L'appel de l'ange 2

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            22

            Le fantôme de Manchester

            Un secret que l’on garde est comme un péché que

            l’on ne confesse point : il germe, se corrompt en nous, et ne peut se nourrir que d’autres secrets.

            Juan Manuel DE PRADA

            Mercredi 21 décembre

            Londres

            Le vol British Airways se posa à Heathrow à 7 heures du matin dans la nuit, la pluie et la brume. Ce temps « anglais » ne contraria pas Jonathan outre mesure : il n’était pas venu ici en vacances. À peine descendu de l’avion, il changea quelques dolars et rejoignit le comptoir Hertz pour prendre possession de la voiture qu’il avait réservée la veile sur Internet.

            De Londres, il falait quatre heures d’autoroute pour se rendre à Manchester. Les premiers kilomètres furent cauchemardesques : Jonathan pensa qu’il ne s’habituerait jamais à la conduite à gauche.

            Quelques sentiments antibritanniques traversèrent son esprit (on critiquait toujours l’arrogance des Français, mais que penser d’un critiquait toujours l’arrogance des Français, mais que penser d’un peuple qui s’escrimait à refuser l’euro, continuait à rouler à gauche et agitait l’index et le majeur pour faire un doigt d’honneur ?), mais il repoussa ces clichés ethnocentriques. Il respira et se dit qu’il suffisait de rester zen, de rouler moins vite et de se concentrer.

            Puis il arriva à un rond-point, failit se tromper de sens, voulut mettre son clignotant, à cause de l’inversion des commandes activa les essuie-glaces et manqua de se faire emboutir.

            Sur l’autoroute, il roula prudemment, prenant peu à peu ses marques au fil des kilomètres. À la périphérie de Manchester, il brancha le GPS et entra dans le navigateur les coordonnées du commissariat de Cheatam Bridge. Il se laissa guider jusqu’à un bâtiment grisâtre devant lequel il ressentit une certaine émotion. Les lieux étaient tels qu’il les avait imaginés. C’était là que Madeline avait travailé, là qu’un matin blême Erin Dixon avait débarqué pour signaler la disparition de sa file…

            Dans le hal d’entrée, il se renseigna pour savoir si le detective Jim Flaherty travailait toujours ici. Comme c’était le cas, il demanda si le policier pouvait le recevoir.

            – J’ai des éléments nouveaux à lui communiquer sur une de ses enquêtes.

            La réceptionniste décrocha son téléphone puis l’invita à la suivre. Ils traversèrent la grande sale aménagée en open space qu’il se souvenait d’avoir vue sur la vieile photo d’anniversaire de Madeline. Le commissariat baignait dans son jus. Depuis toutes ces années, rien n’avait vraiment changé, si ce n’est que le poster de Cantona avait disparu au profit de celui de Wayne Rooney.

            Pas la meileure chose que vous ayez faite, les mecs…

            La réceptionniste l’introduisit dans le bureau que Flaherty partageait avec un jeune lieutnant.

            – Le chief detective va vous recevoir.

            Jonathan salua l’autre policier et s’avança dans la pièce.

            Flaherty avait récupéré le vieux poster de « Canto » qu’il avait scotché à côté d’une affiche d’un concert de The Clash.

            Un bon point pour lui…

            Sur le tableau de liège, il avait épinglé plusieurs photos

            – anniversaires, pots de départ en retraite, célébrations diverses… – qui dataient toutes du temps où Madeline était

            « encore là ». Enfin, en haut à droite, était scotchée l’affichette jaunie et déchirée imprimée à l’époque de la disparition d’Alice Dixon. Non seulement Flaherty ne l’avait pas retirée, mais il l’avait placée à côté d’un portrait de son ancienne coéquipière. L’évidence sautait aux yeux : les deux femmes avaient le même regard, triste et voilé, la même beauté aussi et donnaient cette impression d’être aileurs, dans un monde qui n’appartenait qu’à eles, très loin de celui qui tenait l’appareil.

            – Je peux vous aider ? demanda Flaherty en refermant la porte derrière lui.

            Jonathan le salua. Le flic avait un visage avenant, des cheveux blond-roux, une stature et une épaisseur imposantes. Sur les photos, il était plutôt « bel homme », même si à présent on devinait un certain laisser-aler. Surtout, son ventre débordait de tous les côtés : quelques semaines de « Dukan » n’auraient pas été un luxe pour lui rendre une silhouette plus séduisante.

            – Nous avons une connaissance en commun, lieutenant, commença Jonathan en s’asseyant.

            – Qui est ?

            – Madeline Greene.

            Une petite flamme s’aluma dans les yeux de Flaherty.

            – Madeline… Ele ne m’a plus donné de nouveles depuis sa démission. Comment va-t-ele ?

            – Bien, je crois. Ele est fleuriste à Paris.

            – C’est ce que j’avais entendu dire.

            – En fait, reprit Jonathan, je ne suis pas ici pour vous parler de Madeline, mais d’Alice Dixon.

            Flaherty se troubla et fronça les sourcils d’un air menaçant. À

            cet instant, la tension était palpable et Jonathan n’avait plus la moindre envie de lui conseiler d’entreprendre un régime.

            – Vous êtes un putain de fouile-merde de journaliste, c’est ça ?

            – Pas du tout, je suis chef.

            – Chef de quoi ?

            – Chef cuisinier.

            Le flic le détaila et se radoucit quelque peu :

            – À une époque, vous passiez à la télé, n’est-ce pas ?

            – Oui, c’était moi.

            – Alors qu’est-ce que vous venez foutre dans mon bureau ?

            – J’ai un renseignement qui pourrait vous intéresser.

            Le flic regarda son colègue à la dérobée puis jeta un coup d’œil à la pendule murale qui venait de marquer 13 heures.

            – Vous avez déjeuné ? demanda-t-il.

            – Pas encore. J’ai pris l’avion de San Francisco et j’ai atterri à Londres ce matin.

            – Juste pour me parler ?

            – C’est ça.

            – Il y a un bar fréquenté par les flics à deux rues d’ici. Une portion de fish & chips, ça vous tente ?

            – Volontiers, répondit Jonathan en se levant pour le suivre.

            – Mais je vous préviens, ce n’est pas le Fat Duck1…

            * Sur ce point, le flic n’avait pas menti. L’endroit était bruyant et sentait la friture, la bière et la transpiration.

            À peine assis, Flaherty entra dans le vif du sujet :

            – Vous avez l’air sympathique, mais je vais vous mettre en garde tout de suite : l’affaire Alice Dixon est close depuis deux ans, compris ? Alors si vous êtes venu me péter les couiles avec des théories tordues ou des pseudo-révélations à la mords-moi-le-nœud, je vous explose la tête dans votre assiette, c’est clair ?

            – Comme le jour, répondit Jonathan.

            Peut-être n’est-ce pas l’expression la plus appropriée, pensa-t-il en regardant à travers la vitre la pluie battante que de gros nuages charbonneux déversaient en cataracte sur le bar.

            – Dans ce cas, je vous écoute, fit Jim en engloutissant une part énorme de poisson frit.

            – Qu’est devenue Erin Dixon ? commença Jonathan.

            – La mère de la gamine ? Ele est morte l’année dernière d’une overdose. Ele a claqué en dope l’argent que les rapaces de la télé lui ont versé. Ne comptez pas sur moi pour m’apitoyer sur son sort…

            – Pourquoi l’affaire a-t-ele été si vite classée ?

            – Si vite ? On a reçu le cœur de la gamine il y a deux ans et demi, à la fin du printemps 2009, dix jours avant l’arrestation d’Harald Bishop, le Boucher de Liverpool. On a une preuve de la mort d’Alice et un meurtrier sous les verrous, ça ne vous suffit pas ?

            – J’ai lu que Bishop s’était accusé de certains meurtres qu’il n’avait pas commis…

            – Oui, c’est fréquent chez ce genre de tueurs en série. On ne sait pas encore avec certitude tout ce qu’a fait Bishop. Il parle beaucoup, mais pas forcément des cas sur lesquels on aimerait l’entendre. Comme de nombreux monstres de son espèce, c’est un type à la fois complètement fêlé et très calculateur. Lors des interrogatoires, il s’amuse avec les enquêteurs : il avoue quelque chose, se rétracte, parle d’un autre crime. On a continué à analyser toutes les dépouiles retrouvées dans son jardin. On n’y a pas identifié le profil génétique d’Alice, mais ça ne veut pas dire qu’il ne l’a pas tuée.

            Jonathan goûta une bouchée de poisson frit et eut un haut-le-cœur. Il se sentait mal à l’aise dans ce lieu étroit et chaud comme une étuve. Il défit un bouton du col de sa chemise et commanda un Perrier.

            – Vous êtes toujours amoureux de Madeline Greene ?

            demanda-t-il en ouvrant l’opercule de la canette.

            Flaherty le regarda, médusé. Une violence sourde monta en lui.

            – Alez, reconnaissez-le, Jim ! poursuivit Jonathan. C’est une bele file, inteligente et fonceuse, avec cette petite faile qui la rend encore plus attachante. C’est difficile de ne pas l’aimer, non ?

            Flaherty abattit son poing sur la table.

            – D’où sortez-vous ces…

            – Il suffit de regarder les photos dans votre bureau. Depuis que Madeline est partie, vous avez pris combien ? Quinze kilos ?

            Vingt kilos ? Vous vous laissez aler. Je pense que son départ vous a ravagé et que…

            – Arrêtez ces conneries ! dit le flic en l’attrapant par le col.

            Mais cela n’empêcha pas Jonathan de continuer :

            – Je pense aussi que vous n’êtes pas du tout convaincu que Bishop a tué Alice. Vous avez gardé l’affichette signalant sa disparition dans votre bureau, car, pour vous, l’affaire ne sera jamais vraiment close. Je suis sûr que vous pensez à Alice tous les jours. Je crois même que vous avez continué à enquêter de votre côté et que vous avez peut-être trouvé des faits nouveaux. Pas des preuves permettant de rouvrir l’enquête, mais des éléments suffisamment troublants pour bousiler vos nuits…

            Le regard de Flaherty se troubla. Désarçonné, il relâcha son étreinte. Jonathan enfila sa veste, se leva et abandonna un bilet de 10 livres sur la table. Il fit quelques pas sous la pluie, traversa la rue pour se protéger de l’orage sous l’auvent d’une école.

            – Attendez ! lui cria Flaherty en le rejoignant. Vous disiez que vous aviez des renseignements à me communiquer.

            Les deux hommes s’assirent sur un banc en bois à l’abri de l’averse. C’étaient les vacances de Noël. La cité scolaire était calme et déserte. L’orage s’abattait avec une force incroyable, déversant sur le quartier une pluie lourde et ruisselante qui menaçait de tout noyer.

            – Je ne suis pas le père Noël, prévint Jonathan. Avant de vous dire ce que j’ai trouvé, je veux savoir exactement où en sont vos investigations.

            Jim soupira, mais accepta de faire le point sur les progrès de son enquête :

            – Vous avez raison : même si l’affaire a été classée, j’ai continué pendant mon temps libre à explorer certaines pistes ouvertes par Madeline. Une en particulier, relative au journal intime d’Alice qui nous avait toujours intrigués.

            – Pourquoi ?

            – Parce qu’il ne contenait que des banalités, rien de vraiment

            « intime » justement…

            – Vous l’avez fait analyser ?

            – Oui, d’abord par un graphologue qui a confirmé l’authenticité du document, puis par un chimiste. Bien qu’il soit assez difficile de dater les documents récents, on peut tirer beaucoup de choses de quelques pages griffonnées. Vous saviez par exemple que certains fabricants incluaient dans leurs stylos des

            « marqueurs chimiques » donnant l’année de fabrication d’une encre ?

            Jonathan secoua la tête. Jim poursuivit :

            – L’encre vieilit dès qu’ele entre en contact avec le papier.

            Ses composants se dégradent en d’autres produits que l’on peut analyser par chromatographie et grâce aux infrarouges. Bref, je vous passe les détails. Le rapport graphologique est formel : les pages ont bien été rédigées de la main d’Alice, mais ce journal qui recense des événements s’étendant sur plus d’une année a en fait été écrit d’un seul jet !

            Jonathan n’était pas certain de tout comprendre. Jim explicita sa découverte :

            – Je suis persuadé qu’il s’agit d’une copie « expurgée »

            réalisée par Alice pour brouiler les pistes.

            – Je vous accorde que c’est déconcertant, mais c’est un peu mince, non ?

            – Il y a autre chose, ajouta Flaherty. L’instrument de musique qu’on a retrouvé dans sa chambre.

            – Son violon ?

            – Oui. Alice prenait des leçons depuis six ans avec Sarah Harris, une soliste assez connue qui l’avait repérée en faisant du bénévolat dans les écoles. Comme ele était douée, Harris lui a offert un violon artisanal de bonne qualité. Un instrument d’une valeur de 5 à 7 000 euros…

            – Mais ce n’est pas celui qu’on a retrouvé dans la chambre d’Alice, n’est-ce pas ?

            – Non, j’ai fait expertiser l’instrument : c’est un violon d’étude merdique fabriqué en Chine qui ne vaut pas un kopeck…

            Cette fois, Jonathan fut obligé d’admettre que le fait était troublant. Alice avait-ele vendu son violon avant de disparaître ? En tout cas, ele ne l’avait pas avec ele sur les images prises par la caméra de surveilance.

            – J’ai beau retourner ces éléments dans tous les sens, je ne comprends pas la logique de tout ça, avoua Jim, désabusé.

            – Vous avez creusé du côté du cœur ?

            – Vous me prenez vraiment pour un bleu-bite ! Vous pensez à quoi ? Une transplantation ?

            – Par exemple…

            – Bien sûr que j’ai vérifié ! Ce n’était pas très compliqué d’aileurs : on ne fait pas ce genre d’opération dans son garage et le faible nombre de greffons disponibles oblige à une transparence totale. J’ai recensé les adolescentes ayant reçu un nouveau cœur dans les mois qui ont suivi l’enlèvement d’Alice. Il n’y a que quelques dizaines de cas. Toutes ces personnes ont été identifiées et toutes ont respecté la procédure.

            Jonathan ouvrit la fermeture Éclair de son sac à dos pour en sortir un sachet en plastique cristal contenant deux serviettes en papier gribouilées tachées de chocolat.

            – Qu’est-ce que c’est ? demanda Jim en essayant de lire à travers l’embalage.

            Il reconnut une écriture désormais familière. Les premières lignes commençaient par :

            Cher M. Lempereur, enfin, je veux dire Jonathan.

            J’ai pris la liberté de retirer les balles de votre revolver et de les jeter dans la poubelle du parking pendant que vous buviez votre café…

            – Envoyez ces serviettes à votre laboratoire. Essayez de relever les empreintes.

            – Dites-m’en plus, se plaignit le policier.

            – Regardez l’inscription au dos et vous comprendrez.

            Jim fronça les sourcils en retournant la pochette plastique. Une Jim fronça les sourcils en retournant la pochette plastique. Une inscription en lettres dorées dansait au milieu de chaque serviette :

            « Les stations Total vous souhaitent une bonne année 2010. »

            – C’est impossible : à cette date, Alice était morte depuis six mois !

            – Appelez-moi lorsque vous aurez les résultats, répondit Jonathan en lui tendant sa carte.

            – Attendez ! Vous rentrez à San Francisco ?

            – Oui, mentit Jonathan. J’ai un avion dans la soirée et un restaurant à faire tourner.

            Il se leva et regagna sa voiture sous la pluie.

            Il mit le contact, aluma les essuie-glaces et démarra. La tête aileurs, il ruminait les éléments que venait de lui communiquer Flaherty. Cette histoire de journal intime, de violon… Plongé dans ses pensées, il ne se rendit pas compte qu’il roulait machinalement à droite. Lancé à bonne alure, un bus déboucha en face de lui.

            Jonathan poussa un cri, braqua la voiture de toutes ses forces et la redressa dans la foulée. Il perdit un enjoliveur au passage, érafla le véhicule et en fut quitte pour une bele frayeur.

            Mais il était vivant.

            * Paris 16 h 30

            – Tu vas voir Juliane à Londres ! s’exclama Raphaël. Comme ça, sur un coup de tête ?

            – Ça me fera du bien, répondit Madeline.

            Ils s’étaient donné rendez-vous dans un petit café de la rue Pergolèse en bas de l’immeuble où Raphaël avait son cabinet d’architecture.

            – Tu pars quand ?

            – En début de soirée : l’Eurostar de 18 h 13.

            – Mais on est à trois jours du réveilon !

            Ele essaya de le rassurer :

            – Ne fais pas cette tête : je serai de retour pour la soirée du 24.

            – Et ta boutique ? Je croyais que tu n’avais jamais eu autant de travail ?

            – Écoute, s’exaspéra-t-ele, j’ai envie d’aler voir ma copine en Angleterre, c’est tout ! On n’est plus en 1950, alors je vais me passer de ta permission.

            Perdant subitement patience, ele se leva et sortit du café.

            Abasourdi, Raphaël régla la note et la rejoignit à la station de taxis sur l’avenue de la Grande-Armée.

            – Je ne t’ai jamais vue comme ça, s’inquiéta-t-il. Tu as des soucis ?

            – Non, chéri, ne t’en fais pas. J’ai juste besoin de ce petit break, d’accord ?

            – D’accord, acquiesça-t-il en l’aidant à charger son sac à l’arrière du taxi. Tu m’appeles en arrivant ?

            – Bien sûr, dit-ele en l’embrassant.

            Il se pencha vers le chauffeur et lui indiqua : « Gare du Nord, s’il vous plaît. »

            La voiture démarra. Madeline fit un signe d’adieu à Raphaël à travers la vitre. L’architecte lui répondit en mimant un baiser.

            La jeune femme attendit que le taxi soit arrivé place de l’Étoile pour mentionner au conducteur :

            – Oubliez la gare du Nord, je vais à Roissy. Terminal 1.

            * Madeline présenta son passeport et son bilet à l’hôtesse d’Air China. En cette période de vacances, tous les vols pour San Francisco étaient complets ou hors de prix. Pour moins de 1 000 euros, ele n’avait trouvé sur Internet que cet aler simple sur la compagnie chinoise. Une escapade en Californie qui l’obligeait tout de même à une brève escale à Pékin !

            Ele s’engagea dans la passerele de verre qui menait à l’avion.

            Vieux jean, pul à col roulé, blouson de cuir : le jeu de miroirs des vitres de la plate-forme lui renvoyait une silhouette qui n’avait plus grand-chose de féminin. Ele était décoiffée, pas maquilée, presque négligée. Le côté « chiffonné » de son alure reflétait le chaos qui régnait dans son esprit.

            Ele s’en voulait d’avoir menti à son compagnon. Raphaël était un homme exemplaire, responsable et attentionné. Il connaissait son passé et ne la jugeait pas. Il lui avait redonné sérénité et confiance.

            Ele n’avait pas le droit de le tromper ainsi.

            Pourtant, ele n’avait pas hésité une seule seconde à acheter un bilet d’avion pour l’autre bout du monde quelques secondes seulement après avoir reçu cet appel de Jim Flaherty.

            Son ancien coéquipier avait trouvé le numéro de sa boutique et l’avait contactée en début d’après-midi pour la prévenir qu’un certain Jonathan Lempereur, un homme qui prétendait la connaître, était venu le questionner sur l’affaire Dixon.

            L’affaire Dixon…

            Alice.

            Cette seule évocation avait joué le rôle d’un électrochoc qui donnait tout son sens à son comportement de ces derniers jours.

            C’était un signe du destin ! Le sort s’était joué d’ele dès le début en intervertissant son téléphone et celui de Lempereur. En enquêtant sur George, Francesca et Jonathan, ele était revenue vers Alice !

            Dans son esprit, rien n’était loin, rien n’était flou. Le souvenir de l’adolescente était toujours aussi fort. Une image nette qu’ele avait tenté en vain de refouler pour protéger sa santé mentale. Une plaie de l’âme encore vive qu’aucun feu ne pourrait jamais cautériser.

            On ne se libère pas comme ça de son passé. On n’échappe pas comme ça aux sables mouvants de ses obsessions.

            Alice revenait la chercher.

            Alice revenait la hanter.

            La dernière fois, l’horreur de l’épisode du « cœur » l’avait fait renoncer à poursuivre son enquête.

            Cette fois, ele était prête à aler jusqu’au bout.

            Peu importait le prix qu’il faudrait payer.

            1- Restaurant gastronomique du chef Heston Blumenthal, considéré comme l’une des plus prestigieuses table du Royaume-Uni.

            23

            Le miroir à deux faces

            Je ne sais où va mon chemin, mais je marche mieux

            quand ma main serre la tienne.

            Alfred DE MUSSET

            Jeudi 22 décembre

            Aéroport Nice-Côte d’Azur

            11 h 55

            Un franc soleil d’hiver éclaboussait le tarmac.

            Jonathan avait quitté le matin même la grisaile anglaise pour la douceur méditerranéenne. À peine descendu de l’avion, il prit un taxi pour Antibes. La circulation étant fluide, le chauffeur délaissa l’autoroute au profit de la départementale qui longeait le bord de mer. Sur la promenade des Anglais, on se croyait au printemps ou en Californie : les sportifs faisaient du jogging, les seniors promenaient leur chien et, à l’heure du déjeuner, de nombreux employés prenaient leur casse-croûte en contemplant la baie des Anges assis sous des pergolas.

            En vingt minutes, la voiture fut à Antibes. Ele traversa le centre-vile et rejoignit le boulevard de la Garoupe. Plus Jonathan s’approchait du but, plus il sentait l’excitation le gagner. Qui habitait la « maison d’Alice » aujourd’hui ? On était en période de vacances. Peut-être la jeune file qu’il avait raccompagnée deux ans plus tôt y passait-ele encore Noël avec ses parents ?

            – Attendez-moi quelques minutes, demanda-t-il au chauffeur en arrivant au bout de l’impasse du Sans-Souci.

            Cette fois, le portail était fermé. Il dut sonner plusieurs fois et montrer patte blanche devant la caméra de surveilance avant qu’on accepte de lui ouvrir le portilon.

            Il remonta à pied l’alée de gravier qui traversait la pinède. Des odeurs de thym, de romarin et de lavande flottaient dans l’air. Sur le perron de la maison l’attendait une femme d’une cinquantaine d’années. Ele portait un foulard dans les cheveux, une palette dans la main et quelques traces de pigments colorés sur le visage : il l’avait visiblement dérangée en pleine séance de peinture.

            – En quoi puis-je vous aider ? lui demanda-t-ele avec un fort accent autrichien qui accentuait sa ressemblance avec Romy Schneider.

            Ele s’appelait Anna Askin et possédait la maison depuis le printemps 2001. Une propriété qu’ele louait une bonne partie de l’année, le plus souvent à la semaine, à une riche clientèle russe, anglaise et néerlandaise.

            Jonathan ne fut qu’à moitié surpris. Ainsi, Alice lui avait menti : ses « parents » n’étaient pas propriétaires de la demeure. Sans doute l’avaient-ils simplement louée le temps de courtes vacances.

            – Excusez-moi de vous importuner, mais je cherche à retrouver une famile qui a loué votre maison il y a tout juste deux ans. M. et Mme Kowalski, ça vous dit quelque chose ?

            Anna Askin secoua la tête. Le plus souvent, ele ne rencontrait pas les locataires ele-même : féru de domotique, son mari avait entièrement automatisé la maison. Tout fonctionnait par codes et infrarouge, intégrés dans un réseau piloté par un programme informatique.

            – Je ne sais plus, mais je peux vérifier.

            Ele fit signe à Jonathan de la suivre sur la terrasse. Il l’accompagna jusqu’à un belvédère circulaire qui dominait la mer et les rochers. À côté d’un chevalet, posé sur une table en teck, un ordinateur portable dernier cri diffusait de la musique relaxante.

            L’Autrichienne ouvrit un tableau Excel qui récapitulait l’historique des locations.

            – Mr & Mrs Kowalski, c’est exact. Un couple d’Américains.

            Ils ont loué la maison quinze jours entre le 21 décembre 2009 et le 4 janvier. C’est étrange parce qu’ils ont avancé leur départ : la maison était vide le 1er au soir.

            Ils sont repartis quelques heures seulement après le retour d’Alice, pensa Jonathan.

            – Vous avez leur adresse ?

            – Non, ils ont tout réglé en liquide : 9 000 dolars qu’ils ont fait parvenir plusieurs semaines à l’avance au bureau de mon mari à New York. Ce n’est pas courant, mais c’est déjà arrivé avec les Américains. Ils ont cette « religion du cash », dit-ele d’un ton un peu dédaigneux.

            – Et leur caution ?

            – Ils n’en ont jamais demandé le remboursement.

            Et merde…

            – Enfin, vous avez bien gardé quelque chose !

            – Une simple adresse mail. C’est par ce moyen que nous communiquions.

            Sans trop d’espoir, Jonathan nota l’adresse de courrier électronique : un compte Hotmail probablement créé à cet unique usage et qui se révélerait impossible à tracer.

            Il remercia néanmoins Anna Askin pour sa coopération et demanda au chauffeur de le reconduire à l’aéroport.

            * 14 heures

            Jonathan se dirigea vers la banque d’enregistrement Air France pour acheter un bilet sur la navette de 15 heures pour Paris.

            Il passa la zone d’embarquement et patienta en grignotant un club-sandwich dans l’un des restaurants panoramiques qui surplombaient les pistes.

            D’ordinaire, il se sentait mal dans les aéroports, mais celui de Nice était différent. Privilégiant la transparence, le terminal avait la forme d’un immense cône de verre aux alures de soucoupe volante.

            La façade vitrée offrait une vue spectaculaire sur la Grande Bleue, la baie des Anges et les cimes enneigées de l’Esterel. Futuriste et apaisant, le lieu invitait au rêve. La lumière était partout, comme dans un loft aux dimensions infinies flottant entre le ciel et la mer…

            Il tira l’élastique pour ouvrir le carnet en moleskine sur lequel il avait noté le compte rendu de sa discussion avec Jim Flaherty. Il consigna ce qu’il venait d’apprendre de la bouche d’Anna Askin tout en ayant conscience qu’il n’avait pas beaucoup avancé. À son tour, l’histoire d’Alice Dixon l’avait pris aux tripes, mais il n’avait pas fait mieux que ceux qui s’étaient penchés sur l’affaire avant lui : plus il enquêtait, plus le mystère s’épaississait et les pistes se multipliaient, plus déroutantes les unes que les autres.

            Il prit encore quelques notes, essayant de relier entre eux certains éléments, couchant sur le papier toutes les hypothèses qui lui passaient par la tête. Plongé dans ses pensées, il attendit qu’on appele son nom pour se lever et rejoindre le comptoir d’embarquement.

            Bien conscient que ses déductions se heurtaient à un mur et qu’il ne trouverait pas tout seul la clé de l’énigme, une évidence s’imposa à lui : il devait entrer en contact avec Madeline Greene.

            * Aéroport de San Francisco

            8 h 45

            Avec une fierté non dissimulée, le pilote d’Air China fit remarquer à ses passagers que l’appareil venait de s’immobiliser sur son parking avec cinq minutes d’avance sur l’horaire prévu.

            Son sac sur les épaules, Madeline suivit le flot de voyageurs qui se présenta devant les files du bureau d’immigration.

            Complètement déphasée, ele mit un moment à réaliser qu’il n’était que 9 heures du matin. Lorsqu’on lui demanda son passeport, ele se rendit compte que, dans la précipitation de son départ, ele avait oublié de renseigner le formulaire en ligne ESTA qui autorisait son entrée aux États-Unis !

            – Vous étiez à New York il y a quelques jours. Le formulaire est valable deux ans, la rassura l’officier.

            Ele poussa un grand « ouf » et essaya de se calmer. N’ayant pas de bagages, ele se rendit directement dans la zone des taxis et donna au chauffeur la seule adresse de Jonathan qu’ele possédait : cele de son restaurant.

            Il faisait chaud et ensoleilé. Difficile de croire que, quelques heures plus tôt, ele se trouvait dans la grisaile parisienne. Ele ouvrit même la vitre pour mieux se rendre compte de la douceur du climat.

            La Californie…

            Ele avait toujours rêvé de s’y rendre, mais ele avait imaginé que ce serait pour des vacances, en compagnie d’un amoureux. Pas comme ça, à l’arrache, en ayant menti à l’homme qui venait de la demander en mariage.

            Putain… pourquoi je bousile tout ?

            Ele avait mis deux ans pour se reconstruire une vie stable et sereine, mais ce bel équilibre avait volé en éclats avec le retour sournois des fantômes du passé. En quelques jours, ele avait perdu tous ses repères. Ele se sentait égarée au milieu d’un no man’s land inquiétant, écartelée entre deux vies dont aucune n’était plus la sienne.

            La voiture roula une vingtaine de minutes, traversant la vile depuis les quartiers sud jusqu’à North Beach.

            Il était 10 heures lorsque le taxi déposa Madeline devant le restaurant de Jonathan…

            * Pendant ce temps, à Paris

            Dix-huit heures. L’avion était parti de Nice avec du retard : une grève impromptue des contrôleurs aériens qui avait immobilisé l’appareil au sol pendant près d’une heure. Puis, une fois à Orly, il avait falu attendre une bonne quinzaine de minutes l’instalation de la passerele. Il faisait nuit, il faisait froid, il tombait des cordes, le périph était bloqué ; aimable comme une porte de prison, le chauffeur de taxi écoutait la radio à plein volume sans se soucier de son client.

            Welcome to Paris !

            Jonathan n’avait pas l’âme parisienne. À l’inverse de New York, de San Francisco ou des viles du Sud-Est, la capitale n’était pas sa vile. Il ne s’y sentait pas chez lui, n’y avait pas de bons souvenirs, n’avait jamais voulu y élever son fils.

            Une fois la porte d’Orléans franchie, la circulation se fit un peu plus fluide. On approchait de Montparnasse. Il avait vérifié sur

            « son » téléphone les horaires d’ouverture de la boutique de Madeline. La fleuriste ne fermait son magasin qu’à 20 heures. Dans quelques minutes, il alait donc la revoir, lui parler. Il ressentit un mélange d’excitation et d’appréhension. Jamais il n’avait eu cette impression de connaître autant quelqu’un en l’ayant si peu fréquenté. Il avait suffi de cet échange de téléphones pour qu’il se sente lié à ele d’une façon très forte.

            Le taxi dépassa le lion de Belfort de la place Denfert-Rochereau, continua boulevard Raspail puis tourna rue Delambre.

            Voilà, plus que quelques mètres. Il apercevait déjà la devanture vert amande du magasin qu’il avait vu en photo sur Internet. Planté devant un restaurant de sushis, un camion bloquait la rue. Pressé d’arriver, Jonathan régla sa course et parcourut à pied les quelques mètres qui le séparaient du magasin…

            * San Francisco

            En guise de pancarte, une ardoise pendue à la porte du French Touch prévenait :

            Madeline n’en crut pas ses yeux : Jonathan Lempereur avait posé ses petites vacances ! Ele ne venait tout de même pas de parcourir douze mile kilomètres pour… rien ?

