Portrait d'un reître

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Description d'un jeune mercenaire surnommé Ferraille, pour le concours de  @Concours_Estival . Rendue le 28/07/2024.


***

« [...] Or au-delà de l'indiscutable disharmonie qui saillait de tous ses traits, au-delà de sa, disons-le sans atténuation, de sa franche laideur, il y avait quelque chose de plus insidieux - le meilleur mot serait peut-être de plus secret, de plus insaisissable -, et de troublant. Ferraille ne se contentait pas d'être d'une hideur menaçante comme le sont la plupart de ses brutaux semblables, c'est-à-dire entièrement et sans concession - quoique pas un de ses traits ne fût beau - : non, il était d'une laideur différente, et surtout dérangeante ; tel pensais-je tandis qu'il plantait effrontément son regard dans le mien. Et pour traquer cette chose qui faisait la différence, qui rendait sa hideur si spéciale alors qu'il n'était, au fond, pas beaucoup plus affreux que bien des laides gens de sa caste, je parcourais les pistes cahoteuses qui formaient son visage, j'y remontais les époques qu'il avait traversées pour déterminer si un moment décisif de son existence gravé dans sa chair et dans son âme lui donnait cet aspect.

Il avait les traits roturiers, et même assez gueux. Plus que la seule apparence, sa manière de parler, de regarder, de se mouvoir, jusqu'à sa respiration basse et rapide, tout cela indiquait le mercenaire endurci dont les mains rudes et violentes ont tiré les entrailles de plus de ventres ennemis qu'il n'en a pu compter. Mon regard se posa un instant sur ses mains, justement : larges et couturées de cicatrices, dotées de phalanges râpées et sales, dont les paumes étaient si calleuses qu'il aurait pu tenir un fer brûlant à pleine main sans rien sentir, et terminées par des ongles cassés, mais épais comme des griffes. Des mains qui n'étaient forgées que pour le maniement des armes, qui ne savaient rien faire d'autre que brandir la zweihänder sanglée dans son dos musculeux. Ses épaules larges étaient un peu affaissées, comme si elles avaient trop longtemps porté tout le poids du monde (ou peut-être n'était-ce que le poids de son armure de cuir bouilli qui devait se faire lourde sous le soleil écrasant ou la pluie des routes) ; et sur ses bras secs et noueux, d'innombrables cicatrices cartographiaient l'ensemble des batailles au cours desquelles il avait vendu sa force.

Mes yeux, après être descendu sur ses mains, remontèrent vers son visage. Cette fois-ci, contrairement à la première, j'observais son visage avec attention, en artiste qui analyse son modèle avant de poser les lignes de sa première esquisse.

Sa peau halée était épaisse et rêche, tannée par le soleil et la vie au grand air si bien qu'on aurait dit du cuir. Son visage était anguleux d'une curieuse façon, comme s'il n'avait pas achevé de se former. Je réalisai soudain qu'alors que je lui aurais, au premier regard, donné plus de vingt ans, il n'en avait, en réalité, peut-être pas seize. Etaient-ce ces rondeurs d'enfance qui subsistaient çà et là qui me donnait l'impression paradoxale que j'évoquais plus tôt ? Non, il y avait encore autre chose. Je passais en revue ses lèvres pleines mais sèches et crevassées, son nez tordu qui ne s'était évidemment jamais remis des multiples fois qui l'avaient vu briser ; je m'arrêtai sur la balafre qui soulignait le coin de son œil droit et sur celle, irrégulière mal cicatrisée, qui mangeait la moitié de son front et descendait jusqu'à couper l'arcade sourcilière - ses sourcils, d'ailleurs, étaient bas sur ses yeux, et tant embroussaillés qu'ils ombrageaient son regard. Le stigmate le plus hideux, toutefois, n'était pas le souvenir d'une de ces chairs ouvertes et refermées sous le cautère. C'était sa pommette gauche : elle avait manifestement été brisée d'un coup d'estoc si violent que l'os n'était jamais revenu à sa juste place, et remontait à présent sous l'œil au point de le déformer, donnant à la pommette l'aspect d'un casque en fer blanc sur lequel on aurait frappé à coup de marteau. Cette pommette martyrisée était l'affront le plus visible fait à la symétrie de son visage – dissymétrie qui ne manquait pourtant pas de s'afficher dans tous ses traits. Mais même au-delà des cicatrices et des stigmates, qui n'étaient que la conséquence d'une vie de violence et de combats, il m'apparaissait évident que ce garçon n'avait jamais été beau, pas plus dans l'enfance qu'il ne l'était à présent, et qu'il ne l'eût été même né sous d'autres auspices.

Mais, je revenais sans cesse à son regard, au regard qu'il avait – je l'ai dit – effrontément posé sur moi. Il avait l'air hargneux de tous les reîtres, défiant et brutal, qui le rapprochait davantage du loup que de l'homme. Était ce regard dont je ne parvenais pas me détacher la cause de mon malaise ? C'eût été trop simple. J'ai vu assez de mercenaires dans ma vie pour savoir qu'il n'y avait rien là d'exceptionnel, que ce qui transparaissait dans ses yeux n'était rien que le dérèglement moral d'un homme qui a tant vécu du meurtre de ses semblables qu'il a oublié ce qu'était le Mal.

Et soudain, je compris. Ce qui était à l'origine de cette disharmonie qui m'avait frappé chez Ferraille et me l'avait rendu remarquable parmi des milliers de soudards aux traits semblablement irréguliers et aux mœurs semblablement grossières, ce n'était pas son regard : c'étaient ses yeux. Car il avait de très grands yeux, légèrement écartés. Des yeux arrondis bordés de courts cils bruns, et dont les larges prunelles brunes cerclaient une pupille étrécie par une rancœur ignorée d'elle-même. Pour que Ferraille fût harmonieusement laid, il eût fallu qu'il ait des petits yeux étroits, sombres et mesquins, des yeux de bête. Mais ces yeux-là n'étaient pas des yeux de bête : c'étaient des yeux d'enfant, ronds et larges comme des miroirs, où se reflétait une colère sourde, une douleur, une violence d'adulte. Et je réalisai soudain que ce mercenaire-là n'avait peut-être pas seize ans, et qu'au-delà même de la contradiction entre la rudesse, la brutalité de ses traits et de leur nature inhéremment enfantine, ce qui me dérangeait vraiment, c'était de voir ce visage et ces yeux servir d'écrin à l'image vivante d'une jeunesse mutilée. »

« Sur la physionomie des reîtres et autres gens de guerre », in Carnet de voyage et d'observation par le peintre Le Sciello.

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