La danse des feux follets

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Jean se sentait de plus en plus sous-estimé. Il était un aventurier reconnu, il avait son diplôme de chevalerie en poche, mais les missions qu'on lui donnait étaient loin de celles qu'il s'était imaginé. Il avait pensé qu'il ferait des quêtes périlleuses, qu'il pourfendrait des dragons, qu'il sauverait des princesses en détresse, qu'il arrêterait une armée de guerriers à lui tout seul.

Et le voilà qui courait dans le village à la recherche d'une stupide poule. Il y avait plus glorieux, comme aventure. Il avait bien essayé de plaider sa cause au taulier du village qui distribuait les missions, mais il avait rétorqué que le royaume était en paix et qu'il n'y avait plus de monstres sanguinaires à abattre depuis bien longtemps. Il avait rajouté sur un ton méprisant que s'il voulait du danger, il n'avait qu'à sortir du royaume. C'était une plaisanterie, bien sûr, car tous savaient que l'extérieur du pays était désert, qu'il n'y avait pas âme qui vive.

Mais Jean y songeait de plus en plus. Si la seule aide qu'il pouvait apporter au village consistait à rattraper des poules ou à retrouver des troupeaux de moutons égarés, alors il ferait peut-être mieux de parcourir le monde. On leur avait raconté qu'il n'y avait rien au-delà de leurs frontières, mais découvrir l'inconnu serait toujours plus trépidant que de poursuivre ces foutus animaux.

- M'sieur Jean, z'avez bientôt r'trouvé ma poule ? C'est qu'il commence à faire nuit, et j'voudrais pas qu'elle s'fasse bouffer par un renard, ça m'ferait une belle jambe tient.

- L'affaire est en cours, grinça-t-il.

Cette satanée bestiole lui donnait plus de fil à retordre qu'il ne l'aurait pensé. Et c'était d'autant plus humiliant. À côté, mêmes les paysans qui nettoyaient la merde des animaux avaient plus de charisme que lui. Le village était peuplé de gens fiers, qui exerçaient leur métier avec zèle pour le bien de la communauté. Il y avait les aubergistes, les taverniers, les palefreniers, les chasseurs, les pêcheurs... Et puis il y avait Jean, un aventurier pas foutu d'attraper une poule. Ah, il était beau le conquistador.

Après avoir passé l'après-midi à la courser, il finit par la coincer dans un cul-de-sac. Jean s'en voulut de s'enorgueillir de ce piège pourtant simple. Il se jeta sur elle et la coinça sous son bras. La cocotte caqueta pour exprimer son désir de liberté, mais Jean n'y fit pas attention et se dépêcha de la rendre à son propriétaire. Cette mission l'avait épuisé, en plus de l'avoir blessé dans son ego.

- Bah alors Jean ? Pourquoi tu m'tires une tête pareille ? Y a eu un problème avec la poule de m'sieur Hannes ? lui demanda Connie, un tavernier avec qui il avait sympathisé.

- Non, c'est point ça, répondit Jean en buvant une gorgée de sa pinte. Je suis simplement las de courir après des animaux toute la journée.

- Oh bah t'sais ça doit pas être plus dur qu'ici. À l'heure de pointe, c'est tellement rempli et tellement bruyant qu'on pourrait penser qu'une guerre s'prépare. Chacun son métier. Arrête donc de t'plaindre, pense un peu à ceux qui ramassent l'crottin des ch'vaux. Eux, ils doivent t'envier de courser des poulettes.

Jean cherchait du réconfort, et ce n'était pas Connie qui allait lui en donner. Il finit le reste de sa pinte cul-sec avant d'en redemander une autre. Ce n'était pas digne d'un aventurier, mais tant pis. S'il ne pouvait pas atteindre la gloire en accomplissant des exploits, alors il pourrait au moins noyer son incompétence dans l'alcool. Et peut-être qu'à force de boire, il oublierait l'humiliation qu'il avait subie aujourd'hui.

- Erwin, ça fait longtemps ! Tu r'viens de voyage non ? Aller, assieds-toi, j'te paye à boire et tu m'racontes ça !

En entendant le mot «voyage», Jean n'avait pas pu s'empêcher d'écouter la suite de leur conversation. Il jeta un coup d'oeil à cet Erwin: armure en fer, épée à la ceinture rangée dans un fourreau finement sculpté, un casque incrusté de diamant, pas de doute, cet aventurier de pacotille était un noble. Jean savait que la jalousie était un vilain défaut, mais pour lui qui portait des haillons et un misérable glaive en guise d'épée, et qui de surplus n'était jamais parti en voyage, c'était de la provocation.

- Il y avait longtemps, messire Hanji.