            Et merde ! Ele aurait dû être moins impulsive, se renseigner avant d’entreprendre un tel voyage, mais Jim Flaherty lui avait assuré que le restaurateur avait repris son avion la veile au soir.

            Ele relut la dernière ligne écrite à la craie :

            – Ta compréhension ! Tu sais où tu peux te la mettre, ta compréhension ? cria-t-ele sous l’œil médusé d’une petite vieile qui promenait son chien.

            * Paris

            Incrédule, Jonathan se frotta les yeux : une fleuriste qui fermait son magasin la semaine précédant Noël ! Apparemment, la jeune Anglaise avait succombé au goût immodéré des Français pour les vacances ! Sa consternation se transforma en irritation. Alors qu’il bouilait de colère, il entendit son téléphone sonner dans sa poche.

            C’était Madeline…

            * Ele : Où êtes-vous ?

            Lui : Hé ! ho ! On ne vous a jamais appris à dire bonjour ?

            Ele : Bonjour. Où êtes-vous ?

            Lui : Et vous ?

            Ele : Devant votre restaurant, figurez-vous !

            Lui : Hein ?

            Ele : Je suis à San Francisco. Dites-moi où vous habitez et je viens vous rejoindre.

            Lui : Mais, je ne suis pas chez moi, justement !

            Ele : C’est-à-dire…

            Lui : Je suis à Paris, devant votre magasin.

            Ele : …

            Lui : …

            Ele : Vous ne pouviez pas me prévenir, bordel ?

            Lui : Parce que c’est ma faute ? Je pourrais vous retourner le compliment, je vous signale !

            Ele : C’est VOUS qui avez commencé à fouiler dans mon téléphone ! VOUS qui vous mêlez de choses qui ne vous regardent pas ! VOUS qui avez déterré un dossier qui a bousilé ma vie.

            VOUS qui…

            Lui : ÇA SUFFIT ! Écoutez, il faut qu’on parle, calmement.

            En tête à tête.

            Ele : À dix mile kilomètres de distance, ça me paraît difficile !

            Lui : C’est pour ça qu’on va faire chacun un pas vers l’autre.

            Ele : …?

            Lui : Je propose qu’on se retrouve à Manhattan. C’est rapide et, avec le décalage horaire, on peut y être dès ce soir.

            Ele : Vous êtes malade ! D’abord, les avions sont pleins, ma carte de crédit est dans le rouge et je vous signale que…

            Lui : Il y a un vol United Airlines à 14 h 30. Je l’ai souvent pris pour aler chercher Charly à New York. J’ai un bon paquet de miles et c’est moi qui vous offre le bilet…

            Ele : Vous savez où vous pouvez vous le carrer votre bilet ?

            Lui : Bon, inutile d’être grossière et de faire votre forte en gueule. Envoyez-moi plutôt votre numéro de passeport, sa date et son lieu de délivrance. J’en ai besoin pour réserver votre trajet.

            Ele : Cessez de me donner des ordres et de me parler comme à une ado débile ! Vous n’êtes pas mon père !

            Lui : Non, Dieu merci…

            Ele : Et cessez vos intrusions dans ma vie privée et dans mes enquêtes !

            Lui : Vos enquêtes ? Je vous signale que vous n’êtes plus flic depuis longtemps.

            Ele : Je ne comprends pas pourquoi vous me harcelez ni ce que vous cherchez à obtenir. Vous voulez me faire chanter, c’est ça ?

            Lui : Ne soyez pas ridicule, je veux juste vous aider.

            Ele : Commencez d’abord par vous aider vous-même.

            Lui : Qu’est-ce que vous voulez dire ?

            Ele : Je veux dire que votre vie est un beau bordel et que votre ex-femme vous cache des choses.

            Lui : Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer ça ?

            Ele : Moi aussi, j’ai fait mes petites recherches…

            Lui : Raison de plus pour qu’on se parle, non ?

            Ele : Je n’ai rien à vous dire.

            Lui : Écoutez, j’ai des informations nouveles sur Alice Dixon.

            Ele : Vous êtes taré…

            Lui : Laissez-moi seulement vous expliqu…

            Ele : Alez vous faire foutre !

            *

            Ele avait raccroché. Il essaya de la rappeler, mais ele avait coupé son téléphone. Bon Dieu ! ele ne lui facilitait pas la tâche…

            Une succession d’éclairs fendit les nuages noirs puis le tonnerre gronda. Il continuait à pleuvoir à torrents. Jonathan n’avait ni parapluie ni capuche, et son manteau était gorgé d’eau. Il essaya de héler un taxi, mais on n’était pas à New York. Dépité, il marcha jusqu’à la station de la gare Montparnasse et prit sa place dans la file. La silhouette noire et solitaire de l’hideuse tour défigurait le ciel parisien. Comme chaque fois qu’il venait dans ce quartier, il se demanda comment on avait pu laisser construire cette carcasse sombre aussi monstrueuse qu’inesthétique.

            Il venait de grimper dans le taxi lorsqu’un carilon léger et joyeux annonçant l’arrivée d’un SMS retentit dans la poche humide de son imper.

            C’était un texto de Madeline. Il contenait une suite de chiffres et de lettres ainsi que l’inscription : « Délivré à Manchester, le 19 juin 2008 ».

            * À Charles-de-Gaule, Jonathan prit le vol Air France de 21 h 10. Le voyage dura sept heures cinquante-cinq et l’appareil se posa à New York JFK à 23 h 05.

            *

            Madeline quitta San Francisco à 14 h 30. Ele avait reçu par mail le bilet électronique promis par Jonathan. Le trajet jusqu’à New York dura cinq heures vingt-cinq. Il était 22 h 55 lorsqu’ele atterrit à JFK.

            * New York

            À peine débarqué, Jonathan consulta sur les écrans l’historique des arrivées. L’avion de Madeline s’était posé dix minutes avant le sien. Ne sachant où ele l’attendait, il hésita à l’appeler, puis aperçut le restaurant La Porte du Ciel, l’enseigne dans laquele ils étaient entrés en colision.

            Peut-être que…

            Il s’approcha de la cafétéria et regarda à travers la vitre.

            Madeline était assise à une table devant un café et un bagel. Il mit un moment à la reconnaître. La fashion victim élégante avait cédé la place à une girl next door urbaine. Le maquilage avait disparu. Une paire de Converse remplaçait les escarpins, un blouson de cuir avait évincé le manteau Prada et un sac marin informe, posé sur la banquette, avait détrôné les luxueux bagages en toile Monogram.

            Noués en chignon, ses cheveux s’échappaient en mèches blondes, cachant partielement une cicatrice et apportant néanmoins une touche de féminité à sa nouvele apparence. Jonathan frappa deux petits coups discrets contre la vitre, comme s’il toquait à une porte. Ele leva les yeux pour le regarder et il comprit tout de suite que la personne qu’il avait devant lui n’avait plus rien à voir avec la jolie jeune femme coquette qu’il avait rencontrée le samedi précédent. La chief detective de Manchester avait repris le pas sur la fleuriste parisienne.

            – Bonsoir, dit-il en s’approchant de la table.

            Les yeux de Madeline étaient rougis par le manque de sommeil et brilaient de fatigue.

            – Bonjour, bonsoir… je ne sais plus ni quele heure il est, ni même quel jour nous sommes…

            – Je vous ai rapporté quelque chose, dit-il en lui tendant son téléphone.

            À son tour, ele fouila dans sa poche pour prendre l’appareil de Jonathan qu’ele lança dans sa direction et qu’il attrapa au vol.

            Désormais, ils n’étaient plus seuls.

Troisième partie

L’un pour l’autre

            24

            Ce que les morts

            laissent aux vivants

            Ce que les morts laissent aux vivants […], c’est certes un chagrin inconsolable, mais aussi un surcroît de devoir de vivre, d’accomplir la part de vie dont les morts ont dû apparemment se séparer,

            mais qui reste intacte.

            François CHENG

            Manchester

            Commissariat de Cheatam

            Bridge 4 heures du matin

            Dans la pénombre de son bureau, Jim Flaherty augmenta la puissance du chauffage d’appoint, mais l’appareil, gracieusement fourni par l’Administration, venait de rendre l’âme et crachait désormais de l’air froid. Tant pis, il en serait quitte pour garder son écharpe et sa veste polaire. En cette veile de réveilon, le commissariat était presque désert. Du côté des interpelations, la nuit avait été calme : le froid qui paralysait le nord-ouest de l’Angleterre avait au moins le mérite de freiner la délinquance.

            Un tintement aigu signala l’arrivée d’un mail. Jim leva la tête vers son écran et ses yeux s’iluminèrent. C’était le courrier qu’il attendait : le rapport de l’expert graphologue à qui il avait envoyé la photographie de la serviette en papier confiée par Jonathan Lempereur. La veile, lorsqu’il avait rempli le formulaire officiel, il avait vu sa demande rejetée sous prétexte que l’affaire Dixon était close et que l’Administration n’avait plus ni temps ni argent à lui consacrer. Il avait alors choisi une voie détournée et fait appel à l’une de ses formatrices à l’école de police : Mary Lodge, l’ancienne responsable de l’unité d’expertise « Comparaison d’écritures manuscrites » de Scotland Yard. Ele travailait aujourd’hui comme consultante à des tarifs prohibitifs, mais avait accepté de lui rendre ce service gratuitement.

            Jim lut et relut le courrier avec fébrilité. Les conclusions du rapport étaient ambiguës. Les phrases sur la serviette en papier pouvaient très bien être de la main d’Alice, mais l’écriture change et évolue quand on grandit : la nouvele caligraphie était plus

            « mature » que cele des échantilons du journal intime, rendant difficile une identification certaine.

            Jim soupira.

            Ces putains d’experts ne veulent jamais se mouiler…

            Un bruit. Quelqu’un poussa la porte du bureau sans prendre la peine de frapper.

            Flaherty leva la tête et plissa les yeux pour reconnaître son colègue, Trevor Conrad.

            – Ça caile ici ! remarqua le jeune flic en remontant la fermeture Éclair de son blouson.

            – Tu as terminé ? demanda Jim.

            – Je te préviens, c’est la dernière fois que tu me fais bosser toute la nuit pour un dossier classé depuis des mois. Relever ces empreintes n’a pas été une mince affaire, crois-moi…, dit-il en lui rendant le sachet en plastique contenant la pièce à conviction, la fameuse serviette en papier tachée de chocolat.

            – Tu as trouvé quelque chose d’exploitable ?

            – En tout cas, j’ai travailé comme un malade. J’ai passé ta serviette au DFO. J’ai bien des traces, des fragments, mais tout ça reste très partiel.

            Il lui tendit une clé USB en le mettant en garde :

            – Je t’ai copié tous les relevés, mais c’est le foutoir : ne t’attends pas à trouver un dactylogramme complet.

            – Merci, Trevor.

            – Bon, moi je me tire. Avec tes conneries, Connie va encore croire que j’ai une maîtresse, maugréa le jeune inspecteur en quittant la pièce.

            Resté seul, Jim inséra la clé USB dans le port de son ordinateur. Trevor était parvenu à isoler une dizaine de fragments, dont deux ou trois semblaient utilisables. Jim les fit glisser sur le bureau de son PC. Il agrandit les clichés et resta un long moment à contempler avec fascination ces entrelacs de courbes, de boucles, de crêtes et de silons qui parcourent la peau de nos doigts pour donner à chacun d’entre nous sa singularité.

            C’est avec appréhension qu’il se connecta au fichier automatisé des empreintes digitales. Il savait que c’était quitte ou double, mais, dans la solitude et le froid de la nuit, il voulait encore croire en sa bonne étoile. Il lança la comparaison des trois formes avec les centaines de miliers contenues dans la base de données.

            L’algorithme commença son balayage à une vitesse halucinante.

            Dans ce domaine, la loi anglaise était l’une des plus exigeantes au monde : ele imposait la présence simultanée de seize points de convergence pour pouvoir authentifier deux empreintes digitales comme identiques.

            Soudain, l’écran se figea sur le visage triste d’Alice Dixon.

            Jim fut parcouru d’un frisson : les empreintes sur la serviette en papier étaient bien celes de l’adolescente.

            Ce Jonathan Lempereur ne lui avait pas raconté de bobards.

            En décembre 2009, plus de six mois après qu’on lui eut arraché le cœur, Alice Dixon était encore en vie !

            Il sentait ses mains trembler et les priorités se bousculer dans sa tête. Il alait faire rouvrir l’enquête. Il alait prévenir son chef, les médias, Madeline. Cette fois, ils alaient la retrouver. Il n’y avait pas un instant à perdre, il…

            Le bruit sourd et diffus d’une déflagration rompit le silence de la nuit.

            Tirée à bout portant, la bale tua Jim sur le coup.

            * L’ombre s’était glissée par la fenêtre.

            Vêtu de la tête aux pieds d’une combinaison noire, le tueur poursuivit la mission pour laquele on l’avait payé. Il plaça l’automatique dans la main de Jim pour faire croire à un suicide puis, comme on le lui avait demandé, récupéra le plastique contenant la serviette en papier ainsi que la clé USB. Il connecta ensuite un petit disque dur à l’ordinateur du policier défunt et s’en servit pour introduire le virus « Tchernobyl 2012 » : une saloperie foudroyante qui dans un temps record alait infecter les programmes de la machine, effacer le contenu de son disque dur et empêcher la bécane de redémarrer.

            L’opération prit moins de trente secondes. À présent, il falait déguerpir. Le commissariat avait beau être aux trois quarts vide, quelqu’un n’alait pas tarder à débarquer dans la pièce. Le silencieux qui équipait le Beretta était d’une efficacité relative. Il modérait et noyait l’intensité de la détonation sans pour autant la réduire au chuintement bref que l’on entendait dans les films.

            L’ombre rembarqua rapidement son matériel. Au moment où ele s’apprêtait à ressortir par la fenêtre, ele entendit le téléphone de Jim vibrer sur le bureau. Ele ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil au smartphone : un prénom s’afficha à l’écran.

            25

            La ville qui ne dort jamais

            Les hommes parlent aux femmes pour pouvoir

            coucher avec elles ; les femmes couchent avec les

            hommes pour pouvoir leur parler.

            Jay MCINERNEY

            Pendant ce temps, à New York…

            – Rien à faire : Jim ne répond pas, constata Madeline en raccrochant son téléphone tandis que leur taxi se garait devant un petit restaurant de Greenwich Vilage.

            Jonathan lui ouvrit la portière de la voiture.

            – Pas étonnant, il est 5 heures du matin à Manchester ! Votre Jim est encore au pieu, c’est tout…

            L’enquêtrice suivit le Français à l’intérieur de la brasserie. Dès leur arrivée, le maître des lieux reconnut l’ancien chef :

            – Jonathan ! C’est toujours un honneur, tu sais !

            – Content de te revoir, Alberto.

            Le patron les instala à une petite table près de la fenêtre.

            – Je vous apporte deux Special One, dit-il en s’éclipsant.

            Une nouvele fois, Madeline appela le numéro de Flaherty, sans plus de succès que précédemment. Quelque chose clochait…

            – Jim est un bourreau de travail. Le connaissant, avec ce que vous lui avez raconté, il a dû jouer de toute son influence pour diligenter l’intervention de la scientifique. Et à l’heure qu’il est, il devrait avoir les premiers résultats.

            – Nous sommes à deux jours de Noël : les services tournent au ralenti. Vous le rappelerez demain matin.

            – Mmm, lui concéda Madeline. Au fait, où avez-vous prévu de me faire dormir ? Parce que je vous préviens, je suis crevée et…

            – Ne vous en faites pas : on ira chez Claire.

            – Claire Lisieux ? Votre ancienne sous-chef à L’Imperator ?

            – Oui, ele a un appartement pas loin d’ici. Je l’ai appelée pour lui demander l’hospitalité. Ça tombe bien : ele n’est pas à New York pour Noël.

            – Où travaile-t-ele à présent ?

            – À Hong Kong, dans un des restaurants de Joël Robuchon.

            Madeline éternua. Jonathan lui tendit un mouchoir en papier.

            Alice est peut-être en vie…, pensa-t-ele, les yeux brilants.

            Bouleversée par les révélations de Jonathan, ele cherchait à faire taire sa voix intérieure, se forçant à réfréner son excitation, refusant encore de s’enflammer avant d’avoir reçu des preuves tangibles.

            – Chaud devant ! cria Alberto en apportant la spécialité de la maison : deux hamburgers saignants dans un pain croustilant agrémentés de petits oignons, de cornichons, et des patates sautées.

            Situé au nord de Greenwich Vilage, à l’angle de University Place et de la 14e

            Rue, Alberto’s était l’un des derniers

            authentiques diners de Manhattan. Ouvert 24 heures sur 24, le wagon-restaurant en métal attirait, dans une atmosphère rétro, un flot continu de noctambules venus se régaler d’omelettes, de French Toasts, de hot dogs, de gaufres et de pancakes.

            L’Italo-Américain posa un milk-shake devant chaque assiette.

            – Ce soir, vous êtes mes invités. Non, Jonathan, ne me contredis pas, s’il te plaît ! Ce sera sûrement la dernière fois, d’aileurs…

            – Pourquoi donc ?

            – Moi aussi, ils ont eu ma peau ! lança Alberto en désignant une affiche placardée au mur.

            L’avis annonçait aux clients qu’en raison d’une augmentation excessive du bail l’endroit vivait ses derniers jours et alait fermer ses portes au printemps.

            – Je suis désolé, compatit Jonathan.

            – Bah ! j’ouvrirai quelque chose aileurs, assura-t-il en retrouvant son humeur joviale avant de disparaître dans sa cuisine.

            À peine avait-il quitté la table que Madeline se jeta sur son sandwich.

            – Je crève la dale, avoua-t-ele en prenant une bouchée de son Special One.

            Tout aussi affamé, Jonathan ne se fit pas prier pour l’imiter. Ils dégustèrent leur repas en se laissant gagner par le charme du restaurant. C’était un endroit hors du temps qui mélangeait alègrement des éléments Art déco, des chromes rutilants et un mobilier en Formica. Sur le mur, derrière le comptoir, une série de photos dédicacées recensait les célébrités – de Woody Alen au maire de New York – venues y déguster un plat de pâtes ou d’arancini. Au fond de la sale, un vieux juke-box diffusait Famous Blue Raincoat, l’un des plus beaux titres de Leonard Cohen, malgré sa noirceur et ses paroles obscures.

            Du coin de l’œil, Jonathan regardait la jeune Anglaise dévorer son hamburger.

            – C’est étrange, la première fois que je vous ai vue, j’aurais juré que vous étiez le genre de nana végétarienne à vous contenter de deux feuiles de salade par jour.

            – Comme quoi les apparences…, sourit-ele.

            Il était maintenant plus de une heure du matin. Instalés l’un en face de l’autre, sur une banquette en moleskine, ils profitaient de ce moment de répit. Malgré la fatigue, tous les deux avaient l’impression de sortir d’une longue hibernation. Depuis quelques heures, une adrénaline nouvele faisait courir plus vite le sang dans leurs veines. Jonathan avait quitté l’engourdissement et l’aigreur dans lesquels il s’était laissé glisser depuis deux ans. Quant à Madeline, ele avait cessé de se faire croire que sa petite vie sans à-coups la protégerait de ses démons.

            Cet instant partagé, un peu irréel, était leur « œil du cyclone » : le grand calme avant le retour d’une tempête qui ne pourrait être que plus brutale et dévastatrice. Ils ne regrettaient pas leur choix, mais ils savaient aussi que l’inconnu s’ouvrait devant eux : le vide, les interrogations, la peur… Que se passerait-il demain ? Vers quoi alait les mener leur enquête ? Sauraient-ils faire face ou bien ressortiraient-ils de cette aventure encore plus abîmés ?

            Un portable vibra sur la table. Ils baissèrent les yeux en même temps. Machinalement, ils avaient posé leurs téléphones côte à côte. C’était celui de Jonathan que l’on appelait, mais c’est le prénom « RAPHAËL » qui clignotait sur l’écran.

            – Je pense que c’est pour vous, dit-il en lui tendant l’appareil.

            Vous êtes gonflée de l’avoir rentré dans mon carnet !

            – Je suis désolée. Il m’avait demandé votre numéro. Il ne sait pas que j’ai récupéré le mien.

            La vibration se prolongeait.

            – Vous ne répondez pas ?

            – Non, je n’en ai pas le courage.

            – Écoutez, ce ne sont pas mes affaires et je ne sais pas exactement ce que vous lui avez dit en partant, mais je pense que vous ne devriez pas laisser votre ami sans nouveles…

            – Vous avez raison : ce ne sont pas vos affaires.

            Le portable cessa de tressauter. Jonathan regarda la jeune femme d’un air de reproche.

            – Il est au courant que vous êtes ici ?

            Ele haussa les épaules.

            – Il pense que je suis à Londres.

            – Chez votre copine Juliane, c’est ça ?

            Ele acquiesça de la tête.

            – Il a dû parvenir à la joindre, devina Jonathan. Il sait que vous n’êtes pas avec ele.

            – Je l’appelerai demain.

            – Demain ? Mais il doit être mort d’inquiétude ! Il va téléphoner aux aéroports, aux commissariats, aux hôpitaux…

            – Arrêtez votre cinéma ! Pourquoi pas le plan « alerte enlèvement » tant que vous y êtes ?

            – Vous n’avez donc pas de cœur ? pas de compassion pour ce pauvre type qui doit se ronger les sangs ?

            – Vous m’emmerdez ! Et puis Raphaël n’est pas un pauvre type !

            – Vous êtes vraiment toutes pareiles !

            – Ce n’est pas parce que vous avez un problème avec les femmes que je dois en faire les frais !

            – Vous n’êtes pas honnête avec lui ! Dites-lui la vérité.

            – C’est quoi la vérité ?

            – Que vous ne l’aimez plus. Qu’il n’était qu’une roue de secours dans votre vie, une béquile qui…

            Ele leva la main pour le gifler, mais il lui attrapa le bras, évitant la claque de justesse.

            – Je vous conseile vraiment de vous calmer.

            Il se leva, enfila son manteau, attrapa son téléphone et sortit pour fumer une cigarette sur le trottoir.

            * Le néon de l’enseigne brilait dans la nuit. Il faisait un froid de tous les diables, accentué par des bourrasques glaciales. Jonathan joignit les mains pour protéger du vent la flamme de son briquet, mais la tempête était telement forte qu’il dut s’y reprendre à deux fois avant de parvenir à alumer sa cigarette.

            *

            Furieuse, Madeline quitta sa place et se fraya un chemin jusqu’au comptoir pour commander un double whisky qu’ele noya dans du jus d’ananas. Dans le juke-box, la voix profonde et rocaileuse de Leonard Cohen avait cédé la place à la guitare rythmique et à la batterie des Beatles. I Need You, chantait George Harrison. C’était une mélodie très « années 1960 », légère et naïve, que le « troisième Beatles » avait écrite pour Pattie Boyd, du temps de leurs amours, bien avant qu’ele ne le quitte pour Eric Clapton.

            Son cocktail à la main, Madeline revint s’asseoir à sa table.

            Ele regarda à travers la vitre cet homme étrange qu’ele ne connaissait que depuis une semaine, mais qui, ces derniers jours, avait occupé l’essentiel de ses pensées, au point de l’obséder.

            Enveloppé dans son manteau, il observait le ciel. La lumière blanche du réverbère lui donnait un air lunaire, vaguement enfantin et mélancolique. Il avait quelque chose de touchant et d’attachant. Un charme simple, un visage qui inspirait confiance. Il dégageait un je-ne-sais-quoi de franc, de sain, de bénéfique. À son tour, il la regarda et c’est là que quelque chose changea. Prise de frissons, ele sentit son estomac se nouer brutalement.

            À mesure qu’ele encaissait cette émotion inattendue, son cœur s’embala, ses jambes tremblèrent, des papilons volèrent dans son ventre.

            L’effet de surprise la prit de court. Complètement chamboulée, ele se demanda d’où provenait cette agitation qui la laissait subitement sans repères. Ele ne contrôlait plus rien.

            Bouleversée, incapable de lutter, ele ne pouvait plus détacher son regard du sien. À présent, son visage lui semblait familier, comme si ele l’avait toujours connu.

            * Jonathan prit une bouffée de sa cigarette et recracha une volute de fumée bleue qui, engourdie par le froid de la nuit, mit une éternité à se dissiper. Sentant le regard de Madeline posé sur lui de l’autre côté de la vitre, il tourna la tête et, pour la première fois, leurs regards se croisèrent vraiment.

            Cette femme… Il savait que derrière sa carapace dure et froide se cachait quelqu’un de sensible et de complexe. C’était grâce à ele qu’il était sorti de sa torpeur. À nouveau, il sentit ce lien inédit qui les unissait. Ces derniers jours, ils avaient entrepris un apprentissage accéléré l’un de l’autre. Ils avaient nourri une obsession l’un pour l’autre, pénétrant leurs secrets les plus intimes, mettant à nu leurs failes, leur fragilité, leur ténacité, découvrant des forces et des faiblesses qui semblaient se faire écho.

            * Pendant quelques secondes, ils furent unis dans un accord parfait. Un éblouissement, un flash, un instinct de vie. Mesurant le chemin et les risques pris pour arriver jusqu’à l’autre, ils étaient bien obligés d’admettre qu’ils étaient des twin souls : des âmes jumeles qui s’étaient reconnues et qui avaient cheminé pour parvenir à la même destination. À présent, il y avait entre eux comme une évidence, un élan, une alchimie. Un sentiment primitif qui remontait aux peurs et aux espoirs de l’enfance. La certitude vertigineuse d’être enfin face à la personne capable de combler leur vide, de faire taire leurs peurs et de guérir les blessures du passé.

            * Madeline capitula et s’abandonna à ce sentiment nouveau.

            C’était grisant comme un saut dans le vide, sans parachute ni élastique. Ele repensa à leur rencontre. Rien ne serait arrivé sans cette colision à l’aéroport. Rien ne serait arrivé s’ils n’avaient pas échangé leurs téléphones par mégarde. Si ele était entrée dans cette cafétéria trente secondes plus tôt ou trente secondes plus tard, ils ne se seraient jamais croisés. C’était écrit. Un drôle de coup du destin qui avait choisi de les rapprocher dans un moment décisif. L’appel de l’ange, comme disait sa grand-mère…

            * Immobile dans la nuit, Jonathan se laissait dériver, dévoré par une brûlure qui consumait les attaches du passé pour dessiner l’esquisse d’un futur.

            La magie dura moins d’une minute. Soudain, le charme se rompit. Son téléphone sonna dans sa poche. C’était Raphaël qui retentait sa chance. Cette fois, Jonathan choisit de décrocher. Il rentra dans le restaurant, rejoignit sa table et tendit l’appareil à Madeline.

            – C’est pour vous.

            Dur retour à la réalité.

            * Vingt minutes plus tard

            – Ne faites pas l’enfant ! Vous alez attraper la crève avec votre petit blouson !

            Le froid était de plus en plus cinglant. Vêtue d’un simple pul et d’un perfecto, Madeline suivait Jonathan le long de la 14e Rue, mais refusait obstinément d’enfiler le manteau qu’il lui proposait.

            – Vous ferez moins la fiérote demain avec 40 de fièvre…

            À l’angle de la 6e Avenue, il s’arrêta dans un deli pour acheter de l’eau, du café ainsi qu’un gros sac de toile rempli de petit bois et de bûches.

            – Comment savez-vous qu’il y a une cheminée ?

            – Parce que je connais cette maison, figurez-vous. J’ai aidé Claire à l’acheter en me portant caution.

            – Vous étiez très proches tous les deux, n’est-ce pas ?

            – C’était une très bonne amie, oui. Bon, vous le mettez ce manteau, oui ou non ?

            – Non, merci. C’est vraiment magnifique ici, s’extasia-t-ele en découvrant le quartier.

            Dans une vile en perpétuel changement, Greenwich Vilage représentait une sorte de point fixe préservé de la modernisation.

            Lorsque Madeline était venue à Manhattan avec Raphaël, ils étaient restés à Midtown, visitant Times Square, les musées et les boutiques autour de la 5e Avenue. Ici, ele découvrait un New York débarrassé de ses gratte-ciel. Un New York plus résidentiel avec ses élégantes brownstones aux façades de brique et aux perrons de pierre qui rappelaient les quartiers bourgeois du vieux Londres.

            Surtout, à l’opposé des voies rectilignes qui quadrilaient le reste de la vile, The Vilage fourmilait de rueles sinueuses qui suivaient le tracé des anciennes routes pastorales, vestiges du temps où Greenwich n’était qu’un petit bourg rural.

            Malgré le froid et l’heure tardive, les bars et les petits restaurants étaient encore animés. Dans les alées bordées d’arbres, ils croisèrent des joggeurs avec leur chien, tandis que des étudiants de la NYU fêtaient le début des vacances de Noël en chantant des Christmas Carols sous les réverbères.

            – C’est vraiment la vile qui ne dort jamais ! constata-t-ele.

            – Oui, sur ce point, la légende ne ment pas…

            Alors qu’ils arrivaient à Washington Square, Jonathan tourna dans une petite rue pavée dont l’accès était protégé par un portail.

            – MacDougal Aley abritait autrefois les écuries des vilas qui bordaient le parc, expliqua-t-il en composant le code pour ouvrir la barrière. Il paraît que ce fut la dernière rue de Manhattan à être éclairée par des réverbères à gaz.

            Ils s’avancèrent dans la petite impasse longue d’une centaine de mètres. On avait du mal à croire qu’on était à New York, au début du XXIe siècle, tant l’endroit avait quelque chose de magique et d’intemporel.

            Ils s’arrêtèrent devant une maison pittoresque à un étage.

            Jonathan suivit les instructions de Claire, soulevant le pot en terre cuite posé au pied de la façade sous lequel la gardienne avait laissé un trousseau de clés.

            Il activa le disjoncteur pour rétablir la lumière et le chauffage puis prépara du petit bois dans la cheminée. Madeline déambula dans toutes les pièces. La maison avait été rénovée avec goût. Le mobilier était moderne, mais on avait conservé certains éléments d’origine comme les murs en brique rouge, les poutres apparentes et un étonnant puits de lumière qui donnait à l’endroit son côté féerique.

            Curieuse, la jeune Anglaise regarda les photos accrochées aux murs. Claire Lisieux était une jolie file, grande et sportive. Ele en fut immédiatement jalouse.

            – Vous ne trouvez pas étrange d’être présent sur plus de la moitié des clichés exposés dans cette maison ?

            – Comment ça ? demanda Jonathan en craquant une alumette pour enflammer le petit bois.

