américaine, avec un léger accent italien, qui peinait à réprimer des sanglots.

            Jonathan, c’est moi, c’est Francesca. Rappelle-moi s’il te plaît. Il faut qu’on se parle, il faut que… Je sais que je t’ai trahi, je sais que tu ne comprends pas pourquoi j’ai tout gâché. Reviens, s’il te plaît, fais-le pour Charly et fais-le pour nous. Je t’aime… Tu n’oublieras pas, mais tu me pardonneras. Nous n’avons qu’une vie, Jonathan, et nous sommes faits pour la passer ensemble et avoir d’autres enfants. Reprenons nos projets, continuons comme avant. Sans toi, ce n’est pas la vie…

            La voix de l’Italienne s’étrangla dans une tristesse infinie et le message s’arrêta.

            Pendant plusieurs secondes, Madeline resta immobile, ébranlée par ce qu’ele venait d’entendre et saisie par la culpabilité.

            Ses bras étaient parcourus par la chair de poule. Ele frissonna puis posa sur le comptoir le téléphone encore chargé de larmes en se demandant ce qu’ele était supposée faire.

            3

            En secret

            Tout le monde a des secrets. Il s’agit simplement

            de découvrir lesquels.

            Stieg LARSSON

            Jonathan débraya et passa la troisième. La boîte de vitesses émit un bruit de ferraile strident comme si la voiture alait lâcher sur place. Il avait exigé le volant de la 4L : même si la maison était proche, il était impensable de laisser Marcus conduire. Affalé sur le siège passager, son ami cuvait son vin en égrenant des couplets pailards du répertoire de Georges Brassens :

            – Un ton plus bas ! ordonna Jonathan en jetant un coup d’œil dans le rétroviseur, s’assurant ainsi que son fils était encore au pays des rêves.

            – Pardon, s’excusa Marcus en se redressant pour baisser la vitre de sa portière.

            Le Canadien sortit la tête à travers la fenêtre, offrant son visage à tous les vents, comme si l’air de la nuit alait l’aider à se dégriser.

            Ce type est complètement givré…, pensa Jonathan en ralentissant encore jusqu’à atteindre la vitesse d’un escargot asthmatique.

            La petite voiture s’engagea sur la partie ouest de Filbert Street, l’une des rues les plus pentues de San Francisco. À

            l’amorce de l’ascension, la guimbarde toussota, menaça de caler, mais reprit finalement son souffle pour atteindre péniblement le sommet de la coline, iluminé par la lumière blanche de la Coit Tower, la tour qui dominait la vile. Jonathan exécuta une manœuvre périleuse pour se garer en épi, tournant ses roues vers l’intérieur du trottoir. Soulagé d’être arrivé à bon port, il prit son fils dans ses bras et s’engagea dans un passage au milieu des eucalyptus, des palmiers et des bougainviliers.

            Marcus le suivait en titubant. Il avait repris ses chansons grivoises qu’il beuglait à tue-tête.

            – On essaie de dormir ! se plaignit un voisin.

            Jonathan attrapa son ami par l’épaule pour l’inciter à presser le pas.

            – Tu es mon seul vrai copain, mon seul vrai poteau…, marmonna l’ivrogne en s’agrippant à son cou.

            Jonathan eut du mal à le remettre debout, et c’est à petits pas que les « deux hommes et demi » descendirent la volée de marches en bois qui dévalait le flanc de Telegraph Hil. L’escalier serpentait au milieu d’une végétation presque tropicale pour desservir de petites maisons colorées. Épargnées par les ravages du tremblement de terre de 1906, ces habitations en planchettes, construites à l’origine pour les marins et les dockers, étaient aujourd’hui prisées par une clientèle d’artistes et d’intelectuels fortunés.

            Ils arrivèrent enfin devant le portail d’un jardin sauvage et luxuriant où les mauvaises herbes avaient définitivement gagné leur combat face aux fuchsias et aux rhododendrons.

            – Bon, tout le monde dans sa chambre ! lança Jonathan avec l’autorité d’un chef de famile.

            Il déshabila Charly, le coucha et l’embrassa après l’avoir bordé. Puis il fit de même avec Marcus, le baiser en moins. Il ne falait pas exagérer tout de même…

            * Enfin au calme, Jonathan passa dans la cuisine, se servit un verre d’eau et sortit sur la terrasse avec son ordinateur portable sous le bras. Marqué par le décalage horaire, il écrasa un bâilement en se frottant les paupières et se laissa tomber sur une chaise en teck.

            – Alors mon gars, t’as pas sommeil ?

            Jonathan leva la tête vers la voix qui l’interpelait : cele de Boris, le perroquet tropical de la maison.

            Je l’avais oublié celui-là !

            L’animal appartenait à l’ancien propriétaire du lieu, un original qui avait fait figurer sur son testament l’obligation, pour tout acheteur de sa vila, de s’occuper ad vitam aeternam de son volatile préféré. Boris avait plus de soixante ans. Pendant des décennies, son maître lui avait consacré une heure de logopédie quotidienne, lui apprenant un bon milier de mots et plusieurs centaines d’expressions qu’il ressortait avec un à-propos surprenant.

            Flegmatique, il s’était bien intégré à son nouveau foyer et faisait la joie de Charly. Surtout, il s’entendait à merveile avec Marcus qui lui avait appris toute la colection de jurons du capitaine Haddock. Mais l’animal était un sacré loustic et Jonathan n’appréciait que modérément son sale caractère et sa langue bien pendue.

            – T’as pas sommeeeiil ? répéta l’oiseau.

            – Si, figure-toi, mais je suis trop fatigué pour dormir.

            – Moule à gaufres ! l’insulta Boris.

            Jonathan s’approcha du volatile qui, avec son gros bec crochu et ses pattes aux ongles puissants, trônait avec majesté sur son perchoir. Malgré son grand âge, son plumage mi-doré, mi-turquoise avait gardé son lustre, et le duvet noir qui zébrait le contour de ses yeux lui donnait un air fier et arrogant.

            L’animal secoua sa longue queue, déploya ses ailes tout en réclamant :

            – J’veux des pommes, des prunes, des bananes…

            Jonathan examina la volière.

            – Tu n’as pas mangé tes concombres et tes endives.

            – Dégueu les endives ! J’veux des pignons, des noix et des cacahuuuèèètes.

            – C’est ça, et moi, je veux Miss Univers dans mon lit.

            Jonathan secoua la tête et ouvrit son ordinateur. Il récupéra son courrier électronique, répondit à deux fournisseurs, valida son courrier électronique, répondit à deux fournisseurs, valida quelques réservations et aluma une cigarette en regardant les miliers de lumières qui brilaient sur l’océan. D’ici, la vue sur la baie était magnifique. Les gratte-ciel du quartier des affaires se découpaient devant l’immense silhouette du Bay Bridge qui filait vers Oakland. Ce moment de quiétude fut troublé par une sonnerie de téléphone inhabituele : un morceau de violon, le début d’un Caprice de Paganini d’après ses lointaines connaissances musicales.

            Le téléphone de Madeline Greene.

            S’il voulait dormir, il avait intérêt à ne pas oublier de l’éteindre, car avec le décalage horaire, les coups de fil risquaient de se multiplier. Il décida néanmoins de prendre ce dernier appel.

            – Oui ?

            – C’est toi, ma bele ?

            – Euh…

            – Pas trop épuisée ? Tu as fait bon voyage, j’espère.

            – Excelent. C’est gentil de vous en soucier.

            – Mais vous n’êtes pas Madeline ?

            – Bien vu !

            – C’est toi, Raphaël ?

            – Non, moi c’est Jonathan, de San Francisco.

            – Juliane Wood, enchantée. Peut-on savoir pourquoi vous répondez au téléphone de ma meileure amie ?

            – Parce que nous avons échangé nos portables par inadvertance.

            – À San Francisco ?

            – À New York, à l’aéroport. Enfin bref, c’est trop long à expliquer.

            – Ah ? C’est drôle…

            – Oui, surtout quand ça arrive aux autres. Donc vous…

            – Et comment est-ce arrivé ?

            – Bon, écoutez, il est tard et ce n’est pas très intéressant.

            – Ah si ! Au contraire, racontez-moi !

            – Vous appelez d’Europe ?

            – J’appele de Londres. Je demanderai à Madeline de me raconter. Quel est votre numéro?

            – Pardon ?

            – Votre numéro de téléphone.

            – …

            – Pour que j’appele Madeline…

            – Mais je ne vais pas vous donner mon numéro, je ne vous connais pas !

            – Mais puisque c’est Madeline qui a votre téléphone !

            – Oh, zut ! Vous avez bien un autre moyen de la joindre !

            Vous n’avez qu’à appeler Raphaël, tiens !

            Quele commère ! pensa-t-il en s’empressant de mettre fin à la conversation.

            – Alô, alô, répéta Juliane au bout du fil.

            Oh, le goujat ! s’énerva-t-ele en comprenant qu’il lui avait raccroché au nez.

            * Jonathan était résolu à éteindre l’appareil lorsqu’une pointe de curiosité l’incita à regarder à nouveau les photos stockées dans le téléphone. Au-delà des deux ou trois poses sensueles, l’essentiel des fichiers était constitué de clichés touristiques, véritable album de souvenirs des escapades romantiques du couple. Madeline et Raphaël affichaient ainsi leur amour sur la place Navone à Rome, dans une gondole à Venise, devant les édifices de Gaudí à Barcelone, accrochés aux tramways lisboètes ou chaussés de skis dans les Alpes. Autant de lieux que Jonathan lui-même avait visités avec Francesca du temps de leur amour. Mais le bonheur des autres lui étant encore douloureux, il ne fit que survoler cette galerie.

            Il continua néanmoins son exploration du téléphone, parcourant la bibliothèque musicale de Madeline avec intérêt. Alors qu’il s’attendait au pire – des compils de variétoche, de pop et de R’n’B’ –, il fronça les yeux en découvrant… toute la musique qu’il aimait : Tom Waits, Lou Reed, David Bowie, Bob Dylan, Neil Young…

            Des morceaux mélancoliques et bohèmes qui chantaient la loose, le blues des matins blêmes et les destins brisés.

            C’était surprenant. Certes l’habit ne faisait pas le moine, mais il avait du mal à imaginer la jeune femme sophistiquée, manucurée et Louis Vuittonisée de l’aéroport s’enfoncer dans ces mondes tourmentés.

            Poussant plus loin ses investigations, il consulta les titres de films que Madeline avait téléchargés. Nouvele surprise : pas de comédies romantiques, d’épisodes de Sex and the City ou de Desperate Housewives, mais des longs métrages moins lisses et plus controversés : Le Dernier Tango à Paris, Crash, La Pianiste, Macadam Cowboy et Leaving Las Vegas.

            Jonathan bloqua sur le dernier titre : cette histoire d’amour impossible entre un alcoolique suicidaire et une prostituée paumée était son film préféré. Lorsqu’il l’avait découvert, il était au sommet de sa réussite professionnele et familiale. Pourtant, la longue dérive éthylique de Nicolas Cage, noyant dans l’alcool l’échec de sa vie, lui avait paru presque familière. C’était le genre de film qui ravivait vos blessures, réveilait vos vieux démons et vos instincts d’autodestruction. Le genre d’histoire qui vous renvoyait à vos peurs les plus secrètes, à votre solitude, et vous rappelait que personne n’est à l’abri d’une descente aux enfers. Selon votre état d’esprit du moment, l’œuvre pouvait vous donner la nausée ou vous faire voir plus clair en vous. En tout cas, ele touchait juste.

            Décidément, Madeline Greene avait des goûts inattendus.

            De plus en plus perplexe, il se laissa aler à parcourir ses mails et ses SMS. À part ses messages professionnels, l’essentiel de sa correspondance se composait d’échanges avec Raphaël – son compagnon, visiblement très amoureux et attentionné – ainsi qu’avec sa meileure copine – la fameuse Juliane, grande gueule, pipelette et cancanière, mais amie fidèle et pleine d’humour. Des dizaines de mails d’un entrepreneur parisien laissaient deviner l’imminence d’un déménagement dans une maison de Saint-Germain-en-Laye que Madeline et Raphaël avaient agencée avec le soin et la ferveur que l’on met dans un premier nid d’amour.

            Visiblement, le couple était sur son nuage, sauf que…

            … en continuant ce qu’il falait bien qualifier de « fouile », Jonathan tomba sur l’agenda électronique de Madeline et repéra des rendez-vous réguliers avec un certain Esteban. Il se figura immédiatement un play-boy argentin amant de la jeune Anglaise.

            Deux fois par semaine, le lundi et le jeudi entre 18 et 19 heures, Madeline alait rejoindre son Casanova sud-américain ! Le gentil Madeline alait rejoindre son Casanova sud-américain ! Le gentil Raphaël était-il au courant des incartades de sa jolie fiancée ? Non, bien sûr. Jonathan avait lui aussi subi la même déveine et n’avait rien vu arriver lorsqu’il avait découvert la tromperie de Francesca, alors qu’il pensait son couple à l’abri des tornades.

            Toutes les mêmes…, pensa-t-il, complètement désabusé.

            Sur les photos, Raphaël lui avait semblé un peu fade avec son pul sur les épaules et sa chemise bleue de gendre idéal. Mais face au torpileur de bonheur conjugal qu’était sans doute Esteban, Jonathan ne pouvait s’empêcher de ressentir pour lui l’empathie et la solidarité propres aux maris trompés.

            * Parmi les autres rendez-vous, le terme « gynéco » revenait régulièrement : le docteur Sylvie Andrieu, que Madeline consultait apparemment depuis six mois pour un problème d’infertilité. Du moins, c’est ce que laissaient supposer les courriers électroniques envoyés par un laboratoire d’analyses médicales dont Madeline avait fait des sauvegardes.

            Devant l’écran de son portable, Jonathan se sentait un peu voyeur et mal à l’aise, mais quelque chose chez cette femme commençait à le captiver.

            Ces dernières semaines, Madeline avait passé les examens les plus courants pour détecter une stérilité éventuele : courbes de température, prélèvements, échographies et radios. Jonathan était ici en terrain connu : Francesca et lui avaient connu des problèmes similaires et s’étaient soumis au même parcours avant de concevoir Charly.

            Il prit le temps de lire les résultats avec attention. Pour ce qu’il en comprenait, ils étaient plutôt bons. Madeline avait des cycles réguliers, des dosages hormonaux rassurants et une ovulation qui n’avait pas besoin d’être stimulée. Même son cher et tendre s’était prêté à l’analyse de sa semence et Raphaël avait dû constater avec soulagement que ses spermatozoïdes étaient suffisamment nombreux et mobiles pour lui permettre de procréer.

            Il ne manquait qu’un seul examen, dit « test de Hühner », pour compléter le tableau. En examinant les notes contenues dans l’agenda électronique, Jonathan constata que, depuis trois mois, la date avait été chaque fois reportée.

            Étrange…

            Il se souvenait très bien de son état d’esprit à l’époque, lorsqu’il avait lui-même effectué cet examen avec Francesca.

            Certes, le test, destiné à vérifier la compatibilité du couple, avait des contraintes – l’analyse devait être effectuée dans les deux jours précédant la date d’ovulation et moins de douze heures après un rapport sexuel non protégé –, mais une fois que vous aviez pris la décision de vous livrer à cette batterie d’analyses, vous n’aviez qu’une seule envie : les terminer au plus vite pour être rassurée.

            Pourquoi Madeline a-t-ele repoussé trois fois la date du test ?

            Il se creusa la tête tout en sachant qu’il ne trouverait pas de réponse à la question. Après tout, les rendez-vous manqués venaient peut-être de la gynéco ou de Raphaël.

            – Va te coucher, Coco ! l’interpela Boris.

            Pour une fois, le volatile avait raison. À quoi jouait-il, debout à 2 heures du matin, à scruter désespérément l’écran de téléphone d’une femme qu’il n’avait croisée que deux minutes dans sa vie ?

            * Jonathan se leva de sa chaise, bien décidé à aler dormir, mais le téléphone continuait d’exercer son pouvoir d’attraction.

            Incapable de le poser, il le connecta sur le réseau wi-fi de la maison avant de consulter une nouvele fois la colection de photos. Il fit défiler les poses de Madeline jusqu’à retrouver cele qu’il cherchait.

            Il en lança l’impression en rejoignant le salon.

            L’imprimante crépita avant de cracher un portrait en plan américain représentant la jeune femme devant le Grand Canal à Venise. Jonathan se saisit de l’image et plongea son regard dans celui de Madeline.

            Il y avait un mystère dans ce visage. Derrière la lumière et le sourire, il sentait une fêlure, quelque chose d’irrémédiablement cassé, comme si le cliché portait un message subliminal qu’il ne parvenait pas à décoder.

            Jonathan regagna la terrasse. Hypnotisé par ce téléphone, il recensait à présent les différentes applications téléchargées par Madeline – journaux d’information, plan du métro parisien, météo…

            – Quel est ton secret, Madeline Greene ? chuchota-t-il en effleurant l’écran.

            – Madeline Greeeeeeene, répéta le perroquet en hurlant.

            La lumière s’aluma dans la maison d’en face.

            – On voudrait dormir ! se lamenta un voisin.

            Jonathan ouvrit la bouche pour gronder Boris lorsqu’un programme attira son attention : un « calendrier féminin » dans lequel Madeline consignait une bonne partie de sa vie intime.

            Organisée comme un agenda, l’application gardait en mémoire les dates des règles, précisait les jours d’ovulation, les dates de fertilité et calculait la moyenne des cycles menstruels. Un « journal » suivait l’évolution du poids, de la température et des humeurs tandis que de discrètes icônes en forme de cœur permettaient à l’utilisatrice de repérer les jours où ele avait eu un rapport sexuel.

            C’est en regardant la disposition des cœurs sur le calendrier que l’évidence sauta aux yeux de Jonathan : Madeline prétendait vouloir un enfant, mais prenait garde à ne faire l’amour qu’en dehors de ses périodes de fertilité…

            4

            Décalage horaire

            Le cœur de la femme est un labyrinthe de subtilités qui défie l’esprit grossier du mâle à l’affût. Si vous voulez vraiment posséder une femme, il faut

            d’abord penser comme elle et la première chose à

            faire est de conquérir son âme.

            Carlos RUIZ ZAFON

            Pendant ce temps, à Paris…

            – Takumi, il faut que tu me rendes un service.

            La pendule murale du magasin venait de sonner 11 heures.

            Perchée sur un escabeau, le chignon retenu par un pique-fleur, les mains écorchées, Madeline terminait de suspendre un énorme bouquet de houx.

            – Bien sûr, madame, répondit le jeune apprenti.

            – Arrête de m’appeler « madame » ! s’exaspéra-t-ele en descendant quelques marches.

            – D’accord, Madeline, se reprit l’Asiatique en s’empourprant.

            Appeler sa patronne par son prénom créait une intimité qui le mettait mal à l’aise.

            – Je voudrais que tu ailes poster un colis pour moi, expliqua-t-ele en lui tendant une petite enveloppe à bules dans laquele ele avait glissé le téléphone de Jonathan.

            – Bien sûr, mada… euh, Madeline.

            – C’est une adresse aux États-Unis, précisa-t-ele en lui donnant un bilet de 20 euros.

            Takumi examina l’adresse :

            – Jonathan Lempereur… Comme le chef ? demanda-t-il en enfourchant le vélo électrique qui lui servait à faire ses livraisons.

            – Tu le connais ? s’étonna la fleuriste sortie avec lui sur le trottoir.

            – Tout le monde le connaît, répliqua-t-il sans se rendre compte de sa maladresse.

            – Ça veut dire que je suis la reine des connes ? le reprit Madeline.

            – Non, euh… pas du tout, je…, bredouila-t-il.

            À présent, Takumi était écarlate. De petites gouttes de sueur perlaient sur son front et ses yeux ne quittaient pas le sol.

            – Bon, tu te feras hara-kiri un autre jour, le chambra-t-ele. En attendant, explique-moi qui est ce type.

            Le Japonais avala sa salive.

            – Il y a quelques années, Jonathan Lempereur tenait le meileur restaurant de New York. Mes parents m’y avaient invité pour fêter mon diplôme universitaire. C’était un endroit mythique : un an de liste d’attente et des saveurs originales qu’on ne trouvait nule part aileurs.

            – Je ne pense pas qu’il s’agisse du même type, dit-ele en désignant l’enveloppe. L’adresse qu’il m’a fournie est bien cele d’un restaurant, mais plus cele d’une gargote que d’un cinq-étoiles.

            Takumi rangea le paquet dans son sac à dos et donna un coup de pédale sans chercher à en savoir davantage.

            – À tout à l’heure.

            Madeline lui fit un petit signe de la main en rentrant dans la boutique.

            Les paroles de son apprenti avaient excité sa curiosité, mais ele essaya de reprendre son travail comme si de rien n’était. Depuis l’ouverture, la boutique n’avait pas désempli. Au même titre que la Saint-Valentin, Noël réveilait les émotions : l’amour, la haine, la solitude, la mélancolie. Rien que ce matin, ele avait vu défiler dans son magasin une brochette de personnages plus originaux les uns que les autres : un vieux séducteur avait envoyé douze bouquets à douze conquêtes dans douze viles différentes ; une femme entre deux âges s’était expédié des orchidées à ele-même pour faire bonne figure devant ses colègues de bureau ; une jeune Américaine avait débarqué en pleurs pour faire parvenir à son amant parisien un assemblage fané lui signifiant leur rupture. Quant au boulanger du quartier, il avait commandé comme cadeau à sa bele-mère adorée un énorme cactus mexicain aux épines longues et acérées…

            Madeline tenait de son père sa passion pour l’art floral.

            Guidée par son enthousiasme, ele s’était d’abord formée en autodidacte avant de suivre les cours de la Piverdière, la prestigieuse école de fleuristes d’Angers. Ele était fière de pratiquer une activité marquant chacun des grands événements de la vie.

            Naissance, baptême, premier rendez-vous, mariage, réconciliation, promotion professionnele, départ en retraite, enterrement : les fleurs accompagnaient les gens du berceau à la tombe.

            La jeune femme s’attela à une nouvele composition, mais l’abandonna au bout de cinq minutes. Ele n’arrivait pas à se sortir de la tête l’histoire que lui avait racontée Takumi.

            Ele passa derrière son comptoir et lança le navigateur de l’ordinateur du magasin. En tapant « Jonathan Lempereur » sur Google, on obtenait plus de six cent mile résultats ! Ele se connecta à Wikipédia. L’encyclopédie en ligne contenait une longue contribution sur le chef agrémentée d’une photo qui était, sans aucun doute possible, cele de l’homme qu’ele avait croisé la veile à l’aéroport, même si sur le cliché Jonathan faisait plus jeune et plus sexy. Perplexe, Madeline chaussa ses minces lunettes de vue et, tout en mâchonnant un crayon à papier, s’attela à la lecture de son écran :

            Jonathan Lempereur, né le 4 septembre 1970, est un chef cuisinier et homme d’affaires français ayant fait l’essentiel de sa carrière aux États-Unis.

            Apprentissage

            D’origine gasconne, il est issu d’une famille de modestes restaurateurs et commence à travailler très jeune dans l’établissement de son père, La Chevalière, place de la Libération à Auch. Dès seize ans, il entre en apprentissage et multiplie les expériences : commis de cuisine chez Ducasse, Robuchon et Lenôtre, avant de devenir le second du célèbre chef provençal Jacques Laroux dans les murs de La Bastide à Saint-Paul-de-Vence.

            Révélation

            Le suicide brutal de son mentor propulse Lempereur à la tête de La Bastide. Contre toute attente, il parvient à conserver le rang de l’établissement, devenant, à vingt-cinq ans, le plus jeune chef français à la tête d’un trois-étoiles au Guide Michelin.

            Le prestigieux Hôtel du Cap-d’Antibes fait alors appel à ses services pour relancer son restaurant, La Trattoria. Moins d’un an après son ouverture, l’établissement du palace obtient lui aussi trois étoiles, faisant de Jonathan Lempereur l’un des quatre seuls chefs à cumuler six étoiles dans le célèbre guide.

            Consécration

            En 2001, il rencontre Francesca, la fille de l’homme d’affaires américain Frank DeLillo, venue passer à l’Hôtel du Cap sa lune de miel avec le banquier Mark Chadwick. L’héritière et le jeune chef ont un coup de foudre et Francesca engage une procédure de divorce moins d’une semaine après son mariage, se brouillant ainsi avec sa famille pendant que l’hôtel azuréen licencie son chef pour préserver sa réputation.

            Le nouveau couple part s’installer à New York et se marie.

            Avec l’aide de son épouse, Jonathan Lempereur ouvre son propre restaurant, L’Imperator, qu’il installe au sommet du Rockefeller Center.

            Pour Lempereur, c’est le début d’une période particulièrement créative. Expérimentant de nouvelles technologies tout en conservant les saveurs de la cuisine méditerranéenne, il devient l’un des apôtres de la « cuisine moléculaire ». Son succès est immédiat.

            En quelques mois, il devient le chouchou des stars, des hommes politiques et des critiques gastronomiques. À tout juste trente-cinq ans, il est élu meilleur cuisinier du monde par un jury international de quatre cents chroniqueurs qui louent sa « cuisine flamboyante » et sa capacité à offrir à ses convives « un voyage gustatif extraordinaire ». À cette époque, son restaurant reçoit chaque année des dizaines de milliers de demandes venues des quatre coins du monde et il faut souvent attendre plus d’un an pour obtenir une réservation.

            L’icône médiatique

            Parallèlement à sa carrière de chef, Jonathan Lempereur devient célèbre pour ses nombreuses prestations télévisées, notamment An Hour with Jonathan sur BBC America puis Chef’s Secrets sur Fox qui réunissent chaque semaine des millions de téléspectateurs et se déclinent en livres et en DVD.

            En 2006, soutenu par Hillary Clinton, sénatrice de New York, Lempereur entame une croisade contre les menus des cantines de Big Apple. Ses rencontres avec les élèves, les parents et les enseignants finissent par aboutir à l’adoption dans les établissements de menus plus équilibrés.

            Avec son sourire charmeur, son blouson de cuir et son irrésistible accent français, le jeune chef s’impose comme une icône de la cuisine moderne et intègre la liste de Time Magazine des personnalités les plus influentes. L’hebdomadaire lui donnant même à cette occasion le surnom de « Tom Cruise des fourneaux ».

            – Vous vendez vos décorations ?

            – Pardon ?

            Madeline leva la tête de son écran. Absorbée par la vie de Lempereur, ele ne s’était pas rendu compte qu’une cliente venait d’entrer dans le magasin.

            – Vos décorations, vous les vendez ? répéta la femme en désignant les étagères pastel en bois cérusé qui accueilaient des accessoires : thermomètres centenaires, vieux coucous, cages à oiseaux, miroirs piqués, lampes-tempête et bougies parfumées.

            – Euh… non, désolée, eles font partie du magasin, mentit Madeline, pressée de la voir déguerpir pour mieux replonger dans la biographie de Jonathan.

            L’homme d’affaires : la construction du groupe Imperator S’appuyant sur cette nouvelle notoriété, Lempereur crée avec sa femme le groupe Imperator chargé de décliner sa marque sous forme de produits dérivés. Le couple ouvre alors établissement sur établissement : bistrots, brasseries, bars à vin, hôtels de luxe… Leur empire de restauration s’étend aux quatre coins du monde, de Las Vegas à Miami en passant par Pékin, Londres et Dubaï. En 2008, le groupe Imperator compte plus de deux mille salariés dans plus de quinze pays et génère un chiffre d’affaires de plusieurs dizaines de millions de dollars.

            Difficultés financières et retrait du monde de la gastronomie Alors que les clients continuent d’affluer dans son restaurant new-yorkais, le chef français est la cible d’attaques de plus en plus violentes. Les mêmes critiques qui quelques années plus tôt louaient sa créativité et son talent lui reprochent à présent de se disperser et d’être devenu « une simple machine à fric ».

            Pourtant, les multiples activités de son conglomérat sont loin d’atteindre leur seuil de rentabilité. Le groupe Imperator croule sous les dettes et se retrouve au bord de la faillite en décembre 2009.

            Quelques semaines plus tard, après la séparation d’avec sa femme, Jonathan Lempereur jette l’éponge, se déclarant « fatigué par les critiques », « à bout d’inspiration » et « désabusé par le monde de la gastronomie ». À l’âge de trente-neuf ans, contraint de céder la licence d’exploitation de son nom, Lempereur se retire définitivement des affaires après avoir marqué la cuisine contemporaine de son empreinte.

            La lecture de la fin de la notice apprit à Madeline que le chef avait publié un livre en 2005, Confessions d’un cuisinier amoureux.

            Une nouvele recherche suivie de deux ou trois clics l’emmena sur le site de la brasserie French Touch que tenait actuelement Jonathan à San Francisco. Le site n’était visiblement pas à jour. On y trouvait quelques exemples de menus à 24 dolars : soupe à l’oignon, boudin noir aux pommes, tarte aux figues. Rien de bien folichon pour quelqu’un qui, quelques années auparavant, était à la tête de la meileure table du monde.

            Comment en est-il arrivé là ? se demanda-t-ele en déambulant au milieu des sapins et des orchidées. Ele gagna le fond du magasin, aménagé comme un jardin, et, les yeux dans le vide, s’assit sur la balançoire suspendue à une énorme branche scelée au plafond.

            La sonnerie du téléphone de la boutique la tira de sa réflexion.

            Ele se leva d’un bond de la planchette et décrocha le combiné. C’était Takumi.

            – Tu es toujours à la poste ?

            – Non mada…, euh Madeline. À cause de la grève, tous les bureaux sont fermés.

            – Bon, avant de rentrer, fais un détour par une librairie et achète-moi un livre. Tu as de quoi noter ? Voici la référence : Confessions d’un cuisinier amoureux de…

            5

            You’ve got mail

            Le désir de connaître totalement quelqu’un est une

            façon de se l’approprier, de l’exploiter. C’est un souhait honteux auquel il faut renoncer.

            Joyce Carol OATES

            San Francisco, milieu de la nuit

            Jonathan tira d’un coup sec sur la chaînette qui commandait le néon suspendu au-dessus du miroir de la sale de bains. Impossible de fermer l’œil. La faute à la nervosité et à des brûlures d’estomac qui ne cessaient de le torturer depuis qu’il avait bu ce fichu vin.

            Entouré d’un halo de lumière pâle, il fouila dans l’armoire à pharmacie à la recherche d’un anxiolytique et d’un médicament antigastrique. Ayant mis la main sur ces deux comprimés, il passa dans la cuisine pour les avaler avec une gorgée d’eau minérale.

            La maison était silencieuse. Marcus, Charly et même Boris avaient depuis longtemps rejoint les bras de Morphée. La fenêtre à guilotine était restée entrouverte, mais il ne faisait pas froid pour autant. Un vent chaud se leva, faisant tinter doucement le carilon en bambou tandis qu’un éclair de lune traversait la vitre pour iluminer l’écran du téléphone qu’il avait mis en charge sur le bar. Jonathan ne put s’en empêcher : d’une pression sur l’unique bouton, il activa l’appareil qui devint instantanément lumineux et cristalin. La petite pastile rouge indiquant que Madeline avait reçu du courrier s’était alumée. Une sorte de sixième sens mâtiné de curiosité le poussa à appuyer sur l’icône pour lire le message. Il avait été envoyé dix minutes auparavant et, si étrange que ça puisse paraître, il lui était adressé…

            * Pierre &

            Paul

            Confrérie des Chevaliers des rillettes

            sarthoises

            La réaction de Jonathan ne se fit pas attendre. Douze minutes plus tard, sa réponse fusa :

            Si ele ne lui renvoyait pas son portable, il était hors de question qu’il lui renvoie le sien !

            Et Madeline d’en remettre une couche trente secondes plus tard :

            Jonathan poussa un long soupir et envoya un nouveau message à la jeune femme :

            Juchée sur son tabouret, Madeline avala la dernière bouchée de son sandwich avant de répondre du tac au tac :

            À peine avait-ele envoyé son mail qu’ele guettait déjà une réponse qui ne tarda pas à arriver.

            Ele ne put réprimer un sourire malgré son inquiétude. En l’empêchant de renvoyer son téléphone à son propriétaire, cette grève des services publics la mettait dans l’embarras. Ele lui faisait supporter le poids d’une responsabilité dont ele ne voulait pas.

            Devait-ele avertir Jonathan du message laissé par son ex-femme qui l’avait appelé de New York pour le supplier de revenir vivre avec ele ? Involontairement, Madeline détenait une information capitale pour le devenir d’un couple et cela ne lui plaisait pas.

            La jeune femme commanda un deuxième verre de vin qu’ele but en regardant le mouvement des passants et des véhicules à travers la vitre. Proche de nombreuses grandes enseignes, la rue Delambre était animée en ce dernier week-end de courses de Noël.

            Sur les trottoirs éclaboussés de soleil, les manteaux cintrés des Parisiennes, les grosses doudounes des ados, les écharpes colorées, les bonnets des enfants, les talons qui claquaient et la buée qui sortait de toutes les bouches se mélangeaient dans un mouvement enivrant de couleurs et de visages.

            Madeline termina son verre de vin, et c’est un peu pompette qu’ele prit la plume – façon de parler – pour rédiger un dernier message :

            * À peine Madeline eut-ele appuyé sur la touche ENVOYER

            qu’ele comprit qu’ele avait fait une connerie. Mais trop tard…

            Ele sortit de chez Pierre & Paul et traversa la rue, étourdie par le vin.

            – Hé ! regarde où tu vas, ANDOUILLE ! lui lança un bobo qui, la mèche dans les yeux, manqua de la renverser avec son Vélib.

            Pour éviter le vélo, Madeline recula brusquement d’un pas, mais fut « cueilie » par le coup de klaxon d’un 4×4 qui tentait de doubler la bicyclette par la droite. Ele prit peur et esquiva de justesse le tout-terrain pour gagner le trottoir d’en face, cassant au passage le talon d’une de ses bottines.

            Et merde ! souffla-t-ele en ouvrant la porte de sa boutique pour se réfugier dans son Jardin Extraordinaire. Ele adorait Paris, ele détestait les Parisiens…

            – Tout va bien, madame ? lui demanda Takumi, voyant qu’ele était sous le choc.