- Oh hé, épargne-moi donc ta politesse vieux saligaud ! Raconte-moi plutôt c'que t'as fait ! Ça fait un an qu'on s'est pas r'vus, tu dois en avoir fait, des choses ! Dis, t'as combattu des dragons ?

- Les dragons sont en voie d'extinction, il est rare d'en croiser de nos jours. Mais j'ai été envoyé traiter des accords commerciaux avec le pays voisin, et les négociations ont duré plus longtemps que prévu.

- T'sais, j't'attendais pour t'parler d'une légende qui circule en ce moment, dit Hanji en parlant moins fort, et Jean dû tendre l'oreille pour tout capter. Tu connais la forêt maudite ? Par ici, on dit qu'elle serait hantée par des feux follets qui t'attireraient dans les marécages si t'avais le malheur d'les suivre.

- Oui, on m'a déjà sollicité pour éclaircir le mystère qui règne autour de ce lieu, mais j'ai refusé. Disons que j'ai d'autres obligations.

- D'autres obligations ? Nom de Dieu, tu vas t'marier ?!

Jean avait cessé d'écouter. Cette rumeur résonnait comme un écho dans sa caboche. Il finit de boire sa pinte, tout doucement, comme au ralenti. Une forêt hantée ? Des feux follets ? Un mystère ? Mais c'est justement tout ce qu'il attendait ! Et lui, il n'avait pas de mariage en vue...

- Eh bah ? T'as r'trouvé du poil de la bête on dirait, lui lança Connie en récupérant son verre vide.

- J'ai surtout trouvé une mission digne de ce nom à accomplir !

Ni une ni deux, Jean quitta la taverne d'un pas joyeux et se dirigea vers les écuries. Il était tellement excité à l'idée de partir à l'aventure pour la première fois qu'il ne pouvait même pas attendre que le jour se lève. Il s'approcha de son cheval, un magnifique pur-sang à la robe brune qui lui avait coûté toutes ses économies. Il le libéra des harnais qui le retenait, et le guida dehors, sur le chemin qui sortait du village. Il grimpa en selle, et partit au galop sous le ciel étoilé.

C'était la première fois qu'il quittait son village, l'excitation lui donnait des ailes. Il allait accomplir sa première vraie mission, tant pis si elle ne lui avait pas été remise officiellement. Quand il aurait résolu cette affaire et qu'il aurait terrassé le monstre qui se cachait sans doute là-bas, les villageois seraient bien obligés de reconnaître son talent.

Il se sentit un peu bête lorsqu'il se rendit compte qu'il n'avait absolument aucune idée de l'endroit où se situait ce bois. Il ne savait pas si c'était au nord ou au sud, à l'est ou à l'ouest. Il aurait peut-être dû demander davantage de détails au paysan. Mais tant pis, car après tout, ça faisait également parti de l'aventure: improviser, et découvrir des indices au fur et à mesure des découvertes.

Son périple dura trois semaines avant qu'il n'atteigne la forêt. Trois semaines de pur bonheur pour Jean qui avait fait tout ce dont il avait toujours rêvé: parcourir des routes désertes le jour, s'arrêter la nuit pour dormir à la belle étoile, faire des haltes dans chaque village pour demander des informations, faire une pause dans des restos louches et écouter les anecdotes croustillantes des aubergistes dont les voyageurs en faisaient voir de toutes les couleurs.

C'était sa première aventure, et pourtant, il trouvait que tout se déroulait parfaitement. Il n'avait jamais senti qu'il manquait d'expérience, n'avait jamais ressenti le besoin de rentrer parce qu'il se sentait dépaysé. Il se demandait même pourquoi il n'était pas parti plus tôt. Lorsqu'il rejoignit enfin la forêt, il trouva même que son voyage avait été trop court. Il était presque déçu d'être arrivé si vite.

Lorsque Jean descendit de son cheval, le ciel était crépusculaire. Il hésita à pénétrer dans la forêt alors que la nuit était tombée. Il faisait noir, et il ignorait ce qui l'attendait, tapi dans l'ombre des arbres. Dans tous les cas, la forêt était trop dense pour y circule avec son cheval. Il l'attacha à une branche, avant de lui chuchoter qu'il serait bientôt de retour.

La forêt maudite était à portée de main, et Jean n'avait pas parcouru tout ce chemin pour attendre la levée du jour. Prudemment, il s'enfonça dans la végétation filandreuse. Les feuilles des arbres étaient tellement épaisses et les branches étaient tellement épineuses qu'il perdit de vue son cheval en moins de temps qu'il n'en fallut pour le dire. Il commençait à se dire qu'il avait peut-être fait une erreur en cédant face à son impatience.