            – Vous êtes partout : Claire et Jonathan aux fourneaux, Claire et Jonathan au Fish Market, Claire et Jonathan chez Dean and Deluca, Claire et Jonathan au marché bio, Claire et Jonathan posant avec tele ou tele célébrité…

            – C’est mon amie. Normal qu’ele ait gardé des souvenirs.

            – À part son père, vous êtes le seul homme sur toutes ces photos !

            – Vous me faites une scène, là ?

            – C’était qui cette file ? Votre maîtresse ?

            – Non ! Vous alez me poser la question combien de fois ?

            – Pourtant, ele était amoureuse de vous, c’est évident.

            – Je n’en sais rien.

            – Moi, je vous le dis.

            – Qu’est-ce que ça change ?

            – Après votre séparation, vous auriez pu vous rapprocher d’ele. Ele est jeune, bele comme un astre, visiblement inteligente…

            – Bon, ça suffit.

            – Non, expliquez-moi.

            – Il n’y a rien à expliquer.

            – Vous voulez que je le fasse, moi ? le défia-t-ele en se penchant vers l’avant.

            – Non, pas vraiment.

            Jonathan essaya de reculer, mais il était dos à la cheminée et le feu commençait à prendre.

            – Je vais le faire quand même ! Claire Lisieux est parfaite : c’est une file douce, gentile et sérieuse. Ele serait la mère idéale si vous deviez avoir d’autres enfants. Vous l’appréciez et la respectez beaucoup, mais… comment dire ?… Ça serait trop facile, trop harmonieux…

            Madeline s’était encore rapprochée. À présent, ses lèvres n’étaient plus qu’à quelques centimètres de celes de Jonathan. Ele continua :

            – Or ce n’est pas ce que vous recherchez dans l’amour, n’est-ce pas ? Vous, il vous faut de la passion, de la bagarre, de la conquête. En résumé, Claire n’est pas une femme pour vous…

            Jonathan hésita à répondre. Il sentait le souffle de Madeline se mêler au sien. Ele poussa la provocation à son paroxysme :

            – Et moi ? Je suis une femme pour vous ?

            Il plaqua son corps contre le sien et l’embrassa.

            * Jonathan n’avait plus fait l’amour depuis sa rupture avec Francesca. C’est donc maladroitement qu’il retira son blouson à la jeune femme et la débarrassa de son pul. Ele lui déboutonna sa chemise tout en lui mordant le cou. Il se dégagea pour mieux caresser son visage et goûter à ses lèvres. Ele avait une odeur fraîche et vibrante d’agrumes, de menthe et de lavande.

            Le corps délicat et élancé de Madeline s’enroula autour de lui et ils tombèrent tous les deux sur le canapé. Leurs hanches ondulèrent. Leurs corps se mélangèrent pour former une sculpture en mouvement, tout en courbes et en creux, qui ondoyait dans le clair-obscur de la lune.

            Leurs cheveux, leurs odeurs, leurs peaux, leurs lèvres se mêlèrent. Les yeux accrochés au visage de l’autre, ils se laissèrent envahir par le plaisir.

            Dehors, la vie continuait, dans la vile qui ne dort jamais.

            26

            La fille aux yeux de Modigliani

            Non sum qualis eram1.

            HORACE

            Pendant ce temps, à la Juiliard School,

            la plus prestigieuse école artistique de New York

            – Je viens de recevoir un texto de Luke ! s’exclama Lorely en ouvrant la porte de la sale de bains et en agitant son portable sous les yeux de sa colocataire.

            La tête penchée sur le lavabo, sa brosse à dents dans la main, Alice demanda :

            – Kechkilteuveu ?

            – Pardon ?

            La jeune file se rinça la bouche et articula :

            – Qu’est-ce qu’il te veut ?

            – Il m’invite à dîner demain soir au Café Luxembourg !

            – Veinarde ! Tu ne trouves pas qu’il a un air de Ryan Reynolds ?

            – En tout cas, il a un joli p’tit cul ! gloussa Lorely en refermant la porte.

            Restée seule, Alice se regarda dans le miroir en se démaquilant avec une lingette. La glace lui renvoya l’image d’une jolie jeune file de dix-sept ans, au visage fin encadré de cheveux blonds. Ele avait un grand front dégagé, une bouche mutine et des pommettes hautes. Ses yeux bleu-vert très sombres contrastaient avec son teint de porcelaine. Ici, à l’école, à cause de son physique et de son nom, tout le monde pensait qu’ele avait des origines polonaises. Ele s’appelait Alice Kowalski. Du moins, c’était ce qui était inscrit sur sa carte d’identité…

            Ele termina sa toilette puis joua encore quelques secondes avec son image, s’amusant à changer très vite d’expression.

            Comme lors des exercices qu’ele faisait pour ses cours d’art dramatique, ele se composa une moue boudeuse, lançant un regard tour à tour timide puis provocant.

            Ele rejoignit Lorely dans la grande chambre qu’eles partageaient. Tout excitée par son prochain rendez-vous, la jeune cantatrice afro-américaine avait mis Lady Gaga à fond et essayait devant la psyché différentes tenues : robe noire et perfecto en tweed pour jouer à la Gossip Girl, robe vintage un peu gypsy, jean Chloé et top coloré à la Cameron Diaz…

            – Je suis crevée, avoua Alice en se pelotonnant sous les couvertures.

            – C’est normal. Ce soir, tu étais la reine du bal !

            La bele soprano faisait référence au spectacle de fin d’année qu’avaient donné les élèves de leur section : une représentation de West Side Story dans laquele Alice avait tenu le rôle de Maria.

            – Vraiment, tu m’as trouvée bien ?

            – Rayonnante ! Tu es aussi douée pour la comédie musicale que pour le violon.

            Le rose aux joues, Alice la remercia. Pendant un bon quart d’heure, les deux jeunes files papotèrent, refaisant le film de la soirée.

            – Merde, j’ai oublié mon sac dans le vestiaire de l’auditorium !

            réalisa brusquement Alice.

            – Pas grave, tu le reprendras demain, non ?

            – Le problème, c’est qu’il y a mes médocs dedans.

            – Les trucs que tu prends pour éviter le rejet de ta greffe ?

            – Surtout mes pilules contre l’hypertension, précisa-t-ele en s’asseyant en taileur sur son lit.

            Perplexe, ele s’accorda quelques secondes de réflexion, puis :

            – J’y vais ! décida-t-ele en sautant sur le sol.

            Ele enfila un bas de survêtement directement sur sa nuisette et ouvrit son placard pour attraper un pul.

            D’instinct, ele choisit le dernier posé sur la pile : un sweater moletonné à capuche en coton rose et gris orné de l’écusson de Manchester United. Le seul vestige de sa vie d’avant.

            Ele chaussa une paire de baskets en toile, sans se soucier d’en nouer les lacets.

            – J’en profiterai pour m’arrêter au distributeur, décida-t-ele.

            J’ai envie d’Oreo et d’un lait fraise.

            – Tu me prends un paquet de gaufres ? demanda sa room-mate.

            – D’ac’. À tout’.

            * Alice sortit de la chambre. Dans le couloir, l’ambiance était à la détente. En cette veile de vacances scolaires, une atmosphère festive régnait à l’internat. La résidence universitaire abritait plus de trois cents étudiants sur les douze derniers étages du Lincoln Center : des futurs danseurs, acteurs et musiciens de cinquante nationalités différentes ! Bien qu’il ne fût pas loin de 2 heures du matin, les élèves passaient de chambre en chambre. Beaucoup faisaient leur valise avant de quitter l’école le lendemain pour passer Noël dans leur famile.

            Une fois dans le hal, Alice appela l’ascenseur. En patientant, ele regarda par la fenêtre les lumières des buildings qui se reflétaient sur le fleuve. Ele était encore dans l’euphorie du spectacle et fit un petit pas de danse. Plus que jamais, en cette fin d’année, ele éprouvait une sorte de gratitude envers la vie. Que serait-ele devenue si ele était restée à Manchester ? Serait-ele seulement encore en vie à l’heure actuele ? Probablement pas. Ici, à Manhattan, ele s’était épanouie et, malgré les séqueles de la transplantation cardiaque, vivait sur un nuage. Ele, la petite file de Cheatam Bridge, avait tenu ce soir le rôle principal d’un spectacle de la plus prestigieuse école artistique de New York !

            Ele fut soudain traversée par un frisson et plongea les mains dans les poches de son pul. Le vieux sweat rose raviva des souvenirs, et des images de son ancienne vie traversèrent sa tête en rafale : sa mère, son quartier, son école, la misère, les bâtiments pourris, la pluie, la solitude terrible et la peur qui ne la quittait jamais. Aujourd’hui, ele avait souvent le sommeil agité, mais ele ne regrettait pas sa décision. Et ele ne la regretterait jamais.

            Ici, à la Juiliard School, tout le monde était passionné par l’art et la culture. Les gens étaient ouverts aux idées, tolérants, originaux et stimulants. La vie était facile et les instalations propices au travail : si ele le voulait, ele pouvait répéter son violon en pleine nuit, dans des sales insonorisées présentes à chaque étage. L’école bénéficiait de plusieurs auditoriums et sales de spectacle, d’une clinique de physiothérapie, d’un centre de fitness…

            Lorsque l’ascenseur arriva enfin, Alice appuya sur le bouton du douzième étage où se trouvait la grande sale de séjour commune. Le coin salon était encore animé : quelques élèves regardaient un concert sur un écran géant, d’autres jouaient au bilard, certains, attablés le long du bar de la cuisine communautaire, se partageaient des cupcakes de chez Magnolia Bakery.

            – Pas de chance ! lâcha-t-ele, dépitée, en constatant que les distributeurs automatiques avaient été dévalisés.

            – Qu’est-ce qui ne va pas, ma petite demoisele ? demanda l’un des vigiles.

            – Mes biscuits fétiches sont en rupture de stock !

            L’endroit était surveilé 24 heures sur 24 par un important dispositif. À Juiliard, on ne plaisantait pas avec la sécurité : l’école accueilait des enfants de diplomates, de têtes couronnées et même la file d’un président en exercice.

            Avant de retourner vers la batterie d’ascenseurs, Alice acheta sa boisson ainsi que le paquet de gaufres pour Lorely. Ele se rendit cette fois aux niveaux inférieurs, où se trouvaient les sales de concert. Au deuxième étage, quand les portes s’ouvrirent, Alice découvrit une immense silhouette sombre qui l’attendait. Un homme cagoulé pointait un pistolet dans sa direction. Ele eut un mouvement de recul, poussa un cri étouffé, mais il s’avança et ouvrit le feu.

            1- Je ne suis plus ce que j’étais.

            27

            Captive

            Personne ne peut porter longtemps le masque.

            SÉNÈQUE

            Les deux dards du Taser frappèrent Alice au bas de l’abdomen, libérant une décharge électrique qui la foudroya.

            Paralysée, l’adolescente s’écroula sur place, le souffle et les jambes coupés, le système nerveux bloqué.

            Son agresseur fut sur ele dans la seconde. Il l’attrapa à la gorge et lui enfonça brutalement un mouchoir dans la bouche, avant de la bâilonner avec un chèche. Les portes de l’ascenseur se refermèrent. Il appuya sur un bouton pour accéder aux sous-sols et, pendant la descente de l’appareil, plaqua Alice au sol. Avant qu’ele ne reprenne ses esprits, il la retourna à plat ventre, lui attachant les poignets et les cheviles à l’aide de deux coliers serre-flex en Nylon qu’il sangla au maximum.

            En quelques secondes, ils furent au parking. L’homme, la tête toujours couverte de sa cagoule, empoigna Alice comme un sac et la hissa sur son épaule. Encore dans les vapes, ele tenta molement de se débattre, mais plus ele remuait, plus le type resserrait son emprise. Ses bras étaient puissants comme de lourdes mâchoires capables de lui broyer les os. Comment avait-il réussi à se jouer d’un système de sécurité si sophistiqué ? Comment avait-il su qu’Alice prendrait l’ascenseur à ce moment précis ?

            Dans la pénombre, ils traversèrent l’espace de stationnement jusqu’à un pick-up Dodge de couleur bordeaux. Avec sa calandre monstrueuse, ses vitres teintées, ses chromes rutilants et ses roues arrière dédoublées, l’engin avait une alure effrayante. L’homme précipita Alice sur la banquette arrière, séparée du conducteur par une plaque de Plexiglas comme on en trouve dans les taxis. Il s’instala au volant et quitta le parking sans être inquiété, grâce à un badge électromagnétique.

            Dès qu’il rejoignit l’extérieur, l’inconnu retira sa cagoule, permettant à Alice d’apercevoir son visage dans le rétroviseur central. C’était un homme aux cheveux ras, aux yeux vitreux et aux grosses joues flétries et couperosées. Ele ne l’avait jamais rencontré auparavant. La camionnette se fondit dans la circulation pour rejoindre Broadway avant de tourner sur Columbus Avenue.

            * Les genoux tremblants, le cœur battant, Alice commençait à peine à émerger de l’état catatonique dans lequel l’avaient plongée les impulsions électriques du Taser. Gagnée par la panique, ele s’efforça néanmoins d’apercevoir par la fenêtre le trajet emprunté par son ravisseur. Tant qu’ils restaient dans les quartiers

            « touristiques », ele gardait un espoir. Avec ses pieds, ele essaya de tambouriner contre la vitre, mais le lien qui lui retenait les cheviles ne lui permettait pas la moindre latitude de mouvement.

            Terrorisée, ele s’étouffait avec ce bâilon qui lui coupait la respiration. Ele fit une tentative pour libérer ses mains, mais les cordes en Nylon pénétrèrent douloureusement dans ses poignets.

            La voiture descendit la 9e Avenue jusqu’à la 42e Rue. Ils étaient à présent du côté d’Hel’s Kitchen – la cuisine du diable.

            Alice essaya de se raisonner :

            Calme-toi ! Respire par le nez ! Garde ton sang-froid !

            Ele n’alait pas mourir. Du moins, pas tout de suite. S’il avait voulu la tuer, l’homme l’aurait déjà fait. Il n’alait sans doute pas la violer non plus. Un détraqué voulant assouvir une simple pulsion n’aurait pas pris autant de risques en pénétrant dans un bâtiment aussi surveilé que Juiliard.

            Qui était cet homme, alors ? Quelque chose l’avait marquée : il avait pris soin de ne pas l’atteindre au thorax avec son arme, préférant viser l’abdomen.

            Il sait que j’ai été transplantée et qu’une décharge électrique trop près du cœur aurait pu me tuer…

            Sans connaître encore les motivations de son ravisseur, Alice avait déjà compris que, ce soir, son passé la rattrapait.

            L’homme conduisait prudemment, gardant sa droite, attentif à ne pas dépasser la vitesse autorisée pour éviter tout contrôle de police. Il avait rejoint l’extrémité ouest de la vile et descendait vers le sud en longeant le fleuve. Ils roulaient depuis moins d’un quart d’heure lorsque le pick-up s’engouffra dans le tunnel de Brooklyn Battery.

            Mauvais signe, on quitte Manhattan…

            Ils venaient de dépasser le péage lorsque le téléphone de l’inconnu retentit. Il décrocha à la première sonnerie, grâce à un kit mains libres branché sur un ampli, permettant à Alice de saisir la plus grande partie de la conversation :

            – Alors, Youri ? demanda la voix.

            – Je suis sur la route. Tout s’est déroulé comme prévu, annonça-t-il avec un accent russe à couper au couteau.

            – Tu ne l’as pas trop abîmée ?

            – J’ai suivi les instructions.

            – D’accord. Tu sais ce qui te reste à faire ?

            – Oui, répondit le Russe.

            – N’oublie pas de la fouiler et débarrasse-toi du pick-up.

            – Compris.

            La voix au téléphone… C’était cele de… Non, ce n’était pas possible…

            Tout s’éclairait à présent. Le cœur d’Alice battit encore plus vite, car ele venait de comprendre que le danger était plus grand qu’ele ne l’avait imaginé.

            Sous le coup de la panique, le bâilon la fit de nouveau suffoquer. Ele se força à respirer lentement. Il falait absolument qu’ele tente quelque chose.

            Mon mobile !

            En essayant de ne pas attirer l’attention, Alice se contorsionna pour extirper son portable de la poche arrière de son survêtement.

            Malheureusement, ses poignets entravés rendaient tout mouvement difficile, surtout sous la surveilance quasi constante de « Youri » qui jetait de fréquents coups d’œil dans le rétroviseur. Pourtant, à force de patience et d’obstination, ele réussit à s’emparer de son appareil et à le déverrouiler. À l’aveugle, ele avait déjà composé les deux premiers chiffres du 911 lorsque le Dodge pila brutalement. Le téléphone gicla des mains d’Alice pour être projeté sous le siège de la banquette.

            – Гандон ! jura le Russe à l’intention du motard qui venait de griler le feu.

            Ficelée comme un saucisson, Alice ne pouvait plus rien faire : l’appareil était définitivement hors de sa portée.

            Ils roulèrent encore une bonne quinzaine de minutes, s’enfonçant dans la nuit en direction du sud. Où alait-on ? Ele était persuadée qu’ils avaient déjà quitté Brooklyn depuis un moment lorsqu’ele aperçut le panneau de Mermaid Avenue, l’une des principales artères de Coney Island.

            Ele eut un fol espoir lorsqu’ils croisèrent une voiture de police qui patrouilait dans Surf Avenue, mais les deux flics se garèrent devant la baraque de Nathan’s Famous pour se bâfrer de hot dogs.

            Ce n’était pas d’eux qu’ele devait attendre son salut.

            Le Russe tourna dans une impasse obscure et éteignit ses phares. Pas d’autre voiture en vue. Il avança jusqu’à un bâtiment délabré et coupa le contact.

            Après avoir vérifié que l’endroit était désert, Youri ouvrit l’une des portes arrière du Dodge pour libérer la jeune file.

            D’un coup de couteau, il fit sauter les liens qui entravaient ses cheviles.

            – Avance !

            Alice entendit le bruit des vagues et sentit l’air salin balayer son visage. Ils se trouvaient au milieu d’une zone lugubre et désolée, proche de l’Atlantique. Il régnait sur la presqu’île une ambiance funèbre, loin des gratte-ciel de Manhattan et de l’agitation du Brooklyn branché. Au début du XXe siècle, Coney Island hébergeait pourtant une immense fête foraine. Ses attractions réputées pour leur originalité attiraient plusieurs milions de touristes venus des quatre coins des États-Unis. Ses manèges vibraient au rythme des flonflons et de l’effervescence. Sa grande roue était la plus haute du pays, son grand huit le plus rapide, ses trains fantômes les plus effrayants et son Freak Show exhibait les monstres les plus difformes. Suspendu à un câble, on pouvait même sauter en parachute du haut d’une gigantesque tour.

            Mais cette époque glorieuse était loin. En cette froide nuit de décembre, le lieu n’avait plus rien de sa splendeur et de sa magie d’antan. Dès les années 1960, l’endroit avait amorcé son déclin, incapable de résister à l’ouverture de Disneyland et autres parcs à thème plus modernes. Aujourd’hui, la zone n’était plus qu’une succession de terrains vagues, de parkings grilagés, de hautes tours d’habitation décaties. Seule une poignée de manèges continuait à tourner pendant les mois d’été. Le reste de l’année, les attractions donnaient l’impression de pourrir sur place, rongées par la rouile et la crasse.

            – Tu essaies de fuir, et je t’égorge comme un agneau, prévint Youri en plaçant la lame de son poignard sur le cou d’Alice.

            *

            Il l’entraîna sur un terrain boueux, protégé par de hautes palissades taguées, où couraient une meute de chiens déchaînés.

            Des dogues alemands au poil jaune dont les yeux fous irradiaient dans la nuit. Leur maigreur soulignait un manque de nourriture évident qu’ils compensaient par une agressivité et des aboiements effrayants. Youri lui-même eut du mal à faire taire ses molosses. Il pressa Alice jusqu’à un entrepôt désaffecté dont il ouvrit la porte, et força sa proie à descendre un escalier métalique conduisant à un tunnel étroit. Un courant d’air glacial s’engouffra avec eux dans l’espace resserré. Le passage était telement sombre que le Russe fut obligé d’alumer une lampe-torche. Des tuyaux et des canalisations de toutes tailes parcouraient le souterrain. De vieux moteurs ainsi que d’antiques compteurs électriques étaient empilés le long du trajet. Sur un mur, on avait entreposé un panneau en bois peint représentant des dizaines de monstres et qui promettait THE

            SCARIEST SHOW IN TOWN : une publicité pour l’un de ces trains fantômes qui pululaient dans le parc cinquante ans plus tôt.

            Visiblement, ils se trouvaient dans la sale des machines d’un ancien manège.

            La lumière était faible. Leurs ombres dansaient sur la paroi. La lueur de la lampe se reflétait dans des flaques d’eau croupissante.

            Au bout du souterrain, ils dérangèrent un groupe de gros rats qui, dans leur panique, se mirent à couiner et à courir dans tous les sens.

            Des larmes coulaient sur les joues d’Alice. Ele eut un mouvement de recul, mais Youri la menaça à nouveau de sa lame pour la forcer à emprunter une rampe en colimaçon qui menait dans les profondeurs de l’entrepôt. Là, ils dépassèrent une dizaine de portes en ferraile qui se succédaient le long d’un corridor en cul-de-sac.

            En traversant les ténèbres, Alice s’enfonçait dans sa peur, sentant un gouffre se creuser dans son estomac.

            Au bout du couloir, ils arrivèrent devant le dernier rectangle métalique. Youri sortit un trousseau de sa poche et ouvrit la porte de l’enfer.

            * À l’intérieur, il faisait un froid polaire. L’obscurité était totale.

            Youri approcha sa torche pour trouver l’interrupteur. Un néon poussiéreux répandit péniblement une lumière blafarde, révélant une petite pièce aux murs décrépis. Il y flottait une odeur de moisi et d’humidité. Soutenue par des piliers métaliques rouilés, la cave avait un plafond bas qui aurait donné à n’importe qui un sentiment de claustrophobie. Le local était aussi insalubre que spartiate : à droite, une cuve de toilette répugnante et un petit lavabo encrassé ; à gauche, un lit de camp en acier.

            Sans ménagement, le Russe poussa Alice dans la sale exiguë.

            Ele tomba sur le sol poreux où de l’eau suintante rendait la surface spongieuse et repoussante.

            Malgré ses mains entravées, Alice parvint à se relever et assena de toutes ses forces un coup de pied rageur dans l’entrejambe de son ravisseur.

            – Сволочь1 ! cria la brute en encaissant.

            Il recula, mais il en falait plus pour le mettre à terre. Avant qu’Alice puisse armer un autre coup, il se rua sur ele, lui enfonçant un genou dans le coccyx pour la plaquer au sol, manquant de lui déboîter l’épaule.

            Alice suffoqua. Il y eut quelques secondes confuses, puis ele entendit un cliquetis et se retrouva menottée à une épaisse canalisation qui courait le long du mur.

            Se rendant compte que le mouchoir était en train de l’étouffer, Youri la délivra de son morceau de tissu. En larmes, la jeune file eut un long accès de toux avant de reprendre son souffle, respirant avec avidité l’air raréfié.

            Youri avait retrouvé de sa superbe, prenant plaisir à contempler la souffrance de sa victime.

            – Essaie encore de me frapper ! plaisanta-t-il.

            Alice hurla. Le cri comme dernière arme. Ele avait beau savoir qu’à cette profondeur, et compte tenu de l’isolement de l’endroit, personne ne pouvait l’entendre, ele mit toute l’énergie de son désespoir à crever le silence de la nuit.

            Le Russe prit son pied pendant une longue minute. Tout l’excitait : la peur de la file, l’étroitesse et l’obscurité de l’endroit, la sensation de puissance qu’il sentait monter en lui. Mais il se méfia de son désir. On lui avait bien dit de ne pas violer la gamine pendant les trois premiers jours. Après, il pourrait en faire ce qu’il voudrait…

            *

            À présent, Alice s’époumonait, mais bientôt ses cris se changèrent en crise de larmes. Youri jugea que la plaisanterie avait assez duré. Il fouila dans sa poche et en tira un épais rouleau de chatterton dont il se servit pour museler l’adolescente. Par sécurité, il lui lia de nouveau les cheviles avant de l’abandonner à son sort en refermant la porte métalique derrière lui.

            Il fit le chemin inverse, remonta la rangée de caves, la rampe en spirale, le tunnel glacial, l’escalier en acier. Il rejoignit enfin la surface et la meute de chiens qu’il affamait volontairement pour éloigner d’éventuels curieux. Maintenant, pour brouiler les pistes, il devait se débarrasser du Dodge. Il avait la possibilité de le brûler sur un terrain vague, mais c’était risqué car il pouvait se faire repérer par une patrouile de flics. Le plus simple était encore de l’abandonner quelque part dans le Queens. Avec des jantes de vingt pouces et son pare-chocs de tank, il représentait le top de la frime et du « bling-bling ». Le genre de caisse haut de gamme qui intéressait les voleurs. A fortiori si on laissait les clés sur le tableau de bord…

            Satisfait d’avoir pris sa décision, il arriva dans la ruele où il était garé pour constater que…

            … la voiture n’était plus là !

            Il regarda autour de lui. Tout était désert. Il tendit l’oreile. On n’entendait que le bruit des vagues et du vent qui faisait grincer les manèges.

            Youri resta un long moment immobile, interloqué par la rapidité avec laquele on avait subtilisé le véhicule. Devait-il s’en inquiéter ou s’en réjouir ? Surtout, devait-il prévenir son patron ? Il décida de ne rien dire. On lui avait demandé de faire disparaître la voiture et la voiture avait disparu. Voilà tout.

            L’important, c’était d’avoir la file…

            1- Salope !

            28

            Francesca

            Quand tu aimes quelqu’un, tu le prends en entier,

            avec toutes ses attaches, toutes ses obligations. Tu prends son histoire, son passé et son présent. Tu

            prends tout, ou rien du tout.

            R. J. ELLORY

            Greenwich Vilage

            5 heures du matin

            Jonathan se réveila en sursaut, la tête posée au creux de l’épaule de Madeline. Malgré la brutalité avec laquele il était sorti du sommeil, il se sentait étonnamment bien. La maison s’était réchauffée. Du dehors montaient le bruit du vent et les palpitations de la vile. Il regarda l’heure, mais pendant un moment resta alongé, blotti contre le corps doux et brûlant. Puis il se fit violence et quitta en silence la bule chaude de son amour naissant.

            Il enfila son pul et son jean avant de fermer la porte de la chambre pour descendre au salon. De la poche de son manteau, il sortit la photocopie que Madeline lui avait donnée la veile : le courrier électronique volé dans l’ordinateur de George.

            Jonathan s’instala au bureau de chêne sur lequel trônait l’ordinateur. Claire devait avoir l’habitude de prêter son appartement à des amis : un papilon adhésif scotché à l’écran indiquait le mot de passe pour ouvrir une session « invité ».

            Jonathan se connecta à Internet et prit le temps de relire le message.

            Ainsi, Francesca ne l’aurait pas trompé avec George… Il avait encore du mal à le croire. Pourquoi avoir monté de toutes pièces ce scénario sordide ? Pour protéger quel autre secret ?

            En lisant le mail une troisième fois, il surligna la phrase « je croyais que tu avais compris en lisant la presse… ». À quoi Francesca faisait-ele alusion ? Le mail datait du mois de juin.

            Madeline lui avait confié qu’ele avait épluché des articles de journaux parus les mois précédents en croisant les noms de Francesca et de George sans trouver de piste concrète.

            Il écrasa un bâilement, se leva pour préparer du café avant de se mettre au travail et de compulser à son tour les archives de la presse en ligne. L’explication de ce mystère était forcément là. Au bout d’une heure, il tomba sur un étrange article du Daily News : Jonathan n’en crut pas ses yeux. Lloyd Warner était mort depuis deux ans et il ne l’apprenait qu’aujourd’hui ! Lloyd Warner, le directeur financier de Win Entertainment… L’homme qui avait précipité sa chute en refusant de rééchelonner la dette du groupe Imperator. En un éclair, le souvenir d’heures sombres remonta à la surface : le cercle vicieux de l’endettement, la failite de son entreprise, les difficultés financières dans lesqueles s’était débattue Francesca pour lutter contre la prise de contrôle de Warner et de ses vautours, leurs anciens associés qui s’étaient mués en prédateurs.

            Était-ce à cet article que faisait alusion son ex-femme dans son mail à George ? Avait-ele joué un rôle dans la mort de Lloyd Warner ? Mais dans quel but, puisque cet acte n’avait aucunement empêché la failite de leur entreprise ?

            Décontenancé par sa découverte, Jonathan imprima à la hâte l’extrait de journal et griffonna quelques mots sur l’ardoise murale à destination de Madeline. Puis il enfila son manteau avant d’attraper les clés de voiture pendues près de la porte.

            * Dès son arrivée, Jonathan avait repéré la Smart vert amande de Claire garée dans l’impasse privée. Le froid était de plus en plus vif. Il démarra la petite voiture et fit chauffer le moteur en écoutant sur une station d’info le début du flash :

            « … poursuite aujourd’hui en Californie du procès de la Mexicaine Jezebel Cortes, l’héritière du chef d’un cartel de la drogue. Surnommée “La Muñeca”, elle est la fille du parrain… »

            Mais il n’avait pas l’esprit à s’infliger la litanie de tous les malheurs du monde. Il coupa l’autoradio et s’engagea dans Grove Street. À cette heure très matinale, la circulation était fluide. La 7e Avenue, Varick puis Canal Street… Il retrouvait la géographie new-yorkaise, parcourant un trajet qu’il avait effectué des centaines de fois lorsqu’il habitait ici.

            Au milieu du flot de taxis jaunes, il remarqua la Ferrari noire dans son rétroviseur. Même quand il avait de l’argent, il n’avait jamais été un passionné de bagnoles, mais cele-ci était différente.

            Son père lui avait offert le modèle réduit lorsqu’il était enfant : une 250 GT California Spyder à châssis court. L’une des voitures les plus rares et les plus beles de l’histoire, produite à seulement quelques dizaines d’exemplaires au début des années 1960. Il eut à peine le temps de tourner la tête que le cabriolet déboîta sur sa droite et plaça une accélération foudroyante avant de disparaître en fonçant vers SoHo.

            Quel malade…

            TriBeCa avait beau être l’un des quartiers les plus chers de Manhattan, Jonathan ne s’y était jamais vraiment senti à l’aise, trouvant l’endroit dépourvu de charme et d’harmonie.

            Il prit la première place qui se présenta aux abords de l’immeuble où vivait son ex-femme. L’Excelsior, une imposante résidence d’une quinzaine d’étages, datait des années 1920.

            Récemment, les promoteurs s’étaient emparés de cet ancien hôtel Art déco pour le rénover et le transformer en lofts high-tech à destination d’une clientèle multimilionnaire.

            – Helo Eddy ! lança-t-il en entrant dans l’immeuble.

            Sanglé dans un uniforme marron à galons dorés, le portier mit plusieurs secondes pour le reconnaître.