            – T’es long à la détente, toi ! lui reprocha-t-ele pour garder sa contenance.

            – Pardon, se reprit l’Asiatique. Tout va bien, Madeline ?

            – Oui, c’est juste ce fichu talon qui…

            Ele laissa sa phrase en suspens et se passa un peu d’eau sur le visage avant d’enlever ses chaussures et son blouson sous le regard de merlan frit de son employé.

            – Inutile de me détailer avec cet air concupiscent, je n’irai pas plus loin dans le strip-tease.

            Lorsqu’ele vit Takumi rougir comme une pivoine, Madeline regretta son emportement et ne voulut pas laisser la gêne s’instaler entre eux.

            – Tu peux aler déjeuner. Prends ton temps, je m’occupe de tout.

            Restée seule dans la boutique, la jeune femme activa avec fébrilité le téléphone de Jonathan. Il venait de lui répondre : prime rib

            * Rue d’Odessa, Takumi entra dans le petit restaurant où il avait ses habitudes. Il salua le patron et s’instala un peu en retrait dans la deuxième sale, moins bruyante et moins fréquentée. Il commanda un mile-feuile de tomates au chèvre frais : une spécialité que lui avait fait découvrir Madeline. En attendant son entrée, il sortit de son sac un dictionnaire de poche pour y chercher le sens du mot

            « concupiscent », qu’il découvrit avec embarras. Comme pris en faute, il eut soudain l’impression irrationnele que tous les clients lui lançaient des regards accusateurs. Madeline prenait un malin plaisir à le provoquer et à le bousculer dans ses certitudes et ses repères.

            Il regrettait qu’ele ne le prenne pas au sérieux et qu’ele le considère davantage comme un adolescent que comme un homme.

            Cette femme le fascinait à la manière d’une fleur mystérieuse. Le plus souvent, ele était « grand soleil », blonde comme un tournesol, répandant autour d’ele sa lumière, sa confiance et son enthousiasme. Mais, à certains moments, ele pouvait être secrète et sombre, à l’image de l’orchidée noire : une fleur rare recherchée par les colectionneurs qui s’épanouissait en plein hiver sur les palmiers de Madagascar.

            * Le client entra au mauvais moment. Pour le servir, Madeline interrompit la rédaction de son mail et dissimula le téléphone dans la petite poche de son tablier. C’était un adolescent, entre quinze et dix-sept ans, au look de baby rockeur comme on en croisait à la sortie des lycées des beaux quartiers : Converse, jean slim, chemise blanche, veste cintrée de marque, coupe de cheveux savamment décoiffée.

            – Je peux vous aider ?

            – Je… euh… oui, je voudrais acheter des fleurs, expliqua-t-il en posant le flight case de sa guitare sur une chaise.

            – Ça tombe bien. Vous m’auriez demandé des croissants, j’aurais eu plus de mal.

            – Hein ?

            – Rien, laissez tomber. Plutôt un bouquet rond ou de grandes fleurs ?

            – Ben, j’en sais rien en fait.

            – Plutôt pastel ou coloré ?

            – Hein ? répéta l’ado comme si on lui parlait hébreu.

            Assurément pas le plus dégourdi de sa génération, pensa-t-ele en essayant de garder son calme et son sourire.

            – Bon, vous avez une idée du budget que vous aimeriez consacrer à votre achat ?

            – Ch’ais pas. On peut avoir quelque chose avec 300 euros ?

            Cette fois, ele ne put retenir un soupir : ele détestait les gens qui n’avaient aucune conscience de la valeur de l’argent. En une fraction de seconde, quelques souvenirs de son enfance remontèrent à la surface : les années de chômage de son père, les sacrifices de sa famile pour lui permettre de faire des études…

            Comment un tel fossé pouvait-il exister entre ce gamin né une cuilère d’argent dans la bouche et la gosse qu’ele avait été ?

            – Bon, écoute p’tit gars, t’as pas besoin de 300 euros pour acheter un bouquet. En tout cas, pas dans ma boutique, compris ?

            – Ouais, répondit-il molement.

            – Alors ces fleurs, c’est pour qui ?

            – Pour une femme.

            Madeline leva les yeux au ciel.

            – Pour ta mère ou pour ta petite copine ?

            – En fait, pour une amie de ma mère, répondit-il, un poil plus gêné.

            – Bon, et quel message tu veux faire passer en offrant ce bouquet ?

            – Un message ?

            – Tu lui offres ces fleurs dans quel but ? La remercier pour t’avoir offert un pul à ton anniversaire ou pour lui dire autre chose ?

            – Euh… plutôt la deuxième solution.

            – Putain, c’est l’amour qui te rend con ou t’es toujours comme ça ? demanda-t-ele en secouant la tête.

            L’ado ne crut pas utile de répondre. Madeline s’éloigna du comptoir et entreprit une composition.

            – Tu t’appeles comment ?

            – Jeremy.

            – Et l’amie de ta mère, ele a quel âge ?

            – Euh… plus vieile que vous en tout cas.

            – Et j’ai quel âge à ton avis ?

            Là encore, il choisit de ne pas répondre, preuve qu’il n’était peut-être pas si crétin qu’il en avait l’air.

            – Bon, tu ne les mérites pas, mais voilà ce qu’il y a de mieux, expliqua-t-ele en lui tendant un bouquet. Ce sont mes fleurs préférées : des violettes de Toulouse, à la fois simple, chic et élégant.

            – C’est très joli, admit-il, mais dans le langage des fleurs, ça signifie quoi ?

            Madeline haussa les épaules.

            – Laisse tomber le langage des fleurs. Offre ce que tu trouves beau, c’est tout.

            – Mais quand même, insista Jeremy.

            Madeline fit semblant de réfléchir.

            – Dans ce que tu appeles le « langage des fleurs », la violette représente la modestie et la timidité, mais ele symbolise aussi un amour secret, donc, si tu as peur que cela paraisse ambigu, je peux te faire un bouquet de roses à la place.

            – Non, les violettes me conviennent très bien, répondit-il en arborant un large sourire.

            Il régla sa commande et, au moment de quitter la boutique, remercia Madeline de ses conseils.

            Enfin seule, ele récupéra son téléphone et s’empressa de terminer son message :

            *

            * Submergée par la panique, Madeline éteignit le téléphone et s’en éloigna comme pour fuir un danger.

            Il savait ! Ce type avait fouilé dans son portable et il avait deviné pour Esteban et pour l’enfant !

            Une goutte de sueur glissa le long de son échine. Ele entendait son cœur cogner dans sa poitrine. Ses mains tremblaient et ele se sentait flageoler sur ses jambes.

            Comment était-ce possible ? Son agenda et ses mails, bien sûr…

            Un grand vide inattendu se creusa dans son ventre et ele dut lutter pour ne pas perdre pied. Il falait qu’ele se calme : avec ces seuls éléments, Jonathan Lempereur ne pouvait pas l’atteindre. Tant qu’il ne mettait pas la main sur autre chose, ce n’était pas une vraie menace.

            Mais il y avait dans les entrailes de son téléphone un document sur lequel il ne devait surtout pas tomber. Quelque chose que Madeline n’avait pas le droit de posséder. Quelque chose qui avait déjà détruit sa vie et l’avait conduite aux portes de la folie et de la mort.

            En théorie, son secret était bien protégé. Lempereur était un sale fouineur, pas un as de l’informatique, ni un maître chanteur. Il avait joué avec ele, s’amusant à ses dépens, mais si ele ne le relançait pas, il alait se lasser.

            Du moins, c’est ce qu’ele espérait.

            6

            Le fil

            Car (ils) étaient unis par un fil […] qui ne pouvait exister qu’entre deux individus de leur espèce, deux individus qui avaient reconnu leur solitude dans celle de l’autre.

            Paolo GIORDANO

            San Francisco

            9 h 30 du matin

            Marcus émergea du sommeil difficilement.

            Comme un somnambule, il avança jusqu’à la sale de bains, entra dans la douche sans enlever ni son caleçon ni sa chemise et resta immobile sous le jet jusqu’à ce que la chaudière se vide. L’eau glacée lui fit ouvrir un œil et, après s’être rapidement séché, il se traîna jusqu’à sa chambre pour constater que son tiroir à sous-vêtements était vide. Tous ses caleçons et tous ses tee-shirts s’entassaient dans la corbeile en osier. Le Canadien leva un sourcil interrogateur. Jonathan qui l’avait maintes fois menacé de ne plus laver ses vêtements avait mis son avertissement à exécution !

            – Jon’ ! se plaignit-il avant de réaliser qu’on était samedi et qu’à cette heure le restaurateur avait sûrement déjà quitté la maison pour sa visite hebdomadaire au marché fermier de l’Embarcadero.

            Encore ensuqué, il plongea la main dans la montagne de linge sale et enfila les premiers vêtements « réutilisables » qui lui tombèrent sous la main.

            Puis Marcus se traîna dans la cuisine et trouva en tâtonnant la Thermos de pu-erh que Jonathan préparait chaque matin. Il se laissa tomber sur une chaise et but à même le goulot une longue rasade de thé noir. Comme si le breuvage dérouilait ses neurones, il eut une ilumination soudaine et se déshabila ilico presto pour laver ses sous-vêtements dans l’évier avec du liquide vaissele. Après les avoir essorés, il ouvrit la porte du micro-ondes et régla la durée sur huit minutes.

            Content de lui, c’est dans le plus simple appareil qu’il sortit sur la terrasse.

            – Salut boit-sans-soif ! l’accueilit Boris.

            – Bonjour ectoplasme à plumes, répliqua Marcus en gratouilant son plumage.

            Signe ultime de leur complicité, l’oiseau sautila, inclina la tête et ouvrit son bec, lui offrant une bouchée prédigérée de fruits mélangés.

            Marcus remercia son ami puis s’étira longuement au soleil, bâilant à s’en décrocher la mâchoire.

            – Secoue-toi les côtelettes ! Secoue-toi les côtelettes ! hurla le perroquet.

            Stimulé par ses exhortations, Marcus effectua alors ce qu’il considérait comme sa tâche la plus importante de la journée : il vérifia le système de pompe à eau qui irriguait la dizaine de plants de cannabis cachés derrière les rosiers du jardin. Jonathan n’approuvait pas du tout sa petite culture, mais il fermait les yeux.

            Après tout, la Californie était le premier producteur occidental de chanvre indien et San Francisco symbolisait à lui seul la tolérance et la contreculture.

            Marcus resta encore un moment sur la terrasse à profiter de la chaleur. Ayant passé la majeure partie de sa vie dans le froid de Montréal, il goûtait particulièrement la douceur du climat californien.

            Sur la petite coline de Telegraph Hil, on avait du mal à croire que Noël approchait : les trompettes dorées du jasmin commençaient à éclore ; les palmiers, les prunus et les lauriers-roses resplendissaient au soleil ; les maisons de bois ployaient sous le lierre, ensevelies au milieu d’une jungle luxuriante où piailaient passereaux guilerets et oiseaux-mouches colorés.

            Malgré l’heure relativement matinale, quelques promeneurs descendaient déjà les marches fleuries de l’escalier Filbert. En dépit de la végétation abondante, la maison n’était pas complètement préservée des regards. Certains passants étaient amusés, d’autres choqués, mais aucun ne restait de marbre devant cet hurluberlu à poil qui tenait une conversation graveleuse avec un perroquet.

            Marcus ne s’en affecta pas jusqu’à ce qu’un touriste dégaine son appareil photo pour immortaliser la scène.

            – Peut même plus être tranquile chez soi ! maugréa le Canadien en battant en retraite dans la cuisine, juste au moment où la minuterie du micro-ondes signalait la fin de la « cuisson ».

            Curieux du résultat, il ouvrit le four pour récupérer ses vêtements. Ils étaient non seulement secs, mais aussi tout chauds et doux !

            En plus, ils sentent la brioche, se félicita-t-il en humant le petit tas de linge.

            Devant le miroir, il les enfila, satisfait, ajustant son caleçon, lissant le tee-shirt dont il aimait particulièrement le flocage : OUT OF BEER

            (life is crap)1

            Son ventre gargouila. Affamé, il ouvrit le réfrigérateur et farfouila parmi les aliments avant de tenter un mélange hasardeux.

            Sur une tranche de pain de mie, il tartina une bele couche de beurre de cacahuètes qu’il recouvrit de sardines à l’huile sur lesqueles il disposa des rondeles de banane.

            Exquis ! pensa-t-il en poussant un soupir d’aise.

            Il n’avait dégusté que quelques bouchées de son sandwich lorsqu’il les aperçut.

            Les photos de Madeline.

            Plus d’une cinquantaine de portraits punaisés sur le tableau de liège, plaqués par des aimants contre les portes des placards métaliques ou même directement scotchés au mur.

            Visiblement, son colocataire avait passé une bonne partie de la nuit à imprimer ces clichés. La jeune femme y apparaissait sous toutes ses coutures : seule, en couple, de face, de profil… Jonathan avait même agrandi certains tirages, scrutant ses yeux et son visage.

            Perplexe, Marcus arrêta sa mastication et s’approcha des photos. Sans en donner l’impression, le Canadien exerçait une vigilance constante sur Jonathan. Pourquoi s’était-il prêté à cette mise en scène ? Quel mystère cherchait-il à percer derrière le regard de Madeline Greene ?

            Sous le vernis, il connaissait la fragilité de son ami et savait que son « rétablissement » était encore précaire.

            Chaque homme a dans le cœur un vide, une entaile, un sentiment d’abandon et de solitude.

            Marcus savait que l’entaile dans le cœur de Jonathan était profonde.

            Et qu’un tel comportement n’augurait rien de bon.

            * Pendant ce temps, à quelques kilomètres…

            – Papa, j’peux goûter le jerky ? demanda Charly. C’est la viande des cow-boys !

            Son fils sur les épaules, Jonathan parcourait depuis une heure les étals du marché paysan agglutinés sur l’esplanade de l’ancien débarcadère. Pour le restaurateur, c’était un rituel immuable : chaque samedi, il venait se ravitailer et trouver l’inspiration pour composer son menu de la semaine.

            Le Farmers’ Market était une véritable institution à San Francisco. Autour du Ferry Building se réunissaient une centaine de fermiers, de pêcheurs et de maraîchers qui vendaient des produits locaux issus de la culture biologique. C’était là que l’on trouvait les plus beaux légumes, les fruits les plus juteux, les poissons les plus frais, les viandes les plus tendres. Jonathan aimait cet endroit qui attirait une foule bigarrée : des touristes, des chefs, de simples gourmets à la recherche de produits de qualité.

            – S’te plaît papa, y a du jerky là-bas ! J’en ai jamais mangé !

            Jonathan « libéra » son fils qui se précipita vers le stand.

            Enthousiaste, Charly avala un bout de viande de bœuf séchée avant de réprimer une grimace.

            Jonathan lui fit un clin d’œil malicieux.

            Au milieu de ce festival de saveurs, il se sentait chez lui.

            Basilic, huile d’olive, noix, chèvres frais, avocats, courgettes, tomates, aubergines, herbes aromatiques, potirons, salades : il inspectait, humait, goûtait, choisissait. « Le mauvais cuisinier est celui qui cherche à masquer le goût originel de l’ingrédient au lieu de le révéler. » Jacques Laroux, le chef qui l’avait formé, lui avait transmis son savoir-faire et sa rigueur dans la sélection des produits, le respect des saisons et la quête des meileurs fournisseurs.

            Ici, dans le jardin potager des États-Unis, ce n’était pas bien difficile. Depuis longtemps déjà, la nourriture bio n’était plus l’apanage des hippies. C’était désormais un mode de vie à San Francisco comme dans toute la Californie.

            En gardant un œil sur Charly, Jonathan compléta ses achats par cinq beles volailes, dix tronçons de turbot et une caisse de coquiles Saint-Jacques. Il négocia une dizaine de homards et cinq kilos de langoustines.

            À chaque commande, il fournissait au responsable de stand le numéro de la place où était garée sa camionnette pour que les employés du marché puissent acheminer la livraison.

            – Hé, Jonathan, goûte-moi ça ! lui lança un écailer de Point Reyes en lui tendant une huître.

            C’était une plaisanterie entre eux, car le Français, n’appréciant pas la coutume locale qui voulait que l’on passe l’huître sous l’eau avant de la servir, ne mettait jamais ce type de coquilages au menu de son restaurant.

            Jonathan remercia et avala malgré tout le molusque avec un trait de citron et un morceau de pain.

            Il profita de cette pause pour sortir de son blouson le téléphone de Madeline. Il consulta l’écran et marqua une légère déception en constatant que la fleuriste n’avait pas donné suite à son message. Peut-être devait-il lui renvoyer un SMS pour s’excuser ? Peut-être était-il alé trop loin ? Mais cette femme l’intriguait tant… Cette nuit, juste après avoir imprimé les photos, il avait fait une étrange découverte en examinant la répartition de la capacité du téléphone :

            Capacité du disque : 32 Go

            Espace disponible : 1,03 Go

            % utilisé : 96,8

            % disponible : 3,2

            Cette information l’avait surpris. Comment la mémoire de l’appareil pouvait-ele être déjà saturée ? À première vue, le téléphone contenait cinq films, une quinzaine d’applications, cinquante photos, quelque deux cents chansons et… c’était tout.

            Insuffisant pour remplir un smartphone, pas la peine d’être un expert en informatique pour le savoir. Conclusion ? Le disque dur devait contenir d’autres données.

            Accoudé au parapet qui dominait la baie, Jonathan aluma une cigarette, regardant Charly accroupi près des clapiers à lapins. Sans doute n’était-il pas très légal de fumer ici, mais, à court de sommeil, il avait besoin de sa dose de nicotine. Il inspira une bouffée en répondant d’un signe de tête au salut d’un confrère. Jonathan n’avait jamais été tant apprécié par ses pairs que depuis qu’il ne leur faisait plus d’ombre ! Lorsqu’ils le croisaient, la plupart des producteurs et des restaurateurs le saluaient avec un mélange étrange de respect et de compassion. Ici, la plupart des gens savaient qui il était : Jonathan Lempereur, l’ex-chef le plus créatif de sa génération, l’ex-Mozart de la cuisine, l’ex-patron de la meileure table du monde.

            L’ex, l’ex, l’ex…

            Aujourd’hui, il n’était plus rien, ou presque. Juridiquement, il n’avait même pas le droit d’ouvrir un restaurant. Lorsqu’il avait été obligé de vendre la licence d’exploitation de son nom, il s’était en effet engagé à se tenir éloigné des fourneaux. French Touch ne lui appartenait pas et son nom n’était jamais mis en avant, ni sur le site Internet du restaurant ni sur ses cartes de visite.

            Dans un article, une journaliste du Chronical avait levé le lièvre, mais ele avait reconnu que le modeste troquet dans lequel il officiait aujourd’hui n’avait rien du lustre de L’Imperator. Jonathan avait d’aileurs profité du papier pour mettre les choses au point : oui, son nouveau restaurant ne servirait que des plats simples à des prix abordables ; non, plus jamais il ne créerait la moindre recette et son inspiration n’était pas revenue ; non, plus jamais il ne briguerait la moindre récompense culinaire. Au moins, les choses étaient claires et l’article avait eu le mérite de rassurer les chefs qui s’inquiétaient du possible retour de Lempereur derrière les fourneaux.

            – Papa, j’peux goûter des petits pois au wasabi ? implora Charly en observant avec curiosité le stand d’un vieil Asiatique qui proposait aussi des langues de canard et de la soupe de tortue.

            – Non, mon bonhomme. Tu n’aimeras pas : c’est très épicé !

            – S’te plaît ! Ça a l’air si bon !

            Jonathan haussa les épaules. Pourquoi, dès le plus jeune âge, la nature humaine nous portait-ele à ignorer les conseils avisés ?

            – Fais comme tu veux.

            Il tira une nouvele bouffée sur sa cigarette et plissa les yeux à cause du soleil. À rolers, à pied ou à vélo, de nombreux promeneurs profitaient du beau temps pour flâner le long du front de mer. Au loin, l’océan étincelait et dans le ciel d’un bleu intense patrouilaient des mouettes opportunistes prêtes à fondre sur toute nourriture accessible.

            Échaudé par le jerky, Charly aurait dû se méfier davantage, mais la bele couleur verte des pois soufflés inspirait la confiance.

            C’est donc sans appréhension qu’il engloutit une petite poignée de pois moutardés et…

            – Beurk ! Ça pique ! hurla-t-il en recrachant dare-dare ce qu’il venait d’ingurgiter.

            Sous l’œil amusé du vieux Japonais, l’enfant se tourna vers son père.

            – Tu aurais pu me prévenir ! lui reprocha-t-il pour masquer sa vexation.

            – Alez viens, je t’emmène prendre un chocolat, proposa Jonathan en écrasant sa clope et en hissant Charly sur ses épaules.

            * Pendant ce temps, à Paris…

            Il était un peu plus de 19 heures lorsqu’un coursier poussa la porte du Jardin Extraordinaire. Malgré l’heure avancée, le magasin était encore animé et Madeline tentait de se démultiplier pour satisfaire ses clients.

            En enlevant son casque, le coursier eut l’impression d’être projeté dans une autre dimension. Avec ses fleurs aux couleurs d’automne, ses parfums mêlés, sa balançoire et son vieil arrosoir métalique, l’atelier floral lui rappelait étrangement le jardin de la maison de campagne de sa grand-mère dans laquele il avait passé la plupart de ses vacances d’enfant. Surpris par la douceur inattendue de cet îlot de nature, il eut l’impression de respirer vraiment pour la première fois depuis longtemps.

            – Je peux vous aider ? demanda Takumi.

            – Federal Express, répondit-il en émergeant brusquement de sa rêverie. On m’a demandé de venir enlever un paquet.

            – C’est exact, voici l’enveloppe.

            Le coursier prit la pochette cartonnée que lui tendait l’Asiatique.

            – Merci, bonne soirée.

            Il sortit dans la rue et enfourcha son deux-roues. Il embraya, appuya sur le démarreur et accéléra pour rejoindre le boulevard. Il avait déjà parcouru une dizaine de mètres lorsqu’il aperçut dans son rétroviseur une femme qui l’interpelait. Il freina et s’arrêta sur le trottoir.

            – Je suis Madeline Greene, expliqua-t-ele en le rejoignant.

            C’est moi qui ai rempli le formulaire sur Internet pour demander l’expédition en express de ce paquet, mais…

            – Vous désirez annuler votre commande ?

            – Et récupérer mon paquet, s’il vous plaît.

            Sans faire de difficultés, le jeune homme rendit l’enveloppe à Madeline. Manifestement, il était fréquent que des expéditeurs changent d’avis au dernier moment.

            Ele signa une décharge puis lui tendit un bilet de 20 euros pour le dédommagement.

            Madeline regagna sa boutique en serrant le téléphone contre sa poitrine, se demandant si ele avait pris la bonne décision. En choisissant de ne pas renvoyer son téléphone à Jonathan, ele avait conscience de prendre le risque de le provoquer. Si ele n’entendait plus parler de lui dans les prochains jours, ele aurait tout le temps de lui restituer son appareil, mais au cas où les choses tourneraient mal, ele voulait conserver la possibilité d’avoir un contact direct avec lui.

            En espérant que cela n’arriverait jamais.

            * San Francisco

            Jonathan continua son marché sous les arcades du Ferry Building. Plus que centenaire, la gare maritime se dressait fièrement le long de l’Embarcadero. Ele avait connu son heure de gloire dans les années 1920 lorsqu’ele était le terminal de voyageurs le plus important au monde. Aujourd’hui, son bâtiment principal avait été transformé en élégante galerie marchande où les fromageries artisanales, boulangeries, delicatessen, traiteurs italiens et épiceries chic se succédaient le long d’une promenade prisée des gourmands.

            Le restaurateur termina ses emplettes avec un assortiment de fruits d’hiver, raisins, kiwis, citrons, grenades, oranges, avant de tenir sa promesse et d’offrir à son fils une bonne tasse de chocolat dans l’un des cafés qui ouvraient sur les quais.

            C’est avec soulagement que Charly chassa le goût de moutarde qui lui brûlait la bouche avec la saveur plus douce du cacao. Jonathan se contenta d’une théière de pu-erh. Son esprit était aileurs. En prenant une première gorgée de thé, il vérifia l’écran du portable. Toujours aucune nouvele de Madeline.

            Une voix intérieure lui souffla d’arrêter là. À quoi jouait-il ?

            Que cherchait-il à prouver ? Qu’est-ce que ses investigations pouvaient lui apporter à part des ennuis ?

            Mais il décida d’ignorer ces avertissements. La nuit dernière, il avait ouvert méthodiquement toutes les applications et une seule lui paraissait suspecte : un espace de stockage qui permettait de lire des fichiers de gros volume – PDF, images, vidéos – après les avoir transférés de son ordinateur vers son téléphone. Si Madeline camouflait des documents dans son appareil – et c’était ce que l’analyse de la mémoire du téléphone laissait supposer –, c’était là qu’ils se trouvaient.

            Sauf que l’application était protégée par un mot de passe !

            Jonathan regarda le curseur clignoter, l’invitant à entrer le code secret. Au petit bonheur la chance, il essaya successivement MADELINE, GREENE puis PASSWORD.

            Mais il ne falait pas rêver.

            Alors que sa troisième tentative venait d’échouer, il regarda sa montre et s’affola d’avoir pris tant de retard. Le week-end, il embauchait un commis pour l’aider au restaurant, mais le jeune cuisinier n’avait pas les clés et il ne falait pas compter sur ce tire-au-flanc de Marcus pour être à l’heure.

            – Alez matelot, levons l’ancre ! ordonna-t-il en incitant Charly à enfiler sa veste.

            – Oh papa, on peut aler dire bonjour aux lions de mer avant ?

            Le bambin adorait que son père l’emmène voir ces étranges animaux marins qui, depuis le tremblement de terre de 1989, avaient fait du Pier 39 leur domicile fixe.

            – Non, chéri, je dois aler travailer, lui répondit Jonathan avec une pointe de culpabilité. On ira les voir demain à Bodega Bay, en même temps qu’on ira pêcher en bateau, OK ?

            – OK ! s’écria Charly en sautant de sa chaise.

            Avec une serviette, Jonathan essuya les moustaches que le chocolat avait dessinées sous le nez de son fils.

            Ils venaient d’arriver sur le parking lorsque le téléphone portable vibra dans sa poche. Jonathan sortit l’appareil pour constater que le prénom ESTEBAN s’affichait à l’écran.

            *

            Un instant, il hésita à décrocher lui-même, mais déjà le responsable des livraisons l’accaparait pour l’aider à charger ses marchandises. Charly se fit un plaisir de mettre la main à la pâte et les trois hommes empilèrent rapidement toutes les cagettes dans le minibreak Austin, un authentique countryman des années 1960 avec des appliques en bois à l’emblème du restaurant.

            – Boucle ta ceinture, demanda Jonathan à son fils avant de mettre le contact.

            Tout en prenant la direction du quartier italien, il clipsa le téléphone dans le réceptacle colé au pare-brise et…

            Bingo ! Esteban avait laissé un message ! Il enclencha le haut-parleur pour l’écouter, mais alors qu’il s’attendait à une voix d’homme, c’est une voix féminine et mélodieuse qui énonça :

            « Bonjour, mademoiselle Greene, ici le cabinet du docteur Esteban, je vous appelle pour savoir s’il est possible de décaler d’une heure votre rendez-vous de lundi. Je vous remercie de bien vouloir nous rappeler. Très bon week-end. »

            Jonathan marqua un mouvement de surprise. Ainsi, Esteban n’était pas le prénom d’un amant sud-américain, mais le nom d’un médecin ! Piqué par la curiosité, il lança l’application PagesJaunes présente sur l’appareil avant que son fils le rappele à l’ordre :

            – Regarde la route, papa !

            Il acquiesça :

            – OK bonhomme, tu vas m’aider.

            Ravi d’être mis à contribution, Charly pianota sur l’écran tactile pour entrer des données dans l’annuaire en ligne. À l’initiative de son père, il tapa DOCTEUR ESTEBAN, puis PARIS, avant de lancer la recherche. En quelques secondes, le programme afficha un résultat :

            Laurence Esteban

            Médecine psychiatrique

            66 bis, rue Las Cases 75007 Paris

            Ainsi, Jonathan avait fait fausse route sur l’adultère de Madeline, mais il avait deviné son mal-être. Sur ses photos, la jeune femme affichait peut-être toutes les apparences du bonheur, mais quelqu’un qui voyait un psy deux fois par semaine était rarement un modèle de sérénité…

            1- Plus de bière (vie de merde).

            7

            Lempereur déchu

            Nous avions besoin d’oubli, tous les deux, de gîte

            d’étape, avant d’aller porter plus loin nos bagages de néant. […] Deux êtres en déroute qui s’épaulent

            de leur solitude.

            Romain GARY

            Paris, VIIIe arrondissement

            1 heure du matin

            Un appartement d’un petit immeuble du Faubourg-du-Roule Un mélange de pluie et de neige tombait sur les toits de la capitale.

            À la lumière d’une veileuse, bien au chaud sous sa couette, Madeline terminait les dernières pages des Confessions d’un cuisinier amoureux, le livre de Jonathan Lempereur que Takumi lui avait acheté le matin même.

            Couché à ses côtés, Raphaël dormait depuis deux heures.

            Lorsqu’il l’avait rejointe au lit, il avait bien espéré que sa future épouse écourte sa lecture devant la perspective d’un « câlin », mais Madeline était scotchée par l’ouvrage et, à trop attendre, Raphaël avait fini par s’endormir.

            Madeline adorait lire dans le silence de la nuit. Même si l’appartement de Raphaël était situé près des Champs-Élysées, c’était un havre de paix, préservé des sirènes de police et autres cris de fêtards. Ele avait dévoré la prose de Jonathan avec un mélange de fascination et de répulsion. Le livre datait de 2005.

            Lempereur vivait alors son âge d’or, comme en témoignait la quatrième de couverture qui recensait les critiques enthousiastes et unanimes dont il bénéficiait à l’époque : « magicien des saveurs »,

            « Mozart de la gastronomie », « chef le plus doué du monde ».

            Au cours de ces entretiens, Lempereur martelait son credo : la création culinaire est un art à part entière, au même titre que la peinture ou la littérature. Pour lui, la gastronomie ne s’arrêtait pas à la satisfaction des papiles, mais intégrait une dimension artistique.

            Plus que cuisinier, il se définissait comme créateur, comparant son travail à celui de l’écrivain devant sa page blanche, et affirmait ainsi pratiquer « une cuisine d’auteur ».

            « Au-delà du simple travail artisanal, je veux que ma cuisine raconte des histoires et provoque des émotions », déclarait-il.

            Dans cette optique, il remontait aux sources de sa création pour identifier les racines de son art. Comment se formaient ses intuitions ? Par quel processus combinait-il tel goût avec tel autre pour obtenir une saveur inconnue ? Quel rôle jouaient la texture du plat ainsi que son aspect esthétique ?

            « Je suis curieux de tout, avouait-il. J’alimente ma créativité en visitant des musées, des expositions de peinture, en écoutant de la musique, en voyant des films et en contemplant des paysages, mais ma première source d’inspiration, c’est ma femme, Francesca. Je ferme mon restaurant pendant trois mois pour me réfugier dans mon atelier de Californie. J’ai besoin de ce laps de temps pour me régénérer et mettre au point les nouveles recettes que je proposerai à L’Imperator l’année suivante. »

            Madeline avait été surprise par le nombre de chapitres consacrés aux fleurs. Jonathan s’en servait abondamment dans sa cuisine, articulant une partie de ses recettes autour de leurs saveurs : boutons de capucine confits, bouchées croustilantes de foie gras à la confiture de rose, cuisses de grenouiles caramélisées à la violette, sorbet au mimosa et meringues au lilas, bonbons glacés au coquelicot de Nemours…

            Madeline sentit son ventre qui gargouilait. Toute cette lecture lui avait donné faim ! Sans faire de bruit, ele se glissa hors du lit et s’entortila dans une couverture avant de rejoindre la cuisine américaine qui donnait sur les toits. Ele mit la théière sur le feu et ouvrit le frigo à la recherche de quelque chose à grignoter.

            Hum, pas grand-chose…

            Fouilant dans les placards, ele dégota tout de même un paquet entamé de Granola. En attendant que l’eau frémisse, ele croqua dans un biscuit et parcourut les annexes des Confessions d’un cuisinier amoureux où étaient notamment imprimées certaines des recettes qui avaient fait la réputation du restaurant new-yorkais de Lempereur. Du temps où Jonathan était aux fourneaux, L’Imperator proposait chaque soir un voyage gustatif organisé autour d’une vingtaine de plats à savourer en portions réduites, selon un ordre précis digne d’un scénario de film, ménageant surprises et rebondissements. En consultant le menu, Madeline ne put s’empêcher de saliver.

            marshmallow

            Sa tasse de thé à la main, Madeline s’instala devant l’écran de son ordinateur portable. À travers la vitre, ele regarda les flocons moutonneux qui se désagrégeaient en tombant sur les toits. Un peu malgré ele, la jeune femme éprouvait une fascination de plus en plus forte pour Lempereur et pour le mystère qui entourait son brusque retrait de la scène gastronomique. Pourquoi un homme encore jeune, en pleine gloire et au sommet de son art, choisit-il du jour au lendemain de saborder sa carrière ?

            Sur Google, ele tapa « Jonathan Lempereur » suivi de la requête « fermeture de son restaurant » puis lança la recherche…

            * Pendant ce temps, à San Francisco…

            Quatre heures de l’après-midi. Jonathan envoya le dernier dessert du jour – une simple tarte aux abricots et au romarin – avant de dénouer son tablier et de se laver les mains.

            Service terminé ! pensa-t-il en quittant sa cuisine. En sale, il salua un client et passa derrière le comptoir pour préparer deux espressos – un pour son commis, l’autre pour lui. Il attrapa les tasses, vérifia leur température pour être certain que la déperdition de chaleur soit minime et que l’arôme du café soit préservé. À

            North Beach, le quartier italien de la vile, on ne plaisantait pas avec ça ! Pas question de louper un ristretto ou d’utiliser l’une de ces machines à capsules qui, de Shanghai à New York, uniformisaient le goût du café sur toute la planète.