La fraîcheur du lieu le fit frissonner. Il sortit son glaive de sa ceinture et le mit en évidence devant lui, espérant ainsi décourager un quelconque ennemi qui aurait voulu l'attaquer. Il n'était plus serein du tout. La forêt semblait se refermer sur lui, il ne voyait plus les étoiles dans le ciel. Bientôt, il ne pourrait plus faire marche arrière. Les herbes hautes et les racines semblaient avoir fait alliance pour le ralentir, et les ronces qui grimpaient aux arbres ne manquèrent pas de l'égratigner aux genoux et d'agripper ses habits.

Alors qu'il s'apprêtait à rebrousser chemin dans l'espoir de retrouver la sortie, il entendit comme un chuchotement. Un murmure glacial qui l'appelait par son prénom, tellement léger qu'il aurait pu le confondre avec le sifflement du vent.

- Jean.

Un long frisson lui parcoura l'échine. Il aurait pu jurer que son sang venait de se glacer dans ses veines. C'était comme si la fraîcheur de la nuit avait pénétré son corps; qu'elle avait envahi ses muscles et pris possession de ses os. Il se retourna alors, et retint un hoquet de surprise en découvrant une source de lumière. Un feu follet flottait devant lui.

Jean ne put détacher son regard de ce petit être luminescent. Il était comme hypnotisé, captivé par la beauté ensorcelante de cette manifestation lumineuse. Il tendit la main vers lui, sans même s'inquiéter de la brûlure que cela pourrait occasionner. Il était en transe devant la danse de ce feu follet, au service de son chant cristallin. Bientôt, de nouvelles flammes s'allumèrent à sa suite, traçant un chemin qui serpentait entre les arbres.

- Jean.

Il avait oublié ce qui l'avait amené là, oublié son cheval qui l'attendait à l'entrée de la forêt, oublié les dires du paysan à propos de ces créatures malveillantes. Il n'était plus que la marionnette de ces esprits malins, qui l'attiraient au plus profond de la forêt pour le perdre à jamais. Jean laissait leurs murmures doucereux le conduire à leur guise, telle une valse auquel il ne pouvait échapper. Il suivit les feux follets jusqu'à un lac. Les flammes bleues dansaient au dessus de l'eau, l'attirant dans les profondeurs abyssales.

Dans peu de temps, Jean ne serait plus, et son âme irait rejoindre les esprits qui hantaient cet endroit maudit.

- Jean !

Il cligna des yeux. Il reprit peu à peu conscience en sentant de l'eau lui arriver au niveau des genoux. Dans un murmure sirupeux, comme un petit cri aigu qui aurait été étouffé, les flammes s'éteignirent une par une. Quelques unes chuchotèrent encore son nom avant de disparaître dans un souffle. Jean ne comprenait pas bien ce qui venait de se passer, encore sous le choc d'avoir frôlé la noyade, mais il se dépêcha de sortir de l'eau qui lui gelait les mollets.

Assis sur la berge, Jean reprenait ses esprits. Les feux follets l'avaient conduit dans une clairière où la lumière de la lune se reflétait sur le lac endormi. Il calma sa respiration, et fit le point sur ce qui venait de se passer. Il s'insulta mentalement d'avoir été si faible face à l'appel des esprits. Il n'avait tout simplement pas pu résister.

Il fronça les sourcils en se souvenant de ce cri qui l'avait ramené à lui. La façon dont son nom avait été prononcé était différente de celle utilisée par les feux follets. La voix avait été plus ferme, plus rauque, plus vivante. C'était la voix d'un homme, Jean aurait pu parier son cheval tant il en était convaincu.

Il sursauta en entendant une branche craquer derrière lui. Il se releva aussi vite qu'il le put pour se mettre en appui sur ses deux jambes, son glaive devant lui.

- Qui est là ? cria-t-il.

Son coeur loupa un battement en distinguant une silhouette humaine cachée derrière un arbre. Il n'avait pas rêvé, il y avait réellement quelqu'un. Mais que faisait-il au beau milieu de la forêt hantée ? Peut-être qu'il s'était fait attirer par les feux follets, lui aussi.

- Montrez-vous.

La silhouette ne bougea pas pendant plusieurs secondes avant de se décider à avancer vers lui. Jean gardait toujours sa dague en évidence, il ne savait pas encore s'il pouvait considérer cette personne comme un allié ou un ennemi, bien qu'elle l'ait aidée à sortir de sa transe. Les mains en l'air, l'homme venait enfin de se montrer à la lumière de la lune. Il était plus grand que Jean, et avait des cheveux longs d'une couleur foncée - la lune l'aidait à y voir plus clair, mais il ne voyait pas aussi bien qu'en plein jour.

