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ÿþAvant-propos  

Les parents sont des dieux pour leurs enfants. Disposant  

d'une autorité absolue, ils ont l'immense pouvoir de créer ou de  

détruire, de louanger ou de maudire, d'affaiblir ou de renforcer,  

de punir ou de récompenser, de favoriser la vie ou de permettre  

la mort.  

L'histoire que vous allez lire est malheureusement  

authentique dans ses moindres détails. Toutefois, nous avons cru  

bon d'omettre les lieux et les dates et de changer les noms des  

acteurs réels de ce drame peu commun. Ce véritable voyage aux  

enfers a connu son dénouement dans un coin du Québec, en  

1975. La victime principale a, aujourd'hui, quarante-cinq ans et  

tous les témoins sont encore vivants. Très peu d'entre eux  

cependant ont tenté un mouvement quelconque afin de sous-  

traire Élisa aux tourments inhumains qu'elle a vécus pendant  

seize ans. Voici, nous en convenons, une partie importante du  

problème soulevé ici : le mutisme chronique des témoins.  

Le but de cette publication n'est pas de raviver la souffrance  

de cette enfant mais de l'atténuer, pas de condamner ses  

abuseurs mais de convaincre la population qu'ils existent et  

qu'ils ont besoin d'aide eux aussi, pas d'effrayer mais d'inciter à  

réfléchir sur ce grave problème des enfants martyrs.  

Il est vrai que la lecture de cette histoire invraisemblable fera  

probablement naître chez le lecteur des sentiments d'agressivité  

envers les coupables les plus apparents de cette situation pour le  

moins inhabituelle. Les personnes sensibles, intelligentes et  

équilibrées n'éprouvent aucun plaisir à la description de la  

souffrance humaine surtout lorsqu'il s'agit de celle d'une enfant.  

Aussi pénible que cela soit, il est impératif toutefois que le  

drame des enfants maltraités puisse être porté à la connaissance  

du public autrement qu'à travers des études statistiques,  

médicales ou sociologiques. On le fait très ouvertement pour les  

bébés phoques de Terre- Neuve, pour les chiens attachés aux  

arbres sans nourriture en France et pour le braconnage des  

orignaux pendant l'hiver !  

En écrivant ses mémoires, cette courageuse auteure, Élisa, a  

essayé de naître à nouveau, de s'éloigner de ce cauchemar en le  

narrant une dernière fois en détail, d'accoucher elle-même, sans  

aide extérieure, de toute la peine et l'angoisse contenues dans ce  

corps qui se souvient encore trop bien tant des moindres sévices  

physiques et mentaux que des quelques rares marques d'amour  

que la vie lui a réservées.  

Élisa toutefois n'a pas les capacités de tirer toutes les  

conclusions philosophiques et psychologiques d'un tel vécu ;  

elle ne connaît pas non plus tous les noms exacts des délits qui  

ont été commis envers elle ; plus encore, elle était même  

convaincue, il y a quelques années, que chaque famille dissi-  

mulait un souffre-douleur à son exemple... Le lecteur aura donc  

une double tâche, celle d'abord de parcourir à son rythme ce  

témoignage exceptionnel et celle aussi de se faire une opinion  

vraiment personnelle du problème à mesure de sa progression. Il  

devra donc lui-même laisser émerger en lui les impressions du  

moment, les messages directs, les rappels intimes de certains  

passages de sa propre existence pour ensuite tirer ses propres  

conclusions. Peut-être changeront-elles tantôt son comportement  

futur, tantôt son opinion sur le sujet.  

Malheureusement, dans la plupart des pays où existe une  

législation destinée à protéger les enfants, les lois qui ont été  

votées ne remettent pas réellement en question l'arbitraire de  

l'autorité parentale et se contentent de sanctionner les crimes  

après qu'ils ont été commis. En d'autres termes, on sévit lorsque  

le mal a été fait et que les enfants sont déjà des victimes.  

Mais si vraiment la première chose à faire est de briser le  

mur du silence devant ces crimes contre les enfants qui sont  

perpétrés dans l'ombre, nous voulons bien fournir notre quote-  

part pour dénoncer, expliquer, convaincre, éduquer, mobiliser  

les énergies et faire appel aux bonnes volontés pour que cesse le  

massacre des jeunes, ces adultes de demain.  