            – Monsieur Lempereur ! Ça, pour une surprise…, lâcha-t-il en réajustant sa casquette.

            – J’aimerais voir Francesca. Pouvez-vous la prévenir que je suis dans le hal ?

            – C’est qu’il est encore tôt…

            – J’insiste, Eddy, c’est vraiment important.

            – Je vais appeler madame directement sur son téléphone.

            Physique imposant à la B.B. King, Eddy Brock était, à tous les sens du terme, l’« homme clé » de l’immeuble, celui qui connaissait les secrets de tous ses habitants : engueulades, tromperies, maltraitances, problèmes de drogue… Selon que vous entreteniez de bons ou de mauvais rapports avec lui, votre vie pouvait être grandement facilitée ou devenir un enfer.

            – C’est bon, monsieur, ele vous attend.

            Jonathan remercia le portier d’un signe de tête et appela l’un des ascenseurs alignés au fond du hal. Il tapa le code permettant à la capsule d’arriver directement dans l’appartement de son ex-femme, ouvrant ses portes sur l’antichambre du duplex de verre qui coiffait les deux derniers étages de l’immeuble.

            Jonathan s’avança jusqu’au salon, une pièce démesurée au carrelage en pierre de lave et au mobilier contemporain en bois blond et en noyer. Ici, tout était dans l’épure et le minimalisme.

            Deux longues cheminées high-tech encastrées dans une avancée métalique crachaient une dizaine de petites flammes tandis que d’immenses baies vitrées, ouvertes sur l’Hudson, abolissaient la frontière entre l’intérieur et la terrasse. Alors que le jour se levait, la luminosité était féerique, mélange de rose, de pourpre et de gris-blanc.

            Bien qu’il ait vécu ici pendant deux ans, Jonathan s’y sentait désormais comme un étranger. Le jardin intérieur, la terrasse de quatre cents mètres carrés, la vue arrogante, le service de concierge à toute heure, le personnel de maison, la piscine chauffée de vingt mètres de long, le gymnase, le sauna… À l’époque où il était

            « l’Empereur », tout ce luxe lui paraissait normal. Aujourd’hui, il avait l’impression d’avoir eu autrefois la folie des grandeurs et de n’être plus qu’un simple mortel venu visiter les dieux sur leur Olympe.

            Sortant de la chambre à l’étage, Francesca se précipita.

            – Qu’est-il arrivé à Charly ?

            – Charly va très bien. Il est resté à San Francisco avec ton frère.

            Rassurée, ele descendit l’escalier de verre qui donnait l’impression qu’ele flottait dans l’air.

            Vu l’heure, ele avait certainement enfilé à toute alure son jean noir et son pul en V de cachemire beige. Pourtant, ele paraissait impeccable. Ele avait ce port altier et cette alure propres aux gens appartenant aux familes vivant dans la richesse depuis plusieurs générations. Son argent était marqué du sceau « given, not earned1 ». C’était peut-être aussi cela qui les avait séparés. Lui au contraire avait gagné son argent… avant de le perdre.

            – Tu l’as tué, n’est-ce pas ? demanda-t-il en lui tendant la feuile de papier où était imprimé l’article relatant la mort de Lloyd Warner.

            Ele ne baissa même pas les yeux pour le lire. Ele ne demanda pas de qui il parlait. Ele resta simplement immobile quelques instants avant de s’instaler sur le canapé et de s’enrouler dans un plaid.

            – Qui te l’a dit ? Cet imbécile de George ? Non… sûrement pas…

            – Comment ça s’est passé ?

            Ele ferma les yeux, laissant les souvenirs affluer.

            – C’était fin décembre, il y a tout juste deux ans…, commença-t-ele. Tu m’avais accompagnée le matin à l’aéroport et je t’avais dit que j’alais à Londres pour visiter l’un de nos restaurants. C’était un mensonge. La semaine précédente, j’avais appris que Lloyd Warner irait aux Bahamas, à Nassau, pour négocier un contrat concernant l’un de leurs casinos. J’avais décidé d’y aler, moi aussi, pour le convaincre d’accepter un rééchelonnement de notre emprunt. En arrivant, je lui ai laissé un message à son hôtel, pour lui demander de me rejoindre à Columbus. À l’époque, tu n’avais pas conscience du gouffre abyssal de notre endettement. Nos restaurants commençaient à se développer, mais la crise économique et financière a cassé notre croissance. Je voulais que Win Entertainment nous laisse plus de temps pour rembourser, et il n’y avait pas moyen de lui parler seule à seul à New York.

            – Il est venu te voir ?

            – Oui. Nous avons dîné ensemble. J’ai essayé de le convaincre de nous laisser du temps, mais il ne m’a pas écoutée. À

            la place, il a passé la soirée à me draguer éhontément, si bien que j’ai quitté la table avant le dessert.

            Une femme de chambre entra dans le salon, apportant un plateau supportant une théière et deux tasses. Francesca attendit qu’ele soit sortie pour continuer :

            – Alors que je le croyais parti, Lloyd Warner est venu me rejoindre dans ma chambre pour me proposer un marché. Il était d’accord pour faire un effort concernant notre dette, mais à condition…

            – … que tu couches avec lui.

            Ele acquiesça :

            – Quand je l’ai envoyé paître, il a refermé la porte et s’est jeté sur moi. Il avait bu plus que de raison, sans doute sniffé pas mal de coke. J’ai crié, mais un mariage battait son plein dans tout l’hôtel.

            En me débattant, j’ai attrapé une statue sur la table de chevet : une imitation d’un bronze de Giacometti. J’ai porté le coup à la tête, très fort. Il s’est effondré. J’ai d’abord cru qu’il était sonné, mais il était mort.

            Abasourdi, Jonathan se résolut à prendre place dans le fauteuil le plus proche de Francesca. Pâle et serrée dans son plaid, cele-ci semblait pourtant très calme. Jonathan, lui, n’arrivait pas à savoir s’il était soulagé ou fou de rage. Deux ans de mystère venaient de se résoudre en quelques phrases. Deux ans à ne plus pouvoir faire confiance à personne parce qu’il n’avait pas vu venir la trahison de sa femme… pour la bonne raison qu’ele ne l’avait pas trahi.

            – Pourquoi n’as-tu pas appelé la police ?

            – Tu crois vraiment qu’ils auraient cru à mon histoire de légitime défense ? avec les dettes qu’on avait ? avec le mot que je lui avais envoyé pour qu’il vienne me voir ?

            – Qu’as-tu fait du corps ?

            – J’étais descendue dans la suite sur pilotis où nous avions déjà logé tous les deux. J’ai eu l’idée d’emprunter le bateau que l’hôtel met à la disposition des clients. C’est un petit Hacker Craft en acajou, tu te souviens ? Je l’ai manœuvré jusqu’au ponton de la suite et j’ai traîné le corps dans la cabine. Il faisait nuit noire. J’ai prié pour ne pas croiser de gardes-côtes, et je suis alée balancer le corps de ce… salaud à une vingtaine de miles du rivage. Avant, j’ai eu la présence d’esprit de récupérer son portefeuile et son portable.

            – À l’hôtel, personne ne s’est aperçu que tu prenais le bateau ?

            – Non, la noce mobilisait toute l’attention du personnel. Tu me trouves atroce ?

            Décontenancé, Jonathan détourna la tête pour fuir le regard de Francesca. Bien décidée à crever l’abcès, cele-ci ne laissa pas le silence s’instaler.

            – J’étais paniquée, reprit-ele. Si on signalait la disparition de Warner aux Bahamas, on alait remonter jusqu’à moi rapidement.

            Des dizaines de personnes nous avaient aperçus dînant ensemble au restaurant. Ma seule chance était qu’on ne retrouve pas son corps tout de suite – pour ça, j’avais lesté le corps avec la gueuse de fonte présente sur le day boat – et, surtout, de faire croire à tout le monde que Warner était rentré aux États-Unis. En consultant ses mails sur son téléphone, je suis tombée sur un message l’invitant à s’enregistrer pour son vol de retour. Je me suis connectée au site de la compagnie aérienne et j’ai rempli les formalités. C’était jouable, mais il falait que quelqu’un prenne physiquement la place de Lloyd.

            J’ai alors pensé à George à cause de sa vague ressemblance avec Warner.

            – George t’a servi d’alibi ?

            – Oui. En accréditant l’idée qu’il était mon amant, j’ai pu justifier ma présence aux Bahamas et prétendre que c’était lui qui se trouvait avec moi à l’hôtel. D’où les photos pour le paparazzi du coin. Surtout, il a voyagé avec les papiers d’identité de Lloyd sur le vol de retour. Et une fois à New York, je lui ai demandé d’effectuer plusieurs achats avec la carte de crédit que j’avais récupérée dans la veste de Warner. Quelques jours plus tard, lorsqu’on a signalé la disparition de Warner, les flics étaient persuadés qu’il était bien rentré à Manhattan. Personne n’a donc cherché à investiguer du côté des Bahamas jusqu’à ce qu’on retrouve son corps, six mois après.

            – Où en est l’enquête, aujourd’hui ?

            Toujours sans toucher à son thé, Francesca prit le paquet de Dunhil posé sur la table basse et aluma une cigarette.

            – Je ne sais pas. À mon avis, ils ont mis le dossier en sommeil.

            En tout cas, personne ne m’a jamais interrogée puisque officielement ce n’est pas avec lui que j’ai dîné, mais avec George.

            Trop longtemps contenue, la colère de Jonathan explosa :

            – Pourquoi ne m’as-tu pas appelé moi, ton mari ? Tu avais si peu confiance en moi ? Ne pas me parler du voyage, passe encore, mais me cacher un meurtre !

            – Pour vous protéger, toi et Charly ! Pour ne pas te rendre complice d’un meurtre, justement ! Pour qu’on n’aile pas en prison tous les deux ! Mon plan avait neuf chances sur dix de foirer.

            Réfléchis : qui aurait élevé notre enfant si on s’était fait prendre ?

            Jonathan considéra l’argument. Il tenait la route, et une part de lui-même était admirative devant le sang-froid, la logique implacable et l’inteligence supérieure grâce auxquels Francesca était parvenue à se tirer d’affaire et à protéger sa famile. Aurait-il été capable de mettre en place un tel scénario ? Probablement pas. Sans doute aurait-il réagi en coupable. Sans doute se serait-il laissé submerger par ses émotions…

            Subitement, le sentiment d’absurde et de chaos dans lequel l’avait jeté leur séparation venait de disparaître. Ce qui leur était arrivé avait un sens. Mais au même instant, Jonathan prit conscience qu’il regardait à présent Francesca comme une étrangère. Il n’avait plus pour ele aucun élan, ni aucun sentiment, comme si une barrière invisible les séparait désormais définitivement.

            1- Donné, pas gagné.

            29

            Un ange en enfer

            Luctor et emergo1.

            Entrepôt de Coney Island

            5 heures du matin

            Glacé et humide, le réduit obscur baignait dans une odeur de pourriture.

            Les deux mains menottées à la conduite, les pieds ligotés par le fil en Nylon, Alice tira de toutes ses forces sur ses chaînes dans l’espoir de faire céder la tuyauterie rouilée. Mais la canalisation était solide et la jeune file s’écroula sur le sol mouilé.

            Un sanglot de désespoir lui déchira la gorge, mais resta étouffé par le scotch.

            Ne pleure pas !

            Son corps était secoué de frissons. Le froid brûlait tous ses membres, mordant sa peau, pénétrant jusque dans ses os. Les bracelets en acier meurtrissaient la chair de ses poignets, provoquant une douleur atroce qui irradiait jusque dans sa nuque.

            Réfléchis…

            Mais le froid et le stress rendaient toute concentration difficile.

            Un sentiment d’angoisse et d’impuissance lui barrait la poitrine. Un couinement monta derrière le lavabo poisseux. Alice leva la tête pour apercevoir le museau d’un rat de la taile d’un chaton. À

            nouveau, un cri bref s’étrangla dans son gosier. Aussi effrayé qu’ele, l’animal se faufila le long du mur opposé et se cacha sous le lit de camp.

            Reste calme…

            Ele ravala ses larmes, essaya d’ouvrir les mâchoires, mais le chatterton l’asphyxiait, lui enserrant fermement la bouche. Ele réussit néanmoins à glisser sa langue sous l’un des rebords de son bâilon et, avec ses incisives, rongea un bout du ruban adhésif jusqu’à parvenir à libérer sa lèvre inférieure. Ele inspira profondément plusieurs bouffées d’air vicié. Ele respirait mieux mais, malgré la faible température, ele sentait ses pulsations cardiaques qui s’accéléraient.

            Mes médicaments !

            Ele prit soudain conscience qu’ele n’alait pas pouvoir suivre son traitement ! Depuis qu’ele avait subi sa greffe cardiaque, son sac était une véritable armoire à pharmacie. Ele vivait presque normalement à condition d’absorber de façon stricte un cocktail médicamenteux très élaboré : pilules antirejet bien sûr, mais surtout médicaments antihypertenseurs et antiarythmiques pour lutter contre son hypertension artériele.

            Son médecin l’avait souvent mise en garde : ne pas prendre ses cachets pouvait lui bousiler complètement les reins en quelques jours, voire en quelques heures ! Le processus pouvait se déclencher n’importe quand, surtout en cas de déshydratation.

            Justement, sa gorge était sèche et irritée. Il falait qu’ele boive pour éviter que la capacité de filtration de ses reins ne diminue. À

            quatre pattes, les mains toujours entravées, ele réussit à se mouvoir le long du tuyau jusqu’au lavabo, mais le robinet était trop haut.

            Portée par un nouvel élan, ele contracta ses muscles et avec une force insoupçonnée essaya à nouveau de faire céder la canalisation.

            Ele dut pourtant y renoncer très vite : à chaque poussée, les mandibules acérées des menottes entailaient sa chair jusqu’au sang.

            Abandonnant le combat, ele se laissa glisser contre le mur.

            Couchée sur le sol, ele avait l’impression de n’être plus qu’un animal enchaîné soumis au bon vouloir de son maître. Désemparée, ele se résolut à laper l’eau croupie qui suintait du plancher.

            Dans le coin opposé de la pièce, le rat la regardait.

            * TriBeCa

            8 heures du matin

            Le soleil s’était levé dans un ciel de cristal.

            Sous le choc des révélations de Francesca, Jonathan sortit de l’Excelsior un peu sonné. Il remonta le trottoir jusqu’à la Smart de Claire. Il se mit au volant et démarra en direction de l’East Vilage, où il avait donné rendez-vous à Madeline. Il hésita à l’appeler pour s’assurer qu’ele avait bien trouvé son mot, mais se dit qu’ele dormait peut-être encore.

            En s’arrêtant à un feu rouge au début de Little Italy, il regarda machinalement dans son rétroviseur et à son grand étonnement aperçut à nouveau les lignes fluides et élégantes de la Ferrari noire dans la file de droite derrière lui.

            Étrange…

            Il fronça les yeux pour en être certain. Impossible de se tromper : c’était bien la même voiture au capot galbé, aux phares carénés et à la calandre féroce qui lui donnait un côté reptilien. Il se retourna. Cette fois, le cabriolet resta immobile, mais le soleil qui se reflétait sur le pare-brise éblouissait Jonathan, l’empêchant de distinguer le visage du conducteur. Il voulut mémoriser le numéro d’immatriculation du Spyder, mais à sa grande surprise la voiture n’avait pas de plaque !

            Le feu passa au vert. Un coup de klaxon l’obligea à redémarrer et à dépasser le carrefour. Lorsqu’il put enfin jeter un nouveau coup d’œil dans son rétro, le mystérieux bolide avait disparu…

            * Entrepôt de Coney Island

            Des bruits de pas.

            Alice ouvrit les yeux, émergeant en sursaut du sommeil précaire qui avait fini par l’emporter.

            Quele heure était-il ? Combien de temps était-ele restée inconsciente ? Cinq minutes ou cinq heures ?

            Le froid la faisait grelotter. Ele avait des fourmis dans les jambes et les bracelets des menottes lui tranchaient les poignets.

            Ele essaya de se mettre debout, mais y renonça. À présent, ele se sentait trop faible pour chercher à se débattre.

            La porte s’ouvrit dans un grincement et la silhouette immense de Youri apparut dans l’embrasure.

            – сучка2 ! s’énerva-t-il en constatant qu’ele avait rongé son bâilon.

            Il l’attrapa par les cheveux, mais ele l’implora :

            – Il me faut de l’eau ! Je n’ai pas mes médicaments ! Je risque de…

            – Ferme-la !

            Il la tira violemment en arrière, lui arrachant une poignée de cheveux. Ele comprit qu’ele avait intérêt à se taire. Le Russe sembla se calmer. Il approcha son visage du sien, respirant le parfum de son cou, caressant sa joue de ses gros doigts poisseux.

            Alice sentit son souffle près de sa bouche et ne put s’empêcher d’afficher son dégoût. Ele tourna la tête. C’est alors qu’ele aperçut le Caméscope qu’il tenait dans la main.

            L’ombre noire et épaisse de Youri se détacha sous le néon blafard.

            – Tu auras ton eau, promit-il, mais avant on va faire un petit film tous les deux…

            1- Je lutte pour ne pas me noyer. Devise de la province hollandaise de Zeeland.

            2- Espèce de chienne !

            30

            La face cachée de la lune

            Chacun de nous est une lune, avec une face cachée

            que personne ne voit.

            Mark TWAIN

            Lower East Side

            8 heures du matin

            Jonathan

            glissa

            la

            Smart

            deux

            voitures

            perpendiculairement au trottoir et descendit la Bowery jusqu’à la 2e Rue. Après avoir longtemps été un quartier mal famé, le Lower East Side passait aujourd’hui pour l’un des endroits les plus tendance avec ses petits cafés et ses restaurants branchés. Jonathan poussa la porte du Peels, son endroit préféré pour prendre un brunch. Le lieu était authentique et dégageait une vraie chaleur. Bondé entre 11 et 13 heures, il était plus calme le matin.

            Jonathan chercha Madeline au milieu de la sale baignée de lumière. Autour d’un long comptoir en bois clair, une clientèle bohème et trendy dévorait des pancakes à la banane en buvant des cappuccinos.

            Madeline n’était pas là. Déjà il s’inquiétait. Peut-être regrettait-ele leur étreinte de la nuit ? Peut-être était-ele repartie sur un coup de tête ? Peut-être…

            Son téléphone vibra. « Je suis à l’étage », annonçait un SMS.

            Il leva la tête et la vit, penchée au-dessus de la rambarde, lui faisant un signe de la main.

            Rassuré, il grimpa l’escalier pour la rejoindre à sa table. Murs blancs et parquet blond, grandes baies vitrées, lampadaires design : la pièce était agréable.

            – Tu es là depuis longtemps ?

            Il n’osa pas l’embrasser bien qu’il en ait très envie. Ele portait un jean et une veste de cuir cintrée qu’il ne lui connaissait pas et qui soulignaient sa minceur.

            – Je viens d’arriver. C’est sympa, ici. Où étais-tu ?

            – Chez mon ex-femme. Je te raconterai, assura-t-il en s’asseyant en face d’ele.

            Madeline afficha un air dégagé ; pourtant, ele le contemplait tristement, comme s’ils s’étaient déjà perdus… Jonathan essaya de lui prendre une main qu’ele retira. Leurs regards se croisèrent, le silence se prolongea. Madeline, délicatement, glissa finalement ses doigts dans les siens. À présent, il était clair qu’ils ressentaient plus qu’un simple désir l’un pour l’autre, même s’ils n’étaient pas encore prêts à qualifier d’« amoureuse » la relation qui les unissait.

            Lunettes de geek, chemise à carreaux et moustache à la gauloise : un serveur au look hipster s’approcha pour prendre leur commande. Jonathan parcourut le menu et choisit un espresso et un Monkey Bread. Madeline opta pour un Blueberry Cream Cookie et un verre de lait.

            – J’ai emprunté quelques vêtements à ta copine. Ils sont un peu cintrés, mais…

            – Ils te vont bien. Et ce n’est pas « ma copine »… Des nouveles de Jim ?

            – Aucune, répondit-ele en s’assombrissant. Son portable est toujours sur répondeur. Je vais appeler directement le commissariat.

            Tandis qu’ele composait le numéro, Jonathan jeta un coup d’œil à l’exemplaire du New York Post qu’un client avait abandonné sur la banquette. Le journal revenait en une sur l’affaire dont il avait entendu parler à la radio :

            Il s’interrompit dans sa lecture dès que Madeline réussit à joindre le commissariat de Manchester. Ele avait contacté son ancien partenaire, mais c’est le detective Trevor Conrad qui lui répondit :

            – Madeline ? Ça me fait plaisir de t’entendre…

            – Je cherche à joindre Jim depuis hier soir. Il est dans les murs ?

            Au bout du fil, le policier marqua un long silence avant d’avouer :

            – Jim est mort, Madeline.

            – Comment ça ? Il m’a appelée il y a deux jours !

            – Je suis désolé : on l’a retrouvé ce matin dans son bureau. Il s’est suicidé.

            Madeline leva des yeux incrédules vers Jonathan en articulant silencieusement le mot : « Mort ! » Sidéré, il se rapprocha d’ele pour suivre la conversation. La jeune femme chercha à en savoir plus :

            – Attends, le Jim que je connais n’est pas le genre de type à se foutre en l’air. Il avait des problèmes perso ?

            – Je ne crois pas.

            – C’est arrivé comment, Conrad ?

            Le policier mancunien hésita à répondre.

            – L’enquête est en cours. Je ne peux pas t’en révéler davantage.

            – Ne joue pas au con : Jim a été mon coéquipier pendant six ans !

            Un nouveau silence.

            – Je te rappele dans cinq minutes, annonça-t-il avant de raccrocher.

            *

            Sous le choc, Madeline se prit la tête entre les mains. La mort foudroyante de Jim fit rejailir un bouquet d’émotions et de blessures. Ele les repoussa vivement pour ne pas entamer sa carapace. Sonné par la nouvele, Jonathan était désemparé. Il tenta un geste tendre, mais Madeline s’était refermée.

            – Conrad va certainement me rappeler depuis son portable ou d’une cabine. Tous les appels du commissariat sont susceptibles d’être enregistrés. Il ne veut pas prendre de risques, j’imagine.

            – Tu ne crois pas à la thèse du suicide ?

            – Je ne sais pas, avoua-t-ele. Après tout, tu l’as vu plus récemment que moi.

            Jonathan se remémora sa rencontre avec le policier et tenta de restituer ses impressions.

            – Il était fatigué et irritable, totalement passionné par l’enquête sur Alice Dixon et pressé de mener de nouveles investigations.

            Mais le suicide est un geste mystérieux, difficilement prévisible ou repérable.

            Et je suis bien placé pour le savoir…

            Le portable sonna. C’était Conrad.

            – Bon, que veux-tu savoir ? demanda le flic.

            – Comment ça s’est passé ?

            – Jim s’est mis une bale dans la tête dans son bureau, vers 4 heures et demie du matin.

            – Avec son arme de service ?

            – Non, avec un flingue non répertorié.

            – Et tu ne trouves pas ça bizarre ?

            – Tu m’emmerdes, Madeline.

            – Tous les flics qui se suicident se butent avec leur arme de service !

            – Pas tous, répliqua Conrad. J’en connais une qui s’est pendue dans son salon.

            Le coup était inattendu, mais Madeline ne se démonta pas.

            – Dis-m’en plus sur cette arme.

            – Un Beretta 92 équipé d’un silencieux.

            – C’est surréaliste ! Lorsque tu décides de te mettre une bale dans la tête, tu te fous pas mal de réveiler les voisins !

            Et je suis bien placée pour le savoir, failit-ele ajouter.

            – Si on va dans ce sens, il y a un autre détail troublant, confia le flic.

            – Dis-moi.

            – Jim avait son arme dans la main droite.

            – Putain !

            Flaherty était gaucher.

            – C’est perturbant, mais ça ne prouve rien, nuança le flic.

            – Tu te fous de moi ?

            – Lorsque tu poses le canon sur ta tempe, ce n’est pas du tir de précision. Difficile de manquer ta cible quele que soit la main que tu utilises…

            Madeline reprit ses esprits.

            – Sur quoi travailait Jim en ce moment ?

            Mais Conrad n’était pas disposé à toutes les confessions.

            – Je t’en ai assez dit. Il faut que je te laisse.

            – Attends ! Pourrais-tu me transférer les derniers mails reçus par Jim dans les heures précédant sa mort ?

            – Tu plaisantes ? Tu n’es plus de la maison, Madeline !

            – Jim était mon ami !

            – Inutile d’insister. Et même si je le voulais, je ne le pourrais pas.

            – Pourquoi ?

            – Depuis ce matin, un virus a planté notre serveur et infecté toutes nos bécanes. Personne n’a accès à son ordinateur.

            – Trouve une autre excuse.

            – C’est la vérité. Prends soin de toi, Madeline.

            * Ele repoussa le verre de lait qu’on venait de déposer devant ele et commanda à la place un pot de café noir. Puis ele sortit de son sac à dos le notebook de Jonathan.

            – J’ai apporté ton ordinateur. Je voulais revoir le dossier Dixon. Tu m’as dit que tu l’avais téléchargé ? Ce sera plus facile pour le consulter que sur mon téléphone.

            Jonathan aluma sa machine.

            – Tu crois que Jim a été tué ?

            – Je n’en sais rien.

            – Moi, je pense qu’on l’a assassiné et que son meurtre est lié à ce qu’il venait de découvrir sur Alice.

            – Ne t’embale pas. Il y a encore une semaine, tu n’avais jamais entendu parler de cette affaire.

            – C’est ce qui me permet d’y porter un œil neuf.

            – Qui t’amène à quele conclusion ?…

            – Je pense que la police ou les services secrets ont tout fait pour étouffer cet enlèvement.

            – Tu fabules !

            – Tu veux des faits troublants ? Les caméras de surveilance !

            J’ai lu le dossier : à l’époque, une douzaine d’appareils filmaient les rues autour du colège d’Alice. Douze ! Et comme par hasard, eles étaient toutes endommagées ce jour-là. Ça ne t’a pas paru bizarre ?

            – C’est ta théorie du complot qui est énorme.

            – J’ai vu Alice six mois après que tu as reçu son cœur dans une glacière !

            – On ne saura jamais si c’était vraiment ele.

            – C’était ele ! Et c’est parce que Jim en avait la preuve qu’il a été tué !

            – Il ne suffit pas d’affirmer les choses. Il faut les prouver.

            – Alice n’est pas morte, fais-moi confiance.

            – La confiance n’a rien à voir là-dedans.

            – Alice n’est pas morte, répéta-t-il. Et si ele est encore vivante, c’est qu’ele a bénéficié d’une transplantation cardiaque.

            Une opération qui n’apparaît pourtant sur le registre d’aucun hôpital. Tu imagines le réseau de complicités et l’organisation nécessaires pour mettre ça sur pied ? Qui est capable de monter une tele opération à part une agence gouvernementale ?

            – Tu regardes trop de séries télévisées. Écoute, tout le monde se foutait d’Alice Dixon lorsque j’enquêtais sur ele : sa mère la première, une junkie qui vivait dans un quartier pourri. Cette gosse, c’est la file de personne et je ne vois pas ce que le gouvernement vient faire là-dedans.

            Madeline avala une tasse de café puis, comme cent fois déjà dans sa vie passée, se plongea dans le dossier d’Alice pour se rafraîchir la mémoire. Le compte rendu de la première audition du tueur en série Bishop s’afficha sur l’écran ainsi que différents clichés : les photos de la maison misérable d’Erin qui contrastaient avec celes de la chambre parfaitement rangée d’Alice, ses livres, ses affiches de concert, ses boîtes de biscuits Oreo et ses briquettes de lait fraise.

            Mais l’image de Jim restait incrustée dans l’esprit de Madeline. Qu’avait-il fait après sa rencontre avec Jonathan ?

            Qu’aurait-ele fait, ele ? Sans doute avait-il ordonné une analyse graphologique et un relevé d’empreintes. Peut-être aussi une recherche génétique… En fouilant dans son portable, ele retrouva le numéro de Tasha Medeiros, l’une des techniciennes ADN du laboratoire de police scientifique de Birmingham. C’était une biologiste brilante, mais plutôt coulante avec les procédures. Dans le passé, Jim et ele l’avaient souvent solicitée parce qu’ele acceptait d’effectuer des analyses en urgence sans passer forcément par le cadre légal. Il faut dire que Tasha faisait une consommation

            « maîtrisée » de cocaïne et que Jim, pour entretenir leurs bonnes relations, lui refilait ponctuelement quelques doses saisies lors des arrestations de petits dealers.

            – Drôle de morale, commenta Jonathan.

            – La police, c’est pas le monde des Bisounours ! objecta Madeline en composant le numéro.

            Tasha ne travailait pas aujourd’hui. Ele était chez ele avec sa file, mais ele confirma que Jim lui avait effectivement demandé de faire une analyse. Ele était de garde la nuit dernière et ele lui avait envoyé les résultats par mail au petit matin.

            – Tu ne te souviens plus de quoi il s’agissait ?

            – Une comparaison entre deux ADN.

            – Tu pourrais me transférer le courrier, s’il te plaît ?

            – Aujourd’hui, ça sera difficile.

            – C’est très important, Tasha. Jim vient de mourir. J’essaie de comprendre pourquoi.

            – Merde…

            – Je t’envoie mon adresse mail.

            – OK, je vais passer au bureau avec Paola. Tu auras les résultats dans moins d’une heure.

            * Sur l’ordinateur, Jonathan consultait les photos des massacres de Bishop. Il avait revendiqué l’assassinat d’Alice sans jamais apporter la moindre preuve. Au milieu de ce déluge de sang et de violence, Jonathan prit soudain conscience que c’était grâce à ces atrocités que Madeline et lui étaient ensemble ce matin. Sans la disparition d’Alice, ils ne se seraient jamais revus…

            Alors qu’ele tripatouilait son téléphone pour vérifier son accès au réseau, Madeline entreprit de vider le dossier de filtrage.

            Celui-ci contenait une bonne trentaine de spams en tout genre l’incitant à commander des montres de luxe, des pilules pour doper son énergie sexuele ou des produits miracles capables de lui faire perdre dix kilos en dix jours.

            – Regarde ça !

            Au milieu de ces courriers non solicités, un mail retint son attention. Il lui avait été envoyé vingt-quatre heures plus tôt par…

            Jim Flaherty !

            Son cœur s’accéléra. Pourquoi le mail de Jim avait-il été filtré par le logiciel antispam ? Peut-être en raison de ses nombreuses et lourdes pièces jointes ? Ele en prit connaissance avec fébrilité : Suivaient un document PDF ainsi que plusieurs clichés.

            Madeline transféra le mail sur l’ordinateur pour visionner les documents en mode plein écran. Ils se rapportaient tous à l’autopsie de Danny Doyle, le parrain de Cheatam Bridge.