Malgré ce manque de visibilité pour analyser son possible adversaire, Jean fut immédiatement frappé par quelque chose dans son regard. Ses grands yeux verts brillaient dans l'obscurité, à la fois fascinants et inquiétants.

- C'est la première fois qu'une âme est si facile à attirer ici, lâcha l'inconnu en guise de bonjour. D'habitude, les aventuriers résistent au moins un peu avant de se laisser contrôler par mes sujets.

Jean tiqua. Il n'aimait pas trop le ton employé par ce type. Il se moquait ouvertement de lui, et l'ego de Jean ne laisserait pas ça impuni.

- Vos sujets ? Alors c'est vous, le chef de ces choses ?

Il avait commencé à baisser sa garde en l'absence de signe d'hostilité. En revanche, il comprit rapidement que cet homme n'était pas nouveau ici, et qu'il en savait probablement beaucoup plus que lui sur la forêt et le mystère qui l'entourait. Il remit son glaive devant lui.

- On peut dire ça comme ça. Mais ils ne m'obéissent pas. Je peux seulement les entendre et les comprendre. Ça me permet de sauver les gens qui se seraient laissés entraîner. Parfois, j'arrive trop tard, et un nouveau feu follet fait son apparition.

- Qui êtes-vous ?

- Un prince sans couronne, sans importance. Si tu veux sortir d'ici au plus vite, marche vers le nord pendant trois heures. Tu devrais arriver dehors au petit matin. Sur ce, adieu.

Et l'homme s'enfonça à nouveau dans la végétation nébuleuse. Jean se frappa mentalement lorsqu'il se rendit compte qu'il avait réellement écouté cet inconnu et qu'il s'était apprêté à partir vers le nord. Mais il ne pouvait pas s'en aller maintenant, il avait une mission, et il devait la remplir. Quel genre d'aventurier serait-il s'il fuyait dès sa première aventure ? Il serait la risée des chevaliers.

- Attendez !

Jean rangea sa dague dans son petit fourreau et s'élança à la poursuite de ce prince sibyllin. Il manqua plusieurs fois de tomber, ses jambes étaient retenues par des ronces et ses bras s'empêtraient dans des lianes. Après une dizaine de minutes à courir sans savoir où il allait, il finit par s'asseoir au pied d'un arbre, le souffle haletant. Il s'en voulait d'avoir laissé s'échapper sa meilleure source d'informations. Il avait les jambes complètement égratignées, elles n'allaient pas tarder à s'infecter s'il ne s'en occupait pas rapidement.

Et alors qu'il se disait qu'il était le plus bon à rien des aventuriers, un craquement singulier résonna derrière lui.

- Je suis étonné que tu ne sois pas parti.

Jean ne savait pas s'il devait être effrayé ou soulagé à l'idée qu'il l'est retrouvé. Mais de quel droit ce prince de pacotille se permettait-il de le tutoyer ?

- Tous les aventuriers que j'ai aidé se sont sauvés en courant dès lors que je leur aie indiqué le chemin de sortie. Avoir frôlé la mort ne devait pas leur donner très envie de rester. Je pensais que tu ferais de même.

Jean se sentit gonfler de fierté en entendant ces paroles. Finalement, il n'était peut-être pas si froussard que ça.

- J'ai une mission: je dois percer le mystère de cette forêt. Trouver pourquoi une centaine de feux follets s'amusent à noyer tous ceux qui s'approchent, et tenter d'entrer en contact avec eux pour les obliger à partir. Et maintenant, j'ai un nouveau problème à résoudre: deviner ce que peut bien faire un prince déchu parmi ces esprits malins.

L'inconnu le détailla, et Jean avala difficilement sa salive; il se sentait mal à l'aise face au regard scrutateur de son interlocuteur.

- Chaque chose en son temps. Rejoignons d'abord ma chaumière, il faut soigner tes jambes. Et puis, tu sembles tellement fatigué que tes cernes sont encore plus noires que l'obscurité qui nous entoure. Je te donnerai un lit où dormir.

C'était officiel, Jean détestait la façon dont ce type lui parlait. Il s'adressait à lui comme s'il n'était rien de plus qu'un môme. Et Jean eut envie de se frapper la tête contre un arbre en se rendant compte qu'il gonflait les joues.

- Qui me dit que vous n'allez pas en profiter pour filer à nouveau ?

- Tu n'es pas un intellectuel n'est-ce pas ?

Prince ou pas, Jean allait finir par l'étriper. Ils venaient à peine de le rencontrer, mais Jean devait reconnaître qu'il avait un don pour mettre le doigt là où ça faisait mal.

- Si je ne souhaitais pas te voir, je ne serais pas revenu vers toi. Mais de toute façon, tu ne me laisses pas le choix. Dès que je te laisse cinq minutes, tu te débrouilles pour être en danger de mort. D'abord le lac, ensuite tes jambes qui risquent de s'infecter. Tu me sembles bien maladroit pour un aventurier.