Prologue  

Mes deux enfants dorment profondément dans leur petite  

chambre. Je suis seule au salon et je regarde la télévision. Mon  

homme, mon mari est parti travailler ; il quitte la maison le  

dimanche et ne revient que le vendredi. Moi, je reste là, toute  

seule...  

Il y a des moments où j'aimerais changer ce monde dans  

lequel je vis. Je me sens si triste, si craintive et dépressive que je  

ne peux m'empêcher de revivre mon passé... Ce passé qui me  

trouble profondément et qui m'amène parfois à me demander si  

ce n'était pas plutôt un affreux cauchemar. Malheureusement, ce  

fut la réalité, ma réalité, un cauchemar inoubliable auquel je me  

confronte sans cesse.  

Pour apaiser ma souffrance, je me tourne vers mes deux  

enfants que je couve de toute l'affection possible. Il m'arrive  

parfois d'être un peu jalouse et de me dire que j'aurais aimé avoir  

une vie semblable à la leur et avoir tout ce qu'ils ont aujourd'hui.  

Je me demande souvent s'ils se sentent heureux... J'imagine et  

j'espère que oui. J'essaie de leur donner tout ce qui ne m'a jamais  

été donné par mes parents dans ce passé maudit. Je voudrais les  

gaver d'amour, de tendresse, d'affection, de confiance et de  

sécurité surtout.  

Je pense souvent à ce temps infernal de mon enfance où je  

n'étais pour mes parents qu'une sorte de colis que l'on trimbalait  

tant bien que mal, que l'on devait supporter faute de pouvoir le  

faire disparaître. Mes parents me considéraient comme un  

déchet, et pourtant j'étais une partie d'eux-mêmes, une de leurs  

enfants. La vie s'est acharnée contre moi. J'ai eu désespérément  

besoin d'être aimée et je n'ai récolté que coups et blessures,  

haine et mépris. Je crois que c'est la pire chose qui puisse arriver  

à un enfant. Jamais mon père ou ma mère ne m'ont pris dans  

leurs bras pour me dire : Je t'aime. Ni ces deux mots pourtant si  

faciles à dire, ni encore moins un simple baiser ni même aucun  

geste d'encouragement.  

Nous étions dix enfants et je fus la seule à subir un tel  

traitement. Je ne sais pas pourquoi ; j'ai retourné cette question  

dans ma tête jusqu'à l'obsession. Je n'ai jamais su véritablement  

la raison de cette haine ; je sais seulement que j'étais de trop  

dans cette famille. Ils ne m'ont jamais aimée. Ils ne m'ont jamais  

donné les mêmes droits qu'à mes frères et sSurs. Tout ce qui  

leur importait était d'avoir une parfaite emprise tant physique  

que mentale sur ma petite personne. M'attendre à une pensée  

gentille de leur part était comme de vouloir faire pousser des  

fleurs sur la neige.  

Je ne me suis jamais sentie comme les autres enfants ; on  

aurait dit que j'appartenais à un autre monde que celui de ma  

famille. J'ai désespérément voulu qu'ils m'aiment... J'ai tellement  

essayé de les aider de mon mieux, qu'à la fin, je ne savais plus  

comment exister pour les satisfaire. J'aurais tant voulu me faire  

aimer. J'aurais décroché la lune, et donné ma vie en échange  

d'un tout petit peu d'amour. Souvent j'ai pensé que j'étais punie  

pour quelque vie antérieure où j'aurais été cruelle et méchante.  

Si tel fut le cas, ma peine et mon cauchemar auront duré seize  

années.  

Maintenant, tout ce que je veux, c'est essayer d'effacer la  

peur qui me ronge depuis des années et qui est devenue pour  

moi une maladie incurable. Elle est ancrée en moi, gravée,  

emprisonnée pour le reste de ma vie. Cancer, pourriture qui me  

grugent. Comme la petite fille tyrannisée qui pleure dans ma  

tête... encore et toujours.  

