Quand tu prendras la couronne

Màu nền
Font chữ
Font size
Chiều cao dòng


Tu verras, mon fils.

Quand je serai dans la terre, d'ici pas plus trois jours, tu prendras ma couronne et tu t'assiéras sur mon trône ; et alors tu verras. Et tu comprendras.

Je sens ta main qui tremble et qui est chaude dans la mienne qui est froide. Cette chaleur, tu la perdras comme j'ai perdu la mienne ; et tu apprendras que dans la vie d'un roi seule la froidure règne. Le froid du métal : le métal de la couronne, le métal de l'armure, le métal de l'épée.

Tu souris. Je sais ce que tu penses, car j'ai pensé la même chose. « Qu'est-ce que la chaleur, même la chaleur des bras d'une femme, face à la puissante et langoureuse étreinte glacée du pouvoir ? » Moi qui ai vécu, fils, laisse-moi te répondre : tout. Si tu deviens roi, prends soin d'arracher ton cœur avant, car il ne vaudra plus rien.

Ta main tremble, t'ai-je dit. Fais-la cesser ! Ne tremble pas, fils, et regarde-moi dans les yeux ! Ne les détourne pas. Tu dois avoir l'étoffe d'un roi ; de quelle étoffe est faite le roi qui tremble ? De la soie délicate des sérails parfumés d'Orient, qui se froisse et se déchire sitôt qu'on la touche. Tu n'as pas droit à la faiblesse d'agir ainsi. Tu dois être un roi de cuir et de fer, un roi que rien n'abîme et rien n'atteint. Alors regarde-moi, ne lâche pas mon regard, ne le lâche pas jusqu'à l'instant où tu verras la dernière étincelle de vie s'éteindre dans mes yeux et que je serai parti à jamais là où mon jugement ne pourra guère te poursuivre davantage. Regarde-moi ! C'est ton roi et ton père qui te l'ordonnent.

Regarde-moi et apprends, enfant, la leçon par laquelle passent tous les rois. Apprends comment meurt un homme. Car j'en suis un, d'homme, tout roi que je suis et malgré la couronne qui ceint mon front. Tu en es un aussi, mon fils, souviens t'en. Je te dis « souviens t'en », mais c'est bien inutile car tu l'oublieras. Quand ce morceau d'or te sera posé sur le crâne, tu oublieras ta nature mortelle et tu te croiras égal à Dieu. Imbécile ! Dieu te regarde, depuis son trône céleste, il voit dans ton âme comme dans celle de n'importe quels manants de ce royaume, et il n'y lit guère de sentiments plus élevés qu'en la leur. La différence entre eux et toi, mon fils, c'est cette chose que tu porteras bientôt sur la tête et que l'on nomme couronne.

Cette relique a des pouvoirs insensés. Tu croiras gouverner, mais c'est elle qui guidera ta main. Vois-tu, elle a déjà commencé son œuvre, et sans le savoir c'est sous son empire que tu agis. Crois-tu que ton père ignore que tu l'as essayée, sa couronne, à ce que tu pensais être mon insu, afin de te griser un peu, de sentir son poids contre tes boucles noires ? Crois-tu que j'ignore le frisson délicieux qui te prend lorsque tu t'assieds sur mon trône, celui qui ne t'échoit pas encore ? Naïveté de la jeunesse ! En cela vous êtes bien tous les mêmes.

Alors, mon fils, que crois-tu obtenir de ce trône et de cette couronne ? Je le sais, car j'ai eu les mêmes rêves : tu désires la gloire, tu désires la puissance, tu désires que cent mille hommes meurent sur ton ordre à la bataille et que cinq cent mille autres posent un genou à terre quand tu traverseras les landes que tu auras conquises. Tu désires le vin et la chère des fêtes somptueuses que tu donneras pour célébrer tes victoires, tu désires la sueur sucrée des maîtresses que tu auras ramenées en trophée de tes lointaines croisades, tu désires l'ivresse des alcôves enfiévrées dans les nuits tièdes qui suivront tes triomphes. Tu désires agrandir tes terres par le fer, tu désires répandre ta foi et tes exploits de par le continent afin que les trouvères célèbrent ton nom, et que celui-ci résonne jusqu'hors des frontières de ce monde. Tu es épris d'idéaux de grandeur, tu es convaincu que tu feras un roi plus noble et plus glorieux que tous les rois qui t'ont précédé et que tous ceux qui te suivront. Tu es persuadé que ton règne t'érigera une légende telle qu'on pourra la considérer comme une nouvelle forme d'immortalité...

Mais sache, mon fils, que tu n'auras pas un instant de repos dès lors que tu voudras poser le premier mot ta légende dorée dont l'Histoire ne t'auras pas encore laissé le temps de graver ne serait-ce que l'initiale. Tu te méfieras de tous et de tout. Tes conseillers t'effraieront plus que tes ennemis déclarés ; tu craindras ta femme et tes fils - surtout tes fils – davantage encore. Tu trembleras que ta maîtresse ne mêle à la liqueur sucrée qu'elle te verse en souriant de l'extrait de belladone. Quand tu monteras au champ de bataille, tu pâliras comme le plus lâche et le plus vile des troupiers à l'idée qu'une lance ne perce ton armure ; tu passeras plus de temps à craindre la mort qu'à jouir des plaisirs qu'offre la vie. Et tu verras s'éloigner de toi l'insaisissable idéal d'une gloire éternelle, d'un nom immortel, rattrapé par la mesquinerie des luttes de pouvoirs qui rôdent dans la bassesse du quotidien.

Alors tu reviendras sur tes illusions de jeunesse, affaissé sur ton trône, la tête ployée par ta couronne trop lourde. Elle te répétera en susurrant doucement contre tes tempes les mots que je te dis à cet instant. Tu voudras – cette traîtresse ! – la fracasser contre les dalles de marbres de la salle du trône, encore mouillées de sang d'un assassinat. Et tes mains trembleront comme elles tremblaient il y a un instant, quand tu retireras la couronne de ton front et que tu la lèveras au-dessus du sol rouge...

Mais tu ne la lâcheras pas, pas plus que je ne l'ai lâchée. Tu t'accrocheras à elle jusqu'à ton dernier souffle, esclave de son magnétisme mystérieux qui soumet et broie la volonté des plus nobles et des plus braves. Mes mots te pourchasseront comme un écho jusqu'au seuil de la mort que tu n'auras pas le courage de te donner. Alors tu verras, mon fils, ce que j'ai contemplé depuis le trône où je me croyais tout puissant, quand je n'y étais, sous l'œil sévère de Dieu, que la marionnette grotesque de la Couronne. Tu apprendras qu'Elle dispose d'une volonté propre et de propres desseins ; que sous son fer les rois n'ont jamais été que des jouets, et que tu n'en auras été qu'un de plus.

Ainsi, mon fils, quand tu dégageras la lame sanglante de ton glaive enfoncé dans ma poitrine morte, je mourrai et tu prendras la couronne.

Alors tu comprendras ce qu'est le fardeau du Roi.

Bạn đang đọc truyện trên: Truyen2U.Pro