- Mêlez-vous de vos affaires, pignouf.

L'inconnu écarquilla les yeux avant d'éclater d'un rire franc. Ça faisait longtemps qu'on ne l'avait pas insulté ainsi. Son rire était communicatif, mais Jean se mordit la lèvre pour s'empêcher de l'encourager dans ses moqueries.

- Aller, lève-toi. Ma demeure n'est pas très loin, mais vu l'état de tes jambes, il vaudrait mieux partir maintenant. Et tutoie-moi, je préfère.

Jean se releva péniblement. Sans en avoir conscience, il arborait toujours sa moue enfantine qui donnait tant envie au prince de le charrier.

- Au fait, je m'appelle Eren. Et toi, quel est ton nom ?

- Jean.

- Ça rime avec enfant.

Plus il lui parlait, et plus Jean avait envie de lui coller son poing dans la figure. Cet Eren était de loin la personne la plus irritante qu'il ait connu. Même monsieur Hannes et ses stupides poules à rattraper l'agaçaient moins que ce pignouf princier.

- Suis-moi de près. Dans cette forêt, on a tôt fait de se perdre dans les ténèbres.

Jean fronça légèrement les sourcils. Il sentit qu'il y avait une signification cachée dans cette phrase vaporeuse. Néanmoins, il était trop fatigué pour y réfléchir, et ses jambes lui faisaient trop mal pour qu'il puisse se concentrer sur autre chose que sur la douleur. Il se contenta de suivre Eren jusqu'à sa chaumière sans broncher. Il fut d'ailleurs surpris en découvrant l'endroit dans lequel habitait ce mystérieux prince.

Une petite maison en pierre était cachée derrière des plantes grimpantes. Impossible de la trouver sans en connaître la position, il fallait franchir une barrière de fougères avant d'y parvenir. Jean se demanda depuis combien de temps Eren vivait ici, il semblait connaître les lieux comme le fond de sa poche. C'en était presque inquiétant.

L'intérieur de la maisonnée ressemblait étrangement à l'endroit où il vivait. Elle n'avait rien de royal ou de luxueux, c'était une banale petite chaumière dans laquelle n'importe quel paysan aurait pu vivre. Jean avait de plus en plus de mal à croire que ce type était un prince. Non seulement il lui parlait de manière irrespectueuse, mais en plus, il était vêtu d'habits tout à fait modestes. Il portait une simple chemise blanche sous une tunique en lin, et un pantalon noir. La tenue typique d'un villageois typique.

Eren ne se préoccupa pas de l'étonnement de Jean, et se dirigea directement vers un meuble à tiroir qui contenait de l'alcool et des bandages.

- Assieds-toi là, dit-il en pointant une chaise en bois du doigt. Je vais te soigner.

Jean ne se fit pas prier; il était épuisé. Il se laissa presque tomber sur le siège, il ne tenait plus sur ses jambes. Il balança la tête en arrière pour lâcher un soupir, avant de la ramener brutalement vers l'avant en sentant les mains d'Eren lui saisir la jambe gauche sans un soupçon de délicatesse. Il déchira le bas de son pantalon sans ménagement avant de renverser sa bouteille d'alcool sur son mollet.

- Sacrebleu ! s'écria Jean en sentant le liquide raviver la douleur que lui infligeait ses plaies. Nom de Dieu, tu pourrais y aller plus doucement !

- La douceur n'est pas mon fort.

Ça, Jean l'avait bien senti. Il se mordit la lèvre pour penser à autre chose que le traitement infligé par Eren. Il semblait prendre un malin plaisir à le faire souffrir, alors il soupira de soulagement en le voyant s'éloigner après avoir bandé ses jambes meurtries. Il prit la décision de ne plus jamais laisser ce satané prince le soigner.

Après ça, Eren lui indiqua sa chambre où se trouvait son lit. Jean s'y dirigea à la hâte avant de se stopper au niveau de l'encolure de la porte.

- Et toi, tu vas dormir où ?

- Je vais me trouver un nid de paille qui devrais faire l'affaire.

Décidément, Jean doutait de plus en plus de son appartenance à la noblesse. C'était lui le roturier, le paysan, l'aventurier débutant. C'était à lui que revenait la paille, et non l'inverse.

Il avait beau trouver ce type énervant, il ne le détestait pas pour autant. Il était malpoli, irrespectueux et brutal, mais il avait aussi des bons côtés. Après tout, il ne fallait pas oublier qu'il l'avait sauvé d'une mort certaine, l'avait soigné - bien que de manière très indélicate - et lui offrait désormais un endroit où dormir. Ça ne plaisait pas à Jean, mais il devait admettre qu'il avait une dette envers lui.