            Sa tasse à la main, il sortit sur la terrasse et s’assura que Charly ne s’ennuyait pas trop. Sur sa tablette tactile, le gamin était plongé dans l’univers des dinosaures et ne prêta pas attention à son père lorsqu’il s’assit près de lui, sous l’un des braseros.

            Il aluma discrètement une cigarette tout en regardant les passants et les enfants qui traversaient Washington Square. Il aimait cet endroit et son atmosphère particulière. Bien que la majorité de ses habitants soient aujourd’hui d’origine asiatique, le quartier était très attaché à son héritage italo-américain, comme en témoignaient les glaciers ambulants, les lampadaires ceinturés du drapeau « vert, blanc, rouge » et les nombreux restaurants familiaux où l’on dégustait pâtes au pesto, panna cotta et tiramisu. Le lieu était mythique : Kerouac y avait vécu, Marilyn Monroe s’était mariée en son église et Francis Coppola, le réalisateur du Parrain, y avait toujours un restaurant et ses bureaux.

            Jonathan sortit de sa poche le téléphone de Madeline.

            Toujours pas de message. Il lança l’application mystérieuse, bien décidé cette fois à contourner la barrière du mot de passe.

            Bon, il falait procéder par ordre. On nous serinait constamment que la clé qui protégeait nos comptes était aussi importante que le code secret de notre carte bancaire. Soit. On nous rebattait les oreiles avec des conseils pour choisir un mot de passe vraiment sécurisé : éviter les mots trop courts, ne pas utiliser d’informations connues de nos proches, choisir une alternance de lettres, de chiffres et de caractères spéciaux. On nous assurait que, dans cette optique, une formule comme « ! Efv (abu#$vh%rgiubfv°oalkùs, dCX » serait un très bon mot de passe quasiment impossible à pirater.

            Sauf qu’il était aussi impossible à retenir…

            Jonathan avala d’un trait son ristretto. Il était convaincu qu’il falait chercher quelque chose de simple. Dans nos vies modernes, on devait jongler avec toutes sortes de codes : cartes de crédit, réseaux sociaux, comptes mails, administration… Pour accéder à n’importe quel service, on avait besoin d’un mot de passe. C’était trop pour notre mémoire. Alors, pour se simplifier la vie, la majorité des gens avaient tendance à choisir des codes courts et familiers, facilement mémorisables. Au mépris de toutes les règles de sécurité, leur choix se portait sur leur date de naissance, le prénom de leur femme ou de leurs enfants, le nom de leur animal, un numéro de téléphone ou une suite de chiffres consécutifs ou de lettres adjacentes.

            Méthodiquement, Jonathan essaya « 123456 », « abcde »,

            « raphael », « greene » ainsi que le numéro de portable de Madeline.

            Échec.

            En fouilant dans l’historique des mails de la jeune femme, il trouva un message particulièrement intéressant : le dossier de demande d’immatriculation envoyé par Madeline au concessionnaire qui lui avait vendu sa moto. Il contenait entre autres choses la photocopie de sa carte d’identité. Connaissant ainsi sa date de naissance, Jonathan entra « 21031978 », « 21 mars 1978 », « 21/03/78 » puis en anglais « 03211978 », « march211978 », « 03/21/78 ».

            Nouvel échec.

            – Réfléchis ! se lança-t-il tout haut.

            Comme l’adresse mail de Madeline était maddy [email protected], il tenta « maddygreene » puis« maddygreene78 ».

            Échec.

            Jonathan sentit la colère et la frustration monter en lui. Il crispa son poing et soupira. C’était rageant de se trouver aux portes du secret et d’être incapable d’y accéder !

            * Madeline chaussa de fines lunettes de vue pour lire plus confortablement les résultats de la recherche qui s’affichaient sur son écran.

            Lempereur abdique, Lempereur destitué, La chute de Lempereur : les journaux français avaient rivalisé de jeux de mots pour annoncer la « retraite » de Jonathan. Ele cliqua sur le lien qui renvoyait à l’article du site Internet de Libération.

            Madeline cliqua sur un autre lien : un article du site du New York Times qui donnait un nouvel éclairage sur l’épisode.

            1

            2

            Suivait une compilation de témoignages qui donnait à l’article des airs de nécrologie, tous les intervenants parlant de Lempereur comme s’il était… mort.

            Michael Bloomberg, le maire de New York, louait le formidable talent d’un grand chef qui était devenu au fil des années New-Yorkais d’adoption. Hilary Clinton rappelait le « soutien actif de Jonathan Lempereur aux actions menées au sein des écoles pour favoriser l’éducation au goût des enfants ». Frédéric Mitterrand, le ministre français de la Culture, saluait en lui « un génie de la création culinaire qui a su contribuer au rayonnement international de la gastronomie française ».

            À côté de ces réactions consensueles, une intervention détonnait clairement : cele du chef écossais Alec Baxter, que Jonathan avait détrôné du titre de meileur cuisinier de la planète.

            Baxter tenait sa vengeance et ne cachait pas sa satisfaction :

            « Lempereur n’aura été qu’une étoile filante dans le monde de la cuisine. Un météore créé par les médias et qui s’est finalement laissé dévorer par le système qui l’avait propulsé en haut de l’affiche. Qui se souviendra de son nom dans dix ans ? »

            Mais le témoignage le plus fort, le plus personnel et le plus poignant revenait à Claire Lisieux, l’un des deux sous-chefs de L’Imperator. « Je travaile avec Jonathan Lempereur depuis dix ans, expliquait la jeune femme. C’est lui qui m’a tout appris. Il m’a repérée alors que j’étais serveuse dans un café de Madison où il venait chaque matin prendre son petit déjeuner. Je n’avais pas de permis de travail valide et il m’a aidée à régulariser ma situation tout en m’embauchant dans son restaurant. C’était un homme d’une grande volonté, exigeant, mais généreux avec son personnel. »

            – Toi, ma vieile, tu devais être secrètement amoureuse de lui… marmonna Madeline avant de reprendre la lecture de son article.

            « Jonathan est un mélange de force et de fragilité, continuait Claire. Un être au caractère excessif, traversé de contradictions, adorant et abhorrant les médias et la notoriété. Ces derniers temps, je l’ai senti très déprimé. Hyperactif, sous tension permanente, il poursuivait une quête inlassable de la perfection qui était devenue une sorte d’esclavage. Il était exténué, travailant sans relâche du matin au soir. Il ne prenait quasiment jamais de vacances. Tant que sa femme le soutenait, il était à l’abri d’un coup de folie, mais lorsqu’ele l’a quitté tout ça est devenu trop lourd à porter. Car tout le monde se trompe sur Jonathan Lempereur : sa soif de reconnaissance, son ambition, ses concessions au star system ne sont pas les signes d’une mégalomanie excessive. Je crois seulement qu’il faisait ça pour Francesca. Pour lui plaire, pour qu’ele l’aime.

            À partir du moment où ils se sont séparés, je pense tout simplement que plus rien ne l’intéressait, que plus rien n’avait de sens… »

            – Qu’est-ce que tu fais debout ?

            Madeline sursauta et se retourna comme prise en faute. En robe de chambre, tout ensommeilé, Raphaël la regardait d’un drôle d’air.

            – Rien, rien, assura-t-ele en refermant précipitamment l’écran de son ordinateur. Je… je faisais mes comptes : les cotisations, l’Urssaf, les charges… Enfin, tu sais ce que c’est.

            – Mais il est 2 heures du matin !

            – Je n’arrivais pas à dormir, chéri, expliqua-t-ele en enlevant ses lunettes.

            Ele but une gorgée de thé devenu froid, mit son nez dans la boîte de biscuits, mais constata qu’ele était vide.

            Raphaël se pencha vers ele pour lui déposer un baiser sur les lèvres. Il passa une main sous sa nuisette et caressa son ventre. Puis sa bouche abandonna cele de Madeline pour glisser dans son cou.

            Lentement, il fit tomber une bretele du déshabilé de soie puis la deuxi…

            Son élan amoureux fut brusquement interrompu par le riff de Jumpin’ Jack Flash. Raphaël tressailit sous l’effet de la surprise et marqua un mouvement de recul.

            Madeline regarda le téléphone de Jonathan qui vibrait à côté de son ordinateur. La photo d’une femme brune, à l’alure grave, aux yeux sombres et profonds, s’était affichée sur l’écran. Ele était surmontée d’un prénom :

            Sans prendre le temps de réfléchir, Madeline décrocha…

            * – P’pa, j’ai un peu froid.

            Jonathan leva la tête de son écran. Depuis une heure, il était plongé dans les méandres tortueux de sa réflexion, essayant sans succès de pirater le code de Madeline. Il avait parcouru une bonne partie des mails de la jeune femme, colectant patiemment des bribes d’informations et tentant, à chaque nouvel indice, de trouver un mot de passe correspondant.

            – Va chercher un pul, chéri, dit-il en lui tendant une serviette en papier pour essuyer son nez qui coulait comme une fontaine.

            Le soleil avait disparu pour laisser la place à un brouilard blanc et dense qui recouvrait les rues et le parc sur lequel donnait la terrasse. Ce n’était pas pour rien que San Francisco était surnommé Fog City. C’était même l’un des aspects un peu mystérieux et déconcertants de la cité : la vitesse avec laquele une brume épaisse pouvait en quelques minutes envelopper la vile et son célèbre Golden Gate.

            Quand Charly revint, enfoui dans un épais col roulé, Jonathan regarda sa montre.

            – Alessandra ne va plus tarder. Ça te fait plaisir d’aler voir Wicked avec ele ?

            Le gamin fit « oui » de la tête avant de s’écrier :

            – La voilà !

            Et de sauter de joie en apercevant sa nounou.

            L’étudiante était la file de Sandro Sandrini, le patron de l’un des restaurants italiens les plus anciens du quartier. Ele suivait un cursus à Berkeley et, à chaque séjour de Charly en Californie, Jonathan faisait appel à ses services.

            Il saluait la jeune file lorsque le portable vibra dans sa main. Il regarda ce qu’affichait l’écran et reconnut les chiffres familiers du numéro de son ex-femme !

            – Alô ?

            D’une voix neutre, Francesca lui expliqua qu’en cherchant à le joindre ele était tombée sur une Parisienne qui lui avait expliqué l’échange des appareils. Ele voulait juste s’assurer que tout alait bien et parler à Charly.

            – C’est ta mère, dit Jonathan en tendant le combiné à son fils.

            1- Le maître d’hôtel du prince de Condé, passé à la postérité pour s’être suicidé en 1671 pendant une réception donnée par son maître parce que la pêche du jour avait du retard et qu’il craignait de manquer de victuailles.

            2- L’un des grands chefs cuisiniers français de la seconde moitié du XXe siècle. Extrêmement médiatisé durant les années 1990, il se suicide sans laisser d’explications en février 2003 à l’âge de cinquante-deux ans.

            8

            Ceux qu’on aime

            Parfois, c’est ça aussi, l’amour : laisser partir ceux qu’on aime.

            Joseph O’CONNOR

            Comté de Sonoma

            Californie

            Dimanche matin

            – Tu n’aimes plus maman, n’est-ce pas ? demanda Charly.

            Le break Austin longeait la côte découpée du Pacifique.

            Jonathan et son fils s’étaient levés à l’aube. Ils avaient quitté San Francisco par la Highway 1, traversant successivement la plage de sable noir de Muir Beach et le vilage bohème de Bolinas dont les habitants détruisaient, depuis des décennies, tous les panneaux d’indication afin de se protéger du tourisme de masse.

            – Alors, tu l’aimes encore maman ? reformula le gamin.

            – Pourquoi me poses-tu cette question ? demanda Jonathan en baissant le son de la radio.

            – Parce que je sais que tu lui manques et qu’ele voudrait qu’on vive encore tous les trois.

            Jonathan secoua la tête. Il s’était toujours refusé à laisser croire à son fils que la séparation d’avec sa mère pouvait être provisoire. D’expérience, il savait qu’un enfant gardait souvent le secret espoir que ses parents se retrouvent un jour et il ne voulait pas que Charly entretienne cette ilusion.

            – Oublie cette idée, chéri. Ça n’arrivera pas.

            – Tu ne m’as pas répondu, remarqua le gamin. Tu l’aimes encore un peu, non ?

            – Écoute, Charly, je sais que c’est difficile pour toi et que tu souffres de cette situation. Mes parents se sont séparés lorsque j’avais ton âge. Comme toi, j’étais très triste et je leur ai reproché de ne pas avoir fait d’efforts pour se rabibocher. J’admets volontiers que nous étions tous les trois plus heureux lorsque ta maman et moi nous nous aimions. Malheureusement, les histoires d’amour ne sont pas éterneles. C’est comme ça. Il est important que tu comprennes que cette époque est derrière nous et qu’ele ne reviendra pas.

            – Hum…

            – Maman et moi, on s’est beaucoup aimés et tu es le fruit de cet amour. Rien que pour ça, jamais je ne regretterai cette période.

            – Hum…

            Devant son fils, Jonathan ne critiquait jamais Francesca dans son rôle de mère. D’aileurs, s’il pouvait lui reprocher d’avoir été une épouse infidèle, ele était pour Charly une formidable maman.

            – Contrairement aux liens de couple, les liens entre les parents et les enfants durent toute la vie, poursuivit-il, appliquant à la lettre les conseils des psys qu’il avait lus. Tu n’as pas à choisir entre nous : ta mère sera toujours ta mère et je serai toujours ton père.

            Nous sommes tous les deux responsables de ton éducation et nous t’accompagnerons dans les moments heureux de ta vie comme dans les coups durs.

            – Hum…

            Jonathan regarda le paysage à travers le pare-brise. Sinueuse et sauvage, la route serpentait le long de l’océan. Avec ses falaises déchiquetées et battues par le vent, l’endroit faisait davantage penser à la Bretagne et à l’Irlande qu’à la Californie.

            Il se sentait coupable de ne pas savoir parler à son fils avec des mots plus justes. Pour Charly, la séparation de ses parents avait été brutale et inattendue. Jusqu’à présent, Jonathan avait pris soin de ne jamais entrer avec lui dans les détails de sa relation avec sa mère, mais était-ce la bonne solution ? Oui, sans doute : comment expliquer à un enfant la complexité des relations conjugales et les ravages de la trahison ? Malgré tout, il se risqua à une précision :

            – Je ne renie rien du passé, mais un jour, j’ai compris que ta maman n’était plus la femme que je croyais connaître. Pendant les dernières années de notre mariage, j’avais été amoureux d’une ilusion. Tu comprends ?

            – Hum…

            – Arrête avec tes « hum » ! Tu comprends ou pas ?

            – Je sais pas trop, répondit l’enfant en faisant une drôle de moue.

            Et merde, pourquoi je lui ai dit ça ?… se désola Jonathan.

            Ils dépassèrent un troupeau de vaches puis arrivèrent à leur destination : le petit vilage de pêcheurs de Bodega Bay. Située à soixante kilomètres au nord-ouest de San Francisco, la localité avait acquis une renommée mondiale depuis qu’Alfred Hitchcock y avait tourné la plupart des scènes des Oiseaux.

            En cette matinée d’hiver, la vile côtière s’animait doucement.

            Ils se garèrent sur le parking presque vide. Charly sortit de la voiture et courut sur le ponton pour observer les otaries qui se doraient au soleil en poussant des cris de contentement.

            Sur le port, plusieurs stands proposaient des crustacés encore frétilants et, sous les auvents des restaurants, quelques « vieux de la vieile » se balançaient dans des rocking-chairs tout en dégustant, malgré l’heure matinale, des tourteaux géants et des clam chowders1.

            Comme il l’avait promis à son fils, Jonathan loua un petit bateau à la coque pointue qui ressemblait à une barquette marseilaise.

            – Alez, moussailon, cap au large !

            Le plan d’eau était paisible, parfait pour naviguer.

            La coquile de noix s’éloigna de la côte puis se stabilisa à deux miles du port. Charly sortit sa canne à pêche et avec l’aide de son père accrocha un ver à l’hameçon avant de lancer sa ligne.

            Jonathan vérifia le portable de Madeline, mais dans cette partie du comté, le réseau était inexistant. Gardant un œil attentif sur son fils, il aluma une cigarette et en savoura la première bouffée en observant la nuée de palmipèdes qui tournaient autour du bateau.

            Décidément, Hitchcock avait été inspiré : l’endroit était envahi d’oiseaux de toutes sortes – mouettes, cormorans, bécassines, goélands – dont les cris se mélangeaient aux cornes de brume des embarcations.

            – Dis, pourquoi tu fumes alors que ça fait mourir ? demanda Charly.

            Jonathan fit celui qui n’avait pas entendu et demanda à son tour :

            – Ça mord ?

            Mais l’enfant n’était pas décidé à abandonner sa croisade contre le tabac :

            – Moi, je n’ai pas envie que tu meures, dit-il, les yeux humides.

            Jonathan poussa un soupir.

            Comment lutter contre ça ?

            Il capitula, écrasant sa clope après en avoir aspiré une dernière bouffée.

            – Content ?

            – Content ! répondit le gamin en retrouvant instantanément un visage rieur.

            * Pendant ce temps, à Deauvile…

            La pendule du salon venait de sonner 19 heures.

            Un beau feu crépitait dans la cheminée. Raphaël et son père s’affrontaient autour de la table de bilard. Assise sur le canapé en cuir capitonné, Madeline hochait la tête de façon mécanique, écoutant d’une oreile distraite le bavardage d’Isaure – sa future bele-mère – tandis qu’à ses pieds Sultan, le cocker anglais de la famile, bavait affectueusement sur ses chaussures neuves.

            Dehors, la pluie cognait contre les vitres depuis le début de l’après-midi.

            – Ah ! j’adore ce programme ! s’exclama Isaure, détournant soudain son attention de Madeline pour monter le son du téléviseur qui, en cette période de fin d’année, diffusait un énième bêtisier.

            Madeline profita de cette brèche pour s’extirper du canapé.

            – Je vais fumer une cigarette.

            – Je croyais que tu avais arrêté, protesta Raphaël.

            – Ça vous tuera, chérie, renchérit Isaure.

            – Sans doute, admit-ele, mais il faut bien mourir de quelque chose, n’est-ce pas ?

            Sur ce, ele enfila sa parka et sortit sur la terrasse.

            Si la nuit était tombée depuis longtemps, un système sophistiqué de spots lumineux éclairait le petit manoir anglo-normand, mettant en valeur ses colombages et l’eau turquoise de la piscine.

            Madeline fit quelques pas le long de la terrasse couverte pour s’accouder à la balustrade. La propriété surplombait le champ de courses, offrant une vue impressionnante sur Deauvile.

            Ele aluma sa cigarette, tirant une première bouffée. Le vent fouettait son visage. Bercée par le bruit de la mer, ele ferma les yeux, essayant de faire le vide en ele.

            Le confort bourgeois et l’inertie de ces week-ends en famile provoquaient chez ele des sentiments contradictoires : apaisement, tranquilité, révolte, envie de fuite.

            Peut-être qu’avec l’habitude…

            Le fond de l’air était glacial. Ele remonta jusqu’au cou la fermeture Éclair de sa parka, rabattit sa capuche et sortit le téléphone de sa poche.

            Depuis ce matin, la plupart de ses pensées convergeaient vers Francesca DeLilo à qui ele avait parlé au téléphone la nuit précédente. Cette femme, son mystère, son histoire exerçaient sur ele une drôle de fascination. Leur conversation avait été brève, mais suffisamment marquante pour l’obséder toute la journée.

            Lorsque Francesca avait pris conscience de la situation, ele lui avait demandé, un peu confuse, d’effacer le message qu’ele avait laissé sur le répondeur de Jonathan et de ne surtout pas lui en parler. « Un moment de faiblesse », avait-ele confessé. Madeline avait compris.

            Ele lança le navigateur du smartphone et tapa le nom de Francesca dans la section « images » du moteur de recherche. Dans sa jeunesse, tout en poursuivant des études de management, l’héritière avait travailé comme mannequin pour de grandes marques de mode. Les premières photos dataient des années 1990 et la montraient sur des podiums et dans des publicités. Selon les clichés, ele avait des airs de Demi Moore, Catherine Zeta-Jones ou Monica Belucci. S’affichèrent ensuite de nombreuses poses avec Jonathan, preuve que, pendant ses années heureuses, le couple n’avait pas hésité à utiliser sa vie privée pour accroître la popularité de son entreprise.

            La pluie se fit plus dense. Le tonnerre gronda, la foudre s’abattit près de la maison, mais, plongée dans son cyber-espace, Madeline ne s’en aperçut pas.

            Ses doigts glissèrent sur l’écran tactile et cliquèrent sur une vignette qui la renvoya au site web du magazine Vanity Fair.

            Quelques années auparavant, le Paris Match américain avait consacré six pages au couple sous le titre : « La cuisine, c’est de l’amour ! » Une longue interview et des photos assez glamour qui n’avaient qu’un lointain rapport avec la gastronomie. Sur l’une d’entre eles, on pouvait voir que le couple s’était fait tatouer une inscription identique sur l’omoplate droite. Madeline zooma pour déchiffrer l’« épigraphe ».

            You’ll never walk alone2

            C’était beau… à condition d’être certain de rester ensemble toute la vie. Car aujourd’hui, avec du recul, la photo avait quelque chose de pathétique.

            – Chérie, tu vas prendre froid ! lança Raphaël en ouvrant la porte.

            – Je rentre, mon cœur ! répondit Madeline sans lever les yeux du téléphone.

            En passant d’un cliché à l’autre, une évidence lui sauta aux yeux. Selon qu’ele se trouvait seule ou en présence de Jonathan, l’attitude de Francesca se métamorphosait : le top model félin, sûr de son pouvoir de séduction, se transformait en femme amoureuse aux yeux de Chimène. Même derrière les mises en scène à destination des journalistes, l’amour que se portaient ces deux-là ne faisait aucun doute.

            Qu’est-ce qui les a séparés ? se demanda-t-ele en rejoignant le salon.

            * – Pourquoi se sont-ils séparés ? demanda Charly en rangeant sa canne à pêche dans le coffre de la voiture.

            – Qui ?

            – Tes parents.

            Jonathan fronça les sourcils. Il tourna la clé de contact et d’un geste ordonna au gamin de boucler sa ceinture. Le minibreak quitta Bodega Bay et mit le cap sur San Francisco.

            Tout en conduisant, Jonathan ouvrit son portefeuile pour y prendre la photo délavée d’un petit restaurant de province.

            – Tes grands-parents avaient un restaurant dans le sud-ouest de la France, expliqua-t-il en montrant le cliché au gamin.

            – La Che-va-liè-re, épela Charly en plissant les yeux pour déchiffrer la pancarte.

            Jonathan approuva de la tête.

            – Lorsque j’étais encore enfant, pendant quelques mois, mon père a aimé une autre femme : la représentante d’une grande marque de champagne qui fournissait son établissement.

            – Ah ?

            – Cet amour a duré plus d’un an. Comme dans les petites viles les rumeurs se répandent vite, ils ont pris garde à tenir leur histoire secrète et ils y sont parvenus.

            – Pourquoi ton père a-t-il fait ça ?

            Jonathan baissa sa visière pour éviter d’être ébloui par le soleil de midi.

            – Pourquoi les hommes trompent-ils leur femme ? Pourquoi les femmes trompent-eles leur mari ?

            Il laissa la question en suspens quelques secondes, un peu comme s’il réfléchissait à haute voix :

            – Il y a des tas de raisons, j’imagine : l’usure du désir, la peur de vieilir, le besoin d’être rassuré sur ses capacités de séduction, l’impression qu’une aventure ne va pas porter à conséquence…

            Des explications sans doute très valables. Je ne peux pas te dire que j’excuse mon père, mais je ne lui jette pas la pierre non plus.

            – Donc ce n’est pas pour ça que tu ne lui parlais plus lorsqu’il est mort ?

            – Non chéri, ce n’est pas pour ça. Mon père avait d’autres défauts, mais malgré son infidélité, je n’ai jamais douté de son amour pour ma mère. Je suis certain que son adultère l’a beaucoup fait souffrir, mais la passion c’est comme la drogue : au début, tu penses la maîtriser, puis un jour, tu dois bien admettre que c’est ele qui te maîtrise…

            À la fois surpris et un peu gêné par ces confessions, Charly regarda son père d’un drôle d’air dans le rétroviseur intérieur, mais Jonathan était lancé :

            – Finalement, il est parvenu à se « désintoxiquer » de cette femme. Mais six mois après le terme de cette aventure, il n’a rien trouvé de mieux que de confesser son adultère à ma mère.

            – Pourquoi ? demanda le gamin en ouvrant de grands yeux.

            – Je pense qu’il s’en voulait et qu’il se sentait coupable.

            Jonathan mit son clignotant pour se garer devant l’unique poste à essence d’une vieile station-service.

            – Et ensuite ? demanda l’enfant en suivant son père.

            Jonathan décrocha le pistolet de carburant.

            – Il a supplié sa femme de lui pardonner. Comme ils avaient deux enfants, il lui a demandé de préserver leur famile, mais ma mère était dévastée par cette trahison. Son mari avait abîmé leur amour et gâché tout ce qu’ils avaient construit. Alors, ele lui a refusé son pardon et ele l’a quitté.

            – D’un seul coup ?

            Jonathan paya son plein et regagna la voiture.

            – Ta grand-mère était comme ça, expliqua-t-il en repartant.

            – C’est-à-dire ?

            – C’était une grande amoureuse, une grande idéaliste, exaltée et passionnée. Brutalement, ele a pris conscience que la personne qu’ele aimait le plus au monde était capable de lui mentir et de la blesser. Ele disait souvent qu’au sein d’un couple la confiance était primordiale. Ele disait que sans confiance, l’amour n’était pas réelement de l’amour et sur ce point, je crois qu’ele avait raison.

            Comme Charly avait oublié d’être bête, il ne put s’empêcher de remarquer :

            – Ça ressemble à ce que tu as vécu avec maman.

            Jonathan acquiesça :

            – Oui, pendant des années, avec maman, on n’a fait qu’un. On partageait tout et notre amour nous protégeait de tout. Mais un jour… un jour l’amour s’en va… et il n’y a rien d’autre à dire.

            Charly hocha tristement la tête et, puisqu’il n’y avait rien d’autre à dire, resta silencieux jusqu’à la maison.

            1- Soupe aux palourdes, à l’oignon et au bacon servie directement dans une boule de pain évidée.

            2- Tu ne marcheras jamais seul.

            9

            Un secret bien gardé

            Il y avait entre eux l’intimité d’un secret bien gardé.

            Marguerite YOURCENAR

            San Francisco

            Dimanche

            Début d’après-midi

            Charly ouvrit la porte de la maison et déboula dans le salon.

            – Regarde, oncle Marcus ! J’ai pêché deux poissons !

            Avachi sur le canapé, les pieds en éventail, le Canadien fumait un pétard gros comme un cornet de frites.

            – Ça sent bizarre, fit le gamin en se pinçant le nez.

            Marcus se leva d’un bond et fit disparaître son joint précipitamment en le plongeant dans le cache-pot qui trônait sur la table basse.

            – Hé, hé, salut p’tit gars.

            Mais Jonathan le foudroya du regard.

            – Combien de fois t’ai-je répété…? commença-t-il en fulminant.

            – C’est bon, y a pas mort d’homme, se défendit molement le Canadien.

            – Avec tes combines, tu risques de me faire retirer la garde de mon fils, alors si, il y a mort d’homme !

            Jonathan ouvrit toutes les fenêtres pour aérer tandis que Charly sortait de la glacière un beau sébaste et un petit cardeau encore frétilant.

            – Ils sont tout frais ! lança-t-il, très fier de ses deux prises.

            – Oui, ce n’est pas comme oncle Marcus…, ajouta perfidement Jonathan pour faire rire son fiston.

            C’est vrai que son colocataire avait une conception très personnele de l’« habit du dimanche » : caleçon fripé, chaussettes dépareilées et tee-shirt orné cette fois d’une feuile de cannabis qui se détachait sur le drapeau jamaïcain.

            – Tu veux un fruit ? demanda Jonathan en rangeant dans le réfrigérateur le reste des provisions qu’ils avaient emportées pour la route.

            – En fait, je préférerais qu’oncle Marcus me fasse son sandwich trio…

            – Mouais, dit-il dubitatif.

            – C’est comme si c’était fait ! lança Marcus en sortant les ingrédients du placard.

            Se léchant déjà les babines, Charly grimpa sur l’un des tabourets qui entouraient le bar.

            Avec application, Marcus beurra la première tranche de pain de mie qu’il saupoudra de cacao, avant de la recouvrir d’une deuxième tartinée de lait concentré, qu’il surmonta d’un dernier morceau badigeonné de sirop d’érable.

            Charly croqua dans le sandwich et s’exclama la bouche pleine :

            – Ché délichieu, merchi !

            Très fier du compliment, Marcus se prépara le même encas.

            – Je t’en fais un, Jon’ ?

            Jonathan ouvrit la bouche pour refuser – pas question pour lui d’avaler cette mixture hypercalorique – puis se ravisa. Pourquoi tourner le dos à tous les plaisirs et à tous les moments de complicité avec Marcus et son fils ? Après tout, son beau-frère avait bien des défauts, mais il apportait un peu de gaieté et une touche d’originalité à leur foyer. Et surtout, il n’avait pas son pareil pour faire sourire Charly alors que lui-même, emmuré dans sa tristesse, n’était pas le père le plus épanouissant dont un fils pouvait rêver.

            – Alez, pourquoi pas après tout ! lança-t-il en les rejoignant à la table.

            Il servit à tout le monde une tournée de pu-erh avant d’alumer le petit poste de radio qu’il régla sur une fréquence spécialisée dans le rock californien. C’est donc au rythme des tubes des Eagles, de Toto et de Fleetwood Mac qu’ils dégustèrent leur goûter.

            – Tu sais quoi ? Je vais inscrire « le fameux sandwich trio d’oncle Marcus » à la carte des desserts du restaurant, plaisanta Jonathan. Je suis certain que ça va marcher !

            Alors que Charly rigolait de bon cœur, il leva les yeux et :

            – Pourquoi as-tu affiché toutes ces photos ? s’étonna l’enfant en désignant les clichés de Madeline qui tapissaient le mur de la cuisine.

            Jonathan se sentit pris en faute. Depuis deux jours, il s’était laissé emporter par la curiosité, mais à présent il avait du mal à comprendre la logique et le sens de son comportement. Pourquoi la vie de cette femme l’avait-ele tant fasciné ? Pourquoi s’était-il cru investi d’une sorte de mission ?

            – Tu as raison, on va les décrocher, approuva-t-il, presque soulagé par cette décision rationnele.

            – Je vais t’aider, proposa son beau-frère.

            Les deux hommes se levèrent et commencèrent à détacher une à une les photos qui couvraient la pièce.

            Madeline à Venise, Madeline à Rome, Madeline à New York…

            – Tiens, tu as vu ? C’est Cantona…

            – Quoi ?

            Marcus lui tendit la photo qu’il venait de retirer. En blouson de cuir et chemisier cintré, Madeline souriait devant un gâteau d’anniversaire piqué de vingt-neuf bougies. L’événement datait de cinq ou six ans. Si ele était sensiblement plus jeune, ele était bien moins élégante et féminine que la femme que Jonathan avait croisée à l’aéroport. À l’époque, ele avait un visage plus rond, un air de garçon manqué et de vilains cernes sous les yeux.

            Le portrait avait été pris dans un bureau : on y apercevait des dossiers cartonnés, un ordinateur un peu démodé ainsi que des stylos, des stabilos et une paire de ciseaux rangés dans un mug.

            Même si le grain n’était pas de bonne qualité, on distinguait, punaisé sur le mur, un poster d’Eric The King1 drapé dans le mailot des Red Devils.

            – Tu sais où la photo a été prise ? demanda Marcus.

            – Non.

            – À mon avis, dans un commissariat.

            – Pourquoi ?

            Il désigna des silhouettes noir et jaune perdues au fond de l’écran.

            – Les deux types, là, ce sont des flics.

            – N’importe quoi !

            – Tu peux agrandir l’image ?

            – Écoute, on n’est pas dans Les Experts…

            – Essaie !

            Sans y croire, Jonathan attrapa l’ordinateur portable sur lequel il avait téléchargé toutes les photos de Madeline. Il cliqua sur la vignette correspondante pour l’ouvrir sous Photoshop et utilisa le zoom du logiciel. Bien sûr, le niveau de précision n’était pas excelent, mais on distinguait tout de même davantage de détails.

            À dire vrai, il n’était pas impossible que les taches jaune fluo en fond d’écran correspondent aux gilets jaunes à bandes réfléchissantes que portaient certains flics anglais. Mais ce n’était pas probant. En examinant différentes parties du cliché, un autre détail attira son attention : les trois lettres « GMP » qui ornaient le mug de Madeline.

            – GMP ? Ça te dit quelque chose ?

            Jonathan ouvrit la fenêtre du navigateur et tapa

            « GMP+Police ». Le premier résultat renvoyait au site de la Greater Manchester Police : les forces de police du comté de Manchester.

            – Tu as raison, on est bien dans un commissariat.

            – Tu en connais beaucoup, toi, des gens qui fêtent leur anniversaire dans un commissariat ?

            La question resta en suspens quelques secondes. La réponse s’imposait d’ele-même : dans un passé pas si lointain, la jeune femme avait été flic !

            Jonathan comprit qu’il venait de trouver la clé du mystère que cachait Madeline. Mais alors qu’il touchait au but, il fut envahi par le doute. De quel droit fracturait-il ainsi ses secrets ? Il était bien placé pour savoir qu’on ne remuait pas le passé impunément et…

            – Regarde ça !

            En s’emparant de l’ordinateur, Marcus venait de décider pour lui. Sur le moteur de recherche, il avait tapé :

            « Madeline+Greene+Police+Manchester ».

            Il y avait des centaines de résultats, mais le premier à s’afficher était un article de presse tiré du Guardian :

            1- Surnom du footballeur Éric Cantona lorsqu’il jouait dans l’équipe de Manchester United.