            – Qu’est-ce qu’il vient faire là-dedans celui-là ? demanda Jonathan tout haut.

            Il se pencha pour lire le rapport d’autopsie en même temps que Madeline. Comme il le savait déjà, on avait retrouvé le corps de Danny au milieu d’une friche industriele, abattu d’une bale dans la tête, les mains et les pieds tranchés, les dents arrachées. Une exécution attribuée à un gang ukrainien dont le chef avait subi les mêmes réjouissances quelques mois plus tôt. Le compte rendu du médecin légiste était classique : précision de l’heure de la mort d’après la rigidité cadavérique, mise en évidence de traces de poudre autour de la blessure, analyse des organes et de certains prélèvements – sang, contenu gastrique, ADN. Autant d’éléments qui avaient confirmé sans l’ombre d’un doute l’identité de Danny Doyle.

            Comme souvent dans les autopsies de crimes violents, les photos donnaient des haut-le-cœur : visage violacé et déformé par la torture, thorax verdâtre incisé jusqu’à l’abdomen, hématomes par dizaines qui marbraient tout le corps. Danny avait été torturé et n’était pas parti en paix. Mais qu’est-ce que Jim avait bien pu trouver d’« étrange » sur ces clichés ?

            Madeline joua avec le zoom pour agrandir certaines zones.

            – Ils lui ont même arraché un bout d’oreile, nota Jonathan.

            Madeline fronça les sourcils et examina la zone qu’il pointait du doigt. C’était vrai : le cadavre avait une bonne partie du lobe de l’oreile droite déchirée. Mais cette blessure semblait ancienne. Or Danny n’avait jamais eu l’oreile abîmée, à l’inverse de… Jonny, son jumeau.

            – Ce n’est pas Danny, c’est son frère ! s’écria-t-ele.

            Ele expliqua l’histoire à Jonathan : les deux bébés sortis du ventre de leur mère à cinq minutes d’intervale, la rivalité des deux frères, la violence et la cruauté de Jonny qui souffrait de schizophrénie et qui avait été plusieurs fois interné avant de sombrer dans l’alcoolisme.

            Ele bascula sur le rapport d’autopsie pour relire le paragraphe sur l’analyse des organes. Le foie du cadavre était atteint d’une

            « dégénérescence des tissus vraisemblablement causée par l’absorption d’alcool ».

            Une cirrhose.

            – Danny buvait un verre de temps en temps, mais il n’a jamais été alcoolique.

            – Comment les flics ont-ils pu faire une tele confusion ?

            – Les « vrais jumeaux » possèdent le même patrimoine génétique, ce qui rend impossible de distinguer avec certitude leur ADN.

            – Tu es sûre de ça ?

            – Il y a eu plusieurs affaires de ce genre, notamment un vol en Alemagne et un trafic de drogue en Malaisie. Dans les deux cas, le suspect avait un jumeau et la justice a été obligée de le relâcher, faute de pouvoir l’identifier avec certitude.

            – Mais si ce cadavre est celui de Jonny…

            – … cela signifie que Danny est vivant, confirma Madeline, songeuse.

            * Ils commandèrent un nouveau pot de café. Pendant plusieurs minutes, ils se perdirent en conjectures jusqu’à ce que Madeline reçoive le courrier de Tasha Medeiros, la technicienne ADN du laboratoire de Birmingham.

            Très intriguée, ele cliqua sur la pièce jointe tandis que Jonathan se penchait sur son épaule pour découvrir le document avec ele : il se présentait sous la forme d’un tableau complexe d’une quinzaine de lignes sur six colonnes. Chaque case contenait plusieurs chiffres. Il leur falut quelques secondes pour comprendre qu’il s’agissait d’un test de paternité. Ils sautèrent alors au dernier paragraphe qui mentionnait le résultat, et ce qu’ils découvrirent les laissa sans voix :

            Daniel Doyle

            Alice DIXON

            99.999 %

            Avant de mourir, Jim avait eu une intuition géniale. Au bout de trois ans d’enquête, il avait réussi à prouver non seulement que Danny Doyle n’était pas mort, mais aussi qu’il était le père d’Alice Dixon.

            Une découverte qu’il avait payée de sa vie.

            31

            En territoire ennemi

            Dans les ténèbres, à chacun son destin.

            Gao XINGJIAN

            Café Peels

            Lower East Side

            10 heures du matin

            Abasourdie, Madeline se rejeta en arrière sur la banquette, prise d’une soudaine nausée. Sa tête se mit à tourner. Ni Alice ni Danny n’étaient morts. Plus surprenant encore : l’adolescente était la file du parrain de la pègre. Mais Jim était bien mort, lui ; elemême avait faili se suicider. Des dizaines de personnes avaient travailé nuit et jour sur cette enquête. Pourquoi ? Pour qui ?

            Soudain, ele douta de tout. Dans cette histoire, qui étaient les victimes ? Qui étaient les coupables ? Depuis le début de l’affaire, dès qu’ele parvenait à éclaircir une zone d’ombre, un autre mystère se faisait jour dans la foulée, l’entraînant sur un territoire chaque fois plus dangereux.

            Ele leva les yeux et chercha du soutien auprès de Jonathan, mais celui-ci, le front colé à la vitre, s’inquiétait de ce qu’il voyait dehors.

            – Je crois que nous sommes filés.

            – Tu plaisantes ? fit-ele en s’approchant de la fenêtre.

            – Tu vois la Ferrari noire, garée un peu plus bas ?

            – Devant la galerie du Morrison Hotel ?

            – Oui, je l’ai croisée deux fois ce matin : d’abord à TriBeCa puis à Little Italy. Ele n’a pas de plaque et je ne parviens pas à identifier son conducteur.

            Madeline plissa les yeux. À cette distance, impossible de distinguer la moindre silhouette à l’intérieur.

            – Suis-moi, lança-t-ele d’un ton décidé.

            Il y a encore une heure, ele n’aurait pas imaginé une seule seconde qu’on puisse les espionner, mais après la mort de Jim et ce qu’ils venaient de découvrir, ele se méfiait de tout.

            Ils payèrent leurs petits déjeuners, descendirent à l’étage et quittèrent le café pour rejoindre leur voiture.

            – Laisse-moi le volant, demanda Madeline.

            Ele s’instala aux commandes de la Smart et démarra.

            – Tu crois qu’ele va nous suivre ? C’est peut-être cette enquête qui nous rend paranos…

            – Juge par toi-même. Je te parie qu’ele va déboîter.

            Effectivement, la Ferrari sortit de son emplacement et les prit

            « discrètement » en filature, vingt mètres derrière eux.

            – Ne te retourne pas, ordonna-t-ele. Et boucle ta ceinture.

            La petite citadine prit de la vitesse en remontant la Bowery vers Cooper Square. Soudain, Madeline freina et braqua le volant à fond vers la gauche, faisant décoler la voiture sur le terre-plein central.

            – T’es givrée ! râla Jonathan en se cramponnant à la poignée.

            Leur véhicule atterrit de l’autre côté de la route, prenant la Ferrari à revers.

            – Ferme-la et ouvre les yeux !

            Désormais les deux voitures roulaient en sens inverse.

            Lorsqu’eles se croisèrent, Jonathan eut une demi-seconde pour voir qui était au volant.

            C’était une femme blonde, très bele, avec une cicatrice en forme d’étoile qui partait de son arcade sourcilière pour lui déchirer le haut de la joue jusqu’à la commissure des lèvres…

            * – Alors ?

            – Je la connais ! s’exclama-t-il. Je suis sûr que c’est la femme chez qui j’ai reconduit Alice il y a deux ans au Cap-d’Antibes !

            – Cele qui se faisait passer pour sa mère ?

            – Oui !

            Madeline regarda dans le rétroviseur. La Ferrari coupait vers l’ouest par Astor Place. Intuitivement, la Smart tourna sur Houston Street.

            – Si ele repasse par Broadway, on peut la prendre en chasse, n’est-ce pas ?

            – C’est jouable.

            Ils croisèrent les doigts, guettant avidement les voitures.

            Quelques secondes plus tard, la calandre agressive de la GTO

            apparut dans l’axe routier qui traversait la vile en diagonale.

            Le cabriolet tourna sur Spring Street. Dans son silage, Madeline déboîta et se fondit dans la circulation. La conductrice avait dû les repérer, car la Ferrari plaça une accélération qui laissa la voiturette sur place.

            – Merde, on la perd !

            Ça paraissait inévitable : que pouvait une Smart contre un moteur V12 de 280 chevaux ? Mais il en falait plus pour décourager Madeline. Refusant d’être semée, ele grila un feu au croisement de Lafayette.

            – Attention ! cria Jonathan.

            Un vendeur de hot dogs ambulant avait engagé son chariot pour traverser. Madeline actionna le klaxon tout en braquant à gauche. Le marchand sursauta et fit un bond en arrière tandis que la Smart percutait le bord de la charrette en métal qui se retourna sur le sol, déversant sur la chaussée saucisses, ketchup, moutarde, oignons frits et choucroute.

            La voiture fut déportée et mordit le trottoir, mais Madeline parvint à la maîtriser et écrasa l’accélérateur pour repartir à plein régime sur Delancey Street.

            * Pendant ce temps, à Coney Island…

            Avachie au sol comme un animal apeuré, Alice tourna la tête à la recherche du rat, mais le rongeur s’était fait la male avec Youri.

            La fièvre brûlait dans son sang. La transpiration inondait son corps, colant ses cheveux à son visage et faisant courir des frissons le long de ses articulations. Des contractions douloureuses se propageaient dans son ventre. Il lui sembla aussi que ses pieds et ses cheviles avaient enflé.

            Après le « film », le Russe était reparti, la laissant enchaînée à ce maudit tuyau. Malgré ses supplications, il ne lui avait pas donné suffisamment d’eau, se contentant de lui asperger le visage avec une bouteile. Écrasée de fatigue, Alice fit un effort pour se contorsionner et remonta la fermeture Éclair de son sweat-shirt avec ses dents.

            Au moindre mouvement, ele était prise de nausées et de vertiges. Cette fois, le haut-le-cœur la saisit à la gorge et ele vomit une bile jaunâtre. Ele se redressa contre le mur, incapable de reprendre son souffle. Des palpitations agitaient sa poitrine, les battements de son cœur gardaient un rythme inquiétant. Combien de temps alait-ele tenir ? À présent, ele ne pouvait plus se le cacher : les maux de tête qui vrilaient sa nuque et la barre de fer qui compressait son abdomen étaient le signe que son hypertension avait déclenché une insuffisance rénale.

            Ele regarda la cuvette des W-C à deux mètres d’ele. Depuis des heures, ele avait envie d’aler aux toilettes, mais ele n’arrivait pas à s’y hisser. Abandonnant toute dignité, ele se soulagea dans son survêtement. Ele n’était plus à une humiliation près. Ele baignait certes dans le vomi et dans l’urine, mais s’était au moins délestée d’un poids.

            Ce répit dura quelque temps, puis un sifflement sourd bourdonna à ses oreiles. Sa vision se brouila et ele eut l’impression que des points lumineux clignotaient dans toute la pièce. Ele suffoquait, ele dérivait, ele délirait. Ele lutta pour ne pas s’évanouir, mais sombra bientôt dans un semi-coma plein de confusion.

            * Lower East Side

            – Ele est là ! s’écria Jonathan en pointant du doigt la Ferrari qui s’engageait sur le Wiliamsburg Bridge.

            Le pont suspendu enjambait l’East River pour relier le Lower East Side à Brooklyn. Encerclé de grilages et de câbles d’acier, il s’étendait sur deux kilomètres et drainait des centaines de voitures sur ses quatre voies.

            – La circulation est dense. Ele va être obligée de ralentir, devina Madeline.

            Effectivement, la GTO marquait le pas, engluée dans le trafic.

            Madeline avait retrouvé de sa confiance. Jouant avec le feu, ele prit le risque de slalomer à vive alure entre les voitures, passant d’une file à l’autre pour combler la distance qui la séparait du Spyder.

            – Ralentis ! On va se planter !

            Dès la sortie du pont, le cabriolet italien vira sur les chapeaux de roues pour attraper la première sortie.

            – On se dirige vers où ? demanda-t-ele, peu familière de la géographie new-yorkaise.

            – Wiliamsburg.

            Ils arrivèrent sur Bedford Avenue, le point névralgique du quartier. De vieux immeubles en brique alternaient avec des constructions flambant neuves. En pleine reconstruction, l’endroit contrastait avec le côté « aseptisé » de Manhattan. Les friperies, les petits cafés, les magasins de vinyles, les épiceries bio et les librairies d’occasion : tout se voulait à la fois authentique et avant-gardiste.

            La progression de la Ferrari fut freinée par l’ambiance de vilage qui régnait dans la rue. Les commerçants avaient dressé des étalages sur le trottoir, des chanteurs amateurs animaient l’artère et un cracheur de feu faisait son numéro.

            À présent, Madeline et Jonathan étaient à moins de dix mètres du Spyder. Pressé par la Smart, le bolide tourna à gauche avant d’arriver à McCarren Park. En se rapprochant de la rive, ils traversèrent une zone d’entrepôts, de hangars et de terrains en friche. Couverts de graffitis, les murs rappelaient le New York des années Basquiat.

            – Ele est coincée ! s’écria Jonathan alors qu’ils s’enfonçaient dans une ruele. C’est une impasse. Il n’y a rien à part la rivière !

            La Ferrari arriva en effet devant une concession de voitures d’occasion. Le bâtiment donnait sur les quais, offrant une vue inattendue sur les gratte-ciel de Manhattan. La GTO roula au ralenti sur le débarcadère puis, d’un brusque coup de volant, s’engouffra dans le hangar par une grande porte d’acier.

            Madeline pila pour immobiliser sa voiture à vingt mètres de l’entrée du garage qui portait le nom de MACONDO MOTOR

            CLUB.

            – Et maintenant ?

            – On s’est fait avoir, jugea Jonathan. Ce n’était pas nous qui la chassions : c’était ele. Tu crois qu’on devrait…?

            Il n’eut pas l’occasion de terminer sa phrase. Un crissement de pneus les fit se retourner. La calandre démesurée d’une dépanneuse les percuta, harponnant la Smart et la poussant dans la gueule béante du garage. Le choc les projeta vers l’avant. Madeline n’avait pas bouclé sa ceinture mais le bras de Jonathan jailit juste à temps pour éviter que sa tête ne heurte le volant. La remorqueuse traîna la petite voiture sur plusieurs dizaines de mètres jusqu’à la faire pénétrer complètement dans le hangar dont les portes se refermèrent sur eux.

            L’entrepôt s’étendait sur plus de deux cents mètres carrés.

            Une cinquantaine de voitures s’y trouvaient, rangées les unes contre les autres. Jonathan reconnu une Peugeot 403 mais, apparemment, la concession était spécialisée dans les muscle cars : Ford Gran Torino, Chevrolet Camaro, Plymouth Barracuda…

            – Pas de casse ? demanda-t-il en regardant Madeline.

            Ils s’aidèrent mutuelement pour s’extraire de la Smart qui, à présent, ressemblait davantage à une compression du sculpteur César qu’à une voiture en état de marche.

            Devant eux, la femme à la cicatrice postée près de sa Ferrari pointait une arme dans leur direction.

            – Agent Blythe Blake de l’U.S. Marshals Service ! cria-t-ele tandis qu’ils se redressaient. Levez les mains au-dessus de votre tête !

            L’U.S. Marshals Service ? La police fédérale du Département de la Justice…

            Jonathan et Madeline se regardèrent avec étonnement. Cette femme était flic !

            Puis ils se retournèrent vers la dépanneuse d’où un homme sauta au sol.

            En pantalon de treilis et veste militaire, Danny Doyle s’avança vers eux.

            – Salut Maddie ! Tu sais que tu as toujours le plus beau p’tit cul de toutes les fleuristes parisiennes…

            32

            La vérité sur Danny Doyle

            Les épines que j’ai recueillies viennent de l’arbre que j’ai planté.

            Lord BYRON

            Quais de l’East River

            – Tu es un vrai salaud ! Comment as-tu pu me faire croire qu’Alice était morte ?

            – Maddie, calme-toi…

            – Jamais je ne te le pardonnerai, Daniel !

            – Laisse-moi la possibilité de me défendre.

            Madeline et Danny se tenaient le long des quais de Wiliamsburg. Près de l’eau, la température était nettement plus froide, et Madeline serra autour d’ele son blouson. Dix mètres devant et derrière eux, deux « gardes du corps » sécurisaient la zone au fur et à mesure de leur progression.

            – C’est qui ces guignols ?

            – Des agents du FBI qui travailent pour le Marshals Service.

            À bout de nerfs, encore sous le choc de son accident et des révélations de la matinée, Madeline défia l’ancien truand :

            – Dis-moi où est Alice, MAINTENANT !

            – Je vais tout t’expliquer, mais arrête de crier, OK ?

            Danny sortit de sa poche un cigarilo déjà entamé qu’il raluma avec son briquet.

            – Tout a débuté il y a trois ans et demi, commença-t-il en s’asseyant sur l’un des bancs qui bordaient le fleuve. C’était un mois avant la mort de ma mère. Ele terminait sa vie au Christie’s Hospital, bouffée par un cancer en phase terminale. Je savais qu’ele vivait ses dernières semaines et j’alais la voir tous les jours.

            Danny laissa ses souvenirs douloureux refaire surface. Il avait maigri. Ses cheveux étaient plus longs et encadraient un visage buriné aux traits tirés. Madeline consentit à se calmer et s’assit à côté de lui. Il aspira une bouffée de son cigare avant de continuer :

            – Chaque soir, je sortais de l’hôpital un peu plus dévasté.

            J’avais pris l’habitude d’aler noyer mon angoisse au Soul Café, un pub d’Oxford Road à cent mètres de la clinique. C’est là que je vis Alice pour la première fois. Ele donnait un coup de main au service, débarrassait les verres et les couverts. À l’époque, ele n’avait pas encore quatorze ans, même si on lui en donnait quinze ou seize.

            C’était évident qu’ele n’avait pas l’âge de travailer, mais personne ne s’en souciait vraiment.

            – Tu l’as remarquée dès le début ?

            – Oui, j’étais intrigué par son comportement : à chacune de ses pauses, ele s’instalait à une table pour lire ou faire ses devoirs.

            Et puis, ele me regardait d’une façon étrange, comme si ele me connaissait…

            – Tu lui as parlé ?

            – Les premiers temps, ele s’est contentée de m’observer, puis, un soir, ele est venue m’adresser la parole, crânement. Ele m’a dit qu’ele savait qui j’étais. Puis ele m’a demandé si je me souvenais de sa mère, Erin Dixon…

            – Je n’ai jamais su que tu avais fréquenté cette femme.

            – Je l’avais oublié moi-même. D’aileurs, il m’a falu quelques secondes pour mettre un visage sur son nom. C’est vrai, j’avais couché avec Erin deux ou trois fois, une quinzaine d’années avant.

            C’était une file facile qui se donnait sans faire de manières. Ele était jolie avant la dope, même si ele n’a jamais été très futée…

            – C’est ce que tu as répondu à sa file ?

            – Non, bien sûr. J’étais embarrassé, mais ele n’y a pas été par quatre chemins : ele m’a dit qu’ele avait interrogé sa mère, qu’ele avait mené son enquête et que d’après ele… j’étais son père.

            – Et tu l’as crue ?

            – Avant même qu’ele me le dise. C’était comme une évidence.

            – Pourquoi ? Tu trouves qu’ele te ressemble ?

            – Non, je trouve qu’ele te ressemble.

            Madeline sortit de ses gonds :

            – Ne joue pas avec ça, Daniel !

            – Ne dis pas le contraire ! Toi aussi, tu t’es attachée à cette gamine ! Pourquoi te serais-tu entêtée sur cette enquête si inconsciemment tu ne t’étais pas reconnue en ele ?

            – Parce que c’était mon boulot.

            Mais Doyle persista :

            – Cette gosse, c’était la file qu’on aurait pu avoir ensemble !

            Ele était inteligente, solitaire, cultivée, telement différente de tous ces abrutis qui m’entouraient. Ele faisait face à tout, affrontait la vie avec courage. Pour moi, ce fut comme un cadeau du ciel.

            – Donc, vous avez pris l’habitude de vous revoir ?

            – Oui, presque tous les jours, sans que personne soit au courant. C’était notre secret. J’ai appris à mieux la connaître et je ne lui ai pas menti sur mes activités. Ele m’a redonné une raison de me lever le matin. Pour la première fois, ma vie avait du sens.

            – Tu lui donnais de l’argent ?

            – Je l’aidais un peu, mais je ne voulais pas éveiler les soupçons. J’étais bien décidé à lui payer des études dans une bonne université. J’ai même pensé à la reconnaître légalement, mais vu le nombre de personnes qui voulaient me faire la peau, ça l’aurait mise en danger. Et puis, il y avait ce problème de santé qui m’inquiétait…

            – Son cœur, n’est-ce pas ? devina Madeline.

            Les yeux braqués sur les eaux ardoise de l’East River, Danny acquiesça avec tristesse :

            – Je la trouvais essoufflée au moindre effort. Ele ne se plaignait pas, mais était souvent fatiguée et a fait deux fois un malaise devant moi. Je l’ai envoyée au Primary Care Trust. Le médecin a identifié un souffle cardiaque, mais pas d’anomalie spécifique. Pour être complètement rassuré, j’ai demandé au cardiologue qui suivait ma mère de faire d’autres examens. Ils ont révélé une cardiomyopathie dilatée : le cœur d’Alice fonctionnait au ralenti. La maladie était déjà à un stade avancé et ele risquait de mourir à n’importe quel moment.

            – Le médecin a accepté de lui prescrire un traitement sous un faux nom ?

            – Chaque homme a son prix, Madeline.

            – Et ça a marché ?

            – Les premiers mois, Alice a bien réagi aux médicaments.

            Le vent se leva. Peu à peu, Madeline reconstituait la chronologie des événements, mais beaucoup de questions restaient en suspens.

            – Alice savait-ele vraiment dans quoi tu trempais ?

            – Oui, je n’ai jamais triché avec ele.

            – Et ça ne lui posait pas de problème ?

            – Disons qu’ele était suffisamment inteligente pour ne pas avoir une vision manichéenne des choses.

            Madeline prit cette remarque pour un reproche à son intention, mais ele préféra ne pas la relever.

            – À aucun moment tu n’as pensé à te ranger ?

            – Bien sûr que si ! Mais qu’est-ce que tu crois ? Que c’était facile ? Qu’il suffisait de claquer des doigts ? J’étais dans une impasse : les flics sur le dos, les gangs rivaux qui voulaient ma peau et même mes propres hommes qui n’attendaient que la première occasion pour me trahir.

            – Alice avait conscience de ça ?

            – Plus que je ne l’imaginais puisque c’est ele qui m’a apporté la solution.

            – Qu’est-ce que tu entends par là ?

            – Un soir, je l’ai vue débarquer avec un épais dossier qu’ele avait constitué à partir de dizaines d’articles téléchargés sur Internet.

            Des textes de droit de la jurisprudence, des études de cas : un vrai travail d’avocat. Ele prétendait avoir trouvé la formule magique pour nous permettre à tous les deux de recommencer une nouvele vie.

            – Et c’était quoi, cette formule magique ?

            – Le WITSEC : le Programme américain de protection des témoins.

            33

            Les témoins

            Le procureur général des États-Unis peut accorder

            des mesures de protection à un témoin dans un procès relatif à une activité criminelle organisée, s’il estime que le témoin risque d’être victime de violences ou de mesures d’intimidation.

            ARTICLE 3521 DU TITRE 18

            DU CODE DES ÉTATS-UNIS

            Frigorifiés d’être restés trop longtemps sur le banc, Madeline et Danny avaient repris leur marche le long du quai. Malgré le froid, les berges de l’East River étaient loin d’être désertes. Équipés d’épuisettes, de seaux en plastique et de cannes à pêche, un groupe de grands-pères se félicitaient d’avoir trouvé un coin poissonneux juste en face de la skyline de Manhattan et sortaient à un rythme effréné des bars rayés, des soles et des petits flétans. Ils parlaient polonais, russe, espagnol… Le melting-pot dans ce qu’il avait de meileur.

            – Au début, expliqua Danny, j’ai répondu à Alice que son idée de « Programme de protection des témoins » était naïve et irréalisable. Je n’avais rien à échanger, aucune bile dans mon jeu.

            Mais ele a insisté : « Je suis sûre que tu peux te servir de ceux qui te coincent dans cette vie. » Cette réflexion a fait son chemin. Aux États-Unis, on était à quelques mois de la présidentiele et la lutte contre la drogue était l’un des thèmes de campagne. Tous les candidats parlaient du Mexique où la guerre des cartels avait déjà fait des dizaines de miliers de morts. Les Américains s’inquiétaient de la montée de l’insécurité près de la frontière. L’élection d’Obama a marqué un tournant lorsqu’il a reconnu la responsabilité de son pays dans le trafic en tant que principal pays consommateur.

            Avant même son investiture, il a rencontré son homologue mexicain et les deux pays ont réaffirmé leur intention de mener une lutte sans concession aux trafiquants de drogue. C’était un dossier brûlant de sa présidence : Washington n’avait aucune envie de se retrouver avec un narco-État à sa porte.

            – Quel rapport avec toi ? demanda Madeline. Le blanchiment ?

            – Il y a quinze ans, lors de mon année d’études en Californie, j’ai rencontré Jezebel Cortes sur les bancs de l’UCLA.

            – La file de ce chef de cartel ? Il y a son nom partout dans les journaux à cause de son procès.

            – Nous sommes restés en contact. Nous avions en commun un passé familial assez lourd. Entre enfants de criminels, on se comprenait.

            – Telement bien que vous avez chacun repris le flambeau de vos pères respectifs…

            – Jezebel n’a pas directement de sang sur les mains. C’était la comptable de l’organisation. Une executive woman discrète et inteligente qui pendant des années a blanchi les milions de la drogue en les recyclant dans des activités légales.

            – Tu as une façon assez sidérante de présenter les choses…

            – Au fil des années, avec l’intensification de la lutte contre l’argent sale, il est devenu plus difficile pour les narcos de blanchir leurs dolars via les banques et les paradis fiscaux. Jezebel a été obligée de se tourner vers d’autres activités et d’autres intermédiaires.

            – C’est là qu’ele a fait appel à toi…

            – Oui, pendant cinq ans, j’ai investi pour son compte dans l’immobilier et l’hôtelerie. Je savais que les agents du fisc américain essayaient de la faire tomber, mais nous étions prudents. Lorsque Alice m’a parlé du Programme de protection des témoins, j’ai demandé à mon avocat de prendre contact avec le bureau d’enquête de l’IRS1.

            – Tu leur as proposé un marché ?

            – Mon impunité et une nouvele identité pour Alice et moi contre mon témoignage pour faire tomber Jezebel Cortes. Ils tenaient absolument à l’arrêter aux États-Unis pour pouvoir saisir ses biens : des comptes bancaires, une centaine d’appartements, des complexes hôteliers, des bureaux de change et des agences immobilières dans toute la Californie.

            – Ils ont accepté facilement ?

            – Non, mais le Congrès s’apprêtait à voter une aide massive d’un miliard de dolars à destination du Mexique. Le FBI avait besoin d’une arrestation symbolique pour faire passer la mesure dans l’opinion publique. L’affaire est remontée jusqu’à l’attorney général qui a fini par trouver un accord avec le MI6.

            – Les services secrets britanniques ?

            – Ce sont eux qui ont exfiltré Alice en faisant croire à un enlèvement. Il était convenu que je la rejoindrais après.

            Madeline se sentit soudain totalement démunie : pendant des mois, ele avait essayé de résoudre une enquête que l’Inteligence Service prenait soin d’étouffer. Tout s’expliquait : les caméras de surveilance défectueuses, l’absence d’indices, les témoignages bidons et contradictoires. Ele aurait pu enquêter pendant dix ans, ele n’aurait pas avancé d’un iota. Ou alors, ele aurait fini comme Jim, « suicidée » à son bureau…

            Une rage impuissante s’empara de Madeline. Ele tenta en vain de faire taire sa colère :

            – Pourquoi tu m’as fait ça, Danny ? Pourquoi m’as-tu fait croire que tu la cherchais, pourquoi m’avoir envoyé son cœur ?

            – À peine arrivée à Manhattan, Alice est devenue réfractaire aux médicaments. Son insuffisance cardiaque a empiré. J’étais très inquiet : ele était seule, ele était de plus en plus souvent fatiguée, multipliait les grippes et les bronchites. Seule une transplantation pouvait la sauver. J’ai fait pression sur le FBI : pas question de témoigner si ma file mourait. Ils se sont débrouilés pour l’inscrire sur la liste des receveurs prioritaires et l’opération s’est déroulée très vite dans un hôpital new-yorkais. Ça n’a pas été une période facile pour ele…

            – Mais pourquoi m’avoir envoyé son cœur ? insista Madeline.

            – Ce n’est pas moi qui te l’ai envoyé, mais ceux qui nous protégeaient. Parce que tu devenais gênante, Madeline, avoua-t-il de sa voix rocaileuse abîmée par le tabac. Tu remuais ciel et terre pour retrouver Alice. Tu alais finir par faire le lien avec moi. Le MI6 a paniqué. Ce sont eux qui ont eu l’idée du cœur. Pour clore ce dossier.

            – Quel rôle a joué Bishop ?

            – Bishop, c’est le hasard. Les services secrets savaient bien qu’un jour ou l’autre un tordu s’accuserait du crime d’Alice. C’est seulement venu plus vite que prévu. Ensuite, comme convenu, quelques mois après sa « disparition », j’ai mis en scène ma propre mort et je l’ai rejointe à New York.

            – Tu as tué ton frère !

            – Non, Jonny s’est tué lui-même. Tu le connaissais : c’était un zombie rongé par la dope, un malade mental et un assassin. J’ai fait des choix et Alice était ma priorité. Pour ceux qui agissent, il y a toujours un prix à payer.

            – Épargne-moi ton discours, je le connais ! Et Jonathan ?

            Comment est-il tombé sur vous ?

            – Pendant les vacances de Noël qui ont suivi, Alice et moi sommes alés passer quelques jours de vacances sur la Côte d’Azur. Après son opération, Alice n’avait pas pu s’empêcher de taper son propre nom sur les moteurs de recherche pour voir la tournure que prenait l’enquête sur son « enlèvement ». Ele avait trouvé des articles sur toi, sur ta tentative de suicide. Ele voulait qu’on te mette dans la confidence, mais Blythe Blake, la marshal chargée de notre surveilance, avait refusé. Alice l’avait mal pris. À

            notre arrivée en France, ele a fugué pour aler te voir à Paris, mais une fois dans la capitale ele y a renoncé pour ne pas nous mettre en danger, et c’est là qu’ele est tombée sur Jonathan Lempereur.

