Chapitre 22 - Rendez-vous à la bibliothèque

Màu nền
Font chữ
Font size
Chiều cao dòng

Karis manqua de pousser un cri : deux secondes plus tôt, elle touchait à son but ! Elle retint une larme de frustration.

— Allez vous disputez ailleurs sur vos méthodes d'éducation, ou taisez-vous, grinça Jil.

La ligne noire avait dépassé le bas des cottes de Limbe, qui se soulevait ou s'abaissait au rythme irrégulier de sa respiration. Le cœur de Karis s'emballait, cognait plus fort. Elle pouvait presque entendre le sang qui résonnait à l'intérieur de sa poitrine. Ses pensées, elles, passaient sans rester dans sa tête.

Tous les détails les plus futiles lui sautaient aux yeux : ses mains tremblantes, le pendentif argenté que portait Limbe autour du cou, les cernes de Lumi, l'odeur poussiéreuse de la maison. Ce n'est pas le moment ! Tu aurais dû te concentrer plus, bon sang, tu as échoué ! hurla une voix intérieure. Tu auras sa mort sur la conscience. Plus que jamais, Karis regretta les dons fabuleux d'Unili. Elle aurait déjà sauvé son cousin en moins de temps qu'il ne fallait pour dire « Kya ».

— Allez voir si Léka va bien, intima Jil d'un ton sans appel. Nous l'avons laissé seule.

Aucune des deux femmes ne broncha, elles s'exécutèrent sans piper mot. Karis fixa ses pieds lorsqu'elles quittèrent la pièce, persuadée qu'autrement elle ne verrait que l'étendue du désappointement de son mentor. Qu'est-ce que la Citadelle penserait d'elle en apprenant qu'elle avait laissé mourir l'un des leurs ? Jil posa une main bienveillante sur l'épaule de l'Ashkani.

— Reprenons, veux-tu ? Tu peux y arriver.

— Comment pouvez-vous en être aussi sûre ? soupira la jeune fille.

Tout était à refaire. Cette réalité frappa Karis comme un coup de fouet. Peut-être que le temps qu'elle retrace la Clef, le poison aurait atteint le Cœur de Limbe. Peut-être était-il déjà trop tard. Fichu et douloureux espoir qui lui serrait la gorge.

— Tu es une Ashkani. S'il y a quelqu'un qui peut aider ton ami, c'est bien toi. Et même si cela ne marche pas, Limbe t'en serait reconnaissant d'avoir tout tenté.

— Je ne veux pas qu'il meure ! s'écria-t-elle avant de passer frénétiquement ses mains dans ses cheveux. Je ne peux pas encore vivre ça !

Karis enfouit sa tête dans les bras. Quelle égoïste elle faisait, à ne penser qu'à elle alors que c'était son ami qui souffrait le martyr avec ce poison qui lui dévorait l'Âme. Elle allait finir par croire les superstitions absurdes qui courraient sur son compte dans la Citadelle. Elle ne faisait qu'apporter le malheur à ceux qu'elle aimait, par la faute de son père. Peut-être avaient-ils raison après tout.

— Je sais, murmura Jil en hochant la tête d'un air compréhensif. Mais tu as la possibilité de contribuer à le sauver, tu le réalises ? Et même si ce n'est qu'une possibilité, elle en vaut bien la peine. Même si toi tu n'y crois pas, moi oui.

Karis posa la main sur son cœur pour se calmer, après avoir adressé à son oncle un sourire – ou plutôt une grimace – de reconnaissance. Elle hocha la tête. En quelques minutes, la pièce fut à nouveau illuminée de lumières azur, puis rouge vif, qui tournèrent au violet lorsque les différents traits fusionnèrent. La jeune fille se sentit portée par l'énergie qu'elle créait. Elle pouvait le faire. Il le fallait.

Une fois la Clef tracée et stable, Karis guetta l'approbation de Jil, qui lui lança un signe d'encouragement. Retenant son souffle, elle toucha du bout des doigts ses dessins pour en activer l'effet, qui ne se fit pas attendre.

Toute l'énergie accumulée par ses pouvoirs s'évanouit tout à coup. Elle lâcha un glapissement d'horreur. Les lignes de la Clef ondulèrent dangereusement.

— Tiens bon, c'est en train de fonctionner ! s'émerveilla son oncle.

Rassénée par ces paroles, Karis y mit toute son énergie, jusqu'à ce que le sol tangue sous ses pieds et jusqu'à ce qu'elle tourne de l'œil. Qu'importe, du moment qu'elle sauvait Limbe. Ce dernier fut à nouveau secoué d'un spasme, et malgré son inconscience, laissa échapper un hoquet qui vira à la quinte de toux. De son corps sortirent deux sphères rayonnantes – l'une bleu, l'autre rouge.