            10

            La vie des autres

            Notre grand tourment dans l’existence vient de ce

            que nous sommes éternellement seuls, et tous nos

            efforts, tous nos actes ne tendent qu’à fuir cette solitude.

            Guy de MAUPASSANT

            Paris

            Lundi 19 décembre

            4 h 30 du matin

            Une neige fine et serrée tombait depuis quelques minutes sur le VIIIe arrondissement. Figé par le froid de la nuit, le quartier du Faubourg-du-Roule était désert.

            Un Peugeot Partner blanc mit son clignotant avant de s’arrêter en double file au milieu de la rue de Berri. Emmitouflée dans une parka à grosse capuche, une silhouette féminine sortit d’un immeuble bourgeois et s’engouffra dans la camionnette.

            – Pousse le chauffage, ça caile ! se plaignit Madeline en bouclant sa ceinture.

            – Il est déjà à fond, répondit Takumi en démarrant. Vous avez passé un bon dimanche ?

            La jeune femme éluda la question et enfila ses mitaines en laine, le temps que l’habitacle se réchauffe.

            Takumi n’insista pas. La voiture descendit la rue d’Artois et tourna à droite pour rejoindre la rue La Boétie puis les Champs-

            Élysées.

            Madeline desserra son écharpe, extirpa un paquet de cigarettes de sa poche et en aluma une.

            – Je croyais que vous aviez arrêté…

            – Ça va ! Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi ! Tu sais ce que disait Gainsbourg ? « Je bois et je fume : l’alcool conserve les fruits et la fumée les viandes. »

            Takumi resta songeur quelques secondes avant de remarquer :

            – Premièrement, il avait piqué cette citation à Hemingway…

            – … et deuxièmement ?

            – Deuxièmement, ils sont morts tous les deux, non ?

            – Très bien : si ça te gêne, va travailer aileurs ou fais-moi un procès pour tabagisme passif !

            – Je disais ça pour votre bien, répliqua calmement Takumi.

            – Écoute, lâche-moi les baskets, tu veux ? Et vire-moi cette daube ! ordonna-t-ele en désignant l’autoradio d’où s’échappait une version nipponne de Que je t’aime, interprétée par Johnny lui-même.

            L’Asiatique éjecta son CD et Madeline fit défiler les fréquences de radio jusqu’à trouver une station classique qui diffusait la Suite bergamasque. La musique l’apaisa un peu. Ele se tourna vers la fenêtre et regarda la neige qui commençait à tenir sur les trottoirs.

            Au rond-point de la porte Dauphine, Takumi prit la bretele pour rejoindre le périph. Madeline s’était levée du pied gauche, comme cela lui arrivait parfois, mais son humeur maussade ne durait jamais très longtemps. Il écrasa un bâilement discret. Ces sorties nocturnes à Rungis l’enchantaient. Dommage qu’il faile se lever aux aurores… D’aileurs, tous les fleuristes ne se donnaient plus cette peine. Une bonne partie de leurs « colègues » se contentaient désormais de faire livrer leurs fleurs directement dans leur magasin après avoir passé commande sur Internet ! Madeline l’avait convaincu que ce n’était pas la bonne façon d’exercer son métier et que la première qualité d’un vrai fleuriste résidait justement dans la quête du produit parfait.

            À cause de la neige, la route était un peu glissante, mais ça ne gâchait pas à Takumi son plaisir de conduire la nuit dans Paris. La fluidité de la circulation avait quelque chose de grisant et d’irréel. Il continua sur l’A6 comme pour se rendre à Orly et arriva bientôt devant le péage du plus grand marché de produits frais du monde.

            * Rungis fascinait Takumi. Le « ventre de Paris » fournissait la moitié des poissons, des fruits et des légumes consommés dans la capitale. C’était là que s’approvisionnaient les meileurs restaurateurs et les artisans les plus exigeants. Au printemps précédent, lorsque les parents du jeune Japonais étaient venus en France, c’était la première visite qu’il leur avait organisée, avant même la tour Eiffel ! L’endroit était impressionnant : une véritable vile traversée de miliers de personnes, avec son propre commissariat, sa gare, ses pompiers, ses banques, son coiffeur, sa pharmacie et ses vingt restaurants ! Il aimait cette effervescence, entre 4 et 5 heures du matin, lorsque l’activité battait son plein au milieu du balet des camions que l’on charge et que l’on décharge dans un univers d’odeurs et de saveurs.

            Au péage, Madeline tendit sa carte d’acheteur pour pénétrer dans l’enceinte et la camionnette se gara entre l’avenue des Maraîchers et cele de la Vilette, sur l’un des parkings couverts du secteur dédié à l’horticulture.

            Ils choisirent un haut chariot à roulettes et pénétrèrent dans l’immense serre de verre et d’acier. Les vingt-deux mile mètres carrés du pavilon C1 étaient entièrement consacrés aux fleurs coupées. Les portes automatiques passées, on se retrouvait plongé dans un autre monde et la grisaile du dehors laissait la place à une symphonie de couleurs et de senteurs.

            Requinquée par le spectacle, Madeline se frotta les yeux, s’éveila pour de bon et arpenta le hal d’un pas décidé. Sur une surface équivalente à plus de trois terrains de footbal, une cinquantaine de grossistes se côtoyaient dans cet immense hangar dont les passages portaient un nom de fleur : alée des Mimosas, des Iris, des Anémones…

            – Salut ma jolie ! l’accueilit Émile, le responsable du stand sur lequel ele achetait une bonne partie de sa production.

            Avec son chapeau de paile, son sécateur, sa salopette et ses moustaches en guidon de vélo, Émile Fauchelevent était une institution. Présent à Rungis depuis l’ouverture du marché en 1969, il en connaissait tous les codes et les rouages.

            – Je te prépare un « court sans sucre » ? dit-il en insérant quelques pièces dans la machine à café.

            Madeline le remercia d’un geste de la tête.

            – Et un thé pour Katsushi ? ajouta-t-il en défiant du regard le protégé de la fleuriste.

            – Je m’appele Takumi, répondit froidement l’Asiatique, et je prendrai plutôt un cappuccino.

            Émile ne se dégonfla pas :

            – Et un cappuccino pour Tsashimi, un !

            Le jeune homme attrapa son gobelet sans rien dire et baissa la tête, déçu de ne pas être respecté par le grossiste.

            – Un jour, il faudra que tu te décides à lui mettre ton poing dans la gueule, lui glissa Madeline tandis qu’Émile se dirigeait vers un nouvel arrivant. Ça, je ne peux pas le faire pour toi.

            – Mais… c’est un vieil homme.

            – Il te dépasse de trois têtes et pèse deux fois ton poids ! Si ça peut te rassurer, mon bizutage a duré six mois. Chaque fois qu’il me voyait, il m’appelait la Rosbif ou l’English.

            – Et ça s’est arrêté comment ?

            – Lorsque je lui ai balancé son café bouilant à la gueule.

            Depuis il me traite comme une princesse.

            Takumi se sentait désemparé. Dans le pays où il était né, on cherchait à tout prix à éviter le conflit, l’affrontement ou les attitudes agressives.

            – Mais… pourquoi ça se passe comme ça ici ?

            – Ça se passe partout comme ça, dit-ele en écrasant son gobelet avant de le jeter dans une corbeile. Et si tu veux mon avis, tu as besoin de te confronter à ce genre de situation pour devenir un homme.

            – Mais je suis un homme, Madeline !

            – Oui, mais pas celui que tu voudrais être.

            Ele le laissa sur cette réflexion pour retrouver Bérangère, l’une des vendeuses de Fauchelevent avec qui ele parcourut les différents stands. Ele acheta deux balots de feuilage, négocia âprement le prix des tulipes, des pâquerettes et des camélias, mais céda sur trois bottes magnifiques de roses d’Équateur. Ele était à l’aise dans le

            « marchandage », tenant à payer les fleurs à leur vraie valeur.

            Takumi s’occupa de charger cette première cargaison et rejoignit sa patronne dans l’enceinte réservée aux plantes.

            D’un œil expert, Madeline choisit des bégonias et des myosotis en pot tandis que son apprenti, fêtes de fin d’année obligent, s’emparait des « stars » de Noël que sont le houx, le gui, les poinsettias et les helébores.

            Ele lui laissa aussi les plantes dépoluantes qui connaissaient un succès croissant auprès des entreprises, mais qu’ele-même jugeait ennuyeuses à mourir, pour mieux prendre le temps de choisir les orchidées blanches et pastel sur lesqueles ele avait bâti la réputation de son magasin.

            Ele fit ensuite un rapide détour par la serre où étaient entreposés les « gadgets » qui permettaient à ses clients d’offrir des cadeaux amusants et peu onéreux : bougies parfumées, plantes

            « carnivores », petits cactus en forme de cœur, feuiles de café plantées dans des tasses à espresso…

            Aux rayons des décorations, ele craqua sur un ange en fer forgé qui ferait fureur dans sa vitrine. Takumi la suivait et buvait chacune de ses paroles. Malgré sa frêle silhouette, il mettait un point d’honneur à assumer les tâches pénibles, poussant un chariot qui devenait plus lourd à chaque halte, soulevant d’un bras un sac de terreau de dix kilos ou un énorme cache-pot en terre cuite.

            Le vent faisait trembler les serres. À travers les vitres on distinguait des flocons lumineux qui voltigeaient dans le ciel avant de recouvrir le bitume de leur écume blanche et glacée.

            Pour retarder l’instant de braver la froidure, Madeline s’attarda dans ce cocon rassurant. L’achat de bulbes du printemps – jacinthes, jonquiles, perce-neige – la tira de sa mélancolie. Pour ele qui détestait la période des fêtes, le début de l’hiver était le moment le plus triste de l’année, mais c’était aussi celui où ele avait le plus besoin de voir la vie revenir. Pour ele, c’était la vraie promesse de Noël…

            * 6 h 30

            Takumi referma le coffre avec précaution. La camionnette était pleine à craquer.

            – Alez viens, je te paie un p’tit déj’ ! proposa Madeline.

            – Enfin une parole gentile !

            Ils poussèrent la porte des Cordeliers, le bistrot instalé au centre du secteur horticole. Autour du comptoir, les nombreux clients discutaient le bout de gras, refaisant le monde devant leur balon de rouge ou leur petit noir. Certains étaient absorbés dans la lecture du Parisien, d’autres remplissaient des griles de Loto ou de PMU. Beaucoup de conversations tournaient autour des prochaines élections présidentieles : Sarko serait-il réélu ? La gauche avait-ele choisi le meileur candidat ?

            Ils s’assirent à une table, dans un endroit un peu moins bruyant. Madeline commanda un double espresso et Takumi se laissa tenter par un kebab très gras.

            – Ben, t’as l’estomac bien accroché, toi ! Tu me fais la morale à propos de la clope, mais tu devrais surveiler ton cholestérol !

            – Je suis ouvert à toutes les cultures, se justifia l’Asiatique en prenant une énorme bouchée de son sandwich.

            La jeune femme enleva ses gants et déboutonna sa parka d’où ele sortit le téléphone de Jonathan.

            – Vous ne l’avez toujours pas renvoyé, constata le Japonais.

            – Tu es observateur, toi.

            – Au fond, ça ne m’étonne pas.

            – Et ça te pose un problème ? rétorqua-t-ele sur la défensive.

            – Non, j’étais certain que l’histoire de Lempereur vous intéresserait…

            Ele se radoucit et sembla hésiter avant de lui tendre une feuile de papier qu’ele avait imprimée pendant la nuit.

            – Toi qui as vécu aux États-Unis, tu as déjà entendu parler de ça ?

            Intrigué, Takumi déplia l’article et en lut la manchette :

            – Je ne savais pas que vous lisiez ce genre de presse, dit-il en chaussant ses lunettes.

            – Épargne-moi tes vannes, tu veux bien ?

            Les quatre photos qui ilustraient l’article ne laissaient aucun doute

            à

            l’interprétation.

            Eles

            avaient

            été

            prises

            le

            28 décembre 2009 à Nassau, aux Bahamas. On y voyait Francesca en compagnie d’un certain George LaTulip. Le couple avait été shooté par un paparazzi dans un petit coin de paradis du nom de Cable Beach. Bien que « volés », les clichés avaient un côté esthétique. En tenue de coton clair, l’ancien mannequin marchait main dans la main avec son amant le long d’une plage de sable blanc aux eaux turquoise et scintilantes. Leur attitude trahissait leurs sentiments : tout en complicité, ils souriaient et flirtaient, comme s’ils étaient seuls au monde. Sur la dernière image, les deux tourtereaux s’embrassaient tendrement à la terrasse d’un café à l’architecture coloniale.

            Cette série de poses avait un côté glamour et vintage qui rappelait les publicités Calvin Klein des années 1990.

            Généralement plus encline à révéler les incartades masculines, la presse à scandale n’avait pas été tendre envers les « frasques de Francesca ». Il faut dire que, dans ce monde hypocrite et manichéen, tous les ingrédients étaient réunis pour donner à cette tromperie des airs de tragédie antique. D’un côté, la femme adultère à la beauté fatale qui partait au bout du monde pour tromper son époux avec son meileur ami. De l’autre, le mari fidèle resté à New York pour s’occuper de son fils et tenter de sauver son restaurant en péril. Last but not least, le rôle de l’amant était tenu avec prestance par ce George LaTulip. L’homme était grand, brun, ténébreux, séducteur. Un « beau mec » qui, malgré son nom ridicule, présentait une ressemblance frappante avec le Richard Gere de la grande époque.

            Lorsqu’on lisait l’article un peu plus attentivement, on comprenait que George LaTulip travailait comme second de Jonathan à L’Imperator : c’était son plus proche colaborateur, mais aussi son ami. Avant de rencontrer Jonathan, George courait en effet les castings tout en vendant des hot dogs dans l’un de ces chariots ambulants qui pululent à Manhattan. Jonathan avait une sorte de don pour repérer le potentiel des gens. Il avait formé George jusqu’à en faire son adjoint, lui apportant la stabilité, l’aisance matériele et un CV qui lui donnait la certitude de trouver du travail jusqu’à la fin de ses jours. Et pour le remercier, l’autre lui avait piqué sa femme…

            – Qu’est-ce que tu en penses ?

            – J’en pense que parfois les femmes sont des garces, répondit Takumi.

            – Si ça te fait dire de teles conneries, grommela Madeline, je crois que je vais arrêter de t’emmener dans les bistrots, et…

            Mais le jeune Japonais ne la laissa pas finir sa phrase :

            – Attendez ! Ce nom : George LaTulip, je l’ai déjà entendu quelque part. On ne lui a pas déjà livré des fleurs par hasard ?

            – Non, je ne crois pas. Avec un nom pareil, je m’en serais souvenue quand même ! Et puis, ça m’étonnerait qu’il habite à Paris…

            Mais Takumi s’accrochait à son idée.

            – Vous avez votre ordinateur avec vous ?

            Madeline soupira et sortit de son sac le notebook sur lequel ele avait téléchargé sa « base clients ».

            Takumi posa l’écran devant lui et tapa « LaTulip ». Il ne falut pas longtemps pour qu’une occurrence s’affiche :

            George LaTulip

            Café Fanfan, 22 bis, avenue Victor-Hugo

            75116 Paris

            – C’est moi qui lui ai livré un bouquet de dahlias pourpres, il y a huit mois. Une commande que nous a sous-traitée votre colègue du XVIe, Isidore Brocus. J’ai établi la facture au nom du restaurant, c’est pour ça que son patronyme ne vous disait rien.

            – Et toi ? Tu te souviens de lui ?

            – Non, je m’étais contenté de laisser les fleurs à un employé.

            Madeline n’en croyait pas ses yeux. Non seulement George LaTulip avait repris un restaurant, mais il vivait à Paris. Décidément, le monde était un vilage…

            – Bon alez, on lève l’ancre, ordonna-t-ele. Tu termineras ton kebab dans la voiture, mais gare à toi si je trouve une trace de gras sur mes sièges !

            – On rentre à la boutique ?

            – Toi, tu rentres à la boutique ; moi, je crois que je vais aler rendre une petite visite à « Fanfan la Tulipe »…

            – Mais sous quel prétexte ?

            – Si tu crois que j’ai besoin d’un prétexte pour adresser la parole à un homme…

            11

            L’enquête

            Pour l’essentiel, l’homme est ce qu’il cache : un misérable petit tas de secrets.

            André MALRAUX

            San Francisco

            Hypnotisé par l’écran de son ordinateur, Jonathan relisait pour la troisième fois l’article du journal.

            Jonathan se gratta la tête : cet ensemble de faits divers avait apparemment tenu en haleine la Grande-Bretagne pendant des mois, mais ils n’avaient pas traversé l’Atlantique.

            – Tu as déjà entendu parler de l’« affaire Alice Dixon » ou du

            « Boucher de Liverpool » ? demanda-t-il, à tout hasard, à son ami.

            – Jamais, lui assura le Canadien.

            Bien sûr. Pas la peine de rêver : les gens comme Marcus vivaient dans un univers flottant, coupé de l’actualité. Un monde où Bil Clinton était toujours président, le mur de Berlin encore debout et où on jouait toujours au flipper ou à Pacman dans les bars…

            L’idée s’imposa comme une évidence. Jonathan aluma le portable de Madeline et lança le logiciel protégé par un mot de passe.

            Il tapa « ALICE » et l’application se déverrouila…

            * Le téléphone contenait des centaines de documents relatifs à l’« affaire Dixon » : des notes, des articles, des photos, des vidéos.

            Au fur et à mesure qu’il les affichait à l’écran, Jonathan les transférait également sur son ordinateur pour les consulter plus tard.

            Au début, il crut que ces fichiers ne constituaient qu’une sorte de volumineux dossier de presse relatif à l’enlèvement et au meurtre de l’adolescente, mais plus il avançait dans sa découverte, plus il comprenait pourquoi Madeline avait tout fait pour protéger ces données. La jeune flic avait scanné, copié, dupliqué tous les éléments du dossier de sa dernière affaire ! On y trouvait pêle-mêle ses propres notes, des relevés d’empreintes, des auditions de suspects filmés pendant leur garde à vue, des photos et des descriptions précises des pièces à conviction, des dizaines de pages d’enquêtes de voisinage. Autant de documents confidentiels frappés du tampon de la Greater Manchester Police et qui n’auraient jamais dû quitter les locaux d’un commissariat ou d’un tribunal…

            – Qu’est-ce que c’est, papa ? demanda Charly, inquiet d’apercevoir une série de photos sanglantes défiler sur l’ordinateur de son père.

            – Ne regarde pas, chéri, ce n’est pas pour les enfants, répondit Jonathan en tournant le notebook.

            Il vérifia la vitesse de téléchargement. Malgré le wi-fi, le débit n’était pas très rapide et il en avait encore pour deux bonnes heures.

            – Alez viens ! On va faire un basket avec oncle Marcus, proposa-t-il d’une voix enjouée.

            Ils descendirent sur l’un des terrains grilagés qui bordaient le Levi’s Plaza. La partie fut disputée. Charly se démena et, après avoir marqué une vingtaine de paniers, rentra épuisé à la maison. Il prit sa douche, grignota un bout de son poisson et s’endormit devant un épisode de Two and a Half Men.

            Jonathan le porta dans sa chambre. Dehors, la nuit était tombée. Marcus avait ralumé son pétard qu’il dégustait sur la terrasse à la manière d’un havane tout en conversant avec Boris.

            Jonathan fouila dans le compartiment à glace du réfrigérateur pour en sortir une bouteile de vodka à la cerise offerte par une cliente russe. Tout en activant l’écran de son ordinateur, il se servit un verre de cette eau-de-vie qui, d’après l’étiquette, avait été distilée sur du charbon de bouleau avant d’être tamisée sur un lit de diamants.

            Rien que ça…

            Il vérifia que l’ensemble des données avait bien été téléchargé sur son disque dur. Ce n’étaient pas des dizaines, mais des centaines de documents que Madeline avait emportés avec ele. Au total, près d’un milier de pièces qui formaient un puzzle macabre et tragique. Visiblement, la jeune flic s’était accrochée à cette affaire pendant six mois, y travailant nuit et jour jusqu’à y laisser sa santé et sa raison. Une sale histoire qui avait faili lui prendre la vie…

            Jonathan ouvrit les dernières photos téléchargées : eles étaient insoutenables. Il marqua alors une vraie hésitation. Avait-il réelement l’envie et le courage de s’immerger dans une histoire de disparition et de meurtre d’enfant ?

            La réponse était non.

            * Pourtant, il avala d’un trait le verre de vodka, s’en servit un deuxième et plongea à son tour dans l’enfer.

Deuxième partie

L’Affaire Alice Dixon

            12

            Alice

            C’est arrivé au cours de cet été vert et fou. Frankie avait douze ans. Elle ne faisait partie d’aucun club, ni de quoi que ce soit au monde. Elle était devenue un être sans attache, qui traînait autour des portes, et elle avait peur.

            Carson MCCULLERS

            Trois ans plus tôt

            8 décembre 2008

            Commissariat de Cheatam, nord-est de Manchester

            Madeline haussa la voix :

            – Il va faloir m’expliquer la chose plus clairement parce que je ne comprends toujours pas. Pourquoi avez-vous attendu HUIT

            JOURS pour signaler la disparition de votre file ?

            Assise devant ele, le teint pâle et les cheveux colés, Erin Dixon se contorsionnait sur sa chaise. Mal à l’aise, tremblante, ele clignait des paupières et triturait le gobelet en plastique de son café.

            – Vous savez comment sont les ados, bordel ! Ils vont, ils viennent. Et puis, je vous l’ai déjà dit : Alice a toujours été indépendante, ele se débrouile toute seule, ele…

            – Mais ele n’a que QUATORZE ANS ! la coupa froidement Madeline.

            Erin secoua la tête et réclama la permission de sortir pour fumer une cigarette.

            – Pas question ! trancha la flic.

            Ele plissa les yeux et marqua une pause. La femme qu’ele interrogeait avait trente ans (le même âge qu’ele), mais il lui manquait plusieurs dents et son visage, crûment éclairé par la lumière froide du plafonnier, était ravagé par la fatigue et les hématomes.

            Depuis une heure qu’ele se trouvait dans les locaux du commissariat, Erin était passée par tous les stades : les larmes d’abord en signalant la disparition de sa file, puis l’agressivité et la colère au fur et à mesure que l’interrogatoire se prolongeait et qu’ele se révélait incapable d’aligner deux phrases cohérentes pour expliquer pourquoi ele avait mis une semaine à donner l’alerte.

            – Et son père, il en pense quoi ?

            Erin haussa les épaules.

            – Ça fait bien longtemps qu’il a disparu… À vrai dire, je ne suis même pas certaine de son identité. À l’époque, je couchais à droite à gauche sans prendre de précautions…

            Brusquement, Madeline s’exaspéra. Ele avait travailé cinq ans aux stups et ele connaissait ce comportement par cœur : cette fébrilité, ce regard fuyant étaient les signes criants d’un manque de drogue. Les traces autour des lèvres d’Erin étaient les brûlures laissées par une pipe en Pyrex. Mme Dixon était accro au crack.

            Point barre.

            – Bon, on y va, Jim ! décida Madeline en attrapant son blouson et son arme de service.

            Pendant qu’ele faisait un détour dans le bureau de son supérieur, son coéquipier escorta Erin jusqu’au parking et lui aluma une cigarette.

            Il était déjà 10 heures du matin, mais le ciel chargé de nuages noirs donnait l’impression que le jour ne s’était pas vraiment levé.

            * – On a reçu la réponse du système central des urgences, annonça Jim en raccrochant son portable. Les hôpitaux n’ont enregistré aucun dossier sous le nom d’Alice Dixon.

            – Je l’aurais parié, répondit Madeline en passant une vitesse.

            La Ford Focus fit une brusque embardée sur la route mouilée.

            Gyrophare alumé et sirène hurlante, la voiture fonçait vers les quartiers nord. La main gauche sur le volant, la droite crispée autour d’une radio, l’enquêtrice coordonnait les premières mesures : diffusion de la photo d’Alice à tous les commissariats du pays, communication de sa disparition à la presse et aux rédactions des journaux télévisés, demande urgente pour mobiliser une équipe de la police scientifique…

            – Vas-y doucement, tu vas nous foutre en l’air ! se plaignit Jim alors que Madeline mordait dangereusement le bord d’un trottoir.

            – Tu trouves qu’on n’a pas assez perdu de temps ?

            – Justement, on n’est plus à dix minutes près…

            – T’es vraiment trop con !

            Les deux flics arrivèrent au carrefour d’un quartier populaire.

            Avec ses rangées de maisons de brique rouge qui s’étendaient à perte de vue, Cheatam Bridge était l’archétype de l’ancien faubourg industriel sinistré. Ces dernières années, les travailistes avaient injecté beaucoup d’argent pour rénover les quartiers du nord-est, mais Cheatam Bridge n’avait pas beaucoup profité de cette embelie. De nombreux logements étaient désaffectés, la plupart des jardins laissés à l’abandon, et la crise qui étouffait l’économie anglaise n’alait pas arranger les choses.

            Si le secteur n’était pas en bonne place dans les guides touristiques, que dire alors de Farm Hil Road, le pâté de maisons où vivait la mère d’Alice ? C’était une véritable enclave de misère, rongée par la criminalité. Madeline et Jim suivirent Erin Dixon dans une enfilade de bicoques délabrées livrées aux squatters, aux putes et aux vendeurs de crack.

            En entrant dans la baraque, Madeline eut un haut-le-cœur. Le salon était glauque et repoussant : matelas à même le sol, fenêtres obstruées par des cartons et des bouts de contreplaqué, odeur de nourriture avariée… À l’évidence, Erin avait aménagé son appartement en « shootodrome » pour extorquer un peu d’argent aux junkies qui utilisaient les lieux. Même si ele avait dû se douter que la police mettrait le nez dans sa maison, ele ne s’était pas donné la peine de maquiler ses activités : une pipe artisanale fabriquée avec une canette traînait encore sur le rebord de la fenêtre à côté de bouteiles de bière vides et d’un cendrier où traînait un pétard aux trois quarts consommé.

            Madeline et Jim échangèrent un regard inquiet : vu le nombre de tarés qui devaient fréquenter l’endroit, l’enquête n’alait pas être simple. Ils montèrent à l’étage, poussèrent la porte de la chambre d’Alice et…

            * L’endroit détonnait avec le reste de la maison. La pièce était sobre et bien rangée avec un bureau, des étagères et des livres.

            Grâce à un diffuseur de parfum, une odeur agréable d’iris et de vanile flottait dans l’air.

            Un autre monde…

            Madeline leva les yeux et regarda attentivement les murs de la chambrette décorés avec les tickets et les programmes des spectacles auxquels Alice avait assisté : des opéras – Carmen et Don Giovanni au Lowry Theatre –, une pièce – La Ménagerie de verre au Playhouse –, un balet – Roméo et Juliette dans les locaux du BBC Philharmonic Orchestra.

            – C’est une extraterrestre cette file ou quoi ? demanda Jim.

            – Oui, grommela Erin. Ele a… Ele a toujours été comme ça : toujours fourrée dans ses livres, sa peinture et sa musique… J’me demande bien de qui ele tient ça.

            Pas de toi en tout cas, pensa Madeline.

            La flic était hypnotisée par ce qu’ele découvrait. De part et d’autre du bureau, deux reproductions de tableau se faisaient face : un Autoportrait de Picasso datant de la période bleue et le fameux Verrou de Jean Honoré Fragonard.

            Jim regardait les titres des livres sur les étagères : des romans classiques, des pièces de théâtre.

            – Tu connais beaucoup d’adolescentes de Cheatam Bridge qui lisent Les Frères Karamazov et Les Liaisons dangereuses ?

            demanda-t-il en feuiletant les deux bouquins.

            – J’en connaissais au moins une, répondit Madeline, l’air absente.

            – Qui ?

            – Moi…

            Ele chassa le souvenir de son esprit. Les blessures de son enfance étaient encore vives et ce n’était pas vraiment le jour pour s’apitoyer sur son sort.

            Ele enfila une paire de gants en latex puis ouvrit tous les tiroirs et fouila la pièce de fond en comble.

            Dans les placards, Madeline trouva une dizaine de paquets de biscuits au cacao fourrés à la vanile – des Oreo – ainsi que des petites bouteiles en plastique Nesquik de lait à la fraise.

            – Ele ne se nourrit presque que de biscuits qu’ele trempe dans du lait, expliqua sa mère.

            Alice était « partie » sans rien emporter : son violon était posé sur son lit, son ordinateur – un vieux Mac coquilage obsolète – trônait sur son bureau, quant à son journal intime, il gisait au pied de son lit. Madeline l’ouvrit avec curiosité et découvrit dans son rabat un bilet de 50 livres sterling plié en quatre.

            Une lueur malsaine brila dans le regard d’Erin. Visiblement, ele se reprochait de ne pas avoir eu la présence d’esprit de fouiler la chambre avant les flics.

            Mauvais présage, se dit Madeline. Si la gamine avait fugué, ele n’aurait pas laissé une somme pareile derrière ele.

            L’équipe qu’ele avait réclamée venait d’arriver. Ele demanda à la police scientifique de passer la maison au peigne fin. Avec leurs pinces, leurs scalpels et leurs tamponnoirs, les techniciens prélevèrent quantité d’échantilons qu’ils plaçaient au fur et à mesure dans des tubes hermétiques. Alors que ses hommes embarquaient les principales pièces à conviction, Madeline ouvrit un classeur dans lequel l’adolescente gardait certains de ses devoirs scolaires : ses notes étaient excelentes et les appréciations de ses profs élogieuses.

            Alice s’était construit une citadele de culture pour échapper à son quotidien sordide. L’éducation et la connaissance comme boucliers pour se protéger de la violence, de la peur et de la médiocrité…

            * Cinq voitures de police stationnaient à présent dans Farm Hil Road. Madeline échangea quelques mots avec le responsable de l’unité scientifique qui lui assura avoir retrouvé suffisamment de cheveux sur la brosse d’Alice pour avoir des prélèvements ADN de bonne qualité.

            Puis la flic s’appuya contre le capot de la voiture et aluma une cigarette en regardant fixement la photo d’Alice. C’était une jolie file, grande et mince, qui faisait plus que son âge. Son visage diaphane, souligné par de discrètes taches de rousseur, trahissait des origines irlandaises. Ele avait des yeux en amande vert-de-gris qui rappelaient les portraits de Modigliani et dans lesquels on pouvait déjà lire une grande lassitude, ainsi qu’une volonté manifeste de cacher sa beauté, consciente que, dans l’environnement où ele évoluait, cele-ci lui apporterait plus d’emmerdes que de gratifications.

            Qu’espérer de l’avenir lorsque les conditions de départ dans la vie sont si difficiles ? Comment pouvait-on grandir dans ces bas-fonds sans devenir soi-même un peu dingue, au milieu des drogués et des décérébrés ?

            Peut-être as-tu fugué finalement ? demanda mentalement Madeline à Alice. Peut-être as-tu quitté ce quartier pourri où on ne croise que des épaves ? Peut-être as-tu voulu fuir cette mère débile qui n’est même pas capable de te dire qui est ton père ?

            Mais Madeline ne croyait pas à ce scénario. Alice semblait être une file inteligente et organisée. Se tirer de la cité ? D’accord.

            Mais pour aler où ? Avec qui ? Et y faire quoi ?

            * Ele se servit de son mégot pour s’alumer une nouvele clope.

            La chambre d’Alice avait ravivé les souvenirs de sa propre histoire. Comme 99 % des gosses élevés dans le quartier, Madeline avait eu une enfance chaotique entre une mère dépressive et un père porté sur la bouteile. Adolescente, ele s’était juré de fuir ce désastre humain, d’aler tenter sa chance aileurs. Son grand rêve était de vivre un jour à Paris ! Ele était bonne élève et ele avait réussi ses examens de droit, puis la réalité du quartier l’avait rattrapée et ele était entrée dans la police, gravissant rapidement les échelons, mais restant scotchée dans la grisaile et la tristesse de Cheatam Bridge.

            Ele ne se plaignait pas de son sort, au contraire. Son travail lui plaisait parce qu’il avait un sens : mettre hors d’état de nuire des criminels, permettre à des familes de faire leur deuil en retrouvant les assassins de leurs proches, sauver des vies, parfois. Bien sûr, ce n’était pas facile tous les jours. Ici comme partout aileurs, un malaise profond régnait chez les flics. Non seulement ils ne se sentaient plus respectés, mais leur statut leur attirait des insultes et des menaces. C’était une réalité générale, mais on la ressentait encore plus dans un quartier comme Cheatam Bridge. Les colègues affectés ici cachaient leur métier à leurs voisins et demandaient à leurs gosses de faire de même à l’école. Les gens aimaient bien les flics dans les séries télé, mais crachaient sur ceux qui travailaient dans leur quartier… Il falait donc gérer un stress quotidien, endurer l’hostilité de la population, le désintérêt de sa hiérarchie. Accepter de voir sa voiture cailassée et s’arranger d’un matériel d’un autre âge : de nombreuses bagnoles n’avaient même pas de radio, certains ordinateurs tournaient encore sous Pentium II…

            Par moments, c’était dur. Vous vous mettiez à ressentir intérieurement, personnelement, l’absurdité des accidents mortels, la souffrance des femmes battues, l’horreur des enfants abusés, la douleur des familes des victimes.

            À force de broyer du noir et de vivre sous tension, certains finissaient par craquer. L’année dernière, un flic de son unité avait pété un câble et descendu, sans raison apparente, un petit caïd au moment de l’interpelation ; il y a six mois, une jeune stagiaire s’était suicidée dans le commissariat avec son arme de service.

            À l’inverse de beaucoup de ses colègues, Madeline n’était ni désenchantée ni dépressive. Ele était volontairement restée dans ce quartier « difficile » pour grimper plus vite les échelons. Pas plus les vieux briscards que les jeunes recrues ne s’éternisaient ici. Ça ouvrait des perspectives de carrière… Avec les années, ele avait donc gagné une position particulière ainsi qu’une certaine autonomie qui lui permettaient d’enquêter sur les cas les plus « intéressants », qui étaient aussi les plus sombres et les plus sanglants.

            – Ele ne s’est pas tirée volontairement, n’est-ce pas ?

            demanda Jim en la rejoignant.