            Le cœur de Madeline se serra. Non seulement Alice connaissait son existence, mais ele avait cherché à prendre contact avec ele.

            – À partir de cette époque, le FBI et la police des douanes avaient vos deux noms dans leur fichier et une alerte se déclenchait automatiquement lorsque vous vous déplaciez sur le sol américain.

            Hier soir, on a informé Blythe Blake que vous étiez tous les deux à New York. Ça ne pouvait pas être un hasard. Je lui ai demandé de mettre au point un stratagème pour te faire venir ici.

            – Pour me faire taire ?

            – Non Madeline, pour que tu m’aides.

            – T’aider à quoi faire ?

            – À retrouver Alice.

            * Aménagé comme un loft, l’appartement surplombait le garage et les quais. Le front colé à la baie vitrée, l’agent Blythe Blake ne quittait pas des yeux Danny et Madeline. La marshal avait sommairement répondu aux questions de Jonathan et restait tout entière concentrée sur sa tâche : surveiler et protéger le témoin. Le Français détailait cette femme étrange à la beauté gracieuse et aristocratique. Ele avait la blondeur et l’élégance froide des héroïnes hitchcockiennes. Taile de guêpe, tregging noir, cuissardes lacées et perfecto en cuir ouvert sur un col roulé. De petites barrettes ramenaient ses cheveux en un chignon sophistiqué.

            Lorsqu’on la regardait sur son bon profil, on ne pouvait qu’être séduit par la finesse de ses traits et son regard délicatement souligné.

            Même sa cicatrice avait quelque chose de fascinant. Loin de la défigurer, la balafre qui outrageait son visage lui donnait un côté

            « femme fatale » que certains hommes devaient trouver excitant.

            – On doit souvent vous poser la question…, commença-t-il.

            Tout en braquant ses jumeles vers Danny, ele répondit à Jonathan d’une voix monocorde :

            – Un éclat d’obus en Irak dans le « triangle de la mort ». Trois milimètres à côté, et je perdais mon œil…

            – C’était quand ?

            – Il y a huit ans. J’étais engagée volontaire. Si c’était à refaire, je le referais.

            – Vous êtes restée longtemps dans l’armée ?

            – Je suis un agent gouvernemental : mon dossier est confidentiel.

            Comme il insista, ele finit par lâcher :

            – J’ai quitté les marines après ma blessure. Je suis resté deux ans à Quantico2 puis j’ai effectué des missions undercover au sein de la DEA avant d’être détachée dans le corps des marshals.

            – C’était où ces missions ?

            – Écoutez, mon petit vieux, c’est moi qui pose les questions, OK ?

            – C’est ce que vous répondez dans les soirées lorsqu’un type s’intéresse à vous ?

            Ele s’exaspéra :

            – Nous ne sommes pas dans une soirée et pour votre information vous n’êtes pas du tout mon genre.

            – C’est quoi votre genre ? Des mecs comme Doyle ?

            – Pourquoi dites-vous ça ? Vous vous inquiétez pour votre copine ?

            – Et vous ? Ça vous fait triper les assassins ?

            – Plus que les pères de famile, oui, le provoqua-t-ele. Mais si vous voulez tout savoir, mon job est de surveiler Doyle, pas de coucher avec lui.

            Oreilette greffée à l’oreile, ele aboya quelques instructions pour ordonner aux deux cerbères de resserrer leur protection.

            – Vous pensez que Danny peut se faire buter par les Mexicains ?

            – Ce n’est pas impossible, mais je ne le crois pas un seul instant.

            – Pourquoi ?

            – Parce que, d’une certaine façon, il a déjà témoigné.

            Cette fois, Jonathan était perdu :

            – Il y a cinq minutes, vous m’avez dit que son audition était prévue pour la semaine prochaine !

            Blythe précisa ses explications :

            – Comme la loi le permet dans ce genre de situation, Danny a enregistré sa déposition avant même le début du procès. Un témoignage filmé, en présence d’un juge et d’un avocat, qui accable Jezebel Cortes.

            Jonathan commençait à comprendre :

            – Donc, même si Danny était tué aujourd’hui…

            – … cette bande serait suffisante pour faire condamner la trafiquante, confirma Blythe. Le seul espoir du cartel serait que Danny change sa version le jour du procès.

            – Mais pourquoi ferait-il une chose pareile ?

            – À cause de ça, répondit-ele.

            À l’aide d’une télécommande, ele aluma un grand écran plat accroché au mur et lança une vidéo.

            1- L’une des agences du Département du Trésor chargée de la collecte des impôts et de faire respecter les lois fiscales.

            2- Base américaine accueillant notamment l’académie de formation et d’entraînement du FBI.

            34

            The Girl in the Dark

            L’esprit cherche et c’est le cœur qui

            trouve.

            George SAND

            Le film durait moins de trente secondes. Il consistait en un plan serré sur le visage dévasté de la jeune file. Paniquée, visiblement à bout de forces, les yeux cernés, Alice regardait la caméra avec intensité. La lumière blafarde qui l’entourait laissait penser qu’on la retenait dans un sous-sol ou un cachot. Son débit était saccadé, coupé par les sanglots. En hoquetant, ele parvint néanmoins à s’adresser directement à son père pour lui communiquer les revendications de ses ravisseurs :

            Save me, Dad ! Change your testimony, please ! And

            we’ll be together again. Right, Dad1 ?

            Puis la caméra s’éloigna, permettant de distinguer la frêle silhouette d’Alice enchaînée à une canalisation.

            – Ce film nous est parvenu ce matin par l’intermédiaire d’un

            – Ce film nous est parvenu ce matin par l’intermédiaire d’un coursier, expliqua Blythe Blake en faisant un arrêt sur image.

            Danny serra les poings. Réduit à l’impuissance et rongé par la culpabilité, il était profondément pessimiste :

            – Ça va faire douze heures qu’ele a été enlevée. Si on ne la retrouve pas très vite, ils la tueront quoi que je fasse. Et sans ses médicaments, ele risque à tout moment de faire une insuffisance rénale.

            Blythe s’instala à une table en fer forgé sur laquele étaient posés trois ordinateurs portables.

            – Nous avons essayé sans succès de localiser le téléphone d’Alice, précisa-t-ele en transférant le film sur l’un de ses disques durs.

            Ele visionna plusieurs fois l’enregistrement, isolant la bande-son et effectuant des dizaines de captures d’écran, zoomant sur le moindre détail.

            Intéressée par ces aspects techniques, Madeline s’approcha des ordinateurs. Blythe lui détaila sa procédure :

            – Il y a la date et l’heure précise en bas du film. En amplifiant la piste sonore, on repérera peut-être des bruits en apparence inaudibles : métro aérien, bourdonnement de la circulation… qui peuvent nous mettre sur une piste.

            – Et le Caméscope ? demanda Jonathan.

            – L’image semble de bonne qualité malgré la pénombre. C’est un modèle récent, analysa Blythe.

            En quelques manipulations, ele lança un logiciel capable d’identifier la marque et le modèle.

            – C’est un Canon à mémoire flash, sorti sur le marché il y a moins d’un an. Je vais demander au Bureau de dresser la liste des dernières ventes en magasin ou sur Internet, mais ça prendra du temps.

            Ele isola ensuite le détail d’une image qu’ele afficha en gros plan.

            – Ce qui m’intéresse, c’est ce tuyau ! dit-ele en montrant un agrandissement de la conduite à laquele était enchaînée Alice. Il est ancien et massif. À première vue, je dirais que cette canalisation a au moins un siècle, mais je vais contacter des experts capables de la dater très précisément. Avec un peu de chance, en croisant toutes nos données, on pourra localiser la planque.

            Puis ele se tourna vers l’agent qui avait réceptionné la clé USB contenant le film.

            – Tu as la déposition du coursier, Chris ?

            Depuis son téléphone, le Man in Black transféra un document qui s’afficha sur l’écran de l’ordinateur.

            – Il travaile pour Bike Messenger, une agence de livraison près de Wal Street, mais aujourd’hui il bossait en free-lance. Il a pris livraison du paquet au croisement de Dutch et de John Street.

            L’expéditeur s’était déplacé lui-même : grand, caucasien, épais, la quarantaine… Il a réglé en espèces sans mentionner son nom.

            – On a son portrait-robot ?

            – Euh… Terence est en train d’interroger le livreur.

            – Eh bien, dis-lui de passer la vitesse supérieure ! Je veux pouvoir diffuser son signalement dans dix minutes. À partir de maintenant, chaque seconde compte !

            *

            Une demi-heure plus tard

            Le Matchbox2 devait sans doute son nom à l’exiguïté du lieu.

            Dieu sait comment, le propriétaire du pub était parvenu à aménager la pièce de façon à pouvoir disposer une vingtaine de couverts dans une petite sale cosy ouverte sur un jardinet.

            Assis devant un bagel au saumon, Jonathan venait de rendre compte à Madeline de son entrevue avec Francesca.

            – Qu’est-ce que tu en penses ?

            Il avait parlé avec sincérité, lui racontant précisément les circonstances dans lesqueles sa femme avait tué Lloyd Warner et s’était débarrassée de son corps avant de s’assurer un alibi avec la complicité de George. Une prouesse qui lui avait permis de ne pas être accusée de meurtre, mais qui lui avait coûté son mariage.

            – Je pense qu’avec la mort de ce type, la Terre compte un salaud de moins, répondit Madeline.

            Une sailie à la Danny Doyle…

            – Je trouve que ta femme possède un sacré sang-froid et une inteligence redoutable, compléta-t-ele.

            Ele avala une dernière bouchée de sa tartine de chèvre frais et prit une gorgée de vin.

            – Et je crois que tu devrais aler la retrouver.

            Jonathan tomba des nues. En une seconde, Madeline avait fait voler toute leur histoire en éclats.

            – Et… nous ?

            Ele le regarda dans les yeux.

            – Ne nous mentons pas : notre relation est fragile. Quel est notre avenir ? Nous habitons à dix mile kilomètres l’un de l’autre, nous sommes aussi paumés l’un que l’autre. Il y aura toujours un moment où tu regretteras de ne pas être retourné vivre avec ta femme et ton fils.

            Jonathan tenta de garder son calme.

            – Ça, tu n’en sais rien du tout ! On ne va quand même pas se séparer à cause d’une hypothèse foireuse…

            – Tu n’as plus rien à faire ici. Alice Dixon ne représente rien pour toi. Ce n’est pas ton combat.

            – Ele fait autant partie de ma vie que de la tienne !

            Il avait haussé le ton cette fois. Le restaurant était telement étriqué que tous les regards se tournèrent vers lui. Il détestait cet endroit avec ses tables colées les unes aux autres, ne laissant ni liberté de mouvement ni intimité.

            – Écoute, Jonathan, cette histoire a commencé dans le sang et ele finira dans le sang. Il n’y aura pas d’issue heureuse et tu n’es pas préparé à affronter cette violence. Moi, je suis flic, Blythe travaile pour le FBI, Danny est un assassin, mais toi…

            – Moi, je ne suis qu’un gentil restaurateur, c’est ça ?

            – Toi, tu as une famile…

            – Je pensais que tu pourrais en faire partie, remarqua-t-il en se levant.

            Il posa deux bilets sur la table avant de quitter la brasserie.

            C’était la première fois que Madeline se sentait vraiment amoureuse d’un homme. Pourtant, ele ne chercha pas à le retenir.

            – Fais attention à toi, murmura-t-ele.

            Mais il était déjà parti.

            Le cartel mexicain qui avait commandité l’enlèvement d’Alice était manifestement prêt à tout. Touché dans sa fierté, Jonathan n’avait pas compris que c’était parce qu’ele l’aimait que Madeline refusait de l’entraîner avec ele dans ce fleuve de ténèbres.

            * La station de métro de Bedford Avenue n’était qu’à un pâté de maisons. Jonathan s’engouffra dans la gare et rentra à Greenwich.

            Chez Claire, il resta vingt minutes immobile sous la douche, épuisé par le décalage horaire et le manque de sommeil, traversé par un flux d’émotions et de sentiments contraires.

            Quinze heures. Il appela San Francisco et parla longuement avec son fils. Charly ne comprenait pas pourquoi son papa n’était pas avec lui la veile de Noël. Mais Marcus se montrait à la hauteur et le remplaçait comme il pouvait dans ce rôle de père dont Jonathan n’avait jamais vraiment su jouer la partition.

            Ce dialogue avec son fils l’enfonça encore un peu plus dans la tristesse. Pour échapper à la solitude, il enfila des vêtements propres et sortit prendre un café dans le premier bar qu’il trouva sur MacDougal Street. Il espérait que la caféine l’aiderait à retrouver des idées claires. Pendant un moment, des images d’une famile à nouveau réunie se superposèrent dans son esprit à la manière d’un diaporama rassurant. Il se remémora tous les moments de plénitude qu’il avait partagés avec son ex-femme et Charly. Les aveux de Francesca l’avaient libéré d’une souffrance qui l’emprisonnait depuis deux ans, le noyant dans un brouilard qui lui avait fait perdre sa confiance et ses repères.

            À présent, il avait l’occasion de retrouver sa « vie d’avant ».

            N’était-ce pas finalement ce qu’il avait toujours voulu ? Dans deux heures, il pouvait être dans un avion pour la Californie, récupérer Charly et revenir à New York passer les fêtes avec Francesca.

            Cette perspective était réconfortante. Il se souvenait d’une phrase d’un de ses colègues : « Un arbre sans racines n’est qu’un bout de bois. » Il avait besoin de fondations pour ne pas perdre pied. Pourtant, l’image de Francesca s’effaça peu à peu derrière cele de Madeline. La jeune femme avait sans doute raison : leur histoire s’était construite sur du vent. Et pourtant…

            Pourtant, il était incapable de se plier à la voix de la raison.

            Madeline avait fracturé son cœur pour y instiler le poison du manque.

            Machinalement, il sortit un stylo de sa poche et, saisi d’une inspiration subite, commença à griffonner sur la nappe en papier. Au bout de trois minutes, il se rendit compte qu’il avait conçu un dessert à l’image de la jeune Anglaise : un mile-feuile à la crème légère de rose et de violette avec une fine pâte feuiletée caramélisée à l’orange douce de Tunisie. Il en fut le premier étonné. Depuis deux ans, il était en panne sèche de créativité et n’avait pas inventé le moindre plat. Aujourd’hui, le verrou venait de sauter et l’amour l’inspirait à nouveau.

            Cette perspective le rasséréna et lui donna confiance en l’avenir. Pourquoi n’ouvrirait-il pas un restaurant à New York couplé à une petite école de cuisine ? Enfin un projet qui avait du sens.

            Jonathan avait appris de ses erreurs et ne commettrait pas deux fois les mêmes bêtises. Fini la foire aux vanités, la course aux étoiles, la recherche de la consécration médiatique. Il avait en tête un établissement de caractère, servant une cuisine originale et ambitieuse, mais pas dans un décor luxueux. Terminé les verres en cristal et les services en porcelaine créés par des designers à la mode. Plus jamais il n’accolerait son nom à des produits dérivés ou à des plats surgelés dégueulasses vendus en hypermarché.

            Désormais, il ferait son métier en artisan, avec pour seul objectif de prendre et de donner du plaisir.

            Il quitta le café en emportant avec lui quelques ferments d’espoir. Mais il savait que cet avenir passait forcément par la survie d’Alice Dixon. Où serait-il aujourd’hui s’il n’avait pas croisé la route de la jeune file ? Enterré six pieds sous terre, sans aucun doute. Il lui devait la vie : c’était la dette la plus forte qu’il avait jamais contractée. Une créance de sang qu’il était bien décidé à honorer.

            * Dix-huit heures. Les images de la captivité d’Alice envahissaient son esprit. Tout était désordonné. Il essaya de se souvenir de ses dernières paroles, mais il n’y parvint pas. Il remonta jusqu’à la 20e Rue. La nuit commençait à tomber. Malgré le froid qui lui cinglait le visage, il continua à déambuler dans les rues, repensant à l’incroyable destin d’Alice. À sa vie qu’ele avait menée comme un combat. À la force de caractère qu’il lui avait falu pour se libérer de ses chaînes et devenir maîtresse de son existence.

            Depuis son plus jeune âge, ele s’était battue toute seule, sans famile, ni amis, choisissant chaque fois le chemin le plus dur : celui qui consiste à ne pas fréquenter la médiocrité, à éviter de se laisser tirer vers le bas par les minables et les abrutis. Une ligne de conduite déjà difficile à suivre lorsqu’on est adulte, mais lorsqu’on a treize ans…

            Il arriva à l’est de Chelsea. À présent, il faisait nuit et quelques flocons argentés, portés par le vent, voltigeaient sous les lampadaires. Le froid l’incita à pousser la porte du Life & Death, un célèbre bar à cocktails. Une musique lounge s’élevait des quatre coins de la pièce. Jonathan n’appréciait pas forcément ce genre d’endroit, mais les mouvements et les conversations lui donnaient l’impression d’être moins seul. Quant à la musique, ele créait une sorte de bule qui, paradoxalement, l’aidait à réfléchir, à ressasser des idées, à macérer dans ses réflexions. Alice… Il devait se concentrer sur Alice…

            Son intuition lui disait que l’enquête de Blythe Blake et de Madeline ne déboucherait sur rien. De son côté, il n’avait aucun moyen d’investigation. Il ne possédait que ses neurones et sa psychologie. L’alcool lui brûla l’estomac, mais amplifia sa sensibilité. Il commanda un nouveau verre pour maintenir à vif son émotivité. En tant que créateur, il avait toujours parié sur une forme d’inteligence des émotions. Peu à peu, la barrière de sa mémoire s’estompa et le contenu du film lui revint en tête : le regard brilant et fiévreux de l’adolescente, son air désemparé, le cachot sordide, les menottes qui entravaient ses poignets, sa voix saccadée et ses paroles :

            « Save me, Dad ! Change your testimony, please !

            And we’ll be together again. Right, Dad ? »

            Il essaya de faire le vide en lui, d’entrer en empathie avec Alice. La terreur qui se lisait sur son visage n’était pas feinte, mais il y avait aussi une tele intensité dans ses yeux… Malgré la peur, son inteligence et sa vivacité y étaient toujours présentes. Comme si ele ne cherchait pas seulement à susciter de la compassion, mais aussi… à faire passer un message…

            Non, c’était impossible. On avait dû lui donner un texte à lire ou, du moins, des indications précises. Comment improviser quelque chose sur seulement quelques mots ?

            Il prit le sous-verre en carton placé sous son cocktail et écrivit néanmoins les quatre phrases :

            Save me, Dad !

            Change your testimony, please !

            And we’ll be together again.

            Right, Dad ?

            Bon, et après ? À en croire Danny, la jeune file était parfaitement au courant des risques qu’ele courait. Ele savait que son ravisseur était probablement mandaté par le cartel mexicain.

            Donc, ce n’était pas l’identité de son kidnappeur, mais peut-être davantage des informations sur son lieu de détention qu’ele aurait cherché à communiquer. Sauf si…

            Il eut un flash qui soudain imposa l’évidence. Il attrapa son stylo et repassa avec la bile sur la première lettre de chaque phrase :

            Save me, Dad !

            Change your testimony, please !

            And we’ll be together again.

            Right, Dad ?

            Mises l’une après l’autre, les majuscules formaient un mot de quatre lettres : SCAR

            La « cicatrice » en anglais…

            1- Sauve-moi, papa ! Change ton témoignage, s’il te plaît ! Et nous serons à nouveau ensemble. D’accord, papa ?

            2- Boîte d’allumettes.

            35

            À bout de souffle

            Il y a un instant où la mort a toutes les cartes et où elle abat d’un seul coup les quatre as sur la table.

            Christian BOBIN

            Wiliamsburg

            Macondo Motor Club

            23 heures

            Un calme trompeur régnait dans le loft qui surplombait le garage. Instalées devant les écrans d’ordinateur, Blythe Blake et Madeline poursuivaient leurs analyses de données. Debout face à la baie vitrée, Danny se rongeait les sangs, fumant cigarette sur cigarette. Deux agents montaient la garde : le premier instalé devant la porte de l’appartement, le second patrouilant autour du garage au milieu des flocons qui tourbilonnaient dans la nuit.

            Presque imperceptible, un tintement métalique annonça à Madeline l’arrivée d’un SMS.

            Ele jeta un rapide coup d’œil à l’écran :

            Totalement incrédule, ele crut d’abord à un stratagème de Jonathan pour la revoir.

            Mais jamais il n’aurait instrumentalisé un tel drame…

            Peut-être avait-il réelement découvert quelque chose ? Dans ce cas, pourquoi ne pas lui avoir téléphoné au lieu de chercher à l’attirer dans un bar ?

            – Tu me prêtes ta voiture, Danny ?

            – Tu sors ?

            – Je vais faire une course, affirma-t-ele en enfilant sa veste de cuir.

            Ele récupéra le sac à dos contenant l’ordinateur portable de Jonathan et suivit Danny dans l’escalier en fonte qui menait au garage. Sous la surveilance du garde du corps, ils traversèrent le hangar qui regorgeait de voitures de colection.

            – Prends cele-là, dit-il en désignant une Pontiac rouge vif de 1964.

            de 1964.

            – Tu n’aurais pas quelque chose de moins voyant ?

            Ele tourna la tête et plissa les yeux à la recherche d’un modèle plus discret.

            – Pourquoi pas cele-ci ? proposa-t-ele en montrant un cabriolet Peugeot 403. On dirait la voiture de Columbo !

            – Monte dans la Pontiac ! insista-t-il.

            Ele comprit qu’il valait mieux ne pas s’obstiner et s’instala au volant de la bele américaine.

            Danny se pencha à la fenêtre.

            – Les papiers sont là, expliqua-t-il en déployant le pare-soleil.

            Puis il pointa la boîte à gants.

            – S’il y a un problème…

            Madeline entrouvrit le vide-poche pour apercevoir la crosse d’un Colt Anaconda. Ele comprit alors l’entêtement de Danny à lui faire prendre sa propre voiture.

            – Tu vas retrouver ton copain ? demanda-t-il d’un air mauvais.

            Ele remonta la vitre en ignorant sa question.

            – À plus tard.

            * La nuit et la neige ne facilitaient pas la conduite. Madeline hésita à utiliser le GPS de son téléphone, mais choisit finalement de la jouer « à l’ancienne ». Ele négocia le virage serré qui permettait de regagner le pont et traversa l’East River pour rejoindre Manhattan.

            Jusqu’à présent, l’adrénaline de l’enquête l’avait tenue éveilée, mais, d’un coup, ele sentit la fatigue accumulée s’abattre sur ele, alourdissant ses mouvements et brouilant ses idées. Ces trois derniers jours, ele n’avait grappilé que quelques heures d’un mauvais sommeil. Ses yeux la brûlaient et ele fut prise d’un bref vertige.

            Putain, je n’ai plus vingt ans ! se plaignit-ele en essayant de faire marcher le chauffage.

            À la sortie du pont, ele reconnut la Bowery qu’ele avait empruntée le matin même lors de leur course-poursuite avec Blythe.

            Ele la remonta jusqu’à Houston Street où le quadrilage impersonnel de la vile reprenait ses droits, rendant l’orientation beaucoup plus aisée. Ele vérifia l’adresse que lui avait donnée Jonathan et se laissa guider jusqu’au Life & Death. Il était déjà tard et la circulation était fluide. Ele éprouva un soulagement en repérant plusieurs places libres au début de la 20e Rue, car garer la Pontiac n’était pas une partie de plaisir.

            Ele traversa le bar et repéra Jonathan assis devant un verre vide.

            – Tu es venue seule ? s’inquiéta-t-il.

            – Comme tu me l’as demandé.

            – Du nouveau sur Alice ?

            – Pas vraiment.

            Ele s’assit devant lui et dénoua son écharpe.

            – Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Pourquoi prétends-tu savoir qui l’a enlevée ?

            – Juge par toi-même, répondit-il en lui tendant le sous-verre.

            Ele regarda le carton pendant une dizaine de secondes.

            – Et alors ?

            – SCAR ! s’écria-t-il. La cicatrice en anglais.

            – Oui, merci, c’est ma langue maternele, je te signale.

            – Blythe ! C’est Blythe qui a enlevé Alice ! En tout cas, c’est ce qu’ele cherche à nous faire comprendre ! Blythe est complice des Mexicains !

            La moue dubitative de la jeune femme doucha l’excitation de Jonathan.

            – Tu te crois dans le Da Vinci Code ? se moqua-t-ele.

            – Pour toi, c’est un hasard ?

            – Quatre lettres, ça ne veut rien dire…

            Mais Jonathan n’était pas prêt à abandonner :

            – Réfléchis trente secondes.

            – Je crois que c’est à ma portée.

            – Mets-toi à la place des Mexicains. Qui chercherais-tu à

            « retourner » prioritairement dans cette affaire ?

            – Dis-moi ?

            – La marshal chargée de la protection de Danny, bien sûr !

            Ele semblait toujours aussi sceptique, mais il continua :

            – Aux États-Unis, les cartels mexicains tentent d’infiltrer toutes les agences de maintien de l’ordre : les gardes-frontières, l’immigration, les douanes… De plus en plus de fonctionnaires américains se laissent corrompre. Et la crise n’a rien arrangé.

            – Blythe Blake est une patriote, contra Madeline.

            – Ele a le profil idéal au contraire ! Ele a travailé en infiltrée chez les narcos. Au bout d’un moment, tu perds tes repères. Et quand on te propose des milions de dolars, le patriotisme, tu

            t’assois dessus.

            Tout homme a un prix, pensa-t-ele en se souvenant des paroles de Danny. Gagnée par le doute, ele regarda d’un autre œil les majuscules qui formaient le mot SCAR. Se pourrait-il qu’Alice ait eu la présence d’esprit de faire passer un tel message ?

            – Il faut avertir Danny ! trancha Jonathan. Il est menacé !

            Madeline sortit son portable dans lequel ele avait enregistré le numéro de Danny. Après une brève hésitation, ele se résolut à lui envoyer un message.

            – Nous, on file prévenir les flics, en espérant que tu ne te sois pas trompé.

            Quand ils quittèrent la chaleur du bar pour le vent glacé de la nuit, la Ferrari noire les attendait de l’autre côté de la route…

            * – C’est ele !

            Ils eurent un mouvement de recul. Blythe avait certainement trouvé louche le départ de Madeline et se doutait que quelque trouvé louche le départ de Madeline et se doutait que quelque chose se tramait dans son dos.

            – Je vais voir, décida Jonathan en traversant.

            – Non, tu es dingue !

            Et merde ! pensa Madeline.

            Ele courut jusqu’à la Pontiac, se souvenant de l’arme dans la boîte à gants.

            Il faisait très sombre. Jonathan arriva près du Spyder. Il était vide. Tous feux éteints. Son moteur coupé.

            Où est-ele ?

            Il perçut un mouvement derrière lui. Le cabriolet était garé devant l’entrée d’un parking qui s’élevait sur plusieurs niveaux. Pour maximiser le nombre d’emplacements, un ingénieux système d’ascenseurs hydrauliques permettait de déplacer verticalement et horizontalement près de deux cents voitures empilées les unes sur les autres. Le vent soufflait fort, faisant grincer les piliers métaliques de l’énorme armature. L’endroit était sinistre et donnait froid dans le dos.

            – Il y a quelqu’un ? demanda Jonathan en s’engageant imprudemment dans le parc de stationnement.

            * Qu’il est con ! jura Madeline en le regardant de loin. Ele se hâta de mettre le contact, espérant pouvoir « récupérer » Jonathan, mais…

            *

            Trop tard.

            La détonation claqua et une bale siffla, passant à un cheveu du crâne de Jonathan avant de ricocher contre une colonne en acier.

            Il se jeta à terre, évitant un nouveau projectile. À vingt mètres derrière lui, Blythe le canardait !

            Il se leva d’un bond et courut sans se poser de questions, empruntant le premier escalier en plein air à l’entrée du parking.

            Derrière lui, il entendait résonner les pas de la marshal. Ele le prenait en chasse, mais la volée de marches en colimaçon l’empêchait d’ajuster ses tirs.

            En haut de l’escalier, il se retrouva face à une barrière grilagée haute de deux mètres.

            Pas d’autre choix que de l’escalader.

            Il n’avait plus fait de sport depuis des mois, mais la perspective de finir trucidé fut suffisante pour lui donner la force de grimper à mains nues le long de la clôture. Il franchit la grile pour se retrouver…

            … sur l’ancienne voie ferrée aérienne qui surplombait le Meatpacking District, autrefois quartier des abattoirs et des boucheries. La ligne permettait jadis aux wagons de marchandises de desservir les entrepôts. La structure était restée abandonnée pendant près de trente ans, envahie par la végétation avant d’être réaménagée en promenade. L’été, c’était un écrin de verdure qui offrait une vue plongeante sur la rivière. Ce soir, une succession de dales en béton, hostiles et lugubres…

            19e Rue, 18e Rue…

            Jonathan courait comme un dératé. Sur cette première partie, Jonathan courait comme un dératé. Sur cette première partie, la ligne de tram était rectiligne. Il était donc à découvert, constituant une cible de choix. À quinze mètres derrière lui, Blythe tira par deux fois. Une bale l’effleura, l’autre fit exploser le mur de protection en Plexiglas du côté de l’Hudson. Heureusement pour Jonathan, à cette heure de la nuit, on avait coupé l’éclairage tout le long du parcours pour ne pas attirer les squatteurs…

            * Madeline sursauta en entendant les coups de feu. Au volant de la Pontiac, ele guettait par la fenêtre ouverte le moindre mouvement sur la voie ferrée. Les yeux levés vers les jardins suspendus, ele essayait de deviner la progression de la poursuite, roulant au ralenti sur la chaussée qui suivait la High Line. À travers le belvédère vitré qui surplombait la route, ele aperçut furtivement la silhouette de Jonathan et poussa un soupir de soulagement de le savoir toujours en vie.

            * Jonathan avait repris de l’avance. La neige qui tourbilonnait en lourds flocons rendait le sol glissant. La promenade bifurquait à présent vers la gauche pour traverser en diagonale la 10e Avenue, flottant au-dessus des toits, serpentant entre les immeubles en brique, frôlant les façades et les panneaux publicitaires géants.

            Pour que le lieu garde son authenticité, on avait cru bon de conserver des tronçons entiers de voie ferrée. Deux files de rails en acier continuaient de courir à découvert au milieu du béton. Gagné par un excès de confiance, Jonathan enjamba une jardinière coulée dans du ciment d’un saut maîtrisé, mais il se tordit la chevile, se coinçant le pied dans l’une des traverses en bois.

            Merde !

            Il reprit sa course à un rythme plus lent. Blythe s’était rapprochée, mais au niveau du Chelsea Market l’ancienne friche industriele plongeait dans un tunnel sur un pâté de maisons, offrant un peu de répit au Français.

            * 14e Avenue, Washington Street…

            Madeline se faufilait entre les immeubles, gardant un contact visuel avec la structure en acier de l’ancienne friche industriele.