Je livre ce témoignage pour mieux m'en délivrer ! J'accepte  

de revivre une fois de plus ces affreux tourments afin que plus  

jamais ils ne m'habitent. Rien qu'à y penser j'en ai la chair de  

poule. Je n'ai plus le choix cependant, j'ai choisi de vivre. Je  

demande à Dieu de m'aider à me rendre jusqu'au bout. Je  

demande la force de regarder encore une fois la petite fille que  

je fus, qui pleurait à demi gelée sur un bout de galerie. Qui  

pleurait sur elle-même, elle dont même la mort ne voulait pas.  

Première partie  

A la recherche de la tendresse impossible  

Mon père  

Il y a très longtemps que j'essayais de retrouver mon père ; je  

le cherchais mais n'aboutissais toujours à rien. Jusqu'au jour où  

j'ai entendu discuter deux hommes au restaurant où je travaillais.  

Mon attention a été attirée par leur conversation : il était  

question de mon père. Je les connaissais un peu, car dans un  

restaurant où la cuisine est acceptable, les clients deviennent  

parfois familiers. J'attendis le moment propice et je m'approchai  

d'eux tout en m'excusant. Je leur demandai simplement s'ils  

savaient où demeurait mon père. Ils m'ont regardée d'un air  

surpris en me demandant :  

Serais-tu la fille à Gérard T., toi ?  

Oui, j'aimerais savoir où il habite.  

Je crois qu'il demeure à l'arrière du magasin X., dans un  

logement au sous-sol. Je suis presque sûr que tu devrais le  

trouver à cet endroit.  

La journée s'étirait interminablement. Lorsque j'eus fini mon  

travail, je m'habillai en vitesse et sortis pour rejoindre mon père.  

C'était l'hiver et le vent glacial soufflait de toutes ses forces. Je  

marchais péniblement, mais je voulais absolument revoir mon  

père. Arrivée à l'endroit désigné, je contournai cette bâtisse grise  

et anonyme. C'était un grand édifice de plusieurs logements avec  

un magasin qui faisait face à la rue principale. À l'arrière il y  

avait trois portes. Je frappai à la dernière. Je reconnus la voix de  

mon père qui me répondait d'entrer. Alors j'ouvris, et je le vis, ce  

père.  

Enfin je vous ai retrouvé !  

Et je me jetai dans ses bras pour l'embrasser. Il pleurait en  

me disant :  

Je suis très heureux de te revoir, ma petite fille.  

Puis nous nous sommes assis. Papa, dans sa chaise berceuse,  

baissa la tête et se croisa les bras. Silence. Malaise. Je jetai un  

coup d'Sil autour de moi. L'appartement était petit ; deux pièces  

et demie. Dans le salon, un seul divan, dans la cuisine, une table,  

quatre chaises, un poêle, une petite armoire et un vieux  

congélateur sur lequel on pouvait encore lire Coca-Cola. Le tout  

sur le ciment ; il n'y avait ni prélart ni tapis excepté dans la  

chambre dont je pouvais voir l'intérieur par la porte entrouverte.  

Un lit défait, des draps froissés. Un univers pauvre et triste pour  

un homme faible et écrasé. Papa enchaîna :  

Moi aussi, je te cherche depuis déjà un bon bout de temps.  

Cela me fit chaud au cSur, car j'avais un peu peur qu'il ne  

soit pas content de me revoir. D'une certaine manière, je me  

sentis aimée. L'après-midi passa à discuter de tout et de rien  

jusqu'au moment où je lui posai cette question, depuis toujours  

restée sans réponse :  

Papa, pourquoi maman ne m'a-t-elle pas aimée ?  

Papa se tut quelques secondes ; il semblait réfléchir. Je crus  

qu'il n'avait pas compris ma question, alors je la lui posai à  

nouveau :  

Papa, dites-moi pourquoi maman ne m'aimait pas.  

Ce fut le silence. Rien ne semblait vouloir sortir de sa  

bouche. Il avait toujours la tête baissée et l'on aurait dit qu'il ne  

voulait pas répondre. Alors j'insistai :  

Répondez, papa, c'est très important pour moi. Je me pose  

cette question depuis longtemps et je n'ai jamais été capable d'y  

trouver une réponse sensée. Vous qui avez vécu auprès d'elle  

plusieurs années, vous pourriez sûrement me répondre.  