- Ton lit est plutôt grand, je pense qu'on devrait tenir à deux.

- Diantre, tu ne crois pas que ça va un peu vite en nous ? Je ne te pensais pas si entreprenant. Et après, on dit que c'est moi qui ne respecte pas les règles de bienséance.

Piqué au vif, Jean ne put s'empêcher de rougir violemment. Ce que ce prince pouvait être embarrassant ! Il balbutia quelque chose qui devait ressembler à «c'est, c'est pas ce, ce que je vou, voulais dire !» avant de se faire interrompre par un éclat de rire.

- J'aime beaucoup te charrier, c'est très drôle.

Jean retira immédiatement toutes les pensées positives qu'il avait pu avoir sur ce type. Il pouvait bien dormir dehors si ça lui chantait, il n'en avait plus rien à faire ! Il lui tourna le dos d'un pas furieux, et se coucha dans le lit dans un geste rageur.

- J'accepte ta proposition, entendit-il. J'espérais que tu me le demandes, à vrai dire. Dormir sur la paille comme un gueux, très peu pour moi.

Jean ne répondit rien. Chaque fois qu'il ouvrait la bouche, il avait l'impression qu'Eren réussissait à trouver quelque chose pour se payer sa tête. Il se contenta de rabattre les couvertures sur lui, et de grogner en sentant une masse s'allonger à ses côtés.

- Bonne nuit mon tendre amour.

Un long frisson parcourut l'échine de Jean qui sembla remonter jusqu'à ses joues pour les teinter à nouveau de rouge. Ce prince avait le don de le mettre dans tous ses états.

- Bonne nuit pignouf.

Et en entendant une nouvelle fois le rire d'Eren, Jean s'endormit.

Le lendemain matin, il fut réveillé à l'aube par la lumière du soleil. Il retint une grimace en découvrant le prince qui sommeillait toujours à côté de lui. Il se rehaussa dans le lit, et se remémora peu à peu les événements de la veille. Aujourd'hui, il fallait qu'il mette les choses au clair avec Eren.

Il se leva, et constata avec surprise que ses jambes ne lui faisaient plus aussi mal qu'avant. Malgré la brutalité dont Eren avait fait preuve pour le soigner, Jean devait bien reconnaître que ça avait été efficace.

- Bonjour mon doux, entendit-il souffler depuis le lit.

- Ta façon de me parler est très embarrassante, tu en as conscience ?

- Mais c'est justement pour cela que je te cause ainsi.

Jean avait hâte de quitter cette forêt et ce prince de malheur. Il remit sa tunique dont il s'était débarrassé la veille pour dormir et regarda Eren droit dans les yeux. Il voulait lui montrer qu'il était sérieux, et que l'heure n'était plus aux plaisanteries.

- Lève-toi. Il est temps que tu me parles de ces feux follets, et que tu m'expliques pourquoi tu les as appelé tes sujets.

- Chaque chose en son temp.

- Le temps, on l'a déjà pris hier soir. Maintenant, tu lèves tes royales fesses et tu me rejoins dehors.

- Comme tu voudras mon amour.

Jean s'en voulait de réagir comme ça. Chaque fois qu'il l'entendait l'appeler par un surnom mignon, il ne pouvait s'empêcher de rougir et de balbutier. Ce prince en carton avait mis le doigt sur ce qui pouvait aisément le déstabiliser.

Eren le suivit docilement hors de la chaumière. La végétation était tellement luxuriante que même le jour, on avait presque du mal à discerner le bleu du ciel. Jean s'adossa contre un arbre, et lui demanda de passer aux aveux. Le prince marcha un peu, comme s'il voulait profiter un maximum de cet instant avant de tout avouer, comme un prisonnier qui savourerait son dernier repas avant d'être envoyé à la mort.

- Écoute bien, parce que tu es le premier qui va pouvoir entendre cette histoire.

- Je suis tout ouïe.

- J'avais six ans quand mon père est mort. Il était le roi d'un petit pays, pas bien puissant mais prospère et en paix. À six ans, j'ai été couronné pour gouverner ses terres. Je ne comprenais pas pourquoi on confiait de telles responsabilités à un enfant qui ne pensait qu'à se battre et à jouer dehors. Officiellement, ma mère et des conseillers m'aidaient à diriger, mais officieusement, c'étaient eux qui géraient tout. Je n'étais qu'un gamin, je ne comprenais rien à leurs histoires d'économie et de politique.

Jean opina de la tête, l'invitant à poursuivre son récit. Jusque là, rien d'étonnant. Il est vrai qu'il n'avait jamais compris pourquoi il était possible de laisser des enfants diriger des pays, mais ce n'était pas si rare.