            Plusieurs fois, ele fut tentée de s’arrêter au niveau des escaliers qui jalonnaient le parcours, mais, à cette heure avancée, leur accès était bloqué.

            Ele décida finalement d’aler jusqu’au terminus de la voie et gara sa voiture sur Gansevoort Plaza en espérant que Jonathan ne se ferait pas descendre avant qu’ele l’ait rejoint.

            * Jonathan sortit du tunnel en haletant. Blythe était à moins de dix mètres derrière lui. Une douleur aiguë le transperça au-dessous des côtes. En sueur, il continua néanmoins à courir à en perdre haleine, slalomant entre les massifs de mauvaises herbes. Il arriva au niveau du sundeck : la zone réservée à la bronzette où de grands transats en bois brut faisaient face à la skyline du New Jersey. Pour freiner la progression de son adversaire, il renversa méthodiquement tout ce qui lui tombait sous la main : chaises longues, tables de jardin, bacs à fleurs…

            Un nouveau coup de feu fit voler en éclats une jarre en terre cuite.

            Juste à côté.

            À bout de souffle, il déboula sur la dernière partie de la travée.

            Il donna ses ultimes forces pour traverser ce passage à la végétation plus fournie. Les arbres hauts et les bosquets empêchèrent Blythe de tirer.

            Puis le tronçon s’arrêta brutalement.

            Jonathan s’engouffra dans l’escalier qui donnait sur Gansevoort Street. Blythe déboula derrière lui. Un dernier grilage à escalader et…

            Trop tard. Blythe avait sauté presque en même temps que lui.

            Cette fois, zigzaguant au milieu de la rue, il était vulnérable et sans aucune défense.

            Ele prit son temps pour l’ajuster. À cette distance, ele ne pouvait pas le rater.

            * – Stop ! Posez votre arme ou je fais feu ! hurla Madeline.

            L’ombre féline de Blythe Blake se retourna, jugeant la situation en un clin d’œil. Madeline pointait sur ele le Colt Anaconda de Danny.

            Sans l’ombre d’une hésitation, la marshal ignora la menace et se précipita vers Jonathan, l’enserrant à la gorge et posant son arme sur sa tempe.

            – Un geste et je le descends ! cria l’Américaine. Reculez !

            Les deux femmes se faisaient face, chacune campée sur sa position. Une neige épaisse, fouettée par le vent, masquait leurs ombres qui se fondaient dans un ciel lourd.

            Blythe recula vers la rivière en accentuant sa pression sur le cou de Jonathan.

            Madeline avança d’un pas. Les flocons l’empêchaient de bien distinguer la marshal.

            – Si vous le tuez, vous êtes foutue ! cria-t-ele. Vos copains du FBI seront là dans moins de deux minutes.

            – Pour la dernière fois, reculez ou je le flingue ! Les agents du FBI, je m’en tape, j’ai dix portes de sortie pour les semer.

            Madeline avait-ele réelement le choix ? Si ele posait son arme, Blythe ne leur laisserait pas la vie sauve pour autant. Ele les descendrait tous les deux. La jeune Anglaise cligna des yeux plusieurs fois et sa vision se troubla. La fatigue et le stress refaisaient surface. Au mauvais moment.

            Ele sentit sa main trembler. Le canon du revolver pesait une tonne. C’était une arme de « mec », conçue pour la chasse ou les séances de tir sportif. Avec ça, ele pouvait tout aussi bien arracher la tête de Blythe que cele de Jonathan… Il suffisait d’une erreur d’un milimètre au moment du tir pour que la bale prenne une mauvaise trajectoire. Et c’était un jeu dans lequel on n’avait pas de deuxième chance.

            Maintenant.

            Ele tira un seul coup. Anticipant un recul brutal, Madeline mit toute sa force pour maintenir un bras ferme, contrant ainsi le déplacement vers l’arrière du Colt.

            Touchée en plein crâne, Blythe Blake fut violemment déportée vers l’arrière. Ele tenta de s’agripper à Jonathan, mais l’instant d’après, son corps sans vie bascula au-dessus de la barrière et plongea dans l’Hudson.

            * Le vent soufflait de plus en plus fort, portant le hululement des sirènes de police qui venaient de la rue.

            Accablée d’un poids immense, noyée au milieu des flocons glacés, Madeline grelottait. Ele venait de tuer la seule personne qui savait où était enfermée Alice. Ele venait de tuer Alice. Sa main toujours crispée sur le flingue, ele n’arrivait pas à quitter l’eau noire des yeux. Jonathan, lui, restait immobile, sous le choc, la chemise éclaboussée de sang. Soudain, il parut sortir de sa transe. Face à lui, Madeline vacilait, ployant sous l’angoisse. Craignant qu’ele ne s’évanouisse, il l’entraîna vers la Pontiac garée sur Gansevoort Plaza.

            Il démarra en trombe, observant dans son rétroviseur les éclairs des gyrophares bleu et rouge qui zébraient la pénombre du ciel.

            36

            Finding Alice

            Le seul élément qui puisse remplacer la

            dépendance à l’égard du passé est la dépendance à

            l’égard de l’avenir.

            John DOS PASSOS

            Lower East Side

            Un immeuble près de Tompkins Square Park

            Une heure du matin

            Jonathan poussa la porte de la sale de bains. Madeline s’était endormie dans la baignoire. Il trouva un peignoir pendu derrière la porte et s’approcha pour la réveiler en douceur. Ele était pâle, le regard vide, les gestes las. Docile, ele se laissa envelopper et frictionner dans la tunique en tissu-éponge.

            Il était trop dangereux de retourner chez Claire ou de descendre dans un hôtel standard où on aurait pu les repérer facilement. Après avoir garé la voiture quelques rues plus bas, ils avaient trouvé refuge dans cette petite chambre d’hôtes appartenant à Anita Kruk, une vieile Polonaise qui tenait un delicatessen au cœur d’Alphabet City. Jonathan avait autrefois embauché sa file comme chef de rang à L’Imperator et Anita ne l’avait pas oublié.

            Pour être certains de ne pas être localisés, ils avaient aussi éteint leurs téléphones qu’ils avaient abandonnés dans la Pontiac. Les seuls objets qu’ils avaient gardés avec eux étaient leur ordinateur et le flingue de Danny.

            On frappa à la porte. Tandis que Madeline s’enfonçait au fond du lit, Jonathan ouvrit à Anita. La vieile femme leur apportait un plateau-repas sur lequel étaient disposés deux bols fumants de zurek, une soupe de légumes à la farine et au seigle fermenté.

            Jonathan remercia leur logeuse puis proposa un des bols à Madeline :

            – Goûte, tu vas voir, c’est… spécial.

            Ele prit une cuilère de potage et la recracha dans un haut-le-cœur.

            – C’est vrai que c’est peut-être un peu aigre, mais c’est l’intention qui compte, n’est-ce pas ?

            Sans même lui répondre, ele éteignit la lumière et sombra dans le sommeil.

            Avant d’aler la rejoindre, il s’approcha de la fenêtre et regarda à travers la vitre. La neige tombait toujours à un rythme soutenu. Une couche de plus de dix centimètres de poudreuse recouvrait la route et les trottoirs. Où était Alice à cette heure et par ce froid ? Était-ele seulement encore en vie ? Arriveraient-ils à la sortir de cet enfer ?

            Il falait être réaliste : les choses étaient mal engagées. La mort de Blythe rendait à présent très hypothétique la possibilité de remonter jusqu’au lieu de sa détention.

            Les paroles de Madeline lui revinrent en mémoire comme un écho prémonitoire : « Cette histoire a commencé dans le sang et se terminera dans le sang. »

            Il ne savait pas encore à quel point ele avait raison.

            * Entrepôt de Coney Island

            2 heures du matin

            Dans le silence de la pièce glaciale, on n’entendait que le souffle rauque d’une respiration oppressée.

            Ce fut le froid qui réveila Alice. Le froid et la douleur : une douleur déchirante qui lui cisailait les reins au moindre mouvement.

            Couchée sur le flanc, le bras tordu, ele avait presque perdu toute sensibilité sur cette partie du corps complètement engourdie. Le sang battait contre ses tempes et à ses maux de tête se mêlaient des étourdissements et des palpitations.

            Ele toussa pour éclaircir ses bronches, essaya d’avaler sa salive, mais eut l’impression que sa langue était devenue dure comme du plâtre.

            Ele ne savait plus combien de temps s’était écoulé depuis son enlèvement. Quelques heures ? Un jour ? Peut-être deux ? Ele avait envie d’uriner tout le temps, mais les muscles de sa vessie donnaient l’impression d’être paralysés.

            Ele suffoquait. Sa pensée était fragmentée, sa vision trouble, la fièvre la faisait délirer. Ele s’imaginait qu’un rat géant était en train de lui dévorer le ventre tandis que sa longue queue écaileuse s’enroulait autour de son cou pour l’étrangler.

            * 8 heures du matin

            – Debout !

            Jonathan ouvrit un œil et émergea avec difficulté.

            – Debout ! répéta Madeline. Il faut partir.

            Une lueur laiteuse perçait derrière la vitre. Le jour pointait à peine.

            Jonathan écrasa un bâilement et quitta le lit difficilement.

            Madeline s’était déjà habilée. Après cette courte nuit de sommeil, ele avait repris ses esprits et paraissait plus déterminée que jamais.

            Alors qu’il empruntait le couloir qui menait à la sale de bains, ele lui lança ses habits.

            – Tu prendras une douche un autre jour ! On n’a pas le temps.

            Ils sortirent dans la rue après avoir laissé quelques bilets à leur hôtesse. Ce matin, ce n’étaient plus dix centimètres, mais au moins le double qui recouvrait la vile. Les flocons continuaient à tomber, ralentissant la circulation. Sur les trottoirs, les gens déblayaient leurs entrées, des employés municipaux salaient la chaussée et, sur la Bowery, deux immenses chasse-neige repoussaient la poudreuse des deux côtés de la route, noyant sous une avalanche les vélos et les voitures mal garées.

            Ils retrouvèrent la Pontiac et récupérèrent leurs téléphones avant de reprendre leur marche vers Peels, leur nouveau quartier général.

            À cause de la neige et de l’heure matinale, le café était clairsemé. Ils s’instalèrent à la même table que la veile et commandèrent café, yaourts et céréales.

            Comme il n’y avait pas de poste de télé, Madeline sortit l’ordinateur et le connecta en wi-fi.

            – Quele est la chaîne d’infos locale la plus sérieuse ici ?

            – Essaye NY1 News.

            Madeline se rendit sur leur site. La page d’accueil s’ouvrait sur une vidéo – NY1 Minute – qui résumait l’actualité du jour en une soixantaine de secondes. Si les trois quarts du flash étaient consacrés aux chutes de neige inattendues qui menaçaient de paralyser New York, la dernière partie évoquait « le mystérieux assassinat, cette nuit, d’une marshal des États-Unis, Blythe Blake, tuée d’une bale dans la tête. Son corps a été retrouvé dans l’Hudson. Cette ancienne militaire était en charge de la protection d’un citoyen devant apporter un témoignage capital, lundi prochain, lors du procès de la baronne de la drogue Jezebel Cortes. Ce témoin essentiel est à présent sous la protection du FBI ».

            Madeline respira : impossible de savoir si la police avait établi la culpabilité de Blythe, mais au moins Danny était hors de danger.

            Cette satisfaction fut de courte durée : il falait retrouver l’adolescente, et ils n’avaient pas l’ombre d’une piste.

            – Blythe avait sans doute un complice, observa-t-ele.

            Jonathan remplit de café la tasse de la jeune femme avant de se servir le sien.

            – Il faut reprendre l’enquête au début. Il est évident que, dans les heures qui ont suivi l’enlèvement d’Alice, Blythe s’est arrangée pour éliminer les preuves et saboter les investigations.

            – Tu penses à quoi ?

            – Il faudrait essayer de localiser le portable d’Alice.

            – On n’a pas le matériel. C’est un travail de flic.

            Jonathan secoua la tête.

            – Plus aujourd’hui. Avec la recrudescence des vols de portable, beaucoup d’opérateurs conseilent à leurs clients d’activer la fonction de localisation à distance. Si le smartphone d’Alice était récent, il bénéficiait sûrement de cette option.

            Madeline était dubitative.

            – On ne connaît même pas son numéro…

            – Ça ne fonctionne pas avec le numéro, mais avec l’adresse mail.

            Jonathan tourna vers lui l’écran de l’ordinateur pour se connecter sur le site « Localiser mon smartphone » d’une célèbre marque informatique. Pour parvenir à repérer l’appareil, il falait en effet fournir l’adresse de courrier électronique ainsi que le mot de passe associé.

            – On n’a ni l’un ni l’autre, comme ça le problème est réglé, dit Madeline, maussade, en le regardant pianoter.

            Cette fois, Jonathan haussa le ton :

            – Je pourrais savoir pourquoi, chaque fois que j’ai une idée, tu la trouves mauvaise ?

            – Parce qu’on va perdre du temps pour rien !

            – Je te signale que c’est quand même GRÂCE À MOI qu’on a pu confondre Blythe !

            – Mais c’est À CAUSE DE TOI que j’ai été obligée de la tuer ! lui reprocha-t-ele.

            Voilà, c’était ça. La culpabilité qui rongeait Madeline venait d’opérer un retour en force. Jonathan choisit d’essayer de la raisonner.

            – C’était quoi déjà, ton expression ? Le monde compte un salaud de moins… Écoute, quoi qu’il ait pu arriver, Blythe ne nous aurait de toute façon jamais dit où ele retenait Alice prisonnière.

            – Si ça peut aléger ta conscience…

            – Ce qui alégerait ma conscience, c’est que tu m’aides à retrouver Alice !

            Ele le pointa du doigt et s’apprêtait à lui balancer une nouvele repartie lorsqu’ele réalisa qu’il n’avait pas tort.

            – Bordel ! On se dispute comme un vieux couple ! se désola-t-ele.

            Ele se rapprocha de l’ordinateur.

            – Bon, Sherlock, tu as une idée ?

            – On peut essayer un compte en hotmail ou en gmail, proposa Jonathan. Ou plutôt… pourquoi pas le compte de son école d’art ?

            Jugeant l’idée séduisante, Madeline ouvrit une nouvele fenêtre pour se connecter au site de la Juiliard School. Apparemment, les professeurs, le personnel et les élèves bénéficiaient d’un compte de courrier

            électronique

            sous

            la

            forme

            basique:[email protected].

            Madeline

            entra

            donc

            consciencieusement:[email protected]

            – Là, je cale, avoua Jonathan.

            – Attends ! Et si ele avait conservé l’ancien ?

            – Celui qu’ele utilisait lorsqu’ele avait quatorze ans ?

            – Les gens font souvent ça, non ? Moi, en tout cas, j’ai le même depuis des lustres.

            – C’est quoi ?

            – Mind your business1 !

            – Alez, dis-moi !

            – Pas question !

            – S’il te plaît !

            – violette 1978, soupira-t-ele. J’ai plus qu’à en changer maintenant…

            – 1978, c’est ton année de naissance ?

            – Oui. Pourquoi, tu me donnais quel âge ? Plus ou moins ?

            Il lui répondit d’un sourire, heureux de leur complicité retrouvée.

            – C’était quoi le code d’Alice, déjà ?

            – Heathcliff, le personnage principal des Hauts de Hurlevent.

            Jonathan entra le mot de passe.

            – Croisons les doigts, dit-il en appuyant sur la touche de validation.

            L’ordinateur moulina quelques secondes durant lesqueles ils se regardèrent en silence, avec un mélange d’anxiété et d’incrédulité. Ça ne pouvait pas être si simple. Depuis le départ, la chance les avait toujours fuis. Rien ne leur avait souri. Les obstacles s’étaient multipliés, chaque fois plus insurmontables, entraînant des conséquences de plus en plus tragiques. Ça ne pouvait pas être ça.

            Et pourtant, ça l’était…

            Une carte de Manhattan apparut sur l’ordinateur et un point bleu cerné d’un halo clignota sur l’écran : non seulement le téléphone d’Alice se trouvait à New York, mais encore il était à moins de trois kilomètres d’ici !

            * Ils se levèrent d’un bond en criant, faisant lever la tête aux rares clients instalés. Il avait suffi de deux minutes pour que l’espoir revienne.

            Jonathan se pencha sur la console pour situer le point plus précisément : un grand bâtiment à l’angle de la 5e Avenue et de la 23e Rue.

            – Tu sais ce que c’est ? demanda Madeline, presque essoufflée d’excitation.

            – Le « marché » italien en face du Flatiron2.

            Ils transférèrent les données sur leurs téléphones et sortirent sur la Bowery. Il neigeait telement qu’ils renoncèrent à leur voiture.

            – On y va à pied ? proposa-t-ele.

            – Non, avec cette météo, on mettrait une demi-heure ! Mieux vaut essayer de prendre un taxi.

            Mais à cause de la tempête, beaucoup de yelow cabs étaient restés à leur dépôt et ils durent batailer plus de cinq minutes avant d’attraper une voiture sur Broadway.

            Une fois instalés sur la banquette, ils vérifièrent sur leur écran la position du téléphone d’Alice. Apparemment, le point n’avait pas bougé.

            – J’espère que le portable n’a pas été abandonné, s’inquiéta Jonathan.

            – C’est quoi ce marché dont tu m’as parlé ?

            – Ça s’appele Eataly : le temple de la gastronomie italienne à Manhattan. Une sorte d’immense supermarché de luxe.

            Ils arrivèrent devant le grand magasin. Contre un bilet de 20 dolars, le taxi accepta de les attendre à condition que leur course n’excède pas dix minutes.

            Le marché couvert venait à peine d’ouvrir, mais en ce jour de réveilon il était, contrairement aux rues, déjà plein à craquer.

            – Suis-moi !

            Les yeux rivés sur leur terminal, ils parcoururent une partie des miliers de mètres carrés de boutiques, de restaurants et d’étalages de produits raffinés.

            Le mobile d’Alice émettait un signal toutes les trente secondes, offrant une localisation en temps réel. Son puissant GPS permettait de le situer avec une précision de dix mètres.

            – Par là !

            Jouant des coudes, ils se faufilèrent à travers les pyramides de pains au levain, les boîtes de pasta et de risotto, les meules de parmesan, les jambons de Parme suspendus au plafond, le restaurant végétarien, la pizzeria…

            – C’est là !

            Ils se trouvaient à présent dans le passage qui regroupait les stands de dégustation de crèmes glacées et de café.

            Sous tension, ils scrutèrent les dizaines de personnes qui se pressaient dans l’alée. Il y avait beaucoup de mouvement, la foule était dense, l’endroit bruyant.

            – Ça va pas être facile, soupira Madeline. Tu n’aurais pas une autre idée géniale ?

            Jonathan baissa les yeux sur son terminal.

            – Le site permet d’afficher un message sur le mobile ou de le faire sonner sans interruption pendant deux minutes même s’il est en mode silencieux.

            – Essaie ça !

            Il activa cette fonction et ils tendirent l’oreile.

            Mais au milieu du brouhaha et du grouilement de la foule, impossible de percevoir la moindre sonnerie, même dans un rayon de quelques mètres.

            – Tiens-toi prêt à recommencer ! fit Madeline en dégainant son arme.

            – Qu’est-ce que tu…?

            Sans hésiter, ele tira un coup de feu en l’air.

            – Maintenant !

            L’énorme déflagration secoua toutes les personnes présentes.

            Avant de laisser la place aux hurlements, il y eut une demi-seconde de stupeur pendant laquele régna un silence presque total. Une demi-seconde suffisante pour que se fasse entendre le bip prolongé d’une sonnerie.

            – C’est ele ! désigna Madeline en pointant de son arme une jeune vendeuse du stand d’espressos.

            C’était une bele file, entre dix-huit et vingt ans. Une métisse avec de longs cheveux noirs défrisés. Le portable dépassait de la poche de son tablier. Madeline se précipita sur ele et la tira de force de son comptoir.

            – Suis-nous ! ordonna-t-ele.

            Encadrant la gamine en larmes, la portant à demi, Madeline et Jonathan parvinrent à quitter les lieux avant l’intervention du service de sécurité.

            Dieu merci, le taxi les avait attendus.

            – Hé, c’est quoi ce truc ? se plaignit le chauffeur en apercevant le Colt.

            – Roule ou la prochaine est pour toi ! hurla Madeline.

            Puis se tournant vers la file toujours en pleurs :

            – Tu es qui toi ?

            – Je m’appele Maya.

            – Tu l’as depuis quand ce téléphone ?

            – Depuis… depuis hier matin, répondit-ele entre deux sanglots.

            – Arrête de pleurnicher ! Qui te l’a filé ?

            – C’est un cadeau de mon petit ami, Anthony.

            – Un cadeau ?

            – Un truc qu’il a piqué à son boulot, précisa-t-ele. Il m’a demandé de ne pas l’éteindre, parce qu’il ne possède pas les codes d’accès pour le réactiver.

            – Et c’est quoi son boulot ?

            – Anthony travaile à la fourrière de Brooklyn, sur Columbia Street.

            Une fourrière… C’était un lieu de détention possible. La piste devenait intéressante.

            – Il est de service aujourd’hui ?

            – Non, il est chez ses parents, à Stuyvesant Town.

            Madeline se tourna vers Jonathan, spécialiste de la topographie de la vile.

            – Ce n’est pas très loin : complètement à l’est, entre la 14e et la 23e Rue.

            Ele frappa deux coups contre la vitre qui les séparait du chauffeur.

            – Tu as pigé, Fangio ?

            * Construit au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Stuyvesant Town était un complexe tentaculaire d’une centaine de petits immeubles de brique rouge. Bénéficiant de loyers contrôlés, il avait permis à des générations de membres de la classe moyenne – flics, pompiers, instits, infirmières – de continuer à habiter au cœur de Manhattan malgré la flambée des prix de l’immobilier.

            Guidé par les indications de Maya, le taxi se faufila entre les barres de logements.

            – C’est ici, au neuvième étage : la deuxième porte à droite en sortant de l’ascenseur.

            – Monte avec nous. Et toi, casse-toi ! ordonna-t-ele au taxi qui fila sans demander son reste.

            La porte du HLM céda sous le coup de pied de Madeline.

            L’ancienne flic avait retrouvé non seulement ses anciens réflexes, mais aussi une détermination qui confinait à l’impulsivité. Sa facilité à passer à l’acte inquiétait Jonathan, même s’il savait que c’était la condition sine qua non pour retrouver Alice.

            L’appartement était vide à l’exception du fameux Anthony qui s’accordait une grasse matinée. Avant d’avoir pu reprendre ses esprits, il se retrouva dans le plus simple appareil avec le flingue de Madeline pointé vers ses testicules.

            Le type était grand et mince avec des abdos en acier et des tatouages de rappeur. Son premier réflexe fut de cacher son pénis, mais Madeline lui imposa de garder les mains en l’air.

            – Si tu ne veux pas que j’explose ton Black Mamba, tu vas répondre à mes questions, compris ?

            – Com… compris.

            – À qui as-tu volé ce téléphone ?

            Jonathan lui agita le mobile d’Alice sous le nez.

            – Je l’ai trouvé !

            – Trouvé où ?

            – Dans une caisse que j’ai enlevée avec ma remorqueuse avant-hier soir.

            – C’était quoi cette voiture ?

            – Un gros Dodge tout neuf, expliqua Anthony. Le téléphone était à l’intérieur. Sous l’un des sièges de la banquette arrière.

            – Et ce Dodge, tu l’as enlevé où ?

            – À Coney Island.

            – Sois plus précis ! réclama Jonathan. File-nous un nom de rue.

            – Je sais plus ! Près de la plage. À côté de l’ancien train fantôme. Pas très loin du marchand de hot dogs. Je me souviens qu’il y avait des chiens sur le terrain d’en face qui gueulaient tout le temps…

            Jonathan consultait le plan sur son téléphone.

            – Ici ? demanda-t-il en montrant un point sur la carte.

            – Encore plus proche de la mer. Ici, du côté droit…

            Madeline mémorisa les coordonnées.

            – On y va ! lança-t-ele en sortant de la chambre.

            1- Occupe-toi de tes affaires !

            2- L’un des plus vieux et des plus populaires gratte-ciel de Manhattan en forme triangulaire de « fer à repasser ».

            37

            La fièvre dans le sang

            Tandis qu’un animal se tapit dans le noir pour mourir, un homme cherche la lumière. Il veut mourir chez lui, dans son élément, et les ténèbres

            ne sont pas son élément.

            Graham GREENE

            Coney Island

            10 heures du matin

            Alice était trempée de la tête aux pieds. De grosses gouttes de sueur ruisselaient sur son visage. Ele baissa la tête pour constater qu’une tache de sang avait traversé son pantalon de survêtement au niveau du bas-ventre. Ses reins saignaient. À présent, ele n’en avait plus pour longtemps. Toujours dévorée par la fièvre, ele émergea malgré tout de son délire, retrouvant un peu de lucidité.

            Ne pas mourir avant d’avoir tout tenté…

            Ele sentit que le serre-flex qui entravait ses cheviles s’était un peu relâché. Pas suffisamment néanmoins pour qu’ele puisse libérer ses pieds. Ses jambes étaient lourdes. Couchée sur le sol, ele fit un effort pour les pousser vers le haut et agripper le muret étroit qui supportait les toilettes. Dans cette position, ele commença à frotter la bande de Nylon contre l’arête du mur. Le coin était usé et crénelé, mais certaines parties restaient suffisamment effilées pour écorcher la fibre.

            Dégoulinante de transpiration, les muscles perclus de crampes, ele continua ce mouvement de va-et-vient pendant un quart d’heure jusqu’à ce…

            Le serre-flex céda !

            Galvanisée par cette petite victoire, ele retrouva avec soulagement une certaine liberté de mouvement. Certes, les menottes l’enchaînaient toujours à la canalisation, mais plus rien ne lui paraissait impossible. Ele s’accroupit et passa d’un pied sur l’autre pour dégourdir ses jambes. Malgré la faible lumière, ele examina en détail la tuyauterie. Le système avait au moins un siècle.

            Ele repéra un point de raccordement entre deux tubes où la rouile avait commencé à attaquer la fonte.

            Si ce machin doit céder, c’est par là qu’il le fera !

            Ele se mit en position et, avec le talon droit de sa basket, envoya un grand coup de pied à la jonction des conduites. Toute la structure s’ébranla, sans casser pour autant. Sous l’effet du choc, les bracelets métaliques entailèrent encore un peu plus sa chair, mais ele n’était plus à une douleur près.

            La canalisation alait se rompre. Alice en était certaine.

            Malheureusement, son attaque contre la plomberie avait provoqué un bruit retentissant qui s’était répandu dans tout le bâtiment. Il falait prier pour que le Russe ne se trouve pas dans les parages…

            De toute façon, qu’avait-ele à perdre ?

            Déterminée, ele rassembla le peu de forces qui lui restait pour enchaîner une série de coups chaque fois plus violents. Son intuition s’avéra juste : après avoir résisté à une dizaine d’assauts, la tuyauterie lâcha au niveau de son point névralgique.

            Alice poussa un cri furieux et libérateur.

            Délivrée de ses fers, ele se retourna et…

            … la silhouette inquiétante de Youri se détachait dans l’encadrement de la porte. Un rictus sinistre déformait son visage bouffi.

            – Ma petite Matriochka…, dit-il en s’avançant vers ele.

            Alice poussa un hurlement de bête et perdit connaissance.

            * Manhattan

            Madeline et Jonathan sortirent du complexe d’habitation. Le ciel était noir, la tempête balayait toujours la vile. La neige tombait continûment depuis près de douze heures. La couche de poudreuse dépassait à présent les trente centimètres et rien n’indiquait que cela alait s’arrêter. Au contraire, des flocons lourds et épais s’abattaient à un rythme de plus en plus soutenu. Surtout, les piétons peinaient à avancer, ralentis par les bourrasques glaciales qui leur arrivaient en plein visage.

            – Comment va-t-on à Coney Island ? cria Madeline pour dominer le blizzard.

            – Essayons le métro. Il y a une station de l’autre côté de la rue.

            Pour Jonathan qui avait vécu des années à New York, la neige n’était pas inhabituele, mais l’ampleur de la tempête avait dû prendre de court la municipalité.

            Même sur la 14e Rue pourtant très large, un bus était immobilisé. Les taxis patinaient et un cycliste téméraire venait de se prendre le gadin le plus mémorable de sa vie. Les chasse-neige et les peleteuses balayaient laborieusement les grandes artères, mais semblaient en nombre insuffisant pour dégager les rues secondaires.

            Les équipes d’entretien étaient manifestement à court de personnel.

            Sans doute en raison des fêtes de Noël.

            Madeline et Jonathan s’engouffrèrent dans la station dont l’escalier était devenu une vraie patinoire.

            – La neige va semer une pagaile monstre ! s’inquiéta Jonathan. Ce sera le chaos dans moins d’une heure.

            Sur les quais, les retards s’accumulaient. Ils parvinrent difficilement à se glisser dans un wagon bondé.

            – C’est loin d’ici ? demanda Madeline en regardant sa montre.

            Jonathan consulta le plan affiché dans la rame.

            – La ligne n’est pas directe. Il faudra changer à Union Square.

            À partir de là, on peut y être en moins d’une heure.

            – Et en voiture ?

            – Normalement une vingtaine de minutes, mais pas un jour comme aujourd’hui.

            Le wagon roulait au ralenti et s’arrêta tant de fois qu’il leur falut une éternité pour parcourir la distance entre trois stations.

            À peine descendue sur le quai, Madeline attrapa Jonathan par le bras.

            – Embrasse-moi ! demanda-t-ele pour tromper les éventueles caméras de surveilance.

            Ele profita de leur étreinte pour coincer le Colt dans le jean de Jonathan.

            – Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ?

            – Toi, tu continues par le métro, moi, je tente ma chance par la route.

            – C’est de la folie, Madeline ! La circulation va être bloquée à la sortie de Manhattan.

            – J’ai mon idée, dit-ele. Le premier qui arrive fait ce qu’il a à faire. Take care.

            Il essaya de protester, mais ele ne lui en laissa pas le temps.

            * Le ciel était si sombre qu’on se serait cru en pleine nuit.

            Habituelement très fréquenté, Union Square était presque désert.

            Les rares véhicules avaient alumé leurs feux de détresse et roulaient au ralenti. Le signal « Off duty » brilait sur le toit des taxis. Pour dégager la route, un 4×4 du NYPD remorquait une voiture abandonnée. Seuls les tout-terrain permettaient de circuler normalement. Madeline repéra une limousine embourbée dans la neige au début de Park Avenue. Ele se posta près de la berline et attendit que l’un des Ford Explorer de la police s’arrête pour treuiler le véhicule. Ele guetta le moment précis où les deux flics sortirent du 4×4 pour s’instaler sur le siège conducteur.

            – Hé ! cria l’officier.