Il laissa passer un court instant, et enfin, d'un air coupable et  

malheureux, il me dit :  

Pauvre petite fille, il faut que je te dise : ce n'est pas ma faute  

si je t'ai battue, c'est à cause de ta mère, elle me poussait à bout  

pour que je te batte. Ta mère a toujours répété à qui voulait  

l'entendre qu'elle ne t'avait jamais aimée et qu'elle te haïrait pour  

le reste de ses jours.  

Ces mots me firent très mal. J'avais le cSur serré, mais, il  

n'avait pas pour autant répondu à ma question ; il semblait  

embarrassé et désolé tout à la fois. Je sentis mon cSur se durcir  

et mon sang bouillir et battre follement dans mes veines. Je  

choisis d'oublier cette question sans réponse et j'enchaînai sur  

mon passé en lui remémorant certaines choses qui m'étaient  

arrivées. Ça n'a pas été très dur de lui faire avouer le mal que  

parfois il m'avait fait. Il aurait voulu nier, mais il en était  

incapable. Je me sentais implacable. Je lui rappelai aussi ma  

mère, cette mère qui m'avait tant fait souffrir. Il me jura qu'il  

n'avait jamais pensé qu'elle me maltraitait ainsi. Il se sentait en  

faute à mon égard ; il disait qu'il regrettait, que ma mère était  

une crisse de folle.  

J'en avais assez entendu. Je ne voulais pas de ses remords, ni  

de sa faiblesse.  

Assez, papa. Le bon Dieu est là pour juger.  

Il ajouta en pleurant :  

Je sais qu'elle t'a toujours haïe, tu l'as sûrement constaté par  

toi-même qu'elle ne t'a jamais aimée ; elle ne pouvait même pas  

te sentir près d'elle.  

J'éprouvais en moi une drôle de sensation, j'avais le visage  

brûlant, toute la peine de mon enfance me revenait brusquement,  

toute l'angoisse, toute la peur. Je regardai mon père avec  

froideur. On aurait dit qu'il voulait absolument se disculper, qu'il  

voulait mettre la faute entière de ses actes sur le compte de ma  

mère. Il en faisait pitié. Il est vrai que c'est elle qui était la cause  

de tout ; elle n'avait qu'à inventer un méfait, un mensonge à mon  

sujet, et lui, le pauvre, la croyait sans le moindre doute.  

Arrêtez, ça ne sert à rien de pleurer comme vous le faites,  

cela n'arrangera pas les choses. Ce fut ma vie et non la vôtre et  

maintenant j'aimerais que l'on oublie. Disons que ma vie  

commence aujourd'hui. Changeons de sujet. Je crois que ce sera  

mieux pour moi comme pour vous.  

Au plus profond de moi, je savais que je devrais revoir ma  

mère un jour, face à face. Il faudrait bien qu'elle me réponde, au  

risque de lui arracher la langue. Ce qui me préoccupait le plus à  

cet instant précis, c'était la vengeance ; je voulais vivre rien que  

pour y arriver.  

J'avais le cSur gros. Je ne faisais que penser à ce petit bout  

de phrase que mon père m'avait répété : Elle ne t'a jamais  

aimée, elle ne t'a jamais aimée.  

Ces quelques mots retentissaient en moi comme un disque  

égratigné qui revient toujours sur la même note. C'était à devenir  

folle. Je me levai, bien décidée à partir de là :  

Vous allez m'excuser, papa, mais j'ai des choses à faire chez  

moi. Venez me voir quand le cSur vous en dira. Vous serez  

toujours le bienvenu.  

Oui, Élisa, comme tu veux, je te remercie. Tu sais, je ne sors  

pas souvent d'ici, mais il se peut que j'y aille un bon jour. Si, par  

contre, tu veux revenir me voir, ne te gêne pas, tu es ici chez toi.  

Alors je m'habillai en hâte, car tout ce que je voulais, c'était  

de sortir, d'être seule avec moi- même. Dehors je me suis mise à  

pleurer. Pourrais- je seulement oublier un jour ? Ne pourrais-je  

donc jamais trouver la paix ?  

Tout en marchant, je pleurais toutes les larmes de mon  

corps. Je pleurais même arrivée chez moi.  

J'essayais de me changer les idées, mais, n'ayant personne à  

qui me confier, j'y arrivais à peine.  