            – Non, si c’était une fugue, on l’aurait déjà localisée et ele n’aurait pas fait une croix sur ses 50 livres.

            – Avec ce qu’Erin doit avoir sur son compte en banque, je crois qu’on peut aussi éliminer la piste de la rançon.

            – C’est sûr, approuva-t-ele, mais on va quand même enquêter sur la bande de camés qui l’entoure : avec ces types-là, il peut s’agir d’une vengeance ou d’un racket.

            – On va la retrouver, affirma Jim comme pour s’en persuader lui-même.

            On n’était pas aux États-Unis, ni dans un polar : dans l’Angleterre d’aujourd’hui, les affaires de disparition de mineur non résolues étaient rares.

            Deux ans plus tôt, Madeline et Jim avaient supervisé l’enquête sur la disparition d’un gamin enlevé alors qu’il jouait dans le jardin de ses parents. L’alerte avait été immédiate : on avait pu déployer des moyens de recherche considérables dans un temps très court.

            Le ravisseur avait été arrêté quelques heures plus tard grâce au signalement de sa voiture, puis était passé aux aveux. Avant la nuit, on avait découvert le garçonnet, ligoté dans une cabane mais vivant et en bonne santé.

            En se remémorant cet épisode qui montrait l’importance de la réactivité, Madeline laissa exploser sa colère :

            – Putain, quele conne ! ragea-t-ele en donnant un coup de poing sur le capot de la Focus. Attendre huit jours pour signaler la disparition de sa file ! Je vais la mettre en taule, moi !

            Dans n’importe quele disparition, les quarante-huit premières heures étaient déterminantes. Si, passé cette limite, on n’avait pas retrouvé la personne, il y avait de fortes chances pour qu’on ne la retrouve jamais.

            – Calme-toi ! demanda Jim en s’éloignant. J’ai récupéré le numéro de portable de la gamine. On va voir si on peut tracer ses appels.

            À nouveau, Madeline regarda la photo et sa gorge se serra.

            Ele voyait en Alice une petite sœur, une file même… Comme Erin, ele aurait pu se faire engrosser par un connard du quartier à dix-sept ans, en rentrant de boîte un samedi soir, sur la banquette arrière d’une Rover 200.

            Où es-tu ? lui murmura-t-ele.

            Chose qui lui arrivait rarement, ele se sentit habitée par une certitude inébranlable : Alice était vivante. Mais même dans ce cas, Madeline ne se faisait aucune ilusion. L’adolescente n’était pas dans un endroit confortable. Plutôt dans la cave sombre et humide d’un tordu ou entre les griffes d’une mafia spécialisée dans la traite des jeunes femmes et le proxénétisme.

            En tout cas, une chose était certaine.

            Ele devait avoir peur.

            Horriblement peur.

            13

            Jours de faillite

            Everybody counts or nobody counts.

            Michael CONNELLY

            La dernière « personne » à avoir aperçu Alice Dixon vivante était… une caméra de surveilance. Sur la vidéo, prise au croisement de Pickle Cross, on distinguait la silhouette frêle de la jeune file descendant du bus, son sac à dos sur l’épaule. On la voyait clairement tourner au coin de la rue pour prendre la contrealée qui menait à son colège. Un itinéraire de moins de huit cents mètres. Et puis… plus rien. Des jours de silence, d’indifférence et de mystère. Personne n’avait rien vu, ni rien entendu. À croire qu’Alice s’était volatilisée.

            * Comme toutes les grandes viles d’Angleterre, Manchester était truffée de miliers de caméras. Depuis dix ans, une politique de vidéosurveilance de grande ampleur avait tapissé chaque recoin de la cité. Un citoyen pouvait ainsi être filmé jusqu’à trois cents fois par jour. Un moyen imparable pour lutter contre la délinquance. Du moins, dans le discours des politiciens, car, dans la réalité, c’était une autre histoire : faute de fonds suffisants, le matériel était souvent défectueux. Le matin de la disparition d’Alice, tous les appareils qui balayaient le secteur du colège étaient détériorés ou déréglés, leurs images brouilées ou inutilisables…

            * Dans les jours qui suivirent, Madeline mobilisa cent cinquante policiers pour fouiler les appartements, les caves et les jardins dans un rayon de trois kilomètres autour de l’école. On recueilit le témoignage de centaines de personnes, on mit en garde à vue les pédophiles connus et on remonta la piste d’une camionnette blanche suspecte que plusieurs élèves avaient repérée.

            * Persuadée qu’ele portait une lourde responsabilité dans la disparition d’Alice, Madeline plaça Erin Dixon en garde à vue, l’interrogeant pendant plus de vingt heures. Pour la policière, Erin était une vampire, totalement asservie au crack, capable de tout pour une dose, y compris de vendre sa file à un réseau de proxénètes. Mais son audition n’apporta pas grand-chose. Sur le conseil de son avocat, Erin réclama de passer au détecteur de mensonges – une vaste fumisterie – et passa le test avec succès.

            Ele ressortit libre de son interrogatoire et se paya le luxe, devant les caméras, de lancer avec des trémolos dans la voix un appel à d’éventuels ravisseurs.

            * Le service informatique du commissariat pirata facilement le mot de passe de l’ordinateur d’Alice : HEATHCLIFF, comme le héros

            des Hauts de Hurlevent, son roman préféré.

            Malheureusement, ni l’analyse du disque dur ni cele de la boîte mail ne débouchèrent sur la moindre piste sérieuse.

            * En parcourant le journal intime d’Alice, Madeline découvrit que l’adolescente avait l’habitude d’enchaîner les petits boulots en mentant sur son âge. C’était comme ça qu’ele trouvait de l’argent pour se payer ses livres et ses sorties cultureles. Ces derniers mois, ele avait travailé au Soul Café, un bar d’Oxford Road dans le quartier universitaire. Arrêté et inculpé pour avoir embauché une mineure, le patron fut mis hors de cause concernant l’enlèvement.

            * Le 15 décembre, des plongeurs draguèrent sur plus de deux kilomètres la rive ouest de l’Irk. D’autres, l’étang de Rockwel situé à quatre cents mètres de l’école. Ils remontèrent plusieurs carcasses de voitures, des Caddie, une Mobylette, deux réfrigérateurs et plusieurs barrières de sécurité. Mais aucun corps.

            * Jim éplucha tous les appels reçus et passés sur le portable de la jeune file. Tous ses contacts furent interrogés. Leurs auditions ne donnèrent aucun résultat.

            * Noël passa sans que l’enquête progresse d’un pouce.

            Madeline renonça à ses vacances. Ele commença à prendre des médicaments pour trouver le sommeil et pouvoir dormir quelques heures.

            Ce n’était pourtant pas une débutante. Ça faisait des années qu’ele travailait dans ce quartier sinistre. Des années que la violence et l’horreur faisaient partie de son quotidien. Des années qu’ele se coltinait des scènes de crime, des autopsies et des gardes à vue d’individus de la pire espèce. Ele avait traqué des tueurs, arrêté des violeurs et des dealers, confondu des pédophiles, démantelé des réseaux de narcotrafiquants. S’il falait compter, ele avait œuvré sur des dizaines et des dizaines d’homicides. Trois ans plus tôt, ele était même passée près de la mort, lors d’une fusilade entre deux gangs : une bale de .357 Magnum l’avait effleurée, déchirant un peu la peau de son crâne et lui laissant une cicatrice qu’ele peinait à camoufler par ses mèches de cheveux.

            Sa vie, c’était l’enquête.

            Même si l’enquête impliquait l’obsession, la solitude et la mise en danger permanente.

            Même si l’enquête vous transformait en fantôme pour vos amis, votre famile et vos colègues.

            Mais dans le cas présent n’était-ce pas justement le prix à payer : devenir soi-même un fantôme pour retrouver un autre fantôme ?…

            * En janvier, Jim et son équipe examinèrent les appels téléphoniques passés à proximité de la borne relais la plus proche de l’école dans les heures qui avaient précédé et suivi la disparition d’Alice. Le nom de leurs auteurs fut croisé avec les fichiers de la police. Plus de deux cents étaient connus, le plus souvent pour des délits mineurs. Tous furent auditionnés, leur emploi du temps fut vérifié, leur logement perquisitionné. Parmi eux se trouvait un homme de cinquante ans, Fletcher Walsh, condamné pour viol vingt ans plus tôt et propriétaire d’un break blanc…

            * En apparence, l’alibi de Fletcher Walsh tenait la route mais, en fouilant son garage, la brigade cynophile trouva des traces de sang à l’arrière de son véhicule. Les prélèvements furent envoyés au service médico-légal de Birmingham et la police surveila Walsh 24 heures sur 24 dans l’attente des résultats.

            * Le 13 février, le porte-parole de la Manchester Greater Police annonça que les analyses des traces de sang trouvées dans le break de Fletcher Walsh ne permettaient pas d’affirmer avec certitude qu’eles appartenaient à Alice Dixon.

            * Puis l’intérêt médiatique retomba. Les effectifs policiers affectés à l’enquête furent déployés aileurs. L’enquête piétina.

            * Toutes les nuits, Madeline continuait à rêver d’Alice et à être hantée par son regard. Chaque matin, ele se levait en espérant trouver un nouvel indice ou un début de piste que l’on aurait négligé.

            Ses colègues et ses supérieurs l’avaient toujours considérée comme un flic solide, mais cette fois, ele perdait pied. Ele s’était construite sur des fondations incertaines, faites d’un blindage protecteur qui n’excluait pas une réele compassion. Ele n’était même jamais meileure que lorsque la peine des victimes devenait sa propre peine. Une proximité dangereuse, mais qui la rendait efficace.

            C’était ce qui s’était passé avec Alice. Dès le premier jour, sa disparition l’avait dévastée. Cette gamine lui rappelait trop l’adolescente qu’ele avait été. Une identification troublante, un lien confus, un attachement viscéral. Un sentiment qu’ele savait ravageur, mais contre lequel ele n’essaya même pas de lutter.

            Ce n’était pas seulement une affaire personnele, c’était plus que ça. La certitude qu’ele était au fond l’unique personne à se soucier vraiment du sort de la jeune file. La sensation d’avoir remplacé sa mère et de porter sur ses épaules la responsabilité de sa disparition.

            Cette nuit-là, ele se fit une promesse : si ele n’était pas capable de retrouver Alice vivante, jamais ele ne ferait d’enfant…

            * L’impuissance la submergeait. Parfois, c’était encore pire que si on lui avait annoncé sa mort, car ele n’arrêtait pas d’imaginer ce qu’Alice devait éprouver. Des images lugubres et oppressantes envahissaient son esprit.

            Pour se raccrocher à quelque chose, ele ala jusqu’à consulter un médium. En palpant un habit ayant appartenu à Alice, le charlatan assura que la jeune file était morte et donna l’adresse du chantier où reposait le corps. Madeline mobilisa une équipe pour le fouiler de fond en comble. En pure perte.

            *

            En apprenant ce dérapage, son chef lui conseila de prendre quelques jours de repos. « Il faut voir la réalité en face : Alice Dixon a disparu depuis trois mois. C’est tragique, mais, à ce stade, vous savez très bien que les chances de la retrouver sont quasi inexistantes. Il y a d’autres enquêtes et d’autres dossiers sur lesquels on a besoin de vous… »

            * Mais Madeline se sentait incapable de travailer sur « d’autres enquêtes et d’autres dossiers ». Ele était prête à tout pour conserver un fragile espoir de retrouver Alice.

            * Alors, ele se résolut à rendre visite au diable en personne.

            14

            L’ennemi intime

            On a toujours le choix. On est même la somme de

            ses choix.

            Joseph O’CONNOR

            Madeline gara sa voiture banalisée devant le Black Swan, le pub irlandais appartenant à la famile Doyle depuis plusieurs générations.

            Cheatam Bridge était une petite enclave de moins de dix mile habitants à trois kilomètres au nord-est du centre de Manchester.

            Autrefois à majorité irlandaise, l’ancien quartier industriel avait vécu les migrations successives d’Indiens, d’Antilais, de Pakistanais, d’Africains et plus récemment d’Européens de l’Est. Cette mixité ethnique générait un étonnant brassage des cultures, mais était aussi à la base d’une guerre des gangs meurtrière et sans répit. L’action de la police y était difficile et le niveau de criminalité affolant.

            À peine entrée dans le pub, Madeline fut interpelée par une voix ironique :

            – Salut Maddie ! Tu sais que tu as toujours le plus beau p’tit

            – Salut Maddie ! Tu sais que tu as toujours le plus beau p’tit cul de toute la police de Manchester !

            Ele se retourna pour apercevoir au fond de l’établissement Danny Doyle, accoudé au bar devant une pinte de bière brune qu’il leva dans sa direction. Il était entouré de ses gardes du corps qui riaient grassement à sa blague.

            – Bonjour Daniel, dit-ele en s’avançant. Ça faisait longtemps.

            Danny « Dub1 » Doyle était le chef d’un des clans les plus puissants de la pègre de Manchester. Le parrain d’une dynastie familiale criminele qui régnait depuis cinquante ans sur le royaume pourri de Cheatam Bridge. À trente-sept ans, il avait fait plusieurs séjours en prison et son casier judiciaire était long comme le bras : tortures, trafic de drogue, braquages, blanchiment d’argent, proxénétisme, agressions de policiers…

            Danny était surtout un homme violent, capable de crucifier sur une table de bilard le chef d’un gang rival. Avec son frère et sa bande, « Dub » avait descendu une vingtaine de personnes, le plus souvent au cours de séances de torture d’une cruauté extrême.

            – Je t’offre une bière ? proposa-t-il.

            – Je préférerais un verre de bordeaux, répondit Madeline. Ta Guinness dégueulasse me fait gerber.

            Un murmure de surprise parcourut la garde rapprochée de Doyle. Personne ne se permettait de lui parler sur ce ton et encore moins une femme. Madeline toisa avec mépris l’aréopage de caïds.

            C’était un mélange de goriles et de petits mecs qui avaient trop regardé Scarface et Le Parrain. Ils cherchaient à en singer les poses et les répliques, mais avec leur dégaine de beaufs et leur accent à couper au couteau, ils n’auraient jamais la moitié de la classe des Corleone.

            Sans élever la voix, Danny Doyle demanda au barman s’il y avait du bordeaux dans la cave.

            – Du bordeaux ? Non. À moins que… Peut-être dans les cartons que Liam a piqués chez le Russe…

            – Va vérifier, ordonna Doyle.

            Madeline le regarda dans les yeux.

            – Il fait sombre ici. Sortons sur la terrasse pour une fois qu’il fait beau.

            – Je te suis.

            Doyle était un être complexe et torturé. Il partageait le leadership de son clan avec son frère jumeau, Jonny, sorti du ventre de leur mère cinq minutes après lui, mais qui n’avait jamais accepté son statut de cadet. Sujet à des crises de violence imprévisibles, Jonny souffrait de schizophrénie paranoïde et avait été brièvement interné à plusieurs reprises, son cas relevant davantage de l’asile psychiatrique que de la prison. Des deux, c’était Jonny la brute sanguinaire et Madeline avait toujours pensé que c’était en partie pour maintenir sa domination sur son frère que Danny s’était laissé entraîner dans cette spirale de violence.

            Alors qu’ils arrivaient dans le patio, un rouquin s’avança avec l’intention de fouiler la jeune flic, mais Madeline l’en dissuada :

            – Toi, tu me touches et je te découpe en deux.

            Danny eut un léger sourire et leva la main pour calmer ses troupes et les congédier. Il demanda lui-même à Madeline de lui remettre son arme et s’assura qu’ele n’en planquait pas une autre dans son dos ou le long de sa chevile.

            – N’en profite pas pour me peloter !

            – J’assure mes arrières : tout le monde sait bien que si les flics décident de me descendre un jour, c’est à toi qu’ils demanderont de faire le sale boulot…

            Sous une tonnele de lierre au charme bucolique, ils s’assirent l’un en face de l’autre à une table en fer émailé.

            – On se croirait en Provence ou en Italie, lança Doyle pour désamorcer l’incongruité de la situation.

            Madeline frissonna. Pas facile d’être assise face au diable.

            Sauf qu’avant d’être le diable Danny Doyle avait été son camarade d’école primaire et plus tard, au lycée, le premier garçon qu’ele avait laissé l’embrasser…

            – Je t’écoute, fit Danny en croisant les mains.

            De taile moyenne, les cheveux bruns, le visage lisse et carré, Doyle s’employait à ressembler à « monsieur tout-le-monde ».

            Madeline savait qu’il admirait le côté caméléon du personnage joué par Kevin Spacey dans Usual Suspects. Entièrement vêtu de noir, il portait sans ostentation un costard Ermenegildo Zegna qui devait coûter plus de 1 000 livres. À la différence de ses sbires, Doyle échappait à la caricature. Il avait même le charme des hommes qui ont renoncé à séduire.

            – Je viens te voir à propos d’Alice Dixon, Daniel.

            – La gamine qui a disparu ?

            – Oui. C’est moi qui mène l’enquête depuis trois mois. Tu aurais des infos ?

            Doyle secoua la tête.

            – Non, pourquoi ?

            – Tu me jures que ce n’est pas toi qui es derrière tout ça ?

            – Pour quele raison aurais-je enlevé cette file ?

            – Pour la faire travailer, pour l’exploiter…

            – Ele a quatorze ans !

            Madeline sortit de son portefeuile la photo d’Alice.

            – Ele en fait au moins seize. Et puis, ele est mignonne, non ?

            dit-ele en lui mettant le cliché sous le nez. Ne me dis pas que tu ne te la taperais pas !

            Doyle ne supporta pas cette provocation. D’un geste rapide, il saisit Madeline par les cheveux, approcha son visage à quelques centimètres du sien et la regarda droit dans les yeux.

            – À quoi tu joues, Maddie ? J’ai tous les défauts de la terre, j’ai du sang plein les mains et ma place est déjà réservée en enfer, mais je n’ai JAMAIS touché à une enfant.

            – Alors, aide-moi ! cria-t-ele en se dégageant de son emprise.

            Doyle laissa retomber la tension avant de demander avec agacement :

            – Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?

            – Tu connais tout le monde dans le quartier et la moitié des gens te doivent quelque chose. Tu règles les problèmes de voisinage, tu protèges les commerçants, tu organises même des distributions de cadeaux de Noël aux familes les plus misérables…

            – C’est mon côté Robin des Bois, ironisa Doyle.

            – Tu cherches surtout à ce qu’une foule de gens te soient redevables.

            – C’est la base du business…

            – Eh bien, je veux que tu utilises ton réseau pour me trouver des informations sur l’enlèvement d’Alice.

            – Queles informations ?

            – Des témoignages que les gens n’auraient pas voulu fournir à la police.

            Doyle soupira et réfléchit quelques secondes.

            – Maddie… Ça fait plus de trois mois que cette gosse a disparu. Tu as bien conscience qu’on ne la retrouvera ja…

            – Je ne suis pas venue pour entendre ces conneries, l’arrêta-t-ele avant de poursuivre sa requête. Tu comptes parmi tes relations certains politicards et plusieurs hommes d’affaires. Des types qui, eux aussi, te sont redevables de ne pas avoir envoyé à leur femme ou à la presse des photos compromettantes sur lesqueles on les voit partouzer avec des cal-girls. Enfin, tu connais mieux les détails que moi puisque ces files, c’est toi qui les payais…

            Un rictus nerveux crispa les lèvres de Doyle.

            – Comment es-tu au courant ?

            – Je suis flic, Daniel. Tu sais très bien que ton téléphone est sur écoute depuis des mois.

            – Des téléphones, j’en ai une dizaine, se défendit-il en haussant les épaules.

            – Peu importe. Je veux que tu te serves de ces « cols blancs »

            pour remobiliser l’opinion publique.

            Le barman leur apporta la bouteile de bordeaux qu’il avait fini par dégoter.

            – Est-ce que ça convient à mademoisele ? demanda-t-il.

            – Un haut-brion 1989 ! dit-ele en regardant l’étiquette. On ne va pas ouvrir ça. C’est un cru classé !

            D’un signe de tête, Doyle ordonna au contraire au barman de leur en servir deux verres.

            – Il appartenait à un fils de pute de Ruskoff qui repose maintenant six pieds sous terre ! Alors, ça me fait foutrement plaisir de le boire à sa santé !

            Pour ne pas le contrarier, Madeline trempa ses lèvres dans le nectar tout en guettant la réponse de Doyle.

            – Si je t’aide à retrouver cette file, je gagne quoi en échange ?

            – Une satisfaction personnele, l’indulgence de Dieu pour certains de tes actes, une sorte de rachat…

            Il rigola doucement.

            – Et plus sérieusement ?

            Pour se donner du courage, Madeline prit une longue gorgée de vin. Ele s’était préparée à ce marchandage. Doyle ne donnait rien pour rien et c’était pour ça qu’ele n’était venue le voir qu’en dernier recours.

            – À la GMP, un indic nous rencarde sur tes projets depuis plusieurs semaines…, commença-t-ele.

            Doyle secoua la tête.

            – Tu prétends qu’il y a une taupe dans mon équipe ? Tu bluffes.

            – Il nous a prévenus pour le braquage du fourgon de la Butterfly Bank que tu as mis sur pied, celui de vendredi prochain…

            Doyle resta impassible.

            – Si je t’aide, tu me refiles son nom ?

            Madeline se renfonça dans son siège.

            – Pas question, je t’en ai déjà trop dit. Démerde-toi pour débusquer ta balance par tes propres moyens.

            – Tu veux bien compromettre ta réputation en venant me demander de l’aide, mais tu n’es pas prête à te salir les mains jusqu’au bout, c’est ça ?

            – Daniel, s’il te plaît… Si je te donne le nom de ce mec, il sera mort avant ce soir.

            – Ça ne fait aucun doute, répondit-il en la regardant avec une affection mâtinée de reproche.

            Ils étaient unis par un lien étrange. À part ele, personne ne l’avait jamais appelé « Daniel » et il était à peu près certain qu’ele n’autorisait pas grand monde à l’appeler « Maddie ».

            – Sur ce coup-là, il n’y a pas de demi-mesure, Maddie. Soit tu plonges pour aider ta gamine, soit tu refuses de te mouiler. À toi de voir.

            – Tu ne me laisses pas le choix.

            – « On a toujours le choix. On est même la somme de ses choix. » C’est dans quel livre déjà ? Un des romans que tu m’avais envoyés lors de mon premier séjour en prison.

            Devant ses hommes, Daniel jouait l’inculte, mais c’était loin d’être le cas. Contrairement à son frère, il s’intéressait à l’art et, avant d’être incarcéré, il avait commencé des études d’économie et de gestion, d’abord à Londres puis à l’université de Californie.

            Madeline tira un papier plié en quatre de la poche de son jean et le tendit à Doyle.

            – OK, voilà le nom de notre indic, dit-ele.

            Ele se leva pour quitter le pub.

            – Reste encore cinq minutes, demanda-t-il en la retenant par la main.

            Mais ele se libéra de son emprise. Alors, pour la garder encore quelques instants, il sortit un briquet de sa poche et enflamma le papier sans en avoir lu le contenu.

            – C’est bon, tu as gagné.

            Ele accepta de se rasseoir et il lui resservit un verre de vin.

            – Pourquoi n’as-tu pas quitté ce Fucking Manchester ?

            demanda-t-il en alumant une cigarette. Tu disais tout le temps que tu voulais vivre à Paris…

            – Et toi, pourquoi tu ne t’instales pas aux États-Unis ? Ces agences immobilières et ces restaurants que tu achètes à Los Angeles, ils te servent à quoi ? À blanchir de l’argent ?

            Il éluda la question en se souvenant :

            – Tu voulais ouvrir une boutique de fleurs…

            – Et toi tu disais que tu voulais écrire des pièces de théâtre !

            Doyle sourit à ce rappel. Le club de théâtre du colège. En 1988. Il avait quatorze ans.

            – Moi, le livre de ma vie était déjà écrit avant ma naissance !

            Quand tu es né à Cheatam Bridge et que tu t’appeles Danny Doyle, tu ne peux pas échapper à ton destin.

            – Je croyais que l’on avait toujours le choix, répondit-ele malicieusement.

            Une lumière s’éclaira dans le regard de Doyle, suivie d’un sourire franc qui transforma instantanément son visage, lui donnant une expression très attachante. Il était difficile d’imaginer que c’était le même homme qui, un mois plus tôt, avait tranché à la machette les deux pieds et les deux mains d’un Ukrainien qui avait cherché à le doubler. Ele savait que le bien et le mal coexistaient en chaque individu. Que certains, par choix ou par contrainte, exploraient ce qu’il y avait de pire en eux. À cet instant, ele se demanda quel genre d’homme serait devenu Daniel s’il avait parié sur la face lumineuse de sa personnalité au lieu d’emprunter le chemin tortueux d’une fuite en avant à l’issue forcément funeste.

            Il y eut donc ces deux ou trois secondes pendant lesqueles le temps se figea. Ces deux ou trois secondes de grâce où ils avaient tous les deux quinze ans. Où ils se souriaient. Où Daniel n’avait jamais tué personne. Où ele n’était pas flic. Où Alice n’avait pas disparu. Ces deux ou trois secondes où la vie était encore pleine de promesses.

            * Deux ou trois secondes…

            * Puis un des gars débarqua sur la terrasse et le charme malsain se rompit.

            – Il faut qu’on y aile, patron, sinon on va louper le Jamaïcain.

            – Je te rejoins dans la voiture.

            Daniel termina son verre de vin et se leva.

            – Tu peux compter sur moi pour t’aider, Maddie, mais c’est peut-être la dernière fois qu’on se voit.

            – Pourquoi ?

            – Parce que je vais mourir dans pas longtemps.

            Ele haussa les épaules.

            – Tu dis ça depuis des années.

            Doyle se frotta les paupières avec lassitude.

            – Cette fois, tout le monde veut ma peau : les Russes, les Albanais, les flics, l’OFAC2, la nouvele génération montante du quartier qui ne respecte plus rien…

            – Tu as toujours su que ça finirait comme ça, non ?

            – Tôt ou tard, dit-il en lui rendant son arme.

            Puis il la regarda une dernière fois et des paroles qu’il n’avait pas préparées sortirent toutes seules de sa bouche :

            – Notre baiser… j’y repense souvent.

            Ele baissa les yeux.

            – C’était il y a plus de vingt ans, Daniel.

            – C’est vrai, mais je voulais que tu saches que ce souvenir m’accompagne toujours et que je ne le regrette pas.

            À son tour, ele le regarda. C’était dur à entendre, c’était dur à admettre. Ça avait quelque chose de flippant aussi, mais le monde n’était pas blanc ou noir et l’honnêteté la poussa à reconnaître :

            – Moi non plus, Daniel, je ne le regrette pas.

            1- Dub : variante de Dubh, prénom irlandais signifiant sombre.

            2- Office of Foreign Assets Control : une branche du Département du Trésor américain luttant notamment contre le blanchiment d’argent.

            15

            The girl who wasn’t there

            Elle ne savait pas que l’Enfer, c’est

            l’absence.

            Paul VERLAINE

            La semaine qui suivit la rencontre de Madeline et de Danny, de nouveaux témoins se présentèrent « spontanément » au bureau de police, permettant de réactiver la piste de la camionnette blanche. Au moins trois personnes affirmèrent avoir aperçu une jeune file blonde d’une quinzaine d’années dans un véhicule utilitaire semblable à celui qu’utilisent les plombiers ou les électriciens.

            Leurs témoignages permirent d’établir le portrait-robot d’un homme de « type albanais », de trente à quarante ans, que le procureur du Crown Prosecution Service accepta de faire circuler de façon massive.

            * En sous-main, Doyle lança un site Internet, www.alice-

            En sous-main, Doyle lança un site Internet, www.alice-dixon.com, support d’une association chargée de colecter des dons pour financer des centaines de panneaux d’affichage dans les gares, les arrêts de bus et les galeries marchandes à travers toute l’Angleterre.

            * Le 21 mars, à Twickenham, lors du Tournoi des Six Nations, on distribua 82 000 avis de recherche aux spectateurs du match de rugby Angleterre-Écosse.

            Rebelote le 7 avril, lors du quart de finale de la Ligue des Champions opposant Manchester United au FC Porto : le portrait d’Alice fut projeté pendant une minute sur les écrans géants d’Old Trafford devant soixante-dix mile personnes et plusieurs centaines de milions de téléspectateurs.

            * À partir de là, les témoignages se firent vraiment conséquents.

            Le commissariat reçut son lot d’appels de détraqués et d’affabulateurs, mais les nouveles pistes se multiplièrent : un médecin affirmait avoir croisé Alice le jour de sa disparition dans l’Eurostar pour Bruxeles. Une prostituée disait avoir « travailé »

            avec ele dans le quartier De Walen, la zone rouge d’Amsterdam, célèbre pour ses sex-shops, ses peep-shows et ses files « en vitrine ». Une junkie jurait avoir partagé un fix avec ele à Soho. Un routier était certain de l’avoir aperçue dans une Mercedes noire sur une aire d’autoroute en Pologne. Une touriste envoya à la police une photo prise près de la piscine d’un hôtel de luxe en Thaïlande où l’on voyait une adolescente qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à Alice. Ele était accompagnée d’un homme âgé. Le cliché fut diffusé sur Internet et étudié par des spécialistes de la morphologie, mais la piste fut formelement écartée.

            * Dans une lettre anonyme, un désaxé revendiqua l’enlèvement, le viol et l’assassinat de la jeune file, mais il laissa de nombreuses empreintes qui permirent de l’identifier dans la journée. On découvrit très vite qu’il était incarcéré au moment de la disparition d’Alice.

            * Le 12 avril, au troisième sous-sol d’un parking de Moss Side, on retrouva le cadavre de Liam Kilroy, battu à mort à coups de batte de base-bal. L’homme était connu pour être un des lieutenants de Danny « Dub » Doyle. Cette mort ne fit pas les affaires de la police, car Liam était aussi leur indic et leur principale carte pour espérer faire tomber rapidement le parrain de Manchester.

            *

            Madeline ne dormit pas cette nuit-là.

            16

            La boîte

            Qui baigne ses mains dans le sang les lavera dans

            les larmes.

            Proverbe allemand

            Le 15 juin, un étrange paquet arriva au commissariat de Cheatam Bridge.

            Il était adressé au Lieutenant Madeline Greene, responsable de l’affaire Alice Dixon.

            C’était un conteneur étanche en plastique ressemblant à ces glacières que l’on utilise en pique-nique. Madeline ouvrit la boîte : ele débordait de glaçons pilés. Avec ses mains, ele écarta les petits cubes translucides. La première couche était blanchâtre, mais plus ele creusait plus un liquide rougeâtre contaminait la glace.

            Lorsqu’ele aperçut les taches de sang, son rythme cardiaque s’embala. Ele essaya de ne pas paniquer et marqua un temps d’arrêt avant de reprendre son exploration. Au fond, il y avait… un morceau de viande à moitié congelé qu’ele regarda avec dégoût.

            Puis ele comprit qu’il s’agissait d’un organe.

            Puis ele comprit qu’il s’agissait d’un organe.

            Un cœur grossièrement charcuté.

            Un cœur humain.

            Le cœur d’Alice.

            * Cette fois, le labo de Birmingham disposait de suffisamment de matière et n’eut besoin que de quelques heures pour confirmer que les échantilons biologiques prélevés sur le cœur congelé correspondaient aux empreintes ADN contenues dans les cheveux d’Alice.

            À présent, il n’y avait plus aucun doute.

            Alice était morte.

            * Ce jour-là, quelque chose craqua chez Madeline. Ele rentra chez ele comme une somnambule, avala plusieurs verres de whisky et deux somnifères. Le lendemain, ele ne se rendit pas à son travail, ni les jours suivants. Pendant trois semaines, ele resta prostrée dans son lit, dans une sorte de léthargie, perdue entre l’alcool et les médicaments. La réalité lui était devenue insoutenable. Plus rien n’avait d’importance. Même pas d’arrêter le timbré qui se cachait derrière ce crime. Ele était désemparée, incapable de se projeter dans l’avenir, prête à appuyer sur le bouton « Off » de sa vie.

            *

            Le 19 juin, le Sun annonça dans ses colonnes qu’Erin Dixon avait été contactée par une société de production et qu’ele avait touché un acompte de 50 000 livres sterling pour que soit portée à l’écran une histoire tirée de la disparition et de l’assassinat de sa file.

            * Le 26 juin, au cours d’un banal contrôle routier, la police du Merseyside arrêta un certain Harald Bishop. En état d’ébriété, l’homme transportait à l’arrière de son fourgon des outils tranchants maculés de sang. Il prétendit d’abord avoir découpé un sanglier qu’il avait accidentelement renversé dans la forêt de Bowland.

            Mais ses propos étaient confus et suspects. L’homme fut interpelé et conduit en celule de dégrisement dans le petit commissariat de Prescot. Lorsque la garde à vue commença, les flics en service ne se doutaient pas qu’ils avaient devant eux celui que la presse surnommait depuis des années le « Boucher de Liverpool ».

            Pendant son audition, Bishop avoua plus de vingt meurtres de jeunes femmes ou adolescentes et autant de viols commis sur une période alant de 2001 à 2009.

            La surprise fut totale. Un simple contrôle d’alcoolémie venait de permettre l’arrestation d’un des plus terribles stakhanovistes du crime que l’Angleterre ait connus. Des dizaines d’homicides ou d’enlèvements non élucidés depuis dix ans trouvaient enfin leur résolution.

            La confession d’Harald Bishop dura toute la nuit. Au petit matin, le dernier meurtre dont il s’accusa fut celui d’Alice Dixon. Il expliqua avoir jeté son corps dans la rivière Mersey après avoir envoyé son cœur à la police de Manchester.

            * L’affaire fit la une des journaux pendant des semaines. Bishop fut auditionné des dizaines de fois, mais il avait la mémoire défailante, confondant souvent les dates et restant flou sur le déroulement de certains de ses crimes. En perquisitionnant son logement, les enquêteurs retrouvèrent des restes provenant de corps si nombreux qu’il ne fut pas possible de tous les identifier avec certitude.

            * Le 7 juilet, en pleine nuit, Madeline Greene accrocha la corde de son séchoir à linge à la poutre qui surplombait sa mezzanine.

