I. PAR-DELÀ LE RHIN

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Bacharach, Palatinat du Rhin, Saint-Empire romain germanique


Il a une cicatrice au visage, elle court de sa mâchoire jusqu'à sa tempe. Loreley sait qu'elle ne le devrait pas, mais elle fait glisser son doigt le long de la balafre, faisant frémir son détenteur. Il soupire. C'est toujours plus qu'un soupir quand il s'agit de Guntram ; dans ce râle rauque, elle sent le vent de la Baltique – ses effluves de sel, mais aussi de sang. Du sang versé, du sang sur les mains du chevalier teutonique qui partage ce soir sa couche.

Elle te fait encore mal ? demande Loreley.

Elle n'ose pas le regarder dans les yeux, mais de toute manière il ferme les siens.

Elle meurtrira toujours ma chair.

D'un geste doux mais ferme, il se dégage de son étreinte et se redresse sur le lit, le feu dans ses prunelles reflétant celui qui vit dans l'âtre de la chambre. Elle peut voir dans son dos d'autres cicatrices, ainsi. Certaines sont plus récentes encore que celle qui ceint sa joue, mais elles sont moins douloureuses, car elles ne constituent pas les stigmates du jour qui conduisit le jumeau de Guntram à la mort.

Le jour était parfaitement blanc..., murmure-t-il pour lui-même, le regard perdu dans les flammes.

Loreley commence à les connaître par cœur, ces mots-là. Ils planent sur les épaules du chevalier comme des oiseaux de mauvais augure. Elle se lève à son tour et se faufile, agile entre les draps, les meubles et les souvenirs, jusqu'à la bouteille de vin de Steeg qui repose près du foyer. La lueur enflammée dessine sur son corps d'étranges ombres ; Guntram les observe danser sur la peau de la jeune femme comme s'il cherchait à y lire un présage.

Je sais, dit-elle simplement en lui tendant une coupe.

Il en avale le flot aussi noir que le Rhin cette nuit-là. Loreley embrasse ses cheveux roux foncés avec une tendresse qui ne leur appartiennent pas, pas à elle, la putain, ni à lui, le renégat.

Une délicatesse qui a disparu dans le fleuve, en une cicatrice invisible qui marque pourtant tout autant sa chair et son âme. Mais elle est une Rose. Et les Roses, chez Adalwin, ne sont pas faites pour porter leurs épines, mais pour se dévêtir de leurs pétales. Alors, reprenant la coupe des mains de Guntram, elle l'attire vers elle sur la couche.


***


Freising, Duché de Bavière, Saint-Empire romain germanique


La colère de l'évêque résonne entre les murs de sa résidence. Entre ses mains, une missive froissée qui porte des nouvelles qu'il ne supporte pas. Les mots dans sa bouche sont un feulement sourd ; les clercs à ses côtés se regardent, pantois, ne sachant pas comment réagir face à cet homme qui, pour avoir pourtant plus d'une cinquantaine d'années, est connu pour ses excès et ses emportements violents.

Jürgen ! rugit-il.

Un homme un peu plus jeune, la tête baissée en une docilité savamment travaillée, s'approche du prélat courroucé.

Monseigneur ? demande-t-il servilement.

Le duc de Bavière a augmenté le montant des octrois sur le sel à Landshut. Il veut à tout prix avoir la mainmise sur Freising, je ne puis le tolérer ! éructe l'évêque.

Jürgen, en tant que vicaire général de l'évêque de Freising, connaît bien la querelle qui confronte les évêchés longeant l'Isar, rivière permettant le commerce du sel et qui fait la fortune du diocèse, et le duc de Bavière, Ludwig de Wittelsbach. Ce dernier a failli obtenir la souveraineté sur la ville il y a bientôt trois ans de cela, et l'évêque ne l'a jamais oublié, il le sait. Il sait aussi que ce litige de pouvoir réfléchit un plus haut conflit aux sommets de l'Etat : la lutte du sacerdoce et de l'Empire, opposant le pape Grégoire IX à l'empereur Friedrich II. Ici, elle prend la forme d'impôts sur l'or blanc venu de la mer Baltique.

Quelques fois, Jürgen craint qu'elle ne finisse par s'exprimer par une autre forme de violence, qui ne ferait pas jaillir des deniers de leurs poches mais bien du sang.

Je vous mande auprès du Seigneur Henning de Bacharach, burgrave du Burg Stahleck. Vous y négocierez avec lui une baisse des octrois.

Les prunelles du vicaire scintillent d'une inquiétante lueur. L'envoyer, lui, son bras droit, au Palatinat du Rhin, traiter avec le commandant du château de Bacharach que Ludwig de Wittelsbach a durement acquis par le mariage de son fils à l'héritière des Welf il y a presque quinze ans est en quelque sorte la déclaration de guerre qu'il a toujours redoutée. Il s'incline cependant, placide :

Je pars sur le champ, Monseigneur, conclut-il.

Sans même attendre que l'évêque le congédie, il sort de la résidence et se rend immédiatement aux écuries. Jürgen a conscience que l'algarade que son supérieur a eu à l'instant où il a posé ses yeux sur la lettre du duc implique qu'il se rende urgemment dans cette ville par-delà le Rhin. Accompagné de deux clercs qui le quittent rarement, il fait préparer leurs montures et leurs provisions. Le voyage durera quelques jours, le temps de galoper jusqu'à Mayence pour y prendre un bateau les menant à leur destination.

Malgré l'urgence des événements et l'ire de son évêque, Jürgen sait exactement où il s'arrêtera en premier lieu une fois à Bacharach – dans une Roseraie où les fleurs ne sont pas les seules à croître, mais aussi les secrets.