— Incroyable ! Ne bouge pas, il nous faut un réceptacle, claironna Jil.

Karis opina vaguement, la tête lourde. Sans doute avait-elle un peu trop forcé sur ses réserves d'énergie. L'envie la prit soudain de s'allonger au sol pour apaiser cette sensation écœurante de tournis. Alors que Jil était plongée dans le contenu des tiroirs de la table, la jeune fille sentit l'air lui manquer.

— Oncle Jil ? émit-elle faiblement. Je ne me sens pas très bien.

Il redressa aussitôt la tête avec une mine alarmée, avant de se précipiter vers elle non sans jeter un coup d'œil d'abord à son patient.

— Ne t'inquiète pas, ce sont des effets secondaires tout à fait normaux après avoir lancé une Clef aussi complexe.

— Je crois que...

Sa phrase resta en suspens. Tout devint flou. Les membres étendus par terre en étoile, ils étaient trop lourds pour qu'elle puisse bouger. Ainsi clouée au sol, elle leva simplement son petit doigt pour commander la disparition de sa Clef, sans même réfléchir. Aussitôt, elle sentit l'air revenir dans ses poumons. La lumière améthyste disparut, remplacée par celles des sphères toujours suspendues au-dessus de Limbe et des quelques bougies de la pièce.

— Non ! s'époumonna-t-il. Attends encore !

Mais il était trop tard : sans objet pour leur servir de réceptacle, l'Esprit et le Cœur du jeune homme filèrent à toute allure vers celle qui les avait délogés de leur ancrage habituel. Les deux sphères entrèrent en contact avec sa peau telle la brûlure d'un feu ardent.

Karis vacilla sous la vague d'énergie pure qui s'abattit sur elle. Le souffle coupé, comme si on lui avait donné un coup dans le diaphragme, elle suffoquait.

— Respire, respire, ça va aller. Ce n'est pas mortel rassure-toi, la tranquillisa Jil en passant son bras sous sa nuque.

— Me voilà complètement rassurée, ironisa-t-elle tout bas, alors que le monde se réduisait à de vagues taches dans son champ de vision. Qu'est-ce qui s'est passé ?

— Eh bien, comment dire... hésita-t-il en se grattant la nuque. À présent dans ton Corps il n'y a non pas un, mais deux, Esprits et Cœurs.

Karis entendit à peine ces paroles, sombrant dans un état second. Au plus profond d'elle-même, sa conscience se rétractait face à l'énergie étrangère qui l'habitait désormais. Elle se redressa d'un coup, persuadée de sentir tout près d'elle l'odeur indéfinissable de son ami.

Limbe ? appela-t-elle en son for intérieur.

Telle une petite bête qui rampe au fond de son abri, Karis se replia en elle-même. Métaphore de son Âme, un vaste paysage enneigé apparut. De dos, une silhouette se tenait debout, les yeux rivés vers le ciel d'une pureté immaculée. Limbe se tourna vers elle avec un sourire.

Karis se mordit la joue, incapable de retenir les pleurs de joies qui dévalèrent sur son visage. Sans réfléchir, elle se précipita vers le jeune homme, lui sautant presque au cou. Ici, il ne portait nulle trace de blessures.

Holà, s'amusa-t-il en refermant maladroitement ses bras sur elle. Que me vaut tant d'affection de ta part ?

La jeune fille se laissa aller contre lui, avant de se ressaisir. Elle s'écarta doucement, les joues en feu, puis prit ses mains en répondant simplement :

Tu es là.



L'angoisse ne quittait plus Milanne depuis l'aveu d'Anlin. D'abord, parce que son père était bel et bien aux ports de la mort. Ensuite, parce que la jeune fille n'avait trouvé cette nuit aucune trace de Karis dans ses rêves. Où diable était passé l'Askanienne ? Lui était-il arrivé quelque chose ?

Enfin, son angoisse venait d'atteindre des sommets alors que, sur la pointe des pieds, elle venait de sortir de sa chambre sans autorisation d'Anlin. Elle avait terriblement honte du stratagème dont elle avait usé.

Toutes les nuits, sa garde du corps avait l'habitude de se lever pour se passer de l'eau sur le visage régulièrement – cela l'aidait à ne pas s'assoupir. Or, elle se désaltérait souvent au passage. Milanne n'avait eu qu'à prétexter un passage à la salle d'eau pour glisser dans la cruche d'eau la poudre soporifique qu'Anlin lui avait apportée. Dans l'obscurité, impossible de détecter une couleur suspicieuse. Et le somnifère était sans goût. Cela faisait à présent dix bonnes minutes que la femme ronflait comme un sonneur.