- Un jour, un sorcier est apparu. Il s'est présenté sous le nom de Sieg. J'avais alors huit ans. Il m'a montré quelques tours de magie, comme faire apparaître des papillons en agitant la paume de sa main. Ça a suffi pour que je l'engage comme conseiller sans réfléchir. Ma mère n'avait pas été très enchantée de voir débarquer ce curieux énergumène qui lui était étranger, mais j'étais fier d'avoir enfin accompli une action dont j'étais le seul responsable.

Le regard de Jean s'assombrit. Au ton qu'avait employé Eren, il devina que ce sorcier n'y était pas pour rien dans l'origine de la malédiction qui planait sur la forêt.

- Il m'a manipulé. Moi, ma mère, mes conseillers, et tout le royaume. Il nous faisait croire que ses décisions étaient pour le bien du peuple lorsqu'elles n'étaient bonnes que pour lui. À douze ans, je l'ai viré. Il ne prenait plus la peine de me faire des tours de magie, et me snobbait à chaque fois que je le croisais au détour d'un couloir dans le palais. Pour un enfant, ça signait la fin d'une amitié. Évidemment, tu te doutes que le sorcier ne l'a pas très bien pris.

Eren marqua un silence. Si le début de l'histoire avait coulé comme de l'eau de source, désormais, il semblait chercher ses mots.

- Il m'a menacé de le réembaucher au risque de déclencher une malédiction. Je ne l'ai pas pris au sérieux, et je l'ai payé au prix fort. Pendant tout ce temps, alors que nous pensions qu'il agissait pour le bien du pays, il avait été rendre visite à chaque habitant pour les marquer de sa magie. Au sens propre du terme, il avait fait apparaître leurs âmes au creux de sa main. Il m'a donné une dernière chance. Mais moi, je n'ai pas compris la gravité de la situation. Je ne voyais rien de plus que de drôles de petits fantômes danser entre ses doigts. Alors je n'ai pas changé d'avis, et il a fermé la main.

Jean frémit. Il avait peur de comprendre ce que tout ceci signifiait. Il avait peur de comprendre qui étaient ces feux follets qui entraînaient des âmes innocentes dans les profondeurs des lacs.

- Je me souviens que le ciel s'est assombri, tout comme le regard du sorcier. Le sol s'est mis à trembler, et de la végétation a commencé à sortir du sol de palais, grimpant sur les murs et le mobilier. Effrayé, j'ai jeté un œil aux fenêtres pour constater que ce n'était pas juste le château qui se faisait engloutir par des plantes titanesques, mais l'intégralité du pays. Et je crois que le plus terrifiant, dans tout ça, c'est que j'étais le seul à crier. Comme s'il n'y avait plus personne d'autre que moi dans le royaume.

Les yeux de Jean s'étaient écarquillés malgré lui. Eren continuait de tourner en rond, même si son pas s'accélérait au fur et à mesure de son récit.

- Si j'ai dit que les feux follets sont mes sujets, c'est pour la simple et bonne raison que ces esprits malins ne sont rien de plus que les âmes errantes des anciens habitants du pays. Pendant quatre ans, le sorcier avait accumulé assez de mana pour contrôler le royaume entier. Il m'a maudit pour me punir d'avoir voulu me débarrasser de lui sans penser à ce qu'il aurait pu faire aux villageois.

Il fit une pause, esquissant un sourire bancal.

- Ton mystère est résolu, finit-il d'un ton sarcastique. Cette forêt est mon ancien royaume et ma nouvelle geôle, et les feux follets sont mes anciens sujets et nouveaux démons.

Jean en resta sans voix. Il avait un millier de questions sur le bout de la langue, mais aucune ne se décidait à sortir. Eren cachait bien son jeu, derrière ses plaisanteries moqueuses et son humour douteux. En réalité, il était bien plus torturé qu'il ne le laissait paraître. Il était rongé par la culpabilité, Jean n'avait pas besoin d'être un intellectuel pour le deviner.

- Ça fait dix ans maintenant. J'ai élu domicile dans l'ancienne demeure du sorcier, la seule qui ne se soit pas transformée en végétation. J'ai eu beau la fouiller de fond en comble, je n'ai jamais pu trouver un quelconque indice pour briser la malédiction. Alors je me suis installé ici et je n'ai jamais cherché à quitter mon royaume, en gage de rédemption. Le jour, la forêt me nourrit et me protège, elle me donne ce dont j'ai besoin pour vivre. Le soir, il arrive que les feux follets viennent me hanter. Certains me parlent, d'autres se contentent de hurler mon nom dans un souffle lancinant. Mais je ne leur en veux pas. C'est leur droit, ils méritent de se venger après ce que je leur ai fait...