Je voulais désespérément comprendre pourquoi ma mère  

m'avait tant haïe. J'étais la seconde ; peut-être n'avait-elle pas eu  

envie d'un autre enfant si tôt. Pourtant il y avait huit autres  

enfants après moi. Peut-être ma naissance avait-elle été difficile  

ou douloureuse ? Peut-être lui rappelais-je des moments terribles  

de sa vie ? Alors pourquoi ne m'a-t-elle pas placée dans une  

famille ou simplement à l'orphelinat ? Pourquoi a-t-elle voulu  

que je devienne son esclave ? Elle me battait comme on bat un  

vilain chien, sans jamais un instant de pitié. Tant de fois, j'ai lu  

la haine dans ses yeux. Même pour la famille, j'étais une sorte de  

bâtard, un fardeau qu'il fallait supporter.  

Ce soir-là, je réussis à m'endormir, bien résolue à revenir en  

arrière pour comprendre et peut-être effacer cette enfance  

maudite.  

L'escalier  

Du plus loin que je me souvienne, je ne me rappelle ma  

mère qu'avec crainte. Aucune souvenance d'une mère berçante  

et caressante. Mon plus vieux souvenir me ramène un matin  

d'hiver, de neige et de gris. Je n'avais pas encore deux ans.  

J'étais assise dans ma chaise haute tout près de la fenêtre. Je  

regardais dehors, il neigeait et ventait très fort. Il faisait  

tellement tempête qu'on ne voyait presque rien sauf une grosse  

voiture noire garée en avant de la maison. Il y avait des hommes  

dans l'auto qui attendaient mon père. Il travaillait alors dans une  

grande ferme. Ce matin-là, je m'en souviens très clairement,  

mon père était là ainsi que ma mère. Il y avait aussi mon frère  

Richard, un petit garçon à peine plus âgé que moi, car dix mois  

et demi environ nous séparent. Richard était assis à table et  

mangeait en silence. Mon père, un homme assez costaud,  

s'habillait pour aller à son travail. Ma mère était debout non loin  

de moi. Elle était petite, noire et nerveuse, mais elle avait fière  

allure en ce temps-là. Ils s'engueulaient tous les deux,  

terriblement. Et moi, assise tout près et si petite, j'ai commencé  

à avoir peur. J'entendais le klaxon de l'auto garée devant chez  

nous et je vis mon père s'apprêter à sortir. Ma mère criait de plus  

en plus. Je me suis mise à pleurer, je ne voulais pas qu'il parte,  

mais il est sorti sans me jeter un coup d'Sil. Et ma mère était  

encore debout à gueuler et gueuler. Je ne pouvais plus me  

contrôler ; j'avais si peur que je ne cessais de hurler. Mon père  

était parti et moi, j'étais complètement paniquée de la violente  

chicane et de la colère de ma mère. Elle me cria de me taire.  

Puis elle s'approcha de moi avec un bol de gruau et la moitié  

d'une toast :  

Arrête ça, et mange ton déjeuner.  

Et moi, je pleurais trop, je ne pouvais rien manger.  

Crisse, vas-tu fermer ta grande gueule !  

De sa main, elle me serra les joues de chaque côté afin que  

j'ouvre la bouche et que j'avale une cuillerée de gruau. Je me  

débattais, je hurlais de plus belle. J'ai tout rejeté, j'ai été malade.  

Ma mère reprit mon gruau vomi et me le fit remanger de la  

même manière. Je me suis mise à vomir une seconde fois.  

J'avais si peur, j'étais incontrôlable. Je hoquetais. Elle me sortit  

de ma chaise haute en me secouant et me monta dans ma  

chambre où elle me coucha. Je pleurais encore dans mon petit  

lit. J'étais sur le point de m'endormir quand j'entendis ma mère  

remonter l'escalier en criant.  

Je ne comprenais pas mais elle semblait très en colère. Elle me  

prit furieusement dans mon lit, se dirigea vers le bord de  

l'escalier et me laissa tomber dans les marches. Je ne me  

rappelle plus ce qui est arrivé ensuite, j'ai perdu conscience.  

Une de mes tantes, sSur de mon père, venait chaque  

semaine à la maison pour aider ma mère au ménage. C'est elle  

qui me trouva au pied de l'escalier.  

