20. Un spectre stagnant

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L'atmosphère aux archives n'a plus rien à voir avec celle de cette après-midi. Et sans mes dons, j'aurais été incapable de deviner que la salle était encore hantée. Elle est maintenant agréable à vivre, aérée, apaisante. Je me rends mieux compte à présent combien elle est spacieuse, malgré ses hauts et larges rayonnages.

Mais bien que tout soit calme, Kianshei reste sur la défensive. Il ne relâche ma main que pour l'approcher de ses armes, jetant des coups d'œil furtifs autour de nous comme si d'autres spectres pouvaient surgir à tout moment et nous attaquer.

Ce n'est vraiment pas un quotidien de chasseur d'âmes auquel je suis habituée ! Et malgré ma tenue, ce n'est pas ce à quoi je me préparais en venant ici. Cependant, prenant exemple sur lui, je redouble d'attention et avance à pas prudents. 

Il se dirige finalement vers un recoin, au fond de la pièce, où il s'arrête, fronçant les sourcils.

Elle est faible, pâle, mais je parviens à distinguer la forme spectrale qui attend là. C'est bien celle de cette après-midi, c'est la même énergie. Et pourtant...

Kianshei se retourne, cherchant aussitôt mon regard des yeux. Je lui renvoie son expression perplexe. 

La spectre ne dégage plus du tout la même chose ce soir, elle n'a pas la même force d'âme, elle n'essaye même plus de se cacher... Et surtout : elle ne veut plus rien. Elle se contente d'être là, sans aucun but, ondulante, mouvante tout en faisant du sur-place, pareille à une barque amarrée à quai.

Je vois bien ce que cela veut dire, mais il y a quelque chose qui cloche. Levant la tête vers l'empereur, je murmure  donc :

- Je ne comprends pas, on... on dirait un fantôme stagnant.

Il secoue la tête, tout aussi ennuyé que moi.

- On dirait, oui.

- Elle ne peut pas être devenue stagnante en seulement quelques heures...

Normalement, il faut plusieurs siècles pour ça ! Mais j'ai assez de fois pensé "c'est anormal" ou "c'est impossible" depuis mon arrivée ici, pour commencer à remettre en doute ce que j'ai appris des fantômes. Je lève donc le menton vers lui, en demandant :

- Vous avez déjà vu ça ?

- Non, c'est la première fois. 

Il pousse un long soupir avant d'afficher un sourire en coin, et de lâcher d'un ton qu'il veut sans doute ironique, mais qu'on sent peiné :

- Je suppose qu'un seul problème pour ce soir, ce n'était pas assez...

Tâchant de me faire rassurante, je propose :

- On peut peut-être quand même essayer de lui parler ? On ne sait jamais ?

Il acquiesce d'un hochement du menton, sans trop avoir l'air d'y croire. Moi non plus, je n'y crois pas, on ne peut pas communiquer avec un fantôme stagnant. Mais ce fantôme était pensant il y a encore quelques heures, alors je tente quand même.

Les yeux et mon énergie fixés sur le spectre, je répète en boucle la formule rituelle l'incitant à communiquer avec moi : "je tends l'oreille, j'entends ta voix. Je tends l'oreille, j'entends ta voix..."

Sans surprise, la spectre demeure fermée, absente, vide. Elle n'a plus rien d'un fantôme pensant. Ennuyée, je grimace :

- Ça ne marche pas...

- Je sais, j'ai essayé aussi, gronde-t-il en s'assombrissant. 

- C'est vraiment étrange.

- Un mystère de plus qu'il nous faudra résoudre, murmure-t-il amer. Ou qu'on ne résoudra jamais...

Hésitante, je suggère :

- Vous pensez que ça peut avoir un lien avec ce qui s'est passé tout à l'heure ?

Je ne vois pas comment, mais deux événements inhabituels en une soirée, ça fait beaucoup. D'un air abattu, il hausse les épaules en répondant  :

- ...Oui ? ...Non ? Comment savoir ?

Il soupire avant de se passer la main dans les cheveux, soudain découragé. D'une petite voix, je suggère :

- Vous disiez que les prêtresses avaient fait des recherches sur elle, mais n'avaient rien trouvé. Il y a peut-être des détails qui leur ont échappé ?

- J'en doute. Mais on pourra toujours regarder ça tous les deux, oui...  à tête reposée.