***

Bacharach, Palatinat du Rhin, Saint-Empire romain germanique


C'est un soir de septembre frais à Bacharach. La ville surplombe directement le Rhin, et l'humidité du fleuve semble transpercer ses vêtements. Ses pas résonnent sur les pavés. La Lune est claire dans le ciel, elle étend une lumière métallique qui offre une bonne visibilité des alentours, alors il s'arrête un instant, relève la tête.

Le Burg Stahleck trône en vainqueur au-dessus de la ville, château fort juché en éperon de montagne réputé imprenable, d'où lui vient son nom – Stahel, l'acier – et son importance pour le comte palatin du Rhin et duc de Bavière, son propriétaire. Il distingue la tour massive qui s'érige dans la cour intérieure et qu'il a quittée ce soir pour descendre dans la ville. Sur les feuilles des vignes aux pieds des remparts chatoient des gouttes de rosée sous la lueur sélénique, un millier de minuscules étoiles terrestres. Cette image, pourtant pittoresque, fait contre toute attente dessiner des rides soucieux sur le front du trentenaire : le Burg est entouré d'une aura étrange, ce soir, dans la clarté vespérale, et cela le saisit un instant d'effroi.

Il se ressaisit quand il entend le crissement de ses chausses sur le pavement. La fatigue l'accable, ces temps-ci. Cette nuit, il veut oublier les affaires qui le tourmentent – la politique, les accidents de navigation en amont du Rhin, la justice à rendre. Cette nuit, il ne veut plus qu'on l'appelle par son titre, mais par son nom. Alors il continue son chemin dans la ville jusqu'à parvenir à sa destination : une large maison à colombages qui porte le nom Die Rosalind. La Roseraie.

A l'intérieur, c'est maître Adalwin qui l'accueille. Propriétaire du lupanar le plus populaire du comté, c'est un homme légèrement plus vieux que lui qui le salue avec une affabilité des plus professionnelles.

Seigneur Henning, Le Burgrave ! entonne le tenancier aux cheveux blonds clairs. Ce soir, la Lune est pleine et la maison aussi.

Henning observe le salon derrière son interlocuteur, où des hommes boivent le meilleur vin de la région accompagnés de femmes qui embaument la volupté et la luxure. Il reconnaît une fille aux taches de rousseur qui a de nombreuses fois partagé sa couche. Elle est allongée sur les genoux d'un quidam enivré par l'alcool ou les charmes particuliers du lieu, il ne saurait dire.

Où est votre petite Rose aux cheveux de soleil ? s'enquit-il.

Ah, la Loreley ! Elle est déjà occupée avec un client.

Le burgrave pourrait parier qu'il s'agit de Guntram de Lübeck, chevalier teutonique ayant déserté son Ordre après avoir perdu son frère jumeau en croisade contre les tribus païennes prussiennes, il y a trois ans. Il le sait car si ce dernier peut élire domicile dans une chambre du bordel d'Adalwin, c'est parce qu'il lui accorde sa clémence et ne le remet pas aux mains du Grand Maître, lui qui enfant avait rêvé de rejoindre les rangs des chevaliers teutoniques. Il sait aussi que Guntram lui doit beaucoup d'argent, mais il se garde bien d'ajouter cela à ses pensées moroses, ce soir.

Les affaires de la ville m'épuisent, soupire-t-il en se grattant la barbe.

Des soucis, messire ? interroge Adalwin en versant du vin blanc dans une coupe. Suivez-moi, partageons une bouteille et je vous garde la Loreley pour demain.

Henning accepte, suit le tenancier dans un salon adjacent à celui qui accompagne l'entrée des visiteurs, une pièce réservée aux meilleurs clients – si ce n'est aux plus influents. Quelques individus partagent des verres offerts par une charmante jeune femme. Elle vient à leur rencontre dès qu'elle les voit entrer.

Sieglinde, ferme la porte, le bordel est plein. Fais le tour de l'établissement pendant que je bois un verre avec mon ami, et rejoins-nous dans une heure pour servir ce Seigneur, invective le gérant avec autorité.

Tout de suite, maître Adalwin, répond la demoiselle avant de disparaître.

Les hommes s'installent sur un canapé de velours pourpre et, bien vite, l'alcool se lit dans leurs prunelles et dans l'odeur de leurs haleines. Le vin que lui sert Adalwin est du meilleur crû, il finira par lui coûter cher. Mais pour l'instant, le liquide doré dans sa coupe l'apaise.

Le comte de Wittelsbach voit d'un mauvais œil la politique du prince impérial, marmonne Henning. Et ce qui le trouble me trouble aussi, car bien souvent ses préoccupations me reviennent, en vertu de la confiance qu'il m'accorde.

Le prince ? Son altesse Hainrich II ?

Précisément. Il établit de plus en plus de villes d'Empire, dont la souveraineté revient immédiatement à notre Empereur. Il grignote du pouvoir sur les princes d'Empire – les ducs, les comtes et moi-même – pendant que nous sommes trop occupés à nous méfier de l'Eglise...

Henning boit d'un coup son verre, le pose un instant, sa vue troublée par l'alcool dans son sang. Finalement, il n'a plus envie de ressasser en boucle les enjeux politiques qui l'écrasent. En parler les rendent trop réels, plus qu'ils ne le sont déjà en plein jour. Il ferme les yeux un moment pendant qu'Adalwin remplit sa coupe à nouveau, et souhaite déjà que la Rose qu'il a croisée tout à l'heure revienne l'aider à oublier.


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