Bien des années plus tard, elle me raconta qu'en me trouvant,  

elle m'avait crue morte. Combien elle fut soulagée de voir que je  

respirais encore même s'il avait fallu beaucoup de temps pour  

que je revienne à moi.  

Pendant tout ce temps, ma mère était restée figée en haut de  

l'escalier, certaine qu'elle était de m'avoir tuée. Cette tante  

décida alors de ne plus revenir aider ma mère, trop écSurée de  

voir les traitements qu'elle me faisait subir quand elle était en  

colère. Selon elle, ma mère était très « malade », une folle ; et  

mon père aussi fou de l'avoir mariée.  

Les patates  

Les années passèrent, j'avais maintenant quatre ans. Pendant  

ces années qui m'ont souvent été pénibles, une petite sSur est  

née. On l'appela Diane. Elle était fort jolie ; une petite fille aux  

yeux bruns et aux cheveux d'un blond châtain. Ma mère et mon  

père l'aimaient beaucoup. Elle était d'un an et demi ma cadette.  

C'était un dimanche, un dimanche avec un soleil splendide.  

J'étais assise sur la galerie à l'avant de la maison. Je regardais  

mes frère et sSur qui s'amusaient ensemble dans le sable.  

J'aurais bien aimé jouer avec eux, mais il me fallait la per-  

mission de ma mère, et celle-ci ne me la donnait que très  

rarement sous prétexte que j'étais indocile et n'écoutais jamais.  

J'essayais de lutter tant bien que mal à l'envie d'aller les  

rejoindre, mais je savais la volée qui m'attendait si j'avais le  

malheur de désobéir. C'était l'heure du dîner et mon père nous  

cria de venir manger. Richard et Diane y allèrent en courant,  

mais moi, je ne bougeais pas, car il me fallait aussi la permission  

pour venir manger. J'attendais toujours que ma mère vienne me  

chercher quand soudain je la vis venir vers moi. Elle avait l'air  

furieuse. Je me sentis si mal, j'avais si peur que j'aurais préféré  

ne rien manger. Je n'avais plus faim. J'avais mal au cSur rien  

qu'à la voir s'approcher de moi avec cet air-là.  

Maudite niaiseuse, qu'est-ce que t'attends pour venir manger.  

T'as pas entendu ton père ?  

Elle me prit par le bras en me serrant très fort, tellement fort  

que ses ongles me pénétraient la peau. Elle me tira derrière la  

maison en me secouant et me disant toutes sortes de bêtises.  

J'avais peur, j'avais le bras engourdi et douloureux. Je me suis  

mise à pleurer et à crier, à me débattre pour me libérer, mais elle  

serrait de plus en plus fort.  

Arrête de crier. Tu veux que les voisins te plaignent, c'est ça,  

hein ? Attends demain matin, tu vas l'avoir ton biscuit quand ton  

père sera parti au travail.  

Le mot biscuit, mot terrible qui signifiait pour moi les  

claques, les coups, les cheveux perdus, les pleurs.  

Par la suite, elle me traita de tous les noms possibles tout en  

me tirant à l'intérieur. Elle me lâcha le bras juste avant d'entrer.  

T'es mieux d'arrêter de chialer ; sans ça, tu vas avoir affaire à  

moé. Compris ?  

J'entrai en essayant de ravaler mes sanglots, car ma mère  

était derrière moi. Tous les autres étaient assis à table et nous  

attendaient pour commencer. Ma mère prit sa place auprès de  

mon père tout en lui expliquant notre retard. Je demandai à mon  

père si je pouvais m'asseoir aussi. Ma mère reprit :  

Ton père va avoir affaire à toi. Tu l'as mis en colère. Ça va  

chauffer.  

Je piquai du nez dans mon assiette. Mon père, tête baissée,  

commença à me chicaner. Ma mère essaya de s'en mêler, mais  

mon père se mit en colère contre elle. J'étais assise là, à les  

écouter s'engueuler à mon sujet. Je sentais ma peur monter, mon  

cSur se serrer. Je me mis à pleurer. J'essayais de manger, mais  

je n'en étais pas capable ; j'avais des haut-le-cSur comme  

toujours quand j'avais peur ou que j'avais l'impression qu'il allait  

m'arriver quelque chose.  