            Il falait que ça s’arrête.

            Avec un reste de whisky, ele avala tous les médicaments qu’ele avait sous la main, essentielement des somnifères et des anxiolytiques. Puis ele monta sur une chaise, attrapa la corde du séchoir pour y former une boucle. Ele y glissa la tête et serra le nœud.

            Il falait que ça s’arrête.

            Depuis un mois, des images d’horreur envahissaient sa tête.

            Des images insoutenables qui ne lui laissaient aucun répit. Des images qui lui faisaient ressentir les abominations qu’avait dû supporter Alice.

            Il falait que ça s’arrête.

            Il falait que ça s’arrête.

            * Alors, ele sauta.

            17

            L’orchidée noire

            Seule […]. Je suis toujours seule / quoi qu’il arrive.

            Marilyn MONROE

            San Francisco

            Lundi matin

            Le jour se levait sur Telegraph Hil. Les premiers rayons de soleil miroitèrent sur les chromes du réfrigérateur, faisant brutalement passer la cuisine de la pénombre à la lumière. Ébloui par le reflet, Jonathan porta la main à son visage.

            Le matin, déjà…

            Épuisé par la nuit blanche passée devant l’écran de son ordinateur, il se massa les paupières. Ses yeux le brûlaient, ses oreiles bourdonnaient, son cerveau était saturé d’horreurs.

            Il se leva péniblement, aluma la machine à café, mais, comme un boxeur sonné après une série de coups, resta une bonne minute sans réaction, le regard dans le vide, sous le choc de cette plongée dans les ténèbres. Il frissonna ; le fantôme d’Alice, escorté par l’ombre de Madeline, planait encore dans la pièce. Dans son esprit, tout se brouila, la démence meurtrière du Bourreau de Liverpool, la misère de Cheatam Bridge, les ravages du crack, l’ambiguïté de Danny Doyle, le sang, les larmes, la mort… Malgré ce dégoût, il n’avait pourtant qu’une envie : se remettre devant l’ordinateur pour continuer à exploiter les quelques documents du dossier qu’il n’avait pas encore ouverts. Mais Charly n’alait pas tarder à se lever et, avant de préparer le petit déjeuner de son fils, il avait besoin de prendre une douche pour se laver de cette folie. Il resta un bon moment sous le jet brûlant, se savonnant à s’écorcher la peau pour se débarrasser des images de cauchemar qui s’accrochaient à son cerveau. Des questions lancinantes le tenailaient et revenaient à la charge. Queles atrocités Bishop avait-il fait subir à cette pauvre gamine avant de la tuer ? Avait-il apporté d’autres révélations sur Alice ? Madeline avait-ele de nouveau croisé la route de Danny et, surtout, comment la flic acharnée de Manchester s’était-ele muée en gentile fleuriste parisienne ?

            * Paris, XVIe arrondissement

            10 heures du matin

            Madeline gara sa Triumph sur un emplacement réservé aux deux-roues, au début de l’avenue Victor-Hugo. Ele enleva son casque, ébouriffa ses cheveux et poussa la porte de L’Aiglon, un petit bistrot traditionnel à l’alure populaire qui dénotait dans ce quartier plutôt chicos. Ele s’assit à la première table près de la fenêtre. D’ici, ele avait un point de vue privilégié sur le Café Fanfan, le restaurant de George LaTulip dont l’enseigne prestigieuse trônait de l’autre côté de la rue. Ele commanda un thé, un croissant, tira son ordinateur portable de son sac à dos et…

            Qu’est-ce que je fous ici ?

            Posée par l’autre moitié de son cerveau, la question la désarçonna. Pourquoi sortait-ele tout à coup des rails confortables de sa vie ? Sa place était au magasin, avec Takumi et ses clients.

            Pas en planque devant le restau d’un type qu’ele ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam.

            Tu n’es plus dans la police, ma vieile ! Tu n’es plus dans la police ! se répéta-t-ele pour s’en convaincre vraiment. Mais se débarrasse-t-on jamais d’un métier comme celui-là ?

            Pour quelques minutes encore, ele choisit de mettre entre parenthèses le côté raisonnable de sa personnalité. Ele prit dans sa poche l’article du tabloïd évoquant la liaison de George et Francesca.

            Fais marcher tes méninges ! s’ordonna-t-ele en le dépliant sur la table.

            À nouveau, ele détaila les photos, preuves irréfutables de l’adultère de Francesca. Quelque chose n’alait pas dans ces clichés. Ils avaient un côté trop artistique. En tant qu’ancien mannequin, Francesca avait un sixième sens pour prendre la pose et jouer avec la lumière. Alors que cette série de photos était censée être l’œuvre d’un paparazzi, Madeline avait au contraire la conviction que, loin d’être « volées », eles participaient d’une mise en scène soigneusement étudiée.

            Mais par qui ? Et dans quel but ?

            Ele mordit dans son croissant tout en connectant son ordinateur à Internet. Sur le site du restaurant, ele trouva facilement le numéro de téléphone du Café Fanfan. Ele appela et demanda à parler à George, mais on lui répondit que M. LaTulip ne serait pas là avant onze heures. Ele profita du temps qu’ele avait devant ele pour pousser un peu ses recherches. Le site était à l’image du restaurant : moderne et luxueux. En regardant les crédits, on s’apercevait que l’établissement appartenait en fait au complexe hôtelier de luxe Win Entertainment.

            Le groupe qui a racheté toutes les activités de Lempereur…

            Sur les menus – dont les prix étaient stratosphériques –, ele reconnut certaines des recettes qui avaient contribué à la notoriété de Jonathan. George lui avait piqué non seulement sa femme, mais aussi ses plus célèbres recettes !

            Injuste…

            Madeline lança une nouvele requête sur George LaTulip, et atterrit sur un blog… de plongée. Apparemment, LaTulip était passionné de photo sous-marine. Parfaitement tenu à jour, son site était une vitrine de ses différents voyages et présentait des centaines de sublimes photos de poissons multicolores, de tortues géantes et de coraux aux couleurs éclatantes. LaTulip explorait le monde depuis des années. Il avait plongé à Belize, à Hawai, à Zanzibar, aux Maldives, au Brésil, au Mexique… Tout était classé, archivé, commenté. En parcourant les pages web, Madeline s’arrêta sur le cliché d’un magnifique requin léopard. D’après la légende, le sélacien

            avait

            été

            photographié

            aux

            Maldives,

            le

            26 décembre 2009. La date fit tiquer l’ancienne flic. Selon le tabloïd, les photos avec Francesca dataient du 28 décembre 2009.

            Eles avaient été prises sur une plage à Nassau aux Bahamas. Sauf que les Maldives et les Bahamas se trouvaient au moins à quinze mile kilomètres de distance, en deux points totalement opposés du globe terrestre… Relier les deux endroits par avion en moins de deux jours était sûrement faisable, mais difficile compte tenu des différents transits. Convaincue de tenir quelque chose, ele chercha à approfondir son intuition. En cliquant de page en page, ele remarqua qu’aucun des séjours de LaTulip ne durait moins d’une semaine. Logique lorsqu’on se déplace au bout du monde pour plonger… Or son voyage aux Maldives n’avait duré que deux jours. Tout laissait donc à penser que George avait brutalement interrompu ses vacances pour rejoindre Francesca.

            Madeline ressentit une morsure au creux du ventre. Une brûlure flippante et délicieuse, un frisson intense qui marquait chez ele la découverte de la première piste d’une enquête. Tu n’es PLUS flic, lui répéta sa voix intérieure.

            Mais ele choisit de ne pas l’écouter et, satisfaite de sa découverte, sortit quelques minutes sur le trottoir pour griler une cigarette.

            * San Francisco

            – ’jour p’pa.

            – Bonjour mon grand, dit Jonathan en soulevant Charly dans ses bras pour l’embrasser avant de le faire atterrir sur l’un des tabourets de la cuisine.

            L’enfant se frotta les yeux et plongea la tête dans son bol de chocolat chaud. Jonathan lui beurra une tartine qu’il nappa d’un peu de miel d’acacia. Charly le remercia et demanda s’il pouvait regarder les dessins animés sur le petit téléviseur. Ce matin, Jonathan avait une bonne raison pour lui épargner son sermon anticathodique.

            – Bien sûr, chéri, répondit-il en alumant lui-même l’appareil avec la télécommande.

            Charly se rapprocha du poste. Jonathan profita que son fils était absorbé par Bob l’Éponge pour s’instaler devant l’écran de son ordinateur et reprendre l’exploration du « dossier Dixon ».

            Parmi les documents qu’il lui restait à parcourir se trouvait un fichier vidéo compressé qu’il lança après avoir branché ses écouteurs. L’image n’était pas d’une excelente qualité. Sans doute le film avait-il été tourné avec un téléphone ou un appareil numérique du milieu des années 2000. Le son néanmoins était audible.

            Au premier plan, on distinguait Madeline, les yeux clos.

            Couchée sur un lit d’hôpital, ele semblait encore dans le coma ou du moins profondément endormie. Puis l’homme qui tenait la

            « caméra » la posait sur la table de chevet et se filmait lui-même.

            C’était un type brun, viril, au visage carré, au regard sombre et fatigué.

            – Cette fois, tu vas t’en sortir, Maddie…, commença-t-il d’une voix blanche.

            Jonathan comprit tout de suite qu’il s’agissait de Danny Doyle…

            * Paris

            La Porsche Panamera s’arrêta au niveau du restaurant à 11 h 30 passées. George LaTulip sortit de son véhicule et en confia les clés au voiturier.

            Assise derrière la vitre du café, Madeline plissa les yeux pour le détailer. Il avait un peu vieili par rapport aux photos, mais présentait toujours bien : alure soignée, silhouette athlétique. Les tempes légèrement argentées, certes, mais pas suffisamment pour qu’on le catalogue « vieux beau ».

            Ele avait décidé de prendre son temps et de l’observer. Vu l’heure à laquele il arrivait au restaurant, George se consacrait sans doute davantage aux relations publiques qu’à ses fourneaux. Ele était donc persuadée qu’il ne s’attarderait pas outre mesure une fois le service terminé.

            Plus l’heure du déjeuner approchait, plus L’Aiglon – le petit café dans lequel ele avait trouvé refuge – se remplissait. La patronne lui demanda si ele souhaitait manger quelque chose, ce qu’ele accepta pour ne pas perdre son poste d’observation. Ele commanda le plat du jour. Le menu n’était pas le même que de l’autre côté, mais ele avait telement faim qu’ele avala en quelques bouchées sa « saucisse de Toulouse au thym et aux oignons caramélisés ».

            Voilà, ele avait repris contact avec le terrain : les planques, les filatures, les conjectures, les repas sur le pouce… Ele s’était pourtant persuadée d’avoir tiré un trait sur tout ça, mais les anciens réflexes revenaient au galop. Que cherchait-ele à se prouver ?

            Qu’ele n’avait pas perdu son flair ? Qu’ele était encore capable de dénouer les fils d’un mystère ?

            Ça l’excitait autant que ça la terrifiait. Depuis plus de deux ans, ele s’était employée à effacer son passé, et aujourd’hui ele craignait qu’il ne ressurgisse brutalement, comme un diable de sa boîte. Ele était comme une junkie ou une alcoolique : jamais totalement guérie, susceptible de replonger à la moindre tentation.

            À l’évocation du passé, les larmes lui montèrent aux yeux.

            Tenir le chagrin à distance. Surtout ne pas repenser à Alice. Sa dernière enquête l’avait projetée au fond du gouffre. Ele s’était réveilée à l’hôpital après deux jours de coma dus à son suicide manqué. Lorsqu’ele avait ouvert les yeux, ele avait son téléphone dans la main. Encore un peu dans les vapes, ele avait regardé l’écran sans comprendre. Sur la table de nuit, près d’un simple bouquet de violettes, reposait une enveloppe d’où ele avait tiré une carte de visite :

            « On a toujours le choix »

            Prends soin de toi

            Daniel

            Ele était revenue à son téléphone et avait constaté que quelqu’un s’était servi de son appareil pour se filmer. Lorsqu’ele avait lancé l’enregistrement, le visage de Danny était apparu sur l’écran. Ele ne l’avait jamais vu si fatigué ni si « humain » : l’écran. Ele ne l’avait jamais vu si fatigué ni si « humain » :

            – Cette fois, tu vas t’en sortir, Maddie…, commença-t-il d’une voix blanche.

            * – Cette fois, tu vas t’en sortir, Maddie, mais ce ne sera pas toujours le cas. Je connais les flics : ils ne sont pas très différents des types comme moi. Je sais qu’au bout du compte la plupart finissent par suivre le même chemin désenchanté : celui qui s’enfonce dans les ténèbres, la violence, la souffrance, les obsessions, la mort…

            Je sais que tu dors avec ton flingue. Je sais que tu es habitée par la peur. Je sais que tes nuits sont agitées, peuplées de fantômes, de cadavres et de démons. Je connais ta détermination, mais aussi cette part de noirceur en toi. Tu l’avais déjà lorsque tu étais adolescente et ton job n’a fait que l’amplifier. Mais il t’a aussi transformée en morte vivante. Tu as perdu ta pureté, ta fraîcheur et ta lumière. Désormais, la seule lueur qui s’alume en toi est cele de la traque. Au fond, tu n’es pas très différente de la mère de cette gamine qui s’accroche à sa pipe de crack. Tu es devenue un charognard, une camée qui a besoin de son quota de chasse et d’arrestations pour obtenir sa dose d’adrénaline. C’est ton shoot, ton fix, ton flash. C’est à ça que tu te piques et tu vas en crever…

            Danny s’interrompit, donnant l’impression de chercher ses mots en alumant une cigarette. On était dans un hôpital où fumer était bien entendu strictement interdit, mais ce genre de lois, si eles valaient pour le commun des mortels, ne concernaient pas quelqu’un comme Doyle.

            – Tu as soif de vérité, continua-t-il, mais cette quête de l’absolu te ronge et ne s’arrêtera jamais. Après Alice, il y aura d’autres morts, d’autres enquêtes, d’autres criminels à coffrer… Et chaque fois, tu ressentiras davantage de mélancolie, de solitude et d’errance. Tu veux traquer le Mal, mais le Mal n’en a rien à foutre de toi. Il va te détruire et te laissera seule, c’est tout. Le Mal gagne toujours à la fin, crois-moi…

            Tu passes à côté de ta vie, Maddie. Il faut que tu sortes de cette spirale avant de basculer dans un précipice d’où tu ne reviendras pas.

            Je ne veux pas que tu aies cette existence. Je ne veux pas que tu te laisses broyer.

            Casse-toi de ce quartier, Maddie. Casse-toi de cette putain de vile. Vis tes rêves. Pars pour Paris. Ouvre cette boutique de fleurs dont tu parles depuis longtemps ! Ne la laisse pas à l’état de chimère. Tu lui avais même trouvé un nom, je me souviens…

            C’était quoi déjà ? Le titre d’une vieile chanson française, je crois : Le Jardin Extraordinaire…

            La phrase resta en suspens. Danny défit un bouton de sa chemise et tira quelques bouffées nerveuses de sa cigarette en détournant son regard de l’objectif. Il se frotta les yeux, soupira, chercha quelque chose à ajouter, approcha sa main de l’appareil pour l’éteindre puis se ravisa. Il avait l’alure d’un homme aux abois.

            Une larme de fatigue le prit par surprise et roula le long de sa joue.

            Il l’essuya d’un geste maladroit, presque enfantin. Danny n’avait pas dû beaucoup pleurer dans sa vie. Au final, il murmura simplement :

            – Je t’aime.

            Puis l’image sauta avant de se brouiler.

            Et Madeline comprit d’instinct que Danny était mort.

            Depuis son lit d’hôpital, ele regarda le bouquet de violettes puis de nouveau la carte de visite. En la retournant, ele découvrit une succession de chiffres. Un numéro de téléphone qu’ele composa dans la foulée. C’était celui d’une banque, en Suisse. Ele donna son nom et on lui annonça qu’un compte avait été ouvert à son nom et qu’il était crédité d’une somme de 300 000 euros.

            * San Francisco

            L’image sauta avant de se brouiler.

            Pendant quelques secondes, Jonathan resta stupéfait devant son écran, éprouvant malgré lui une sorte d’admiration pour le malfrat.

            Ce Danny Doyle… Quel drôle de mec…

            Qu’était-il devenu depuis deux ans et demi ?

            À notre époque effrayante, la plupart des questions ne résistaient pas très longtemps à Internet et, cette fois encore, Google lui apporta une réponse quasi instantanée.

            L’article datait du 10 juilet 2009. Un ou deux jours après l’enregistrement du film. Danny ne bluffait pas : il se savait en danger mortel. Le journaliste expliquait que le cadavre du parrain de la pègre Danny « Dub » Doyle avait été retrouvé les mains et les pieds coupés, et toutes ses dents arrachées à la pince. Le gang des Ukrainiens s’était durement vengé…

            Cette nouvele découverte lui fit froid dans le dos. Jonathan revint au bureau de son ordinateur. Il ne lui restait qu’un dernier document à ouvrir. Un fichier JPG : une photo. Il fit glisser le curseur sur son écran, cliqua sur l’image, et son sang se glaça.

            * Paris

            Avenue Victor-Hugo

            George LaTulip quitta le restaurant peu après 14 heures.

            Immédiatement, Madeline sauta sur sa moto et lui cola au train pour ne pas le perdre de vue. Ele le suivit jusqu’à la rue Clément-Marot, au cœur du Triangle d’or. La Porsche stationna quelques secondes devant une agence immobilière de luxe. La jeune femme qui le rejoignit dans la voiture l’embrassa fougueusement. Sans doute une colaboratrice de l’agence. Grande, blonde, jeune, jupe courte et charme slave. Bandante, mais suffisamment distinguée pour vendre des appartements à trois ou quatre milions d’euros à une clientèle huppée. La voiture quitta le VIIIe pour rejoindre la rive gauche et le parking de l’École de médecine. Main dans la main, le couple longea la rue Saint-Sulpice, tourna rue Bonaparte avant de s’engouffrer sous le porche d’un immeuble de la rue de l’Abbaye.

            Madeline poireauta une vingtaine de minutes avant qu’une vieile dame ne rentre à son tour. Ele se précipita à sa suite pour vérifier les boîtes aux lettres. L’une d’entre eles était au nom de LaTulip. Décidément, George menait la grande vie : bele voiture, jeune maîtresse, appartement à Saint-Germain-des-Prés. Pas mal pour un ancien vendeur de hot dogs.

            Leur récréation érotique fut de courte durée : un petit quart d’heure plus tard, les deux amants étaient déjà dans la rue. D’un pas rapide, ils rejoignirent le parking, puis George raccompagna sa partenaire à son travail. Sans remarquer qu’il était suivi, il ralia le quartier des Ternes par l’avenue de Wagram, tourna rue de la Néva et s’engagea dans l’imposante porte cochère d’un bel hôtel particulier blanc cassé.

            Lancée sur le trottoir, la moto de Madeline pila devant la plaque dorée du bâtiment sur laquele était gravé en lettres modernes : Fondation DeLilo.

            La « flic » gara son engin non loin de la sale Pleyel et revint sur ses pas. Le temps neigeux du matin avait fait place au soleil, mais le froid était vif et de la buée s’échappait de la bouche de la jeune Anglaise.

            On était dans les beaux quartiers ; les commerces gourmands ne manquaient pas : Maison du Chocolat, Mariage Frères…

            Attentive à ne pas perdre de vue l’entrée de l’immeuble, mais désireuse de se réchauffer, Madeline s’instala à une table de la plus célèbre maison de thé de Paris.

            Le comptoir était entouré d’un mur d’étagères en chêne massif décoré de dizaines de boîtes en fer renfermant les crus les plus précieux. L’endroit sentait l’encens et le jasmin. La carte des thés était pléthorique. Un peu au hasard, Madeline se laissa guider par la poésie des noms et opta pour une tasse de « brumes d’Himalaya »

            accompagnée d’un sablé pur beurre.

            Comme un réflexe, ele sortit son ordinateur qu’ele connecta à un point wi-fi pour accéder à Internet.

            La recherche qu’ele lança sur la Fondation DeLilo lui apprit que Frank DeLilo, le père de Francesca, avait créé cet organisme quelques années avant sa mort. Il avait pour vocation d’aider des élèves brilants mais défavorisés à poursuivre leurs études en attribuant des bourses. Cette association – l’une des plus prodigues du monde – avait son siège à New York, mais possédait une antenne parisienne dont l’administrateur était… George LaTulip.

            Pensive, Madeline but une gorgée de son infusion au goût de noisette et de muscat. L’étau se resserrait autour de LaTulip vers qui convergeaient toutes les pistes. Par quel miracle cet homme parti de rien était-il parvenu à obtenir à la fois les bonnes grâces du groupe qui avait « viré » Jonathan et celes de Francesca ?

            Chacune de ses découvertes faisait monter son excitation d’un cran. Son enquête l’aspirait. À présent, ele ne pensait plus à ses bouquets, à ses décorations ou à son magasin. Ele ne pensait qu’à découvrir le secret de George LaTulip qui, ele en était certaine, était aussi le secret de la séparation de Francesca et Jonathan.

            * Deux heures et demie plus tard

            Il faisait déjà nuit lorsque George sortit de l’immeuble de la Fondation DeLilo. Entre-temps, Madeline avait eu le temps de goûter à plusieurs thés différents. Ele régla précipitamment une addition salée et regagna sa moto au moment où la Porsche rejoignait à toute alure le boulevard de Courceles.

            Et merde !

            Ele enfourcha sa Triumph et mit les gaz mais, le temps qu’ele arrive place des Ternes, ele avait perdu de vue la Panamera.

            Ne panique pas.

            Selon toute logique, George devait retourner au restaurant pour le service du soir.

            Bingo ! Ele retrouva la berline au niveau du rond-point de l’Étoile. À nouveau, ele ressentit ce petit frisson d’excitation. De plus en plus, ele se prenait au jeu de son « enquête ». Il FALLAIT

            qu’ele perce le secret de George, qu’ele fouile son appartement, qu’ele l’interroge pour le forcer à se mettre à table, qu’ele…

            STOP ! Tu n’es plus flic ! lui cria la voix dans sa tête.

            C’était vrai : mener une enquête était bien plus difficile sans sa carte de police. Impossible de le convoquer au commissariat ou de lancer une perquisition de son logement. Mais à défaut de la force, ele pouvait utiliser la ruse et trouver un moyen d’entrer en contact avec lui et de gagner sa confiance.

            Lequel ?

            Le visage balayé par le vent, Madeline suivit la voiture sur l’avenue Victor-Hugo et s’arrêta avec ele à un feu rouge. Le Café Fanfan n’était plus qu’à une vingtaine de mètres.

            Trouve quelque chose. Maintenant.

            Lorsque le feu passa au vert, ele accéléra pour se porter à la hauteur de la Panamera.

            Tu ne vas pas risquer de te rompre les os quand même !

            Mais une force la poussait en avant.

            Ne bousile pas ta bele moto !

            Tandis que la Porsche ralentissait, Madeline lui coupa la trajectoire, freinant brusquement pour bloquer sa roue arrière. Le pare-chocs percuta la moto au moment où cele-ci se couchait.

            Madeline fut éjectée de la Triumph qui glissa sur le bitume et finit sa course contre un lampadaire. La jeune femme roula sur le goudron.

            Son crâne heurta le sol, mais il était bien protégé par son casque intégral et le choc fut atténué par la faible vitesse au moment de l’impact.

            Les roues de la Panamera crissèrent, abandonnant un peu de gomme sur l’asphalte, et s’arrêtèrent net. Affolé, George sortit de son monstre d’acier pour se précipiter vers Madeline.

            – Je… je suis désolé ! Vous m’avez coupé la route !

            Madeline constata l’étendue des dégâts : son blouson était râpé, son jean déchiré, ses mains et ses avant-bras écorchés. Mais ce n’était pas plus grave que ça.

            – Je vais appeler une ambulance, fit George en activant son portable.

            – Je crois que ça ne sera pas nécessaire, assura-t-ele en retirant son casque.

            Ele ébouriffa ses cheveux et lui offrit son plus beau sourire.

            Une lueur de désir s’aluma dans l’œil de George : la flamme du chasseur.

            En acceptant la main qu’il lui tendait pour l’aider à se relever, Madeline comprit qu’ele était parvenue à glisser un pied dans la porte.

            C’était la phase numéro 1 : infiltrer l’ennemi.

            * San Francisco

            Jonathan cliqua sur le dernier fichier. La photo s’ouvrit en plein écran. C’était la copie de l’affichette placardée à des miliers d’exemplaires aux quatre coins du Royaume-Uni pour signaler la disparition d’Alice Dixon. Au centre de la page, la photo d’une gamine d’une quinzaine d’années, aux cheveux blonds et raides, au sourire abîmé et au visage très pâle, parsemé de taches de rousseur.

            On avait choisi ce cliché parce que l’adolescente y portait le sweat-shirt dont ele était vêtue le jour de son enlèvement : un pul moletonné à capuche, rose et gris, de la marque Abercrombie & Fitch. Un sweat trop grand pour ele qu’ele avait personnalisé en cousant un écusson de l’équipe de foot de Manchester United.

            Parmi les différents documents du « dossier Dixon », Jonathan s’était surtout concentré sur les notes personneles de Madeline et les pièces officieles de l’enquête. C’était le premier portrait d’Alice qu’il prenait vraiment le temps d’observer.

            Dès que la photo apparut sur l’écran, son cœur tressauta dans sa poitrine. Une vague de malaise l’envahit. Puis son regard rencontra celui d’Alice et son ventre se noua.

            Il connaissait cette file.

            Il l’avait déjà croisée.

            Il lui avait déjà parlé.

            Terrassé par l’angoisse, il referma précipitamment son ordinateur. Son rythme cardiaque s’était embalé, ses mains tremblaient. Il respira profondément pour retrouver son calme, mais rien n’y fit.

            Le souvenir d’une rencontre qui avait laissé dans son esprit une cicatrice indélébile remonta à la surface avec force. Il essaya de le repousser, mais son corps fut parcouru par un frisson glacial comme s’il se dissolvait sous l’effet de la peur.

            Il falait qu’il en ait le cœur net.

            18

            Hypnotique

            De tous les maux, les plus douloureux sont ceux que l’on s’est infligés à soi-même.

            SOPHOCLE

            San Francisco

            Lundi 19 décembre

            22 h 30

            Jonathan descendit du cable-car à deux blocks de Grace Cathedral. La vile était plongée dans une blancheur opaque qui étouffait les sons et enveloppait les rues d’un voile de mystère. Il quitta Powel Street à pied, parcourut une centaine de mètres avant d’arriver à l’hôpital Lenox.

            – Je suis attendu par le Dr Morales, annonça-t-il à l’accueil.

            Comme on lui demandait de patienter dans le hal, il se laissa tomber dans le canapé de la sale d’attente et sortit de sa poche la feuile de papier sur laquele il avait imprimé le portrait d’Alice.

            Le visage de la gamine ne l’avait pas quitté de la journée. Il s’était employé à repousser son souvenir, à se dire qu’il se trompait de personne, mais rien n’y faisait. Lorsqu’il avait rencontré Alice Dixon, ele était brune et prétendait s’appeler Alice Kowalski, mais ele portait le même pul rose et la même blessure dans le regard.

            – Bonsoir, Jonathan.

            – Bonsoir, Ana-Lucia, répondit-il en levant les yeux vers une jolie jeune femme à la peau mate et aux cheveux de jais.

            Le Dr Morales dégageait élégance et sobriété. De petite taile, ele portait sa blouse de médecin ouverte sur un chemisier, à la manière d’une veste cintrée qui mettait discrètement en valeur sa silhouette avantageuse.

            – Tu viens dans mon bureau ?

            Il la suivit dans l’ascenseur d’un pas décidé.

            – Ça fait longtemps, remarqua-t-ele en appuyant sur le bouton du sixième étage.

            – Un peu plus d’un an, admit Jonathan.

            La cabine s’éleva en silence. Il avait rencontré Ana-Lucia Morales lors de ses premiers mois à San Francisco. Une période difficile de sa vie. La psychiatre lui avait été conseilée par Eliott Cooper, un chirurgien de l’hôpital, client régulier de son restaurant qui avait fini par devenir son ami. « Ele est incapable de résoudre le bordel de sa propre vie, mais ele sait aider les autres même si ele est un peu trop jolie pour une psy », l’avait toutefois mis en garde le vieux médecin.

            Jonathan avait fait quelques séances de thérapie pendant lesqueles il s’était un peu livré, puis il n’était venu que pour obtenir des anxiolytiques, puis il n’était plus venu du tout. La psychanalyse, ce n’était pas pour lui, en tout cas, il n’était pas encore prêt.

            Un soir, quelques semaines après sa dernière consultation, il avait par hasard rencontré Ana-Lucia dans un bar de North Beach.

            L’endroit était plus proche d’un rade pour motards que du Café Costes. Sur la scène, un guitariste solitaire reprenait un vieux Led Zep’, un pied tapant un cajon, l’autre conduisant un sampler.

            Jonathan n’avait toujours pas fait le deuil de son ex-femme ; Ana-Lucia venait de se faire larguer par son mec, un trader possessif et égoïste qui vivait à l’autre bout du pays, mais qu’ele avait dans la peau. Ils avaient bu quelques bières, avaient un peu flirté et s’étaient retrouvés tout prêts de faire une connerie. On a tous nos moments de failite…

            – Tu as l’air en petite forme, dit-ele pour rompre le silence.

            – J’ai connu des jours meileurs, admit-il. En fait, j’ai un service à te demander.

            Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent sur un long couloir qui menait au bureau d’Ana-Lucia : une petite pièce à la lumière douce donnant sur Hyde Street.

            – Je t’écoute.

            – Si je me rappele bien, lorsque je venais en consultation, tu enregistrais nos séances, n’est-ce pas ?

            – Oui, mais on les compte sur les doigts de la main, se souvint-ele en tapant le nom de Jonathan sur son clavier.

            Accédant à son dossier, ele lui précisa :

            – J’ai trois enregistrements.

            – Tu peux me faire parvenir les fichiers ?

            – Bien sûr, je te les envoie par mail immédiatement. Ça fait partie de la thérapie. Tu as besoin d’autre chose ?

            – Merci, ça ira, assura-t-il en se levant.

            – Bon, je n’insiste pas.

            Ele se mit debout à son tour, enlevant sa blouse qu’ele accrocha à un portemanteau.

            – Mon service est fini, je te ramène ? proposa-t-ele en enfilant un imperméable en cuir marron qui la faisait davantage ressembler à un top model qu’à un médecin.

            – Je veux bien.

            Il la suivit dans le parking souterrain jusqu’à une Audi Spyder flambant neuve.

            – Combien fais-tu de consultations par semaine pour te payer une bagnole comme ça ?

            – Ele n’est pas à moi, éluda-t-ele en mettant le contact.

            – Je vois : ton trader est revenu.

            – Pas ta femme ?

            Trouvant la question absurde, Jonathan haussa les épaules.

            Le cabriolet déboula sur Bush Street et tourna sur Leavenworth. Ana-Lucia aimait vivre dangereusement. Ele profita de la longue ligne droite de California Street pour accélérer brutalement.

            – À quoi tu joues, là ?

            – Excuse-moi, dit-ele en ralentissant.

            Pensive, ele roula au pas, remonta en silence Grant Avenue puis Lombard. Au bout d’un moment, ele se risqua à un constat :

            – Tu es comme beaucoup de monde, Jonathan : perdu dans tes zones d’ombre. Tu n’iras vraiment mieux qu’une fois que tu te seras délesté du poids de tes fantômes.

            – Les fantômes, ça ne doit pas être bien lourd, plaisanta-t-il.

            – Mais les chaînes qu’ils traînent pèsent des tonnes, répliqua-t-ele.

            Il médita sur cette repartie le reste du trajet, puis ele le déposa au sommet de Telegraph Hil.

            – Et toi, tu vas mieux ? demanda-t-il en ouvrant la porte du Spyder.

            – Non, reconnut-ele, mais c’est un autre problème.

            – Bon, je n’insiste pas.

            Ele esquissa un sourire et repartit en trombe vers les lumières de la vile.

            Soulagé de rentrer chez lui, Jonathan poussa la porte de la maison. Marcus s’était endormi sur le canapé devant un vieil épisode de Star Trek. Il éteignit la télé avant de passer une tête dans la chambre de son fils pour vérifier que tout alait bien. Charly dormait à poings fermés. Il s’était effondré sur sa tablette graphique en aidant les Angry Birds dans leur combat contre les cochons verts.

            Un peu en colère, Jonathan désactiva l’ardoise électronique.

            Lorsqu’il avait cet âge, il s’endormait sur un livre, pas devant un écran ! Il repensa à ces heures lointaines où il se plongeait dans les Tintin, Les Trois Mousquetaires, Marcel Pagnol, Jules Verne puis, plus tard, Stephen King et John Irving. Tout cela semblait loin.

            Entre la télé, les consoles, les ordinateurs et les téléphones, les écrans et les réseaux envahissaient nos vies dès le plus jeune âge.

            Pour le pire plus que pour le meileur.

            Suis-je devenu un vieux con ? s’interrogea-t-il avant de succomber à son tour à la séduction de son ordinateur, s’instalant devant son portable pour vérifier que les mails d’Ana-Lucia lui étaient parvenus.

            Il y avait bien trois fichiers mp3 correspondant aux trois séances qu’il avait suivies avec ele. Il savait exactement ce qu’il cherchait. Le passage qu’il voulait réécouter se trouvait au début de la deuxième séance.

            Il brancha son casque audio, éteignit les lumières et s’instala sur son canapé pour écouter l’enregistrement.

            Les premières minutes, on entendait surtout la voix d’Ana-Lucia, incroyablement apaisante, qui s’appliquait à plonger son patient dans cet état de relaxation complète pouvant s’apparenter à un léger sommeil hypnotique.