            Ele démarra dans un éclair. Cette bagnole devait peser deux tonnes et mesurer près de cinq mètres. En tout cas, ele était hyperstable. Madeline accrocha sa ceinture, régla le siège et les rétros à sa conduite. Désormais, ele connaissait bien le quartier et prit la direction sud-est. Sur le GPS, ele entra les coordonnées que lui avait fournies Anthony, le voleur de la fourrière. Cette fois, ele savait qu’ele touchait au but. Grâce à Jonathan, ele connaissait avec certitude l’endroit où était détenue Alice. Aujourd’hui s’écrivait l’épilogue d’une enquête qui la tourmentait depuis plus de trois ans.

            Bien sûr, les flics alaient chercher à intercepter sa voiture et toutes les bagnoles de police étaient repérables par satelite, mais c’était justement ce qu’ele espérait : attirer le maximum de flics à Coney Island au cas où les choses tourneraient mal.

            Les premiers kilomètres se déroulèrent comme dans un rêve.

            Aux commandes du tout-terrain, Madeline avait l’impression que la vile désertée lui appartenait. Puis le trafic se ralentit aux abords du Brooklyn Bridge. Ele aluma la radio sur une station locale. La mise en garde de la municipalité tournait en boucle, demandant aux habitants d’éviter de se déplacer pendant la tempête. Mais ces incantations n’avaient que peu d’effet sur les New-Yorkais qui, en ce week-end de Noël, n’alaient pas renoncer à quitter Manhattan.

            Madeline enclencha son gyrophare et la sirène. L’effet fut immédiat. Les voitures s’écartaient docilement pour lui livrer passage, lui permettant de traverser le pont rapidement. Bien décidée à profiter pleinement de ce passe-droit, ele s’engagea sur l’Interstate 278, l’autoroute à trois voies qui longeait les quais de l’Upper Bay. Même si la neige freinait la circulation, les autorités n’avaient pas encore fermé les ponts et les tunnels. D’après les infos, cela risquait d’arriver d’une minute à l’autre.

            Alors que le 4×4 se faufilait entre les véhicules de secours, Madeline aperçut un panneau lumineux annonçant l’imminence d’un nouveau bouchon. Deux kilomètres plus loin, dans une zone où les voies se rétrécissaient, les voitures roulaient pare-chocs contre pare-chocs. Ele essaya de forcer le passage, fit une embardée, mordit le terre-plein central et brisa son rétroviseur en longeant à toute vitesse un mur en béton.

            Merde !

            Cette fois, ele était bloquée. Un poids lourd coincé par la neige neutralisait le trafic.

            Sans se démonter, ele fouila le 4×4. L’un des flics avait eu l’imprudence de laisser son arme à feu dans la pochette de la portière : le fameux Glock 17, l’arme réglementaire des flics du NYPD. Ele s’empara du pistolet automatique et abandonna le SUV au bord de la route. Le ciel de plomb et le mur de flocons qui bouchait l’horizon donnaient à l’autoroute un aspect fantomatique.

            À pied, ele remonta la chaussée sur une centaine de mètres pour dépasser l’accident. Grâce à des manœuvres périleuses, quelques voitures parvenaient à s’extraire de ce bourbier. Madeline braqua la première sur son passage : un break familial conduit par un crâne d’œuf arborant sur la vitre arrière un autocolant à la gloire du Tea Party.

            – Descends ! hurla-t-ele en lui pointant le flingue sur le visage.

            L’homme ne se le fit pas dire deux fois et attendit prudemment que sa voleuse ait pris du champ pour lever le poing et lui balancer une flopée d’injures.

            Madeline avait remis le pied sur l’accélérateur. Ele n’avait plus de sirène ni de gyrophare, mais gardait la main enfoncée sur le klaxon.

            Ele n’avait jamais été si près du but. Ele prit un virage serré pour attraper la bretele qui menait à Coney Island. La voiture tangua, les roues arrière se bloquèrent un instant, mais, par une rétrogradation et un coup de volant bien senti, ele parvint à la redresser.

            L’image d’Alice Dixon captive, tele qu’ele l’avait vue dans le film, revint hanter son esprit. Même si ele sortait vivante de ce calvaire, dans quel état physique et mental l’adolescente alait-ele se retrouver à l’issue de ce nouveau cauchemar ? Alice avait déjà fait preuve de solidité et d’équilibre, mais quel genre d’adulte devient-on après pareile succession de traumatismes ? Comment ne pas se laisser envahir par la haine ou la folie ?

            Ele chassa ces questions en arrivant sur Neptune Avenue et en tournant dans l’impasse que lui avait indiquée Anthony.

            * Ligne F du métro new-yorkais

            Station Parke Slope

            « Notre train est arrêté quelques instants. Pour votre sécurité, veuillez ne pas descendre de voiture… »

            Jonathan regarda sa montre avec anxiété. Il se demanda où était Madeline. Il essaya de la joindre, mais le réseau était inaccessible. Les arrêts entre les gares étaient de plus en plus fréquents. Visiblement, les rails commençaient à geler, les stations fermaient l’une après l’autre et Coney Island était encore loin…

            * L’impasse dans laquele s’enfonçait la voiture était presque bloquée par la neige. Madeline prit le pistolet automatique, vérifia que le chargeur était plein et abandonna le break au début de la ruele. Ele remonta le long du trottoir, découvrant ces lieux surréalistes. Avec ses immeubles délabrés et ses manèges rouilés, l’ancien parc d’attractions avait des alures de fin du monde.

            Quelques chantiers, commencés çà et là, laissaient deviner que la zone serait réhabilitée un jour, mais ce n’était pas pour demain. Au milieu de la tempête, ses rues étaient vides et menaçantes. On n’entendait que le bruit du vent et des vagues faire grincer les carcasses de métal.

            Puis soudain… un aboiement.

            Ele se rappela ce que lui avait dit le type de la fourrière : Je me souviens qu’il y avait des chiens qui gueulaient tout le temps.

            Ele avait trouvé l’endroit.

            Madeline écarta deux planches moisies d’une palissade pour apercevoir un dogue alemand au poil jaune et aux yeux fous. Il montrait les dents dans un grognement ininterrompu. Ele fut terrifiée par sa maigreur. Le molosse n’avait que la peau sur les os. Peut-

            être était-il malade ? Ou peut-être un dingue le maintenait-il volontairement dans cet état de torture…

            Ele sentit l’adrénaline l’envahir et se mélanger à la peur : les chiens et ele, ce n’était pas le grand amour. Depuis qu’un boxer l’avait mordue dans son enfance, ele ne les regardait que de loin, nourrissant une frousse bleue que tous les clébards du monde sentaient à trois kilomètres à la ronde, la gratifiant d’un aboiement agressif chaque fois qu’ele passait devant eux.

            On pouvait accéder au terrain par une barrière grilagée. Ele sortit le Glock de son étui et tira sur le cadenas pour en exploser la serrure. Comme ele l’espérait, la détonation surprit le molosse qui s’éloigna, quelque peu désorienté. Ele pénétra sur la propriété qui menait à un grand entrepôt menaçant de tomber en ruine. Avant qu’ele ait pu atteindre la bâtisse, le dogue avait été rejoint par des confrères. Cinq cerbères l’entouraient désormais dans un concert d’aboiements. Le premier s’élança sur ele et referma ses mâchoires sur son bras gauche.

            Madeline poussa un cri déchirant en sentant les crocs de l’animal s’enfoncer dans sa chair. Un autre l’attaqua à la jambe, la faisant chuter dans la boue, tandis qu’un troisième bondissait à son cou.

            C’est lui qu’ele tua en premier. Une bale à bout portant dans la tête. Puis les deux autres qui s’étaient jetés sur ele. Au comble de la panique, ele abattit dans une crise de fureur les deux derniers chiens qui se précipitaient à leur tour vers ele.

            Entourée des cinq cadavres, ele reprit son souffle en restant sur ses gardes, prête à ouvrir le feu si d’autres monstres pointaient leur nez. Ele avait du sang partout. Ele refusa de regarder ses blessures, mais sentait la douleur dans son bras, lacéré à plusieurs endroits.

            Plus tard.

            Ele se remit debout et logea une nouvele bale dans la serrure du hangar.

            * – Alice ? cria-t-ele.

            L’entrepôt était plongé dans l’obscurité. Ele sortit la lampe de poche de l’étui du pistolet et la positionna sur le rail du canon.

            – Alice ? répéta-t-ele en s’avançant lentement, les doigts crispés sur la détente, la lampe-torche braquée vers l’avant. Sur le sol en terre battue, ele remarqua des traces de pas qui menaient jusqu’à un escalier métalique.

            Si quelqu’un est planqué là, il va m’abattre comme un lapin.

            Pourquoi n’avait-ele pas attendu Jonathan ? Pourquoi n’avait-ele pas prévenu les flics ?

            Parce qu’ele était convaincue qu’il n’y avait pas la moindre seconde à perdre.

            – Alice ?

            Ele s’engagea dans l’escalier qui la mena à une sorte de tunnel sombre. Ele souleva le Glock un peu plus haut, balayant du faisceau de lumière le passage resserré à travers lequel le vent s’engouffrait. Ele sentait le sang de sa blessure ruisseler le long de son bras, mais pour l’instant la peur était le meileur des antidouleurs. Le souterrain envahi de conduites en fonte servait de dépotoir où s’entassaient toutes sortes d’immondices. Ele ne put s’empêcher de frissonner en tombant sur les panneaux publicitaires en bois peint ornés de monstres repoussants qui hantaient THE

            SCARIEST SHOW IN TOWN.

            Ele marcha dans une flaque d’eau et entendit un couinement.

            Ele braqua immédiatement son arme vers le bas, mais ce n’était qu’un groupe de rats. Au bout du tunnel, une rampe en colimaçon invitait à s’enfoncer encore dans les ténèbres.

            – Alice ? cria-t-ele à nouveau, autant pour se signaler que pour se donner du courage.

            Ele arriva devant une dizaine de portes en ferraile qui se succédaient. Ele fit sauter la première serrure, balaya du canon de son pistolet la pièce qui sentait le renfermé et la moisissure. Ele était vide. Ele s’attaqua méthodiquement à toutes les autres portes : même punition, même résultat. Jusqu’à la dernière.

            Dans cette pièce régnait une faible lumière. On avait instalé un lit de camp très sommaire, mais surtout… ele comptait une canalisation semblable à cele à laquele on avait menotté Alice. En fouilant chaque recoin du cachot, Madeline tomba sur un serre-flex en Nylon coupé, un bout de chatterton et le pul rose et gris à capuche appartenant à l’adolescente. Ele s’agenouila pour le ramasser et le porter près de son visage : il était trempé d’une transpiration tiédasse. Vu le froid qui régnait dans cette prison, Alice était sûrement encore ici moins d’un quart d’heure auparavant !

            Trop tard ! Ele était arrivée trop tard ! À cause de cette putain de neige ! À cause de son manque de clairvoyance ! À cause de son cerveau trop lent ! À cause de…

            Son découragement dura moins de deux secondes. Déjà Madeline se relevait et, l’arme au poing, traversait le corridor humide pour quitter l’entrepôt, bien décidée à continuer la chasse.

            38

            Little Odessa

            – C’est dur d'avoir envie de protéger quelqu’un et

            d’en être incapable, fit observer Ange.

            – On ne peut pas protéger les gens, petit, répondit Wally. Tout ce qu’on peut faire, c’est les aimer.

            John IRVING

            Le fourgon blanc avançait avec difficulté dans la neige colante de Surf Avenue. Malgré leurs battements rapides, les essuie-glaces avaient du mal à chasser les flocons qui giflaient le pare-brise.

            Au volant de son camion, Youri était gagné par l’inquiétude.

            Une heure plus tôt, il avait été stupéfait en apprenant la mort de Blythe Blake aux informations. Il avait d’abord craint que la police ne remonte sa piste, puis il avait très vite décidé de tirer avantage de la situation. Désormais, Alice lui appartenait. La petite garce avait bien essayé de lui fausser compagnie, mais ele n’en avait pas la force. Vu son état, il avait tout de même intérêt à ne pas trop tarder s’il voulait la « revendre » à un bon prix. Les frères Tachenko lui avaient donné leur accord de principe pour racheter la gamine.

            Racket, prostitution, trafic d’armes : les deux Ukrainiens étaient des touche-à-tout du crime organisé. Alice était jeune, bele, excitante et sans doute vierge. Après l’avoir un peu requinquée, les proxos récolteraient un bon paquet d’oseile en la faisant tapiner.

            Cahin-caha, le van continuait sa route, sans trop s’embourber dans l’épais tapis cotonneux. Sur le tableau de bord, une icône de la Vierge à l’Enfant voisinait avec un chapelet byzantin tremblant sous les secousses.

            Youri respira en rejoignant Brighton Avenue. La grande artère commerçante surplombée par le métro aérien était bien protégée de la tempête. Il fit demi-tour pour garer son fourgon devant un magasin d’alimentation. Avant de sortir, il jeta un œil à sa prisonnière.

            À l’arrière, couchée sur le plancher, Alice était retombée dans le délire de la fièvre. Plusieurs fois déjà, ele lui avait réclamé de l’eau.

            – Autre chose ? demanda-t-il. À manger ?

            Ele fit oui de la tête.

            – Je voudrais…, commença-t-ele.

            * Madeline sortit du hangar en titubant. Ele se hâta de traverser le terrain où gisaient les cadavres des cinq clebs pour vomir son petit déjeuner sur le trottoir. Ele avait l’estomac retourné, le visage luisant de sueur, la rage dans le cœur. Que faire à présent ? Se relever. Ne pas renoncer. Lutter jusqu’au bout. Le ravisseur d’Alice avait au plus un quart d’heure d’avance sur ele. C’était beaucoup, ce n’était rien.

            On n’y voyait pas à dix mètres. Inutile de prendre la voiture.

            Garder sa liberté de mouvement, surtout qu’ele ne connaissait pas les lieux. Ele descendit la rue et se retrouva sur la digue, face à l’Atlantique. L’océan était déchaîné, la vue aussi saisissante qu’inattendue. Madeline n’était plus à New York, ele était en Sibérie.

            À l’instinct, ele remonta la promenade du bord de mer avec son plancher en bois et ses baraques à frites taguées. Le boardwalk était désert à l’exception de quelques mouettes qui fouilaient dans les poubeles.

            Ele était trempée. Bientôt, ele prit conscience que ce qu’ele prenait pour de la transpiration était du sang. À chaque pas, ele laissait une fine traînée d’hémoglobine dans son silage. Sa cuisse était salement touchée, mais c’était surtout de son bras, lacéré et entailé sur toute la longueur du muscle, que venait l’hémorragie.

            Avec son écharpe, ele se confectionna un garrot de fortune qu’ele noua avec son membre valide et ses dents. Puis ele reprit sa progression.

            * Le métro n’ala pas plus loin que l’avant-dernier arrêt. Cette fois, les rails étaient complètement gelés. Le froid paralysait tout. La neige étouffait la vile sous une chape pesante.

            Ce n’est qu’en sortant de la gare que Jonathan retrouva quelques « barres » de réseau sur son téléphone. Il appela Madeline à trois reprises, mais ele ne décrocha pas. Il était encore loin de leur lieu de rendez-vous et ignorait tout de l’endroit où ele se trouvait.

            Le dos au mur.

            Et si…

            Il décida de localiser le téléphone de Madeline de la même manière qu’ils l’avaient fait pour celui d’Alice.

            Il lança le navigateur de son mobile.

            Facile : il connaissait par cœur le mail de Madeline.

            Ele en avait plaisanté deux heures plus tôt ! Il tapa

            « violette1978 » et attendit quelques secondes avant de voir un point clignoter sur son écran. Madeline était à plus d’un kilomètre de lui, au sud, près du bord de mer. Il attendit quelques secondes pour que la page se rafraîchisse et se rendit compte que le point se déplaçait sur le plan.

            * Madeline courait, bravant les flocons qui lacéraient son visage.

            Plutôt crever que de rendre les armes. Pas maintenant, pas si près.

            Ele quitta le bord de mer pour couper par un parking, puis emprunta l’une des rues qui menaient à l’artère principale de Little Odessa.

            Le quartier tenait son nom des premières communautés juives qui avaient fui la Russie lors des pogroms et qui avaient trouvé un air de ressemblance entre la baie new-yorkaise et le port de la mer Noire.

            Madeline évalua les lieux : ele se trouvait à Brighton Avenue, le cœur de l’enclave russe. Sous les structures du métro aérien s’alignaient des dizaines de vitrines et de commerces aux enseignes rédigées en alphabet cyrilique. Malgré la neige, l’endroit grouilait de monde et les voitures circulaient à peu près normalement.

            Ele ouvrit les yeux, cherchant à accrocher un détail, à repérer un indice, un véhicule suspect…

            Rien.

            Dès qu’ele s’arrêta de courir, la douleur la foudroya. Surtout, ele entendait les éclats de voix dans lesquels le russe avait pris le pas sur l’anglais. Des conversations qui la visaient directement.

            En apercevant son reflet dans une vitrine, ele comprit pourquoi : sa veste avait perdu sa manche ; son garrot s’était détaché et ele pissait le sang.

            Ele ne pouvait pas continuer en électron libre, sans boussole et dégoulinante d’hémoglobine. Ele entra dans un deli qui faisait l’angle avec la 3e Rue. Si les premiers rayons de la grande épicerie débordaient de pâtés en croûte, de boulettes de viande, de filets d’esturgeon et d’autres spécialités locales, le fond du magasin était approvisionné en produits de toilette. Pour se désinfecter, Madeline prit une bouteile d’alcool à 70 % ainsi que plusieurs boîtes de gaze et de coton. Ele patienta à la caisse derrière un homme qui payait son pack d’eau minérale et ses biscuits.

            – бутылку клубничного молока, demanda-t-il en pointant l’armoire réfrigérée derrière le comptoir.

            La vendeuse ouvrit l’appareil frigorifique pour donner à son client la petite bouteile de lait à la fraise qu’il venait de réclamer.

            Il y eut un déclic.

            Un appel.

            Madeline regarda plus précisément la boîte de cookies : c’étaient des biscuits ronds au chocolat, garnis de crème blanche.

            Des Oreo.

            * Son cœur sauta dans sa poitrine. Ele abandonna ses achats à la caisse pour suivre l’homme dans la rue. C’était un grand type rustaud et costaud, une sorte de rugbyman à bedaine et aux grosses joues abîmées par la couperose. D’une démarche lourde et puissante, il regagna son fourgon blanc, garé un peu plus bas.

            Madeline sortit lentement le pistolet de sa poche. Comme dans un geste de prière, ele joignit les mains autour des rainures de la crosse et attendit de l’avoir parfaitement dans sa ligne de mire avant de lui hurler :

            – Freeze ! Put your hands overhead !

            À ce moment-là, ele savait très bien qu’ele alait le tuer.

            Parce qu’ele savait très bien qu’il n’alait pas lever les mains et se rendre. Il alait essayer de fuir en pariant sur sa chance.

            Et c’est ce que fit Youri. Il ouvrit la porte de son camion et…

            Madeline tira, mais aucune bale ne partit. Ele tira et tira encore, mais il falait se rendre à l’évidence, son chargeur était vide.

            * Jonathan remontait l’avenue abritée par le métro aérien lorsque son téléphone vibra. Madeline était au bout du fil, lui criant :

            – Le fourgon blanc !

            Il leva la tête pour apercevoir la jeune femme, vingt mètres devant lui. L’arme au poing, ele lui faisait de grands signes dont il ne saisissait pas le sens.

            Sauf qu’il falait aler très vite.

            Et qu’il avait un revolver dans la poche.

            Et qu’il était écrit depuis le début que cette histoire prendrait fin dans le sang.

            Il saisit le Colt de Danny, l’arma et le dirigea vers la camionnette qui venait de démarrer en trombe. Bien qu’il n’eût jamais tiré le moindre coup de feu de sa vie, les gestes s’enchaînèrent d’eux-mêmes. Il leva le flingue, verrouila son bras pour ne pas trembler, visa avec tout le soin dont il était capable et appuya sur la détente.

            La bale fit exploser le pare-brise.

            Le fourgon se déporta sur toute la largeur de la route et frappa le terre-plein central avant de se renverser et de s’encastrer dans le pilier de la structure du métro.

            *

            Le sang de Madeline bourdonnait à ses tempes. Le temps s’était figé. Ele ne ressentait plus la moindre douleur. Les bruits de l’extérieur ne l’atteignaient plus, comme si on lui avait crevé les tympans. Comme au ralenti, ele courut vers l’arrière du fourgon.

            Un véhicule de pompiers arrivait au bout de la rue. Bientôt, ça seraient les gyrophares de la police et ceux des ambulances. Un coup d’œil à droite. Un coup d’œil à gauche. Encore sous le choc, la foule l’entourait avec méfiance : le boucher avait en main son couteau, le poissonnier avait décroché sa batte de base-bal, le maraîcher sa barre de fer.

            Ele la lui retira des mains d’un geste déterminé et s’en servit comme d’un pied-de-biche pour fracturer les portes à battants de la zone arrière.

            Combien de fois, en rêve, avait-ele vécu cette scène ?

            Combien de fois s’était-ele repassé le film dans sa tête ? C’était son obsession. Le sens profond de sa vie. Sauver Alice. La faire renaître.

            À force d’être attaquées, les portes finirent par céder.

            Madeline s’engouffra dans le fourgon.

            Alice était inanimée, ligotée, les habits tachés de sang.

            Non !

            Ele ne pouvait pas mourir maintenant.

            Madeline se pencha sur ele et posa son oreile sur sa poitrine à la recherche d’un battement de cœur.

            Et son sang se mélangea au sien.

Épilogue

            Le lendemain matin

            Le soleil levé dans un ciel serein faisait miroiter ses rayons sur la vile de nacre.

            Ployant sous soixante centimètres de neige, New York était coupée du monde. Les congères bloquaient les rues et les trottoirs.

            Aujourd’hui, les bus et les taxis resteraient au dépôt, les trains dans leur gare et les avions cloués au sol. Pour au moins quelques heures, Manhattan devenait une immense station de sports d’hiver.

            Chaussés de skis ou de raquettes, de nombreux New-Yorkais bravaient le froid malgré l’heure matinale et déjà les enfants s’en donnaient à cœur joie : courses de luge, batailes de boules de neige, confection de bonshommes aux accessoires rigolos.

            Un gobelet dans une main, un paquet en carton dans l’autre, Jonathan descendait à pas prudents le trottoir gelé. Il avait passé une bonne partie de la nuit au commissariat pour un long débriefing avec des policiers locaux et des huiles du FBI qui s’occupaient désormais de la protection de Danny.

            Malgré ses précautions, il finit par glisser sur la patinoire. Tel un équilibriste, il se rattrapa du coude à un lampadaire, noyant de liquide bouilant le couvercle de son gobelet. Il franchit avec soulagement les portes de l’hôpital St. Jude, à la lisière de Chinatown et du Financial District.

            Il prit l’ascenseur jusqu’à l’étage où était soignée Alice. Le couloir débordait de flics en uniforme qui montaient la garde devant la chambre.

            Jonathan présenta son accréditation avant de pousser la porte.

            Étendue sur le lit, une perfusion dans le bras, Alice recevait des soins. Ele leva les yeux vers lui et, encore un peu étourdie, éclaira son beau visage d’un sourire. Le miracle de la réhydratation était à l’œuvre : Alice avait retrouvé des couleurs et faisait preuve d’une sérénité étonnante après ce qu’ele venait de vivre. Il lui rendit son sourire, lui adressant un signe de la main pour lui indiquer qu’il repasserait après le départ de l’infirmière.

            Jonathan se rendit ensuite au niveau où était soignée Madeline.

            En passant devant un chariot métalique, il s’empara d’un plateau en plastique sur lequel il plaça son gobelet de chocolat chaud. Il ouvrit sa boîte en carton et en sortit trois cupcakes qu’il disposa le plus harmonieusement possible. Enfin, repérant une couronne de fleurs blanches accrochée au mur, il subtilisa une anémone qui compléta l’équilibre de son plateau.

            – Petit déjeuner ! lança-t-il en entrant dans la chambre.

            Alors qu’il pensait que Madeline serait seule, il se retrouva nez à nez avec le capitaine Delgadilo, l’un des piliers du NYPD : un grand Latino aux dents blanches et à l’air sévère. Tiré à quatre épingles, un peu méprisant, le flic ne lui accorda pas le moindre regard.

            – J’attends votre réponse d’ici la fin de la semaine, mademoisele Greene, affirma-t-il avant de quitter la pièce.

            Madeline était alongée dans son lit. La veile, ele avait subi une anesthésie générale. L’opération s’était bien déroulée, mais les crocs avaient pénétré la chair profondément et ele garderait à jamais des marques de son affrontement avec les dogues.

            – C’est pour moi ? demanda-t-ele en prenant un gâteau.

            – Vanile, chocolat, marshmalows. Les meileurs cupcakes de tout New York, assura-t-il.

            – Tu m’en prépareras un jour ? Tu sais que je n’ai toujours pas goûté à tes plats !

            Il acquiesça de la tête et s’assit à côté d’ele sur le matelas.

            – Tu as vu Alice ? demanda-t-ele.

            – À l’instant. Ele reprend du poil de la bête.

            – Et chez les flics, ça s’est bien passé ?

            – Je crois. Ils m’ont dit qu’ils avaient pris ta déposition ici ?

            – Oui, par l’intermédiaire de ce type que tu as vu. Tu ne devineras jamais : il m’a proposé un poste !

            Il crut d’abord qu’ele plaisantait, mais ele s’enthousiasma :

            – Détective consultante pour le NYPD !

            – Tu vas accepter ?

            – Je crois. J’aime bien les fleurs, mais ce boulot de flic, je l’ai dans la peau.

            Jonathan acquiesça en silence et se leva pour ouvrir les rideaux. Alors que le soleil inondait la chambre, un frisson glacial secoua Madeline. Quel était l’avenir de leur couple ? Pendant ces quelques jours, ils avaient vécu dans la fièvre du danger. Les épreuves qu’ils avaient surmontées ensemble avaient été si intenses qu’eles marqueraient forcément une frontière dans leur existence. À tour de rôle, chacun avait tenu la vie de l’autre entre ses mains. Ils s’étaient fait confiance, ils s’étaient complétés, ils s’étaient aimés.

            Et maintenant ?

            Ele s’enveloppa dans la couverture pour venir le rejoindre devant la vitre. Ele alait lui poser la question lorsqu’il prit l’initiative :

            – Qu’est-ce que tu penses de cet endroit ? demanda-t-il en lui tendant son téléphone.

            Sur l’écran du mobile, ele fit défiler les photos d’une maison ancienne à la façade terracotta dans une petite rue de Greenwich Vilage.

            – C’est joli, pourquoi ?

            – Ele est à vendre. Ça pourrait faire un beau restaurant. Je crois que je vais me lancer.

            – Vraiment ! Eh bien, ça n’est pas une mauvaise idée, souffla-t-ele, incapable de cacher sa joie.

            Il la taquina :

            – Comme ça, si tu restes à New York, je pourrai te donner un coup de main sur tes enquêtes.

            – Un coup de main sur mes enquêtes ?

            – Parfaitement. J’ai remarqué que tu avais souvent besoin de mon cerveau sexy pour débloquer les situations.

            – C’est vrai, admit-ele. Et moi, en échange, je pourrai t’aider à la cuisine !

            – Hum…, fit-il dubitatif.

            – Quoi « hum » ? Je connais des recettes, figure-toi ! Je t’ai dit que ma grand-mère était d’origine écossaise ? Ele m’a légué le secret de sa fameuse panse de brebis farcie.

            – Quele horreur ! Et pourquoi pas du pudding à la graisse de rognons de veau !

            Jonathan fit coulisser le battant de la baie vitrée. Unis par leur complicité retrouvée, ils sortirent continuer leur badinage sur le minuscule balcon qui dominait l’East River et le pont de Brooklyn.

            L’air était vif et le ciel cristalin. En regardant la neige scintiler sous le soleil, Madeline se rappela la phrase qu’Alice avait recopiée à la première page de son journal intime : « Les plus beles années d’une vie sont celes que l’on n’a pas encore vécues. »

            Ce matin, ele avait envie d’y croire…

            Merci

            à Laurent Tanguy,

            La boutique de fleurs de Madeline existe ! Enfin presque…

            Ele m’a été notamment inspirée par le très beau Jardin Imaginaire de Laurent Tanguy rue de La Michodière à Paris. Merci Laurent pour toutes tes anecdotes, ta disponibilité et ta passion communicative pour l’art floral.

            à Pierre Hermé,

            Merci d’avoir pris le temps de m’éclairer sur les

            « mécanismes » de création de vos desserts. Notre conversation a nourri mon imaginaire pour les élans créatifs de Jonathan.

            à Maxime Chattam et à Jessica,

            Merci Max pour ta visite guidée du « Brooklyn de Brolin ».

            Notre balade du 25 décembre 2009 dans un Coney Island surréaliste et enneigé reste un excelent souvenir qui a servi de cadre aux derniers chapitres de ce roman.

            à vous, chers lectrices et lecteurs,

            qui, depuis des années, prenez le temps de m’écrire pour partager vos réflexions et entretenir le dialogue.

            et à « l’inconnue de l’aéroport »,

            qui, un jour d’août 2007 à Montréal, a par mégarde échangé son téléphone portable avec le mien, plantant dans mon esprit la graine à l’origine de cette histoire…

            Des lieux et des gens…

            Certains lecteurs, qui connaissent la vile de Manchester, s’étonneront que je fasse grandir Madeline et Danny à Cheatam Bridge, alors qu’il existe un véritable quartier du nom de Cheatham Hil. Non, je ne me suis pas trompé. Mais j’éprouvais le besoin d’inventer un quartier pour écrire leur enfance : pour moi, le roman est un monde paralèle.

            À l’inverse, la Juiliard School, cette fantastique école du spectacle de New York, existe bien. C’est un lieu merveileux pour l’art et la culture : étudiants qui avez la chance d’y exercer vos talents, n’ayez aucune inquiétude, la scène affreuse que j’y place n’est que pure imagination.

            Parmi les clins d’œil qui émailent ce roman, vous aurez reconnu à travers le perroquet Boris un hommage à Hergé et à son truculent capitaine Haddock, tandis que c’est évidemment un extrait de la célèbre chanson de Brassens, Fernande (éditions 57), qui est reproduit en ouverture du chapitre 3.

            Un dernier mot. Depuis des années, je note les phrases qui me font rêver ou rire, qui m’émeuvent ou même qui m’impressionnent.

            Eles viennent, livre après livre, appuyer ce que j’essaie de transmettre à travers un chapitre ou un autre. Les lecteurs français et étrangers s’y sont attachés et je reçois de plus en plus de messages me demandant d’où je les tire. C’est pourquoi l’on trouvera ci-après une liste de références. Je suis heureux que ces exergues soient des portes ouvertes sur l’univers d’un autre auteur.

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