Une dernière fois, il balaye la pièce des yeux. Mais il n'y a rien de menaçant ici, ni même de réel problème. J'appelle en moi Huntseyam, et le harfang ne semble pas s'inquiéter. Je le sens, au loin, qui contemple tout ça sans réellement s'y intéresser. J'annonce alors :

- Je crois qu'il n'y a pas de danger ici.

Il opine du chef, silencieux.

- Bon..., finit-il par souffler. Libérons-la. Il n'y a plus que ça à faire de toute façon.

Ce n'est pas une tâche compliquée. Nous n'échangeons qu'un rapide regard avant de chacun commencer nos gestes et paroles rituelles. Je ne sais pas lesquelles prononce l'empereur, mais nos énergies se combinent avec harmonie. La sienne attire tout naturellement la spectre, la met en confiance, l'enserre et la guide. La mienne lui ouvre une porte distincte, fiable et puissante dans la nuit.

En quelques instants, sans résistance, la fantôme s'évapore, coulant vers l'autre monde. L'empereur se tourne ensuite vers moi, déclarant misérablement :

- Vous êtes venue pour rien. Je suis désolé, encore une fois.

Il y a quelque chose dans son air, sur son visage, dans ses yeux... il me paraît sans défense, perdu, comme s'il n'en pouvait plus que les choses s'abattent sur lui sans qu'il n'y puisse rien, et qu'il était prêt à cesser de lutter pour se laisser anéantir.

Sans vraiment réfléchir, je saisis ses mains comme pour l'empêcher de s'effondrer intérieurement. Puis, avec un enthousiasme un peu forcé, je m'écrie :

- Mais non ! Vous ne pouviez pas savoir ! De toute façon, je préfère avoir vu ce fantôme stagnant de mes yeux, sinon je ne sais pas si j'y aurais cru. Et puis...  c'est plus agréable de travailler à deux, non ?

Mes yeux plantés dans les siens, je parviens à lui arracher une lueur d'espoir, et il me répond d'un air rêveur.

- Oui. Oui, c'est vrai.

Une dernière fois, il inspecte la pièce du regard, en silence, avant de bredouiller.

- Je... est-ce que cela vous ennuie si... si je retourne voir mon père ? J'aimerais... j'aimerais m'assurer que tout va bien.

- Bien sûr, allez-y  ! Ça ne m'ennuie pas du tout ! Vous voulez que je vous accompagne ?

Il secoue la tête, embarrassé.

- Je préfère y aller seul... je vous retrouve dans nos appartements après ? J'essayerai de ne pas être long.

Nos appartements ? Il me semble que ce sont surtout les siens, mais je ne vais pas chipoter maintenant, ce n'est vraiment pas le moment. À la place, je déclare :

- Prenez votre temps. Je ferai un somme en vous attendant, ça me fera du bien.

Je lui offre mon sourire le plus aimable et il m'en rend un plus timide.

- Merci.

En ressortant, l'empereur communique quelques rapides ordres aux prêtres et prêtresses, puis nous gagnons un croisement ensemble.

- Vous retrouverez votre chemin ? me fait-il en s'arrêtant. D'ici ce n'est pas compliqué, vous prenez deux fois à droite, une fois à gauche, et ensuite vous tomberez sur l'escalier qui mène aux appartement.

Je ne sais pas d'où me vient cette assurance, mais je m'entends répondre sûre de moi :

- Oui, pas de souci !

Nous nous séparons et je suis ses consignes. Deux fois à droite, une fois à gauche... puis une antichambre, une cour intérieure, encore une antichambre... et nulle part je n'aperçois la salle au grand escalier ! Ni même un escalier tout court !

Qu'est-ce qui m'a pris de dire "Oui, pas de souci"?! Je ne voulais pas le déranger, pourtant je me doutais déjà que j'allais me perdre. Et évidemment, à cette heure-ci je ne croise personne !

La lumière artificielle des lanternes à éther donne l'illusion que les lieux sont animés, alors qu'en réalité ils sont totalement vides.

J'erre encore un peu, le temps s'étire, mes pensées vont du père de l'empereur, à l'empereur lui-même, j'espère qu'ils vont mieux tous les deux... et enfin, je reconnais où je suis ! Malheureusement, c'est l'inverse de ce que je cherchais : je suis dans les parties du temple les plus communes, celles que nous traversons quand nous devons nous rendre aux cérémonies. Les appartements privés sont complètement à l'opposé.