            Puis ele entra dans le vif du sujet :

            « La semaine dernière, vous m’avez raconté la pire semaine de votre vie : ces quelques jours où vous avez perdu à la fois votre femme et votre travail. Une semaine pendant laquelle vous avez aussi appris la mort de votre père à qui vous n’aviez plus parlé depuis quinze ans. Vous m’avez dit avoir longtemps hésité à aller à son enterrement. Puis, finalement, vous avez pris l’avion pour Paris, c’est bien ça ? »

            Après un silence, Jonathan commençait sa confession. Du temps de son aura médiatique, il était habitué aux plateaux télé et rodé aux interviews. Mais ça faisait deux ans qu’il ne s’était plus

            « écouté parler » et cela lui fit bizarre de percevoir à quel point son débit et sa prononciation étaient à l’époque chargés d’émotion et de souffrance :

            « J’étais arrivé à Paris le 31 décembre en fin d’après-midi. Cette année-là, l’hiver était glacial dans toute la France. Il avait neigé une semaine plus tôt et, à certains endroits, la capitale avait toujours des allures de station de ski… »

            19

            Croiser ta route

            La réussite n’est pas toujours une preuve

            d’épanouissement, elle est souvent même le

            bénéfice secondaire d’une souffrance cachée.

            Boris CYRULNIK

            « J’étais arrivé à Paris le 31 décembre en fin d’après-midi. Cette année-là, l’hiver était glacial dans toute la France. Il avait neigé une semaine plus tôt et, à certains endroits, la capitale avait toujours des allures de station de ski… »

            Paris

            Deux ans plus tôt

            31 décembre 2009

            J’avais loué une voiture à l’aéroport, une berline alemande confortable et supposée fiable pour tailer la route dans de bonnes conditions. J’aurais pu prendre un vol jusqu’à Toulouse, mais, à cause des fêtes, l’enterrement de mon père avait été repoussé au 2 janvier, et l’idée de passer un réveilon mortuaire avec ma sœur et son mari me révulsait.

            J’avais donc décidé de rejoindre Auch en voiture, en ne partant que le lendemain soir. En attendant, il me restait vingt-quatre heures à tuer. Je n’avais pas fermé l’œil depuis trois jours et je comptais noyer mes insomnies dans une très longue nuit. Je rêvais d’une colection de pilules capable d’assommer un régiment, mais je n’avais pas de médocs sur moi et dénicher un médecin à cette heure-ci n’alait pas être facile. Avant tout, je devais trouver un hôtel, car celui dans lequel je descendais habituelement, dans le VIe arrondissement, n’avait plus de chambres disponibles.

            – Nous sommes complets, m’avait annoncé sèchement le réceptionniste.

            D’ordinaire, même lorsque je passais à l’improviste, les responsables de l’hôtel se débrouilaient pour m’accueilir en grande pompe parce que j’étais Jonathan Lempereur, parce que c’était pour eux un honneur que je choisisse leur établissement, parce qu’ils avaient accroché ma photo dédicacée dans leur petit salon, juste à côté de celes des autres VIP qui avaient séjourné ici. Mais les nouveles vont vite et les employés avaient dû être prévenus de ma « disgrâce », car personne ne fit le moindre effort pour m’aider dans mes démarches. Je connaissais bien quelques confrères dans l’hôtelerie et la restauration de luxe, mais mon masochisme avait des limites et j’étais bien décidé à ne pas leur faire cadeau de ma dépouile. Après quelques coups de fil, je trouvai finalement une chambre dans un hôtel modeste, place du Château-Rouge, à l’angle du boulevard Barbès et de la rue Poulet. Ma chambre était effectivement « modeste », voire spartiate. Surtout, il y faisait un froid de gueux. J’essayais de monter le chauffage, mais ça ne changea pas grand-chose. Il était 17 heures ; il faisait déjà nuit. Je m’assis sur le lit et me pris la tête entre les mains. Mon fils me manquait, ma femme me manquait, ma vie me manquait. En une semaine, j’avais tout perdu. Quelques jours plus tôt, je vivais avec ma famile dans un loft à TriBeCa, je dirigeais un empire, j’avais une Black Card et trente demandes d’interview par semaine… Ce soir, j’avais envie de pleurer et je m’apprêtais à passer le nouvel an dans la solitude d’une chambre sordide.

            You’l never walk alone…

            Une sinistre évidence s’imposa soudain à moi. Je quittai ma chambre pour rejoindre ma voiture. Tout en conduisant, j’entrai une adresse dans le GPS, rue Maxime-Gorki à Aulnay-sous-Bois, et me laissai guider par la voix féminine du navigateur. Sur le siège à côté de moi s’entassaient les journaux français et américains achetés à l’aéroport. La presse hexagonale qui m’avait souvent ignoré ces dernières années s’en donnait cette fois à cœur joie : Lempereur déchu, Lempereur abdique, La chute de Lempereur…

            C’était le jeu des médias et j’y étais préparé. Il n’empêche, aujourd’hui ces titres étaient dévastateurs et je les prenais en pleine gueule comme autant de coups de poing. Je n’arrivais même pas à me faire croire que j’alais rebondir. À part créer des recettes de cuisine, que savais-je faire ? Rien ou si peu… En perdant Francesca, j’avais perdu la flamme qui me poussait en avant, le déclic qui m’avait fait passer d’un chef étoilé « ordinaire » au patron de la meileure table du monde. Il y avait vingt-cinq restaurants trois étoiles en France et près de quatre-vingts dans le monde, mais il n’y en avait qu’un avec une liste d’attente de plus d’un an. C’était chez moi et je savais que c’était à Francesca que je le devais. Car je ne carburais qu’à ça : l’amour exclusif, la passion, le besoin incessant de la séduire. J’avais rencontré Francesca à trente et un ans, mais je la cherchais depuis la cour du lycée. Quinze ans à espérer qu’une femme comme ele existe quelque part sur Terre. Une femme bele comme Catherine Zeta-Jones à qui on aurait greffé le cerveau de Simone de Beauvoir. Une femme ayant dix paires de Stilettos dans son dressing, mais capable de vous parler de l’influence de la musique de Haydn sur l’œuvre de Beethoven ou de l’effet du hasard dans la peinture de Pierre Soulages.

            Lorsque Francesca entrait dans une pièce, ele vampirisait tous les regards. Les femmes voulaient qu’ele devienne leur meileure amie, les hommes désiraient coucher avec ele, les enfants appréciaient sa gentilesse. C’était mécanique, habituel, inéluctable.

            Nous avions vécu nos années d’amour dans cette incandescence et cette drôle de répartition des tâches : j’avais la notoriété, ele avait le glamour et le magnétisme. Notre amour avait tenu pendant dix ans en équilibre sur ce fil.

            * Par l’autoroute, je fus à Aulnay en vingt minutes. Je trouvai une place dans la rue Gorki, non loin de l’immeuble où habitait Christophe Salveyre.

            – C’est Jonathan, annonçai-je en appuyant sur la sonnette.

            – Jonathan qui ?

            – Jonathan Lempereur, ton cousin.

            Salveyre était le fils de la sœur de ma mère. On ne s’était jamais vus jusqu’à ce qu’il m’appele à New York, trois ans plus tôt. En vacances à Big Apple, il s’était fait serrer par les flics après une bagarre dans un bar. Il ne connaissait personne à Manhattan et n’avait plus un radis. Par compassion familiale, j’avais payé sa caution et je l’avais hébergé pendant quinze jours dans une des dépendances du restaurant en attendant que son affaire soit classée.

            Le type avait joué franc-jeu avec moi et ne m’avait pas caché la nature de ses activités en France : il dealait de la coke. Ça m’avait fait froid dans le dos, mais il m’avait assuré qu’il était clean sur le territoire américain.

            – Qu’est-ce que tu fous là ? me demanda-t-il en ouvrant la porte.

            – J’ai besoin que tu me rendes un service, dis-je en m’imposant dans l’appartement.

            – Tu tombes mal, putain. J’étais rentré pour « faire le plein », mais j’alais ressortir.

            – C’est important.

            – Qu’est-ce que tu veux ?

            – Il me faut une arme.

            – Une arme ?

            – Un flingue.

            – T’as vu écrit « armurerie » sur la porte ? Où veux-tu que je te trouve un flingue ?

            – Fais un effort !

            Salveyre soupira.

            – C’est le réveilon, bordel ! Les gens font la fête et j’ai une quantité monstrueuse de came à fourguer. Reviens me voir demain.

            – Non, il me le faut ce soir !

            – Ce soir, je ne peux pas. Je dois livrer un maximum de coke en un minimum de temps.

            – Souviens-toi que je t’ai aidé lorsque tu étais dans la merde…

            – Et qui va payer mon manque à gagner ?

            – Dis-moi combien il te faut.

            – Je t’aide si tu m’achètes pour 4 000 euros de dope. Et ajoute 3 000 euros pour le flingue.

            – D’accord, répondis-je imprudemment. Tu n’as rien contre les dolars, j’imagine ?

            En quittant New York, j’avais vidé mon coffre-fort et j’avais dans les poches plus de 10 000 dolars en liquide.

            – Laisse-moi une heure, m’annonça-t-il. Tu peux m’attendre ici : repose-toi, tu as une sale gueule.

            Je suivis son conseil et m’écroulai sur son canapé. Sur la table, il y avait une bouteile de cognac entamée. Je m’en servis un grand verre puis un autre avant de m’assoupir.

            Salveyre revint peu après 20 heures.

            – Je t’ai pris ce que j’ai trouvé, dit-il en me tendant un revolver chromé à la crosse noire.

            Le flingue était compact, mais lourd. Avec cinq cartouches, le barilet était plein.

            – C’est un Smith & Wesson Model 60 de calibre 38 Special.

            L’information entra par une oreile et sortit par l’autre.

            Je lui donnai le fric et il me tendit un pochon plastifié fermé par un zip qui contenait une vingtaine de doses de cocaïne. J’hésitai à les lui laisser, mais décidai finalement de les emporter en me disant que je les détruirais plus tard.

            Ce sera toujours ça que personne ne consommera, me justifiai-je.

            Je sais, il m’arrive d’être naïf…

            * 20 heures

            Je mis le flingue et la dope dans la boîte à gants et pris la direction de l’hôtel. Pas la peine d’alumer le GPS pour faire le chemin en sens inverse : l’A1, la sortie porte de la Chapele…

            Merde.

            Je venais de louper bêtement un embranchement. Le cognac m’avait assommé. Soudain, je n’étais plus très sûr du nom de la rue.

            Entre la porte de Clignancourt et la porte de Clichy, je continuai à rouler sur les boulevards des Maréchaux pendant cinq cents mètres.

            L’endroit n’était pas engageant. Sous la lumière blafarde des panneaux publicitaires, un groupe de prostituées aguichaient le client. Certaines voitures s’arrêtaient brièvement : les vitres se baissaient, les mecs discutaient le prix de la passe ou de la pipe puis, selon la réponse, repartaient avec la file. Ou pas. Le feu devant moi venait de virer au rouge. J’étais bloqué malgré moi devant un abribus. Une file de l’Est, jupe courte et bottes en cuir, tambourina contre ma vitre en me proposant ses charmes. J’essayai d’abord de l’ignorer, mais ele exécuta une sorte de mini-chorégraphie tendance Moulin-Rouge. Ses yeux étaient tristes et vides. Ele me fit de la peine et je décidai de baisser ma vitre pour lui faire néanmoins un compliment sur sa danse.

            Je sais, je suis naïf…

            * Les deux voitures de police arrivèrent en trombe, vingt mètres derrière moi. En moins de trois secondes, la rue vibra au rythme des sirènes bleutées. Les flics avaient sorti leurs brassards, résolus à faire du zèle un soir de réveilon, embarquant les files, vérifiant l’identité des clients.

            Tandis que je remontais ma vitre, une silhouette féminine ouvrit brusquement ma portière et s’instala sur le siège passager.

            – Démarrez ou vous alez vous faire coffrer ! cria-t-ele dans la confusion.

            C’était une gamine. Une adolescente d’une quinzaine d’années.

            Une prostituée ? À cet âge ?

            – Roulez, putain ! cria-t-ele.

            Dans quel guêpier venais-je de me fourrer ? Je devais avoir deux grammes d’alcool dans le sang, j’avais un flingue, un sachet plein de coke dans ma boîte à gants et une file mineure était assise dans ma voiture.

            J’alais me retrouver en prison et y rester longtemps.

            Je n’attendis même pas que le feu passe au vert et tournai au premier croisement.

            19

            À toute alure, je remontai l’avenue de la Porte-de-Saint-Ouen et me fondis dans la circulation du périphérique.

            – À quoi tu joues ? demandai-je à ma passagère.

            – ’just wanna escape these fucking cops1, répondit-ele en anglais avec un accent indéterminé.

            J’alumai la lumière du plafonnier et profitai que le trafic se ralentissait pour la détailer. C’était une jeune file d’une quinzaine d’années, à la silhouette fragile et fuyante. Ses cheveux étaient teints en noir à l’exception de quelques mèches rouge carmin. Une frange trop longue lui retombait sans cesse sur les yeux. Ele portait un jean slim, des Converse en cuir et un tee-shirt rayé partielement recouvert d’un pul à capuche rose et gris sur lequel était cousu l’écusson de l’équipe de foot de Manchester United. Un diamant minuscule brilait sur sa narine gauche tandis qu’à son cou pendait un colier médiéval en argent et cristal grenat. Son maquilage gothique – khôl et eye-liner noir sur fond de teint blafard – lui donnait un air cadavérique, mais relevait d’un style savamment étudié.

            Je regardai ses chaussures : eles étaient quasi neuves. Cette gamine avait des fringues de marque et des bijoux. Ce n’était pas une file des rues, plutôt une gosse de riche.

            Je ne savais pas quoi faire. Je ne pouvais pas l’abandonner au milieu du périph. Il falait que j’en sache plus, mais ele n’avait pas l’air très bavarde. Je pris la première bretele qui menait à la station-service de la porte de Montreuil et m’arrêtai sur le parking.

            – Comment t’appeles-tu ? demandai-je en anglais.

            – Qu’est-ce que ça peut vous foutre ?

            – Écoute, c’est TOI qui es montée dans ma voiture sans que je te demande rien, alors tu vas baisser d’un ton, OK ?

            Ele haussa les épaules, détourna la tête.

            – Comment t’appeles-tu ? répétai-je fermement.

            – Alice, soupira-t-ele. Alice Kowalski.

            – Où habites-tu ?

            – Je ne vois pas en quoi ça vous regarde.

            – Pourquoi avais-tu peur des flics tout à l’heure ?

            – Et vous ? me retourna-t-ele.

            Pris de court, je me défendis :

            – J’ai bu un coup de trop, c’est tout.

            À cet instant, le couvercle de la boîte à gants que j’avais mal refermé retomba, la laissant béante. La vue de l’arme à feu et de la drogue fit paniquer la file. Ele ouvrit la porte pour s’enfuir, persuadée d’être tombée sur un malfrat.

            – Attends, ce n’est pas ce que tu crois ! dis-je en lui courant après sur le parking.

            – Lâchez-moi, rétorqua-t-ele en se réfugiant dans la station.

            J’alumai une cigarette et la regardai à travers la vitre. Ele s’était assise sur un tabouret près des distributeurs automatiques.

            Qui était cette file ? À quoi cherchait-ele à échapper ? À ce moment, j’eus brièvement la tentation de retourner à ma voiture et de me tirer sans demander mon reste. Tout cela ne me concernait pas. À part des emmerdes supplémentaires, je n’avais rien à gagner dans cette histoire.

            Je soupirai, mais décidai malgré tout de la rejoindre. La station-service était parée de ses décorations de fête : guirlandes électriques tristounettes, sapin déplumé, boules de Noël en plastique. Usé jusqu’à la corde, un vieux tube des années 1980 passait à la radio.

            – Tu m’offres un espresso ?

            – J’ai pas de fric, dit-ele en secouant la tête.

            Je sortis mon portefeuile pour y chercher de la monnaie.

            – Tu veux quelque chose ? demandai-je en insérant des pièces dans l’appareil.

            – Que vous me foutiez la paix.

            J’essayai de la raisonner.

            – Écoute, on est partis sur de mauvaises bases.

            – Cassez-vous à présent, je vais me débrouiler seule.

            – Avec quoi ? Tu n’as pas d’argent et tu ne parles pas un mot de français. Je ne vais pas te laisser comme ça. C’est ma responsabilité d’adulte.

            Ele leva les yeux au ciel, mais accepta l’argent que je lui tendais. Dans le distributeur, ele choisit une petite bouteile de lait à la fraise et un paquet de biscuits Oreo. Pendant qu’ele mangeait ses sucreries, je ramassai un exemplaire de Metro qui traînait sur une table.

            – Regarde, il y a ma photo dans le journal. Comme tu peux le voir, ce n’est pas dans la rubrique des faits divers.

            Ele regarda l’article puis leva les yeux.

            – Je vous ai déjà vu à la télé ! Une émission dans laquele vous vous mettiez en colère contre les végétaliens !

            Ele faisait alusion à une joute épique m’ayant opposé à des activistes assez puissants qui cherchaient à faire interdire le foie gras aux États-Unis.

            – Si vous êtes une star, qu’est-ce que vous foutez chez des putes à 20 euros, un soir de réveilon, avec votre boîte à gants remplie de coke ? demanda-t-ele avec provocation.

            – Bon, suis-moi, lui demandai-je.

            Dieu bénisse la télévision. Ma notoriété avait restauré un peu de sa confiance et, en restant à bonne distance, ele accepta de m’accompagner jusqu’à la BMW.

            – D’abord, je n’étais pas client des prostituées et tu le sais très bien, sinon tu ne serais pas montée dans ma voiture, même pour fuir la police…

            Ele ne répondit pas, preuve que j’avais marqué un point.

            – Ensuite, cette drogue n’est pas à moi, lui expliquai-je en prenant le pochon plastifié et en le jetant dans l’une des corbeiles publiques du parking. C’est une histoire compliquée, mais j’ai été obligé de l’accepter pour pouvoir me procurer ce revolver.

            – Et cette arme, c’est pour quoi faire ?

            – Juste pour me protéger.

            Ele était sans doute américaine, car ele accepta cette explication sans protester.

            – Bon, à toi maintenant. Tu me dis qui tu es et où tu habites, sinon j’appele les flics.

            – J’ai fait une connerie, commença-t-ele. Une fugue, c’est tout. Je vis à New York, mais je suis en vacances avec mes parents. On a une maison sur la Côte d’Azur.

            – Où ça ?

            – Au Cap-d’Antibes.

            Je connaissais bien. C’était là que j’avais eu mon premier

            « vrai » restaurant.

            – Je voulais rentrer chez moi, mais on m’a piqué mon sac dans le TGV et je n’ai plus ni téléphone ni portefeuile.

            Ele avait l’air sincère, même si quelque chose clochait sans que je sache pourquoi.

            – Appelez mon père ou ma mère si vous ne me croyez pas !

            Ele me donna un numéro que je composai sur mon portable.

            Au bout d’une seule sonnerie, je tombai sur une certaine Mme Kowalski qui accueilit mon appel comme une délivrance. Ele me confirma toute l’histoire : sa file avait fugué le matin même après une dispute. Son angoisse était palpable, même si ele essayait de ne pas trahir son affolement.

            Je lui passai Alice pour la rassurer. Ne voulant pas être indiscret, je sortis fumer une cigarette, accoudé au capot de la voiture, mais j’entendis la plus grande part de leur conversation.

            Eles restèrent de longues minutes au téléphone. Alice s’excusa et versa quelques larmes. Lorsqu’ele me repassa sa mère, je proposai à Mme Kowalski de lui ramener moi-même sa file. Je devais justement « descendre dans le Sud » pour l’enterrement de mon père et je pouvais être à Antibes dans la matinée.

            Ele hésita longuement, mais finit par accepter.

            * Nous roulions depuis une demi-heure.

            Sous la grisaile et les flocons, nous avions pris l’autoroute du Soleil et venions de dépasser Évry. Alice s’était plongée dans les journaux américains qui détailaient mes revers professionnels et conjugaux.

            – Ele est bele votre femme…, dit-ele en scrutant une photo de Francesca.

            – Ouais, c’est une phrase que j’entends au moins une fois par jour depuis dix ans…

            – Et ça vous gonfle ?

            – T’as tout compris.

            – Pourquoi ?

            – Si ele n’était pas si bele, peut-être qu’ele ne m’aurait pas trompé.

            – Je pense que ça n’a rien à voir, jugea-t-ele du haut de ses quinze ans.

            – Bien sûr que si. Plus tu es jolie, plus tu as de solicitations, donc de tentations. C’est mathématique…

            – Mais c’est la même chose pour vous, non ? Dans vos émissions, vous jouiez le rôle du chef sexy qui…

            – Non ! la coupai-je. Ce n’est pas pareil. Moi, je ne suis pas comme ça.

            – Comme quoi ?

            – Tu m’emmerdes.

            – Vachement constructif, observa-t-ele.

            Devant mon silence, ele aluma la radio et fit défiler les fréquences. Je pensai qu’ele cherchait une station de « musique de jeunes », mais son zapping s’arrêta sur France Musique.

            Immédiatement, Alice fut absorbée par le morceau : une pièce pour piano délicate et raffinée.

            – C’est beau, dis-je.

            – Schumann, les Davidsbündlertänze, opus 6.

            Je crus qu’ele se foutait de moi jusqu’à ce que le morceau s’achève et que la présentatrice annonce :

            « Vous écoutiez Maurizio Polini qui interprétait les Davidsbündlertänze de Robert Schumann. »

            – Bravo !

            Ele la joua modeste :

            – C’était facile.

            – Je connais mal Schumann. En tout cas, je n’avais jamais entendu ces morceaux.

            – Ils sont dédiés à Clara Wieck, la jeune femme dont il était amoureux.

            Ele laissa passer un silence avant de constater :

            – Parfois l’amour détruit, parfois il se cristalise dans des œuvres d’art magnifiques…

            – Tu joues du piano ?

            Ele marqua un temps avant de répondre. Une retenue dont ele fit preuve plusieurs fois au cours de cette nuit, comme si ele craignait toujours de commettre un impair ou de se laisser aler à la confidence de trop.

            – Non, du violon. La musique, c’est ma passion.

            – Et l’école, ça va ? Tu es en quele classe ?

            Ele sourit :

            – C’est bon, ne vous croyez pas obligé de me faire la conversation.

            – Cette fugue, c’était pour prouver quoi ?

            – Cette fois, c’est vous qui m’emmerdez, dit-ele en replongeant dans la lecture des journaux.

            * 23 heures

            Alice s’était endormie depuis deux heures, mais se réveila au niveau de Beaune alors que nous roulions toujours sur l’A6 en direction de Lyon.

            – Quand est prévu l’enterrement de votre père ? demanda-t-ele en se frottant les yeux.

            – Après-demain.

            – De quoi est-il mort ?

            – Je n’en sais rien.

            Ele me regarda de façon étrange.

            – On ne se parlait plus depuis quinze ans, dis-je en restant évasif.

            Mais comme je ne me sentais coupable de rien, je me confiai un peu plus :

            – Mon père tenait un restaurant, La Chevalière, un établissement très ordinaire, place de la Libération à Auch. Toute sa vie, il avait rêvé d’avoir une étoile au Guide Michelin, mais il n’y était jamais parvenu.

            Je doublai une file de voitures avant de poursuivre :

            – L’été de mes quatorze ans, j’ai travailé au restaurant comme commis. Le soir, après le service, je restais en cuisine pour expérimenter mes idées. J’ai ainsi créé trois plats et deux desserts que, sous la pression de son sous-chef, mon père a bien voulu ajouter à sa carte. Rapidement, grâce au bouche à oreile, les gens sont venus au restaurant pour y déguster spécifiquement ces plats.

            Mes plats. Mon père n’a pas apprécié que je lui fasse de l’ombre.

            À la rentrée, pour m’éloigner, il m’a inscrit dans un internat à Sophia-Antipolis, dans le sud-est de la France.

            – C’est dur…

            – Oui. Et dans les mois qui ont suivi, le Michelin a attribué une étoile à l’établissement familial en citant les nouveles créations du restaurant ! Mon père m’en a énormément voulu, un peu comme si je lui gâchais le plus beau jour de sa vie.

            – Quel con !

            – Ce fut la première étape de notre rupture.

            Ele ramassa l’exemplaire de Time Out New York qui était à ses pieds et me montra le passage de l’article qu’ele avait entouré.

            – Et cette histoire, c’est vrai ou c’est une légende ?

            – Lire ou conduire, il faut choisir…

            – Ils disent que vous avez séduit votre femme grâce à un macaron !

            – C’est un très gros raccourci, fis-je en souriant.

            – Racontez-moi !

            – À l’époque, Francesca venait de se marier avec un banquier. Ele était en voyage de noces sur la Côte d’Azur dans l’hôtel où je travailais. Je suis tombé amoureux d’ele dès le premier regard, comme on chope un virus. Plus tard, dans la soirée, je l’ai revue près de la plage, sans son mari. Ele marchait le long des vagues en fumant une cigarette. Je lui ai demandé quel était son dessert préféré. Ele m’a dit que c’était le riz au lait à la vanile que lui faisait sa grand-mère…

            – Et ensuite ?

            – J’ai passé la nuit au téléphone avec les États-Unis. J’ai réussi à joindre sa grand-mère pour connaître la recette exacte du dessert, et le lendemain j’ai travailé toute la journée pour créer un macaron au riz au lait. J’en ai fabriqué une douzaine puis je les lui ai offerts.

            La légende a fait le reste.

            – Assez classe, admit l’adolescente.

            – Je te remercie.

            – Au fond, vous êtes un peu comme Schumann, plaisanta-t-ele. Pour plaire à son amoureuse, il lui écrivait des concertos. Et vous, vous lui créez des macarons !

            * Chalon-sur-Saône, Tournus, Mâcon… Il était minuit lorsqu’un panneau indicateur nous annonça : « Lyon : 60 km ».

            – Happy New Year, dit Alice.

            – Bonne année, lui répondis-je.

            – Je crève la dale…

            – Moi aussi. On va faire une pause dans une station-service pour acheter des sandwichs.

            – Des sandwichs ! s’exclama-t-ele. Je fête le nouvel an avec le plus grand cuisinier au monde et il veut me faire bouffer des putains de sandwichs sous Celophane !

            Pour la première fois depuis une semaine, je partis dans un éclat de rire. Cette file ne manquait pas d’esprit.

            – Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? Je ne peux rien te cuisiner dans une bagnole.

            – On s’arrête quelque part ?

            Après quatre cent cinquante kilomètres sans faire de pause, nous étions tous les deux fatigués.

            – Tu as raison : on a bien mérité un peu de repos.

            Vingt minutes plus tard, je prenais la sortie « Gare de Perrache », puis continuais vers le centre-vile où je me garai sur un emplacement réservé aux livraisons.

            – Suis-moi.

            Malgré le froid, la vile était animée : musique, pétards, groupes de déconneurs, pochetrons qui beuglaient des chansons pailardes…

            – Je n’ai jamais aimé les 31 décembre, dit Alice en remontant sa fermeture Éclair jusqu’au cou.

            – Moi non plus.

            Je n’avais plus mis les pieds à Lyon depuis une éternité. À dix-

            sept ans, j’avais été pendant trois mois commis de cuisine dans un restaurant proche de l’Opéra, à l’angle de la rue Longue et de la rue de Pleney.

            – C’est fermé, constata Alice en arrivant devant La Fourchette à gauche.

            – À vrai dire, c’est ce que j’avais espéré. À l’époque où j’y travailais, le patron faisait déjà l’impasse sur les dîners de Noël et du nouvel an.

            Au début de la rue, une petite impasse s’enfonçait en diagonale pour rejoindre la rue du Plâtre. Au milieu du chemin pavé, je savais qu’un portilon permettait d’atteindre la courette qui donnait sur les cuisines. Bien entendu, il était cadenassé, mais cette nuit-là, j’avais enfreint la loi suffisamment de fois pour ne plus m’embarrasser de ce détail.

            * La cuisine du restaurant était moderne, parfaitement propre et rangée.

            – Vous êtes certain qu’il n’y a pas d’alarme ? demanda Alice en regardant avec inquiétude le carreau de la fenêtre que je venais de faire voler en éclats.

            – Écoute, je ne suis certain de rien, mais si ça te fout les jetons, tu peux retourner à la voiture. Tu as le droit d’être pétocharde.

            – Non, je n’ai pas peur ! se défendit-ele.

            – Parce que c’est quand même toi qui m’as cassé les pieds pour que je te cuisine quelque chose…

            Ele me regarda avec défi.

            – OK, je m’occupe des spaghettis et vous préparez les macarons, ça marche ?

            – Des macarons ? Non, c’est impossible. Il me faudrait au moins 24 heures pour en faire des dignes de ce nom. Si on ne laisse pas reposer au réfrigérateur, ils…

            – Ouais, j’ai compris : vous vous dégonflez.

            Sa remarque me piqua au vif :

            – Comme tu voudras. Comment comptes-tu préparer tes spaghettis ?

            – Sauce au pesto, répondit-ele en ouvrant l’un des bacs à glace. Il y a du basilic frais dans le congélateur.

            Ele commença à rassembler ses ingrédients et je fis de même en préchauffant le four.

            – Passe-moi le cul-de-poule ! demandai-je en pointant un saladier en Inox.

            L’expression la fit pouffer. Son sourire était aussi rare que joli.

            Dans le récipient, je tamisai le sucre, la poudre d’amandes et le cacao. Ele fit tremper le basilic dans l’eau tiède puis en coupa les tiges pour n’en garder que les feuiles qu’ele sécha sur un torchon.

            – Grana Padano ou Parmigiano Reggiano ? hésita-t-ele.

            – Parmigiano ! Pourquoi as-tu fugué ? demandai-je abruptement en la regardant râper son parmesan

            – J’ai… J’ai un petit ami parisien que j’avais rencontré lors d’un voyage scolaire en France. Je voulais le voir, mais mes parents n’étaient pas d’accord.

            Mal à l’aise, ele avait répondu avec un temps de retard, en cherchant ses mots, frottant son nez et son menton, évitant de me fixer. Autant de signes qui me laissaient penser qu’ele mentait.

            – On sait très bien tous les deux que ce n’est pas la vérité, n’est-ce pas ?

            Son regard se raccrocha au mien, me suppliant de ne pas chercher à en savoir plus.

            Je retournai à ma recette, versant le mélange cacaoté en pluie sur les blancs d’œufs battus tandis qu’ele rassemblait dans le bol du mixeur fromage, basilic, pignons, ail et huile d’olive.

            Lorsque la pâte fut homogène, je la fis couler dans une poche à douile et façonnai des ronds de pâte.

            Ele goûta sa préparation, sala, poivra, et rajouta de l’huile tout en continuant à mélanger pour obtenir une sauce à la fois fluide et consistante.

            – Qui t’a appris à faire ça ?

            – J’ai appris toute seule, répondit-ele comme une évidence.

            En attendant que les coques de mes biscuits durcissent, je m’attaquai à la ganache pendant qu’ele plongeait des spaghettis au blé complet dans de l’eau bouilante.

            Dans les placards, je trouvai un chocolat noir pas trop mauvais. Alice en croqua un carré tandis que j’en hachai trois tablettes pour préparer ma crème.

            – Pour être onctueuse, ele devrait passer plusieurs heures au réfrigérateur.

            Je regardai l’heure. Il était presque 2 heures du matin.

            J’enfournai les macarons et baissai aussitôt la température du four.

            – Vous ne m’avez pas raconté pourquoi vous venez de fermer votre restaurant et de tout envoyer bouler, fit-ele remarquer en se servant un verre de lait.

            – C’est compliqué, tu ne peux pas comprendre…

            À cet instant, je pensai aux rapaces de Win Entertainment à qui j’avais été obligé de vendre tous mes actifs pour éviter la failite et qui m’avaient dépossédé de mon nom et de mon travail.

            Désormais, tous les restaurants de leur groupe avaient le droit d’inscrire mes plats à leur menu. Toute une vie de création volée par des margoulins sans scrupules. La failite d’une aventure à laquele je m’étais donné corps et âme depuis mes seize ans…

            Un long laguiole en ivoire et ébène traînait sur la table. Je l’empoignai par le manche et le lançai devant moi. Le couteau fit plusieurs rotations dans les airs avant de venir se figer au milieu de la porte dans un bruit sourd.

            – Il n’y a qu’un « Lempereur ». Et Lempereur, c’est moi.

            Sans un mot, Alice s’approcha de la porte et en retira le poignard juste au moment où la sonnerie de la minuterie indiquait que mes macarons étaient cuits.

            * Je versai un peu d’eau sous le papier sulfurisé et le dégagement de vapeur permit aux biscuits de se détacher facilement.

            – Ingénieux, jugea Alice.

            Ele m’aida à garnir généreusement de ganache la moitié des coques avant de les accoler deux à deux pour former les macarons.

            – Pour bien faire, il faudrait les laisser figer vingt-quatre heures au réfrigérateur, mais on va accélérer les choses en les mettant une heure au congélo.

            Pendant ce temps-là, Alice nous servit deux assiettes de pâtes que nous dégustâmes de bon appétit. Pendant le repas, ele me raconta une foule d’anecdotes : qu’à l’âge de quatorze ans Mozart avait été capable de retranscrire la partition secrète du Miserere d’Alegri en ne l’ayant écouté qu’une seule fois, que l’Adagio d’Albinoni n’était pas d’Albinoni, qu’à la fin de sa vie Picasso signait ses autographes directement sur la peau de ses admirateurs pour éviter que ceux-ci n’ailent les revendre, que dans la chanson Hey Jude des Beatles, la batterie ne joue qu’au troisième couplet parce que Ringo Starr était parti aux toilettes lors de la prise !

            Lorsqu’ele était détendue et en confiance, son accent changeait imperceptiblement. Ses intonations étaient plus

            « mâchouilées », son timbre se voilait. En ça, ele me faisait penser aux frères Galagher2 et j’étais prêt à parier que cette file avait vécu dans le nord de l’Angleterre.

            Bien qu’ayant une culture encyclopédique, ele n’était pas du tout pédante, mais plutôt curieuse de tout et prenant plaisir à faire partager son savoir. Le genre d’enfant dont rêvent tous les parents…

            1- À échapper à ces putains de flics.

            2- Chanteur et guitariste du groupe de rock Oasis, originaires tous deux de Manchester.