Sa protégée avait saisi son châle et le livre de Thilste, avant de refermer la porte derrière elle. Les deux sentinelles qui gardaient l'entrée de sa chambre parurent étonnés de la trouver là, mais ne firent aucun commentaire devant le sourire radieux de la fille de l'Orem. Elle prit soin de leur glisser un « bonne soirée » fort innocent. Les pauvres hères n'allaient pas oser l'interroger et risquer leur place en la contrariant.

Atteindre la bibliothèque sembla durer une éternité, car Milanne se penchait discrètement à chaque couloir pour surveiller ses arrières. Mais personne ne lui barra la route, et bientôt, elle se retrouva entre les rayons de livres faiblement éclairés par des lanternes, à l'abri de tout regard.

À l'abri de tous, sauf de Thilste, qui l'observait assis par terre contre une étagère. Il la salua d'un signe de tête.

Le silence régnait dans la pièce, interrompu soudain par le claquement que fit l'étudiant en refermant un livre, qu'il posa sur une étagère. Milanne jeta un coup d'œil par une fenêtre : la lune était encore haute et le ciel noir.

— On dirait que je ne suis pas en retard, murmura-t-elle avec satisfaction.

Elle prit place auprès du jeune homme sur le parquet froid, avant de lui tendre son livre. Comme la première fois, il le reprit avec une moue sceptique, sortit une gomme de sa poche puis effaça son message. Avait-il des nouvelles à lui annoncer ? Le ventre de Milanne se tordit un peu plus.

— Alors, s'enquit-elle, pour quelle raison est-ce que vous me tirez de mon lit à trois heures ?

— C'est tôt comme horaire, toutes mes ex...

— Je ne dormais pas de toutes les manières, le coupa-t-elle avec impatience. Et puis, ce n'est pas comme si on pouvait parler librement en plein jour.

Thilste opina du chef, caressant du bout des doigts la couverture de son recueil.

— Vous avez dit que vous me rendriez un service... commença-t-il d'un ton hésitant.

Elle ne savait pas si elle devait être déçue de l'absence de nouvelles, ou en être soulagée. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles.

— Et je tiendrais parole, le rassura-t-elle.

Malgré la pénombre qui assombrissaient ses yeux, Milanne lut le doute dans son regard. Il tripota la manche de son uniforme, qu'il ne semblait décidément jamais quitter.

— Enfin, se reprit-elle, tant que vous ne me demandez pas de commanditer un assassinat, de détourner de l'argent public ou d'emprisonner quelqu'un sans preuves de culpabilité.

— Rien de tout cela, répondit-il en secouant la tête.

Il arrêta de jouer avec ses vêtements pour passer une main nerveuse dans ses cheveux, tirant sur une mèche qui recouvrait sa tempe.

— Je dois sortir d'ici, déclara-t-il.

Milanne arqua un sourcil, pointant la porte de la bibliothèque.

— Eh bien, faites, grommela-t-elle.

La moue inquiète de Thilste se mua en gloussement.

— Non, je veux dire, c'est le service que vous me devez. Il faut que vous me fassiez sortir de Runac. Et ce, à la barbe de mon oncle.

Estomaquée, Milanne ne répondit pas tout de suite.

— Mais pourquoi vous voudriez faire une chose pareille ? finit-elle par lâcher. Vous n'êtes pas heureux ici ?

Il se renfrogna, détournant le regard.

— Mes raisons ne regardent que moi, répliqua-t-il. Et puis, vous n'auriez pas grand-chose à faire, juste à me donner un sauf-conduit.

Ces petites pièces d'or étaient frappées des armes d'une famille : plus celle-ci était importante, plus on avait d'avantages. Autant dire qu'avec un sauf-conduit des Larinu, on pouvait faire beaucoup de choses dans le royaume. Y compris sortir d'une grande ville sans passer par les postes de garde, sans vérification d'identité.

— Comment allez-vous sortir de la forteresse ? objecta Milanne. Vous avez besoin d'un sauf-conduit de votre famille pour ça, et je doute que vous en ayez un si vous me demandez le mien.

— Je vais me débrouiller autrement.

Milanne plissa les yeux. Elle possédait bien un sauf-conduit – fait assez rare pour quelqu'un de son âge, mais Dias lui faisait confiance pour ne pas en abuser. Cependant, il lui était inutile ici : malgré leur pouvoir, les Larinu n'était pas souverains dans la forteresse même. Si Niel voulait la retenir ici, il le pouvait puisqu'il était chez lui.

Et puis, l'Orem lui-même le lui avait ordonné.

— Très bien, affirma Milanne. Je vous donnerai mon sauf-conduit. À une condition.

— Je suis tout ouïe, l'encouragea Thilste.

Son air réjoui et plein d'espoir s'effaça brutalement quand elle reprit la parole :

— Je pars avec vous.  




Merci de votre lecture, en espérant que vous avez apprécié ce chapitre :3 A la semaine prochaine pour la suite ;)

Bạn đang đọc truyện trên: Truyen2U.Pro