- Qu'est devenu le sorcier ?

- Aucune idée. Je suppose qu'il est parti maudire de nouveaux pays, et qu'il est toujours en quête de nouveaux pouvoirs.

Jean crispa sa mâchoire. C'était sa première aventure, et il comprenait désormais pourquoi on ne lui en avait encore jamais confiée. Il avait l'impression d'être dépassé par les événements. L'histoire d'Eren était bien plus sombre que tout ce qu'il aurait pu imaginer. Il se pinça l'arête du nez, analysant le récit de ce prince déchu depuis le début. Une minute entière s'écoula dans le silence. Eren, qui avait arrêté de faire les cent pas devant sa chaumière, regardait Jean en attente d'une réponse, ou du moins, d'une réaction.

- Je suppose que si tu t'exprimes aussi bien pour quelqu'un qui n'a pas parlé à quelqu'un depuis dix ans, c'est parce qu'il t'arrive de converser avec les feux follets, c'est ça ?

- Oui. Et le sorcier avait une petite bibliothèque, j'en ai lu tous les livres. Trois fois. On s'ennuie vite, ici.

- L'idée de quitter cette forêt ne t'a jamais traversé l'esprit ?

- C'est ma prison, ma punition, et je l'accepte.

- Et après, c'est moi qui n'est pas un intellectuel. Tu es aussi idiot que moi ma parole.

Le visage d'Eren arbora une mine outrée. De quel droit ce malappris se permettait-il de lui manquer de respect ? Il était tout de même de sang royal ! Mais il se garda de toute remarque. Après tout, c'est lui qui avait commencé avec ses moqueries déplacées.

Jean fulminait. D'un côté, il comprenait sa décision; il n'était qu'un enfant, il avait grandi sans personne autour de lui pour l'aider, c'était dur de penser pour lui-même. Mais d'un autre côté, il avait envie de lui mettre des baffes pour le faire réagir un peu; Eren était résigné à passer sa vie ici, dans la solitude et l'abnégation, et ça, Jean ne pouvait l'accepter.

Il avait une proposition complètement folle sur le bout de la langue. Il mourrait d'envie de connaître sa réponse, et de toute façon, il était de son devoir d'aventurier de sauver les innocents. Et en l'occurrence, il semblait qu'Eren avait bien besoin de son aide pour apprendre à vivre pleinement sans se laisser dévorer par des remords.

- Pars avec moi.

Eren le regarda avec de grands yeux, comme s'il venait de lui sortir la plus grosse énormité qu'il ait jamais entendu.

- Pourquoi faire ? Et de toute façon, tu m'as entendu, je ne peux pas faire ça, je ne peux pas les quitter, et...

- Si, tu peux. Tu n'es pas prisonnier de la forêt, tu es seulement enfermé dans ton passé. Le sorcier dont tu m'as parlé mérite d'être mis hors d'état de nuire. Alors aide-moi à le trouver, et faisons lui payer pour ce qu'il a fait subir à ton peuple.

Les yeux d'Eren se mirent à briller de larmes qui ne tardèrent pas à couler. Il avait l'impression que tout sa vie, il avait attendu ce moment. Qu'on lui dise que ce n'était pas sa faute, qu'il était libre d'aller où il voulait. Il avait attendu qu'on vienne le sauver de ses démons. Il avait fini par ne plus espérer, au bout de quinze ans d'attente. Et voilà qu'un beau jour, cet aventurier bête et maladroit lui tendait la main.

Et cette main, Eren ne voulait pas la laisser filer.

- Oui...

Jean crut qu'il avait mal entendu. Ce n'était qu'un murmure, mais il l'avait tout de même perçu. Il ne s'attendait simplement pas à ce qu'il accepte, mais surtout, qu'il cède aussi vite. Il avait préparé toute une argumentation dans sa tête qui ne lui servirait à rien.

Cependant, une pointe d'hésitation vaguait toujours dans le regard d'Eren. Jean ne le laissa pas mijoter plus longtemps; il lui saisit les épaules et le força à le regarder dans les yeux.

- Je te jure qu'on va le retrouver, et qu'on brisera la malédiction qui pèse sur ton royaume depuis trop longtemps maintenant. Aie confiance en moi.

Et Eren ne demandait que ça: pouvoir avoir confiance en lui. Alors il essuya ses larmes dans un geste rageur, et hocha la tête. À eux deux, ils réussiraient à briser le maléfice qui rongeait son peuple et son propre cœur. À eux deux, ils pourfendraient le sorcier et délivreraient les âmes en peine de leurs regrets.

Pour la première fois depuis bien longtemps, Eren retrouvait espoir.

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