Je retire tout ce que j'ai pu dire de positif sur l'architecture de ce temple ! C'est pas possible de concevoir un tel labyrinthe !

Me voilà donc repartie dans l'autre sens, en priant pour qu'une prêtresse ou qu'un prêtre qui ne soit pas parti se coucher puisse m'orienter. Je ne vois personne, mais j'entends soudain résonner un rire clair.

Faisant marche arrière, je me dirige aussitôt dans cette direction. Je m'apprête à appeler quand je crois reconnaître la voix qui déclenche un nouveau rire. C'est la voix de mon professeur de lecture et d'écriture ! Qu'est-ce qu'il fait là ?!

Le bon sens voudrait que je m'éloigne au plus vite, mais la curiosité me pousse à m'approcher. Les voix proviennent d'une petite pièce dont la porte est entrouverte, et je jette un œil discrètement tout en demeurant cachée.

Mon professeur est en compagnie d'une prêtresse à laquelle il faisait déjà du charme en fin d'après-midi. Il est en train de raconter une anecdote sur d'autres professeurs de l'école, provoquant fou rire sur fou rire chez son interlocutrice. Je reconnais sa façon de parler, si facilement irrévérencieuse et espiègle. 

La prêtresse est nonchalamment appuyée contre son épaule, tandis qu'il lui caresse la joue. Apparemment, la Fête de la Montagne n'est pas encore terminée pour ces deux-là ! Je n'y pensais plus du tout, moi. 

Bon, je vais éviter de me faire remarquer. Tant pis pour mes espoirs de retrouver mon chemin ! Je m'éloigne à pas silencieux, priant maintenant pour ne pas tomber sur un autre professeur qui se serait attardé.

Je ne sais par quel miracle j'échoue enfin dans un couloir que je reconnais, et qui mène  au grand escalier acajou. J'en gravis les marches au pas de course. Dans le hall, devant la porte des appartements, deux prêtresses montent la garde.

Je suis en train de chercher comment leur demander poliment de me laisser entrer quand, sitôt qu'elles me voient, elles s'inclinent bien bas en déclarant :

- Majesté !

Je ralentis alors le pas, surprise. Je crois que je ne m'y ferai jamais. Sans que je n'aie eu besoin de m'expliquer, elles ouvrent les portes devant moi. Oh ? Bon. Tant mieux après tout. Je les salue tout de même en m'approchant, souriante :

- Bonsoir !

Elles paraissent un peu surprises et, au lieu de me rendre mon sourire, inclinent un peu plus la tête. Sitôt que j'entre dans le salon principal elles referment les portes derrière moi. Quelques lumières ont été rallumées, je n'ose pas les éteindre.

Malgré la fatigue, je suis bien décidée à attendre un peu l'empereur. Même si je doute que j'aurai des réponses à mes questions ce soir, j'aimerais au moins être sûre que tout va bien. Je me sers un peu d'eau et erre donc dans la pièce, perdue dans mes pensées, bâillant sans cesse.

Mais le temps passe et, voyant que Kianshei n'arrive toujours pas, je me force à entendre raison. Demain, je dois me lever tôt, il faut que je dorme un peu plus si je veux arriver à tenir toute la matinée, puis à enchaîner avec des cours de danse après la cérémonie !

Rien que l'idée me fait souffler bruyamment.

Je me résous donc à aller me mettre au lit. Quand je peux enfin m'y glisser, il est si accueillant, et je suis si fatiguée, que je m'endors comme une masse malgré ma soirée mouvementée.

Il me semble dans mon sommeil entendre peut-être, beaucoup plus tard, un pas familier parcourir la pièce. Je pense entendre également le bruit de vêtements qu'on délace et qui glissent au sol. Avant de sentir dans le lit, derrière moi, un parfum léger, mélange de jasmin, de chèvrefeuille, d'une troisième odeur fleurie, et de santal épicé.

Je crois qu'ensuite l'empereur m'a prise dans ses bras, pour me blottir contre lui. Ou plutôt : pour se blottir contre moi. J'étais si lasse que je n'ai pas bronché. Dans ma semi-conscience, contente de retrouver une bouillotte, j'ai même osé soupirer de satisfaction.

Je me demande ensuite si j'ai rêvé, ou si j'ai bien senti des larmes qui ne m'appartenaient pas se mettre à couler lentement au creux de mon cou, dans un sanglot à demi étouffé.

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