            19

            Nous continuâmes notre descente vers le sud.

            En deux heures, j’avais avalé deux cent soixante-dix kilomètres et Alice une trentaine de macarons.

            – J’ai mal au ventre, se plaignit-ele.

            – Je t’avais prévenue.

            On s’arrêta sur une aire d’autoroute juste avant Aix-en-Provence. Je payai mon essence à la caisse tandis qu’ele partait aux toilettes. Ele revint quelques minutes plus tard, l’air pâle et plusieurs serviettes en papier dans la main.

            – Tu veux un thé ?

            – Non, je vous attends dans la voiture.

            * Côte d’Azur

            7 heures du matin

            Le jour qui pointait à l’horizon colorait le ciel de bandes roses.

            À mi-chemin entre Nice et Cannes, la presqu’île du Cap-d’Antibes se fondait dans un écrin de roches et de pins maritimes.

            – Il va faloir que tu m’indiques le chemin, demandai-je à Alice alors que nous longions la Méditerranée.

            Nous dépassâmes le prestigieux Eden Roc, puis Alice me guida jusqu’au dernier portail de l’impasse du Sans-Souci. C’est dans ce cadre prestigieux et paradisiaque, au milieu des hôtels de luxe et des demeures de miliardaires, que ses parents possédaient une maison de vacances.

            La grile était restée ouverte. Sur plus de deux cents mètres, une alée de gravier traversait une pinède avant d’arriver à une grande maison des années 1930 tournée vers la mer. Une femme longiligne et distinguée nous attendait sur les marches de la demeure. Alice ouvrit la portière et eles tombèrent dans les bras l’une de l’autre.

            – Mrs Kowalski, se présenta-t-ele en me tendant la main.

            Ele avait dû avoir sa file très jeune, car je ne lui donnai pas plus de trente-cinq ans. Sa chevelure blonde était ramenée dans un chignon-tresse sophistiqué. Ele avait le regard clair et intense ; les traits de son visage incroyablement fins et délicats, malgré la présence d’une cicatrice singulière qui partait de son arcade sourcilière pour lui déchirer le haut de la joue jusqu’à la commissure des lèvres. Un outrage telement inattendu qu’on n’avait qu’une envie : connaître les circonstances de cette blessure. Ele me remercia pour mon aide et me proposa un café, mais je lui expliquai que j’étais attendu.

            Alors que je remontai dans la voiture, Alice me rejoignit pour récupérer la dizaine de macarons qu’ele n’avait pas engloutis.

            – Pour mon quatre-heures, dit-ele en me faisant un clin d’œil avant de repartir vers sa mère.

            Ele avait déjà parcouru quelques mètres quand ele se retourna et me conseila avec gravité :

            – Prenez soin de vous.

            * Je repartis en sens inverse et me garai devant la plage qui marquait le début du sentier du littoral. Je récupérai le revolver dans la boîte à gants, verrouilai la BMW et m’engageai à pied sur le chemin, la tête pleine de souvenirs.

            Si j’étais né à Auch, c’était à Antibes que j’avais vécu certains de mes plus beaux moments. À quatorze ans, mon père m’avait envoyé en internat près d’ici, à Sophia-Antipolis. À quinze ans, sur les remparts du château Grimaldi, j’avais embrassé Justine, mon amour d’adolescence. Et plus tard, c’est à La Bastide de Saint-Paul-de-Vence puis à l’Hôtel du Cap que j’avais dirigé mes restaurants français.

            Ces souvenirs qui remontaient à la surface me firent frissonner.

            Étrange que le destin m’ait ramené sur le lieu de mes premiers succès un jour de tele dérive…

            La promenade était étroite, bordée d’à-pics vertigineux. Je sautai d’un rocher à un autre pour rester au plus près de la côte escarpée qui longeait les flots, offrant un panorama unique sur la vile fortifiée, les cimes enneigées des Alpes et les îles de Lérins.

            Je m’arrêtai devant le soleil orangé qui triomphait à l’horizon.

            L’air était pur et le spectacle aussi éblouissant que la solitude et l’angoisse qui me bouffaient le ventre.

            Une bele journée pour mourir.

            Je sortis le revolver de ma poche. Les paroles de Christophe Salveyre me revinrent en mémoire : « un Smith & Wesson Model 60 de calibre 38 Special ».

            On a tous un avis sur le suicide. Acte de courage ou de lâcheté ? Ni l’un ni l’autre sans doute. Juste une décision désespérée lorsqu’on se trouve dans une impasse. Le dernier recours pour sortir de sa vie et échapper à l’insupportable.

            J’avais toujours fait face, j’avais toujours fait front. Je m’étais toujours battu contre tout, forçant mon destin et imposant ma chance, mais aujourd’hui, c’était différent. J’avais un ennemi redoutable à affronter : moi-même. L’ennemi ultime. Le plus dangereux.

            Mon geste n’avait rien de rationnel. Je ne l’avais pas planifié des mois à l’avance, mais il s’imposait comme la seule réponse à cette solitude brutale qui, depuis quelques jours, me dévorait et me faisait glisser dans le néant.

            Je pensai à l’amitié, mais je n’avais jamais eu d’amis. Je pensais à la famile, mais j’avais perdu la mienne. Je pensai à l’amour, mais il s’était envolé.

            L’image de mon fils traversa mon esprit et j’essayai de m’y raccrocher, mais parfois, même penser à vos enfants n’est pas suffisant pour lutter contre la mort.

            Je plaçai le métal froid du canon sur ma tempe. J’armai le chien, regardai une dernière fois le soleil, pris une ultime respiration et appuyai sur la détente comme une libération.

            19

            J’appuyai sur la détente.

            Une fois.

            Deux fois.

            Mais je n’étais pas mort.

            J’examinai le barilet : il était vide.

            Impossible.

            J’avais vérifié moi-même les cinq cartouches en quittant Aulnay-sous-Bois.

            Je retournai à la voiture et ouvris la boîte à gants : pas de munitions. Il n’y avait que les deux serviettes en papier de la station-service sur lesqueles Alice s’était essuyé les mains. Entre les taches de macaron au chocolat, ele m’avait laissé un mot, griffonné à la va-vite avec un feutre bleu.

            Cher M. Lempereur, enfin, je veux dire Jonathan.

            J’ai pris la liberté de retirer les balles de votre revolver et de les jeter dans la poubelle du parking pendant que vous buviez votre café. Je ne sais pas pourquoi vous avez voulu vous procurer une arme, mais je suis à peu près certaine que c’est une mauvaise idée.

            Je sais aussi que cette nuit, même si vous n’alliez pas bien, vous avez fait l’effort de me faire rire et de prendre soin de moi.

            Je suis désolée pour vos problèmes financiers et pour votre femme.

            Peut-être qu’un jour les choses s’arrangeront entre elle et vous. Mais peut-être aussi que ce n’était tout simplement pas l’amour de votre vie.

            Pendant longtemps, je n’ai pas été heureuse. Lorsque j’étais vraiment triste, je m’accrochais à une phrase, parfois attribuée à Victor Hugo, que j’avais recopiée à la première page de mon journal. Elle disait : « Les plus belles années d’une vie sont celles que l’on n’a pas encore vécues. »

            Prenez soin de vous, Jonathan.

            Alice

            En lisant ces mots, la vie reprit soudain le dessus et je fondis en larmes, tout seul, comme un con, dans ma voiture.

            20

            À vif

            Mon mal vient de plus loin.

            Flannery O’CONNOR

            San Francisco

            Lundi soir

            2 heures du matin

            En enlevant ses écouteurs, Jonathan se rendit compte qu’une larme roulait sur sa joue. Cette plongée en apnée dans les méandres de la période la plus noire de son existence avait été difficile.

            Cette Alice Kowalski dont il avait croisé la route était-ele vraiment Alice Dixon, la victime du Boucher de Liverpool ?

            Il eut beau vérifier et revérifier les dates, quelque chose ne colait pas. Madeline avait reçu le cœur déchiqueté d’Alice le 15 juin 2009. Disposant d’un profil génétique en béton, le labo scientifique avait formelement identifié l’organe comme étant celui de la jeune file disparue. « Sans aucun doute possible », mentionnait même le rapport.

            Or Jonathan avait rencontré Alice Kowalski dans la nuit du 31 décembre 2009.

            Plus de six mois après !

            Il dévissa le bouchon de la bouteile de vodka et se servit un remontant. Encore sous le choc de sa découverte, il essaya de ne pas s’embaler, envisageant méthodiquement toutes les idées qui lui venaient à l’esprit.

            Première hypothèse : les deux Alice n’avaient rien à voir l’une avec l’autre. Tout cela tenait du hasard ou de la coïncidence : le même pul moletonné, le même écusson de foot, la même passion pour la musique, le même physique. Difficile à imaginer, mais pourquoi pas…

            Deuxième possibilité : Alice avait une jumele cachée. Non.

            C’était stupide. Pourquoi l’une vivrait-ele dans une riche famile américaine et l’autre dans un quartier défavorisé de Manchester ?

            Troisième option. Les deux Alice étaient bien la même personne. Dans ce cas, soit le labo s’était gouré en analysant l’ADN du cœur (peu probable), soit Alice avait subi une transplantation cardiaque (guère plus crédible, sans compter que le cœur parvenu à la police n’avait pas été prélevé dans les règles chirurgicales, mais complètement charcuté).

            Dernière éventualité : une explication surnaturele, genre réincarnation, mais qui croyait sérieusement à ce genre de sottises ?

            Jonathan réfléchit encore quelques minutes avant de prendre conscience de l’heure avancée de la nuit. Il gagna sa chambre, où il fut incapable de trouver le sommeil. Depuis le premier jour, il avait eu cette impression fole que la vie de Madeline et la sienne étaient rattachées par un fil invisible. Cette nuit, il était parvenu à identifier le chaînon manquant : Alice.

            Madeline, Alice…

            Il devait des explications à la première.

            Il avait une dette envers la seconde.

            21

            The wild side

            Le vertige, c’est autre chose que la peur de tomber.

            C’est la voix du vide au-dessous de nous qui nous

            attire et nous envoûte, le désir de chute dont nous nous défendons ensuite avec effroi.

            Milan KUNDERA

            Paris, Montparnasse

            Mardi 20 décembre

            19 h 20

            Devant le miroir de son appartement, Madeline ajustait sa tenue de camouflage : maquilage chic et discret, talons hauts pour étirer sa ligne, petite robe noire en taffetas de soie. Tout se jouait dans la longueur de jambes : ni trop longue ni trop courte, juste au-dessus du genou. Ce soir, ele se considérait comme étant « en mission » et, à en juger par les bombasses qui défilaient dans le lit de George, il falait qu’ele soit désirable si ele voulait réussir à le piéger.

            Ele enfila le manteau en gabardine que lui avait offert Raphaël et sortit de son appartement, se sentant suffisamment piquante et fatale pour tromper l’ennemi.

            À cette heure-ci, les voitures roulaient pare-chocs contre pare-chocs. Malgré le froid, ele préféra donc le métro au taxi et s’engouffra dans la bouche de la station Raspail.

            Montparnasse, Pasteur, Sèvres-Lecourbe…

            La rame était bondée. La plupart des voyageurs revenaient de leur travail, d’autres sortaient dîner ou alaient au spectacle, d’autres encore effectuaient leurs emplettes de Noël. Madeline ouvrit son sac à main : il contenait son Glock 17 – son ancienne arme de service qu’ele n’avait jamais restituée – et un livre de poche – Le Cavalier suédois, que sa libraire lui avait conseilé depuis longtemps.

            Cambronne, La Motte-Picquet, Dupleix, Bir-Hakeim…

            Debout contre le strapontin, ele regarda autour d’ele. Il lui semblait que de moins en moins de monde lisait dans les transports.

            Comme aileurs, les gens scrutaient leur écran de téléphone, dialoguant, jouant, écoutant leur musique. Ele essaya de se plonger dans le roman, mais fut incapable de se concentrer. Trop de monde, trop de bousculade et, surtout, le poids de la culpabilité qui lui pesait sur les épaules. Depuis samedi, ele mentait à Raphaël. Et ses mensonges étaient de moins en moins innocents. Ce soir, ele lui avait fait croire qu’ele se rendait à l’enterrement de vie de jeune file d’une copine. Heureusement qu’il n’était ni méfiant ni soupçonneux, sinon, il n’aurait pas été long à la démasquer.

            Passy, Trocadéro, Boissière, Kléber…

            Comme ele l’avait espéré, George LaTulip n’avait pas tardé à reprendre contact avec ele. Quelques heures à peine après leur

            « accident », il l’avait appelée à la boutique, lui proposant un déjeuner. Pour l’émoustiler, ele avait d’abord refusé, mais il avait heureusement insisté et, cette fois, Madeline avait accepté un dîner.

            Ele connaissait bien les types comme George. Dans les articles psycho des magazines féminins, on les appelait des « séducteurs compulsifs ». Dans la réalité, on les appelait des queutards.

            Question de vocabulaire…

            Ele descendit au terminus de la ligne 6. Dès la sortie du métro, ele fut cueilie par l’explosion féerique des iluminations. Sur plus de deux kilomètres, de la Concorde à la place de l’Étoile, les centaines d’arbres de la plus bele avenue du monde étaient bardés d’oriflammes de cristaux bleutés. Même le Parisien le plus blasé ne pouvait rester indifférent devant la magie du spectacle.

            Ele resserra son manteau, s’engagea dans l’avenue Hoche et marcha jusqu’au restaurant du Royal Monceau.

            – Vous êtes ravissante, l’accueilit George.

            Il ne s’était pas foutu d’ele. La sale à manger du palace faisait de l’effet avec ses colonnades, ses fauteuils en cuir beige, et ses jeux de matière : chaises de bar en métal, comptoir translucide…

            – Vous aimez la déco ? demanda-t-il tandis qu’on les instalait à une table dans une petite alcôve discrète.

            Madeline hocha la tête.

            – C’est signé Starck. Vous saviez qu’il avait aussi « habilé »

            mon restaurant ?

            Non, ele ne savait pas.

            À partir de ce moment, ele ne parla presque plus, se contentant d’être bele et de sourire, feignant l’admiration devant la parade amoureuse de George le bonobo. Son discours était rodé.

            Très à l’aise, il faisait la conversation pour deux, parlait de ses voyages, de sa pratique des sports extrêmes, de David Guetta et d’Armin van Buuren qu’il « connaissait personnelement », de la nuit parisienne qu’il jugeait « morose, sinistrée et presque morte ».

            – C’est gravissime : il n’y a plus de véritable culture underground dans la capitale. Les meileurs DJ et les labels les plus créatifs s’expatrient à Berlin ou à Londres. Si tu veux vraiment faire la fête, aujourd’hui, il faut prendre un avion !

            Madeline écoutait d’une oreile distraite ces paroles formatées qu’il avait déjà dû prononcer cent fois. Lorsqu’on lui apportait un plat – œuf molet aux écrevisses et aux cèpes, quasi de veau au jus et aux carottes… –, ele se demandait ce qu’en aurait pensé Jonathan.

            Après avoir dégusté chaque bouchée de son dessert – un mile-feuile extraordinaire au chocolat et au citron –, ele accepta d’aler prendre un « dernier verre » chez George.

            Ele s’instala sur le siège passager de la Porsche que le voiturier venait d’avancer. Avant de démarrer, LaTulip se pencha vers Madeline et l’embrassa sur la bouche.

            Décidément, ce type ne doute de rien.

            Ele lui sourit, fit semblant d’aimer ça et lui rendit son baiser.

            * Pendant ce temps, à San Francisco…

            Il était midi à l’horloge de l’aéroport. Jonathan embrassa son fils et le reposa au sol. Un bilet d’avion à la main, il planta son regard dans celui de Marcus.

            – Bon, je te confie Charly pendant deux jours. Alessandra reste en vile pendant les vacances, ele pourra venir t’épauler.

            Quant au restaurant, j’ai annulé toutes les réservations jusqu’à la fin de la semaine.

            – Tu es sûr que tu veux prendre cet avion ?

            – Certain.

            – Je ne vois pas très bien ce que tu vas foutre à Londres.

            – En fait, je vais à Manchester. Il faut que je rencontre quelqu’un, que je vérifie deux ou trois détails…

            – Et ça ne peut pas attendre ?

            – Non.

            – Tu ne veux pas m’expliquer ?

            Jonathan resta évasif :

            – J’ai une dette à payer, des fantômes à chasser, certaines zones d’ombre à éclaircir…

            – Ça a un rapport avec cette femme, Madeline Greene ?

            – Je te raconterai tout lorsque j’y verrai plus clair. En attendant, prends soin de Charly.

            – Bien sûr.

            – Pour toi, ça veut dire pas une goutte d’alcool, pas de pétasse à la maison, pas de pétard, de joint, de beuh, de shit, de weed, de…

            – Je crois que j’ai saisi.

            – Et pour lui, ça veut dire brossage de dents matin, midi et soir, pas de films ou de dessins animés violents, pas de télé-réalité, pas de sucreries toutes les cinq minutes, au moins cinq portions de fruits ou de légumes par jour, pyjama et au lit à 20 heures.

            – Compris.

            – Tout est clair ?

            – Comme du jus de boudin, répondit Marcus, ce qui fit pouffer Charly.

            L’un après l’autre, Jonathan les serra dans ses bras une dernière fois avant de passer la zone d’embarquement.

            Le vol British Airways à destination de Londres décola de San Francisco peu après 13 heures. Regardant à travers le hublot, Jonathan ressentit un pincement au cœur.

            Était-ce une bonne idée d’abandonner ainsi son fils qu’il voyait déjà si peu en pleines vacances de Noël ? Sans doute pas.

            Pourtant, il se força à chasser ses doutes. À présent, il ne pouvait plus faire demi-tour. Il falait qu’il comprenne, qu’il aile au bout de ce mystère, au-delà des souvenirs et des faux-semblants. Après Madeline, son tour était venu de se confronter au fantôme d’Alice Dixon.

            * Paris

            George invita Madeline à entrer la première dans le minuscule ascenseur. Il referma la porte, appuya sur le bouton du cinquième étage et cola sa langue dans la bouche de la jeune femme. L’une de ses mains se plaqua sur ses seins tandis que l’autre cherchait à remonter sa robe.

            Madeline sentit sa gorge se nouer, mais ele réussit à garder le dégoût à distance. Ele était là en mission.

            En MISSION.

            Le duplex de George occupait les deux derniers étages de l’immeuble. Organisé comme un loft, c’était un appartement moderne à la décoration minimaliste teintée d’une touche industriele. Un escalier futuriste en acier reliait les deux étages.

            George débarrassa son invitée de son manteau puis effleura un interrupteur de verre qui déclencha une musique soudaine :

            – Tu aimes ? C’est de la Progressive Trance mixée par un Danois : Carl Karl, le roi de la scène berlinoise. Pour moi, c’est le nouveau Mozart.

            Et toi, tu es con comme la lune, pensa très fort Madeline en lui offrant son plus adorable sourire.

            Maintenant qu’ils n’étaient plus que tous les deux, ele se sentait mal à l’aise. Son cœur battait fort dans sa poitrine. Ele avait un peu peur de ce qui alait se passer. Une partie d’ele-même aurait voulu être aileurs, avec Raphaël, dans le confort douilet de son appartement. Mais une autre facette de sa personnalité, une autre entité intérieure, ressentait une excitation fiévreuse sous l’effet du danger.

            – Je te prépare un Pink Pussy Cat ? proposa-t-ele en passant derrière le bar.

            En entendant le mot pussy, George émit un grognement de satisfaction. Il se plaça derrière sa conquête, posa ses mains sur ses hanches avant de les remonter sur sa poitrine.

            – Attends, chéri, je vais tout renverser ! dit-ele en se dégageant doucement.

            Ele attrapa deux tumblers qu’ele emplit de cubes de glace.

            – J’ai un cadeau pour toi ! dit-il en sortant de sa poche deux petits comprimés roses ornés d’une étoile.

            De l’ecstasy…

            Ele prit l’un des cachets et lui lança un clin d’œil complice.

            – Tu devrais baisser la lumière, proposa-t-ele en faisant semblant d’avaler l’amphétamine.

            Cet abruti va faire foirer mon plan.

            Ele se dépêcha de verser deux vodkas dans les verres à cocktail qu’ele compléta de jus de pamplemousse et d’un trait de sirop de grenadine. Ele profita d’un moment d’inattention de George pour agrémenter sa boisson d’une bonne dose de Rohypnol, un puissant hypnotique souvent utilisé par les violeurs.

            – Cul sec ! dit-ele en lui tendant son Pink Pussy Cat.

            Dieu soit loué, George ne se fit pas prier pour descendre l’intégralité de son cocktail, mais à peine eut-il reposé son verre qu’il fit basculer Madeline sur une banquette habilée de tissu noir jonchée de petits coussins zébrés.

            Ses deux mains saisirent la tête de la jeune femme, guidant sa bouche vers la sienne pour un baiser qu’il imaginait sans doute sensuel. Il fourra sa langue dans sa bouche, retroussa sa robe jusqu’à sa petite culotte puis déboutonna son haut, caressant ses seins, suçant et mordilant ses tétons.

            Madeline sentit sa cage thoracique se compresser. Ele manquait d’air. Le corps de George plaqué contre le sien était lourd, envahissant, dégageant une chaleur et une odeur incommodantes. Sa salive chaude et salée provoquait en ele nausée et suffocation. Excité, George la dominait, lui mordant le cou, se rêvant dans la peau du lion avant de dévorer la gazele. Ele étouffait et en même temps, ele était consentante. Personne ne l’avait obligée à venir. Personne ne l’obligeait à rester. Ele pouvait arrêter le jeu d’un simple mot ou d’un cri, mais ele ne le fit pas.

            Pour résister, ele se focalisa sur ce qui l’entourait, se concentrant sur le bruit d’une de ses chaussures tombée sur le sol, fixant le plafond éclairé par les phares des voitures qui passaient dans la rue.

            Le visage du restaurateur était colé au sien. L’homme délaissa ses seins pour commencer à lui mordiler les oreiles.

            – Tu aimes ça ? lui chuchota-t-il.

            Ele se contenta d’un gémissement, sentant son érection contre sa hanche. D’un geste autoritaire, George lui saisit la main pour la poser sur son sexe. Madeline ferma les yeux et sentit comme un goût de sang dans la bouche.

            Chercher. Savoir. Comprendre.

            Enquêter.

            C’était sa came depuis son entrée dans la police. Flic ele était, flic ele resterait. C’était sa nature véritable. Un truc incrusté en ele qui l’avait contaminée comme une maladie.

            Les doigts de George descendaient maintenant vers son ventre, palpant ses cuisses, explorant la naissance de son pubis.

            Madeline tourna la tête vers le grand miroir du salon et vit ses yeux qui brilaient dans la nuit. Le goût du vertige, l’ambiguïté de la violence, la nécessité de franchir les limites : ce côté écorché qu’ele avait refoulé depuis deux ans lui revenait en pleine tête comme un boomerang. Les souvenirs et les anciennes sensations remontaient à la surface. L’addiction au danger ; la dépendance que pouvait créer ce métier. Lorsqu’ele avait affaire à un crime de sang, peu de choses pouvaient rivaliser avec l’adrénaline de son travail. Ni les vacances, ni les sorties avec les copines, ni le sexe. L’enquête la rendait monomaniaque, le mystère la dévorait. Autrefois, lorsqu’ele était sur un coup important, ele « vivait » au commissariat, dormait dans sa voiture garée sur le parking ou même dans les celules de garde à vue. Ce soir, c’était différent. Enfin, en apparence. Certes, il n’y avait pas de meurtre, mais son flair lui disait de s’acharner.

            Francesca était devenue son obsession : qu’est-ce qui avait pu pousser cette femme à saboter volontairement son couple et à faire exploser son foyer ? Un tel comportement cachait forcément quelque chose de très grave…

            Un moment encore, les doigts de George s’attardèrent au creux de son corps, contournant le tissu mouilé de sa culotte avant de perdre progressivement leur agilité. Lorsqu’ele sentit le corps de son « amant » s’effondrer brutalement sur ele, Madeline se dégagea et s’extirpa du canapé comme une plongeuse pressée de remonter à la surface. LaTulip gisait sur le sofa, assommé par le roofie.

            Madeline s’assura que l’homme respirait encore. Ele espérait seulement que l’interaction entre l’hypnotique et l’ecstasy ne produirait pas d’effets trop néfastes.

            *

            23 heures

            Ne pas perdre de temps. Faire le job. Tout de suite.

            Madeline se mit au travail méthodiquement. Cet appartement cachait un secret, ele en était certaine. Ele éteignit d’abord cette musique assourdissante qui l’horripilait, aluma toutes les lumières et commença sa fouile.

            Le duplex était grand, mais relativement vide. Ou plutôt, tout était à sa place. George était méticuleux et employait à coup sûr une femme de ménage. Il avait un dressing immense à faire fantasmer n’importe quele nana. Dans la bibliothèque et les placards, tout était soigneusement rangé : matériel de sport, appareils hi-fi dernier cri, DVD par centaines, quelques beaux livres… Madeline retourna toutes les fringues, ouvrit tout ce qui pouvait l’être, inspecta tous les recoins. Ce genre de « savoir-faire » ne se perdait pas. Ele ne savait pas vraiment ce qu’ele cherchait, mais ele savait qu’il y avait quelque chose à trouver. Peut-être dans la paperasse abondante que LaTulip gardait dans des classeurs à soufflets et des trieurs en accordéon ?

            Ele vérifia que George était toujours inconscient, sortit son Glock au cas où il aurait le réveil un peu brutal et s’instala à son bureau pour éplucher les documents : relevés bancaires, avis d’imposition, factures EDF, titres mobiliers et immobiliers. Cette

            « perquisition » lui prit plus d’une heure, mais ne déboucha sur rien qu’ele ne connaisse déjà. Le restaurateur avait des revenus substantiels en tant que gérant de son établissement, mais surtout en tant qu’administrateur de la Fondation DeLilo.

            Madeline enragea d’avoir fait chou blanc.

            Le temps passait vite.

            Restait l’ordinateur portable en aluminium posé sur la table basse du salon. L’enquêtrice ouvrit la bête avec circonspection.

            Lorsqu’ele était flic, ele avait la possibilité de faire analyser le contenu des disques durs par un service spécialisé, mais ses propres connaissances en informatique étaient limitées. Par chance, l’appareil était déjà sous tension, ce qui lui épargna d’avoir à saisir un mot de passe pour ouvrir la session. Ele se contenta de deux ou trois manipulations basiques, inspectant les dossiers du bureau, consultant le répertoire de photos – bourré à craquer d’images de plongée sous-marine –, examinant l’historique des sites web. Ele parcourut rapidement les courriers électroniques conservés dans la boîte de réception, mais n’y trouva rien d’intéressant.

            Enquêter, c’est insister.

            Sans se décourager, ele fureta dans le logiciel de messagerie.

            Le compte de George était configuré en protocole IMAP. Madeline avait fait de même pour sa propre adresse, ce qui lui permettait de consulter ses mails à la fois sur son téléphone et sur son ordinateur personnel. Pas la peine d’être un expert en informatique pour savoir que, dans ce cas, tous les messages restaient archivés sur le serveur, même ceux que l’utilisateur croyait avoir supprimés.

            C’est donc dans les archives du compte que Madeline ala faire un tour. Il y avait des miliers de messages, reçus ou envoyés depuis des années. Ele entra différents mots-clés jusqu’à parvenir à isoler le courrier qu’ele cherchait. LA preuve qu’ele était sur la bonne voie :

            Le message était décousu, mais intéressant. Sans doute y avait-il des choses à découvrir en lisant entre les lignes. Ele imprima le mail et, pour plus de sécurité, en envoya une copie à sa propre adresse.

            * 1 heure du matin

            De l’eau glacée dans la figure. Puis des gifles. George ouvrit les yeux au moment précis où une nouvele beigne l’atteignait en plein visage.

            – Qu’est-ce que…?

            Il était assis, attaché avec ses propres cravates à une chaise du salon. Il essaya de se dégager, mais ses mains étaient entravées derrière son dos et chacune de ses cheviles solidement nouée à un pied du siège. À dix centimètres de son visage, le canon d’un automatique le menaçait. Il était à la merci totale de cette femme qu’il avait eu l’imprudence de ramener chez lui et qui venait de le

            « saucissonner ».

            – Je… je peux vous donner de l’argent. Il y a un petit coffre dans le dressing qui contient au moins 20 000 euros.

            – Oui, je l’ai déjà trouvé ton fric, répondit Madeline en lui balançant les liasses de bilets à la figure.

            – Mais qu’est-ce que vous voulez d’autre ?

            – La vérité.

            – La vérité sur quoi ?

            – Sur ça.

            Il baissa la tête pour découvrir le courrier de Francesca.

            – Qui… qui êtes-vous au juste ? Je croyais que vous étiez fleuriste et que…

            – Je suis la femme qui tient le flingue, c’est tout.

            – J’ignore ce qui vous intéresse dans cette affaire, mais je vous conseile de…

            – Dans ta position, je crois que tu n’as rien à me conseiler.

            Revenons à ce mail : pourquoi vouliez-vous aler voir Jonathan Lempereur à San Francisco ?

            Au bord du malaise, George transpirait à grosses gouttes.

            Pour l’inciter à parler, Madeline accentua sa pression, appuyant le canon de son arme sur le front du restaurateur.

            – Jonathan, c’est celui à qui je dois tout, articula-t-il. Il m’a sorti de la merde et m’a mis le pied à l’étrier. Il était jeune et plein d’énergie. À l’époque, c’était vraiment un type à part : généreux, capable de vous détourner de vos démons et de faire ressortir ce qu’il y a de meileur en vous…

            – Et pour le remercier, vous lui avez piqué sa femme ?

            – Pas du tout ! se défendit-il alors que des palpitations agitaient sa poitrine. Si vous croyez que Francesca aurait pu tomber amoureuse d’un type comme moi ! Ele était fole de son mari !

            D’un mouvement de tête, George essuya la sueur qui coulait sur son visage.

            – C’était un couple étrange et exalté, continua-t-il. Chacun était en admiration devant l’autre. Chacun voulait épater l’autre. Ils s’étaient réparti les tâches, lui aux fourneaux et sur les plateaux télé, ele dans la coulisse, chargée de l’expansion du groupe. Francesca vénérait son mari dont ele voulait faire connaître la cuisine au monde entier, mais…

            – … mais quoi ?

            – À vouloir s’agrandir trop vite, ele a pris de mauvaises décisions stratégiques qui ont conduit le groupe au bord de la failite.

            À présent, George claquait des dents. De larges cernes noirs s’étaient incrustés sous ses yeux comme une traînée de suie. Le mélange ecstasy et somnifère n’était décidément pas à conseiler.

            – Ces photos de vous et de Francesca dans les tabloïds, c’était donc du pipeau ?

            – Évidemment ! Un jour, il y a deux ans, ele m’a téléphoné depuis les Bahamas. C’était pendant les vacances de Noël justement. J’étais aux Maldives avec un copain pour faire de la plongée. Complètement affolée, ele m’a demandé de venir la retrouver à Nassau avant le lendemain 15 heures. Ele m’a dit que c’était urgent. J’ai bien cherché à en savoir plus, mais ele m’a assuré que moins j’en saurais, mieux je me porterais.

            – Qu’est-ce qui vous a poussé à accepter ?

            – Francesca était ma patronne et je ne peux pas dire qu’ele m’ait vraiment laissé le choix. Je me souviens que c’était un bordel immense : les avions étaient complets ; il a falu que je transite par Londres pour être à l’heure. Je pensais que j’aurais davantage d’informations une fois sur place, mais ça n’a pas été le cas. Ele a juste mis en scène ces photos débiles avec un paparazzi local et nous sommes rentrés par le même vol.

            – Et ?

            – À l’arrivée, Jonathan nous attendait à l’aéroport. Je ne sais pas qui l’avait prévenu, mais ça s’est très mal passé. Il m’a mis son poing dans la gueule et s’est violemment disputé avec sa femme devant tout le monde. Le lendemain, ils annonçaient leur divorce et la vente de leur groupe.

            – Vous n’avez jamais raconté la vérité à votre ami ?

            – Non. J’y ai songé plusieurs fois. J’avais des remords, je savais qu’il alait mal et qu’il végétait à San Francisco. J’en ai parlé à Francesca et chaque fois ele m’a dissuadé de le faire, surtout que…

            – … surtout que sa fondation vous payait généreusement pour garder le silence.

            – Écoutez, je n’ai jamais prétendu être un type bien, se défendit George. Il n’y avait que Jonathan pour le croire.

            – Et Francesca ?

            – Ele vit toujours à New York avec son fils. Depuis la mort de son père, ele s’occupe principalement de sa fondation.

            – Ele a un mec ?

            – Je ne sais pas. Ele vient parfois accompagnée lors de soirées de bienfaisance ou à des premières de spectacle, mais ça ne veut pas dire qu’ele sort avec ces types. Bon, vous alez me libérer, bordel !

            – Baisse d’un ton, s’il te plaît. À quoi fait-ele alusion dans son courrier lorsqu’ele écrit : « Je croyais que tu avais compris en lisant la presse… » ?

            – Je n’en sais rien du tout !

            Madeline était circonspecte. Sur ce point, il y avait tout à parier que George mentait. En reprenant ses esprits, il devenait même menaçant :

            – Vous avez bien conscience que dès que vous m’aurez libéré, je me précipiterai dans le premier commissariat venu et…

            – Je ne crois pas, non.

            – Et pourquoi ?

            – Parce que la police, c’est moi, connard !

            Il falait qu’ele se calme. Ele était dans une situation périleuse.

            Quele était la prochaine étape ? Lui mettre le canon du Glock dans la bouche ? Lui déverser de l’eau dans les voies respiratoires pour le faire suffoquer ? Lui découper un bout de phalange ?

            Un mec comme Danny aurait fait parler George en moins de cinq minutes. Mais ele n’était pas certaine que Danny lui-même aurait souhaité qu’ele passe de l’autre côté.

            Ele prit un couteau de cuisine, trancha le premier lien qui retenait George prisonnier, libérant ainsi sa main droite.

            – Tu feras le reste tout seul, dit-ele en quittant l’appartement.

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