Papa mangeait très vite en me regardant d'un air furieux sans  

dire un mot. Moi, je me sentais tellement mal que je ne pouvais  

rien avaler. Je pignochais dans mon assiette, le cSur au bord des  

lèvres. Soudain mon père se leva brusquement de sa chaise en  

faisant tout voler derrière lui. Il se dirigea vers le poêle et  

s'empara de la marmite de patates chaudes. Il vint vers moi et  

me lança toutes les patates dans le visage, avec colère. Je  

hoquetai de surprise et de douleur, j'étais brûlée partout dans le  

visage, je tentais de m'essuyer avec les mains, car ça chauffait  

terriblement. Mon père s'éloigna en sacrant, se rendit au lavabo,  

prit les assiettes qui s'y trouvaient et commença à les jeter par  

terre. Bien sûr ma peur augmenta et je me levai en hurlant,  

courant de toutes mes forces vers les marches de l'escalier qui  

menait aux chambres. Je montai jusqu'au milieu en pleurant,  

essayant d'enlever ce qui me brûlait le visage. Je voyais encore  

mon père qui cassait les assiettes en disant que c'était de ma  

faute ce qui arrivait. J'avais mal, j'avais peur, j'étais terrorisée...  

La querelle reprit entre mon père et ma mère. Je ne me  

rappelle pas ce qu'ils disaient, seulement que c'était moi la  

responsable de tout ce gâchis. Richard et Diane criaient à leur  

tour. C'était l'enfer. Je pleurais et les larmes sur mes joues me  

brûlaient encore plus. J'essayais de ne pas m'essuyer trop fort.  

J'avais des pommes de terre jusque dans les cheveux. Ils se sont  

finalement calmés. Papa alla chercher le balai et nettoya le tout  

sans rien dire. Alors je descendis les marches une à une tout  

doucement pour m'asseoir sur une chaise droite et ne plus  

bouger du reste de l'après-midi.  

Le dîner était fini ; je n'avais rien mangé. Mon père et ma  

mère ne se parlaient pas, lui, dans sa chaise berceuse, les bras  

croisés, la tête baissée. Elle, dans sa chaise à elle, à tricoter sans  

nous regarder. C'est ainsi que se passa l'après-midi.  

L'heure du souper approchait et personne ne bougeait pour  

préparer à manger. Diane et Richard commencèrent à se  

plaindre de la faim. Les parents étaient là, à se bercer sans dire  

un mot, comme sourds. Puis mon père se leva brusquement et  

dit :  

Vous n'avez pas de mère, vous autres ? J'vas vous en préparer  

un, souper, moé !  

J'avais tellement peur que la chicane ne reprenne que j'osais  

à peine respirer. Papa se dirigea vers moi et me souleva le visage  

de sa main :  

Viens, j'vas te mettre quelque chose là-dessus.  

Cela ne brûlait presque plus. Je me levai et le  

suivis. Je regardai aussi ma mère qui me fit de gros yeux en  

voyant que je le suivais. Il prit une sorte d'onguent dans  

l'armoire et en mit sur mes brûlures.  

Bien sûr, il faut toujours qu'elle se fasse licher, celle-là.  

Mon père la regarda froidement et me dit :  

Je ne savais pas ce que je faisais, j'espère que ça n'arrivera  

plus.  

Nous avons enfin commencé à souper. J'étais soulagée, j'ai  

pu manger tout ce qu'il me donnait sans rien rejeter, j'avais  

tellement faim. Ma mère ne vint pas manger avec nous mais  

mon père n'en fit pas de cas. C'est lui qui nous fit mettre en  

pyjama et nous prépara pour la nuit. Il nous dit d'aller embrasser  

notre mère ; elle donna un baiser à mon frère et à ma sSur ; moi,  

elle me repoussa.  

Le lendemain matin, c'était comme si rien ne s'était passé. Ils  

ont recommencé à se parler. Nous pouvions respirer.  

C'est vers cette époque que ma mère accoucha d'une autre  

petite fille. Elle l'appela Sylvie. Nous étions maintenant quatre  

enfants dans la famille.  

Le bulletin  

Et puis vint le temps d'aller à l'école. J'étais tellement  

heureuse de pouvoir m'éloigner de chez moi. Je me sentais enfin  

comme les autres enfants, libre comme l'air. Je pouvais respirer,  

mais pas tout à mon aise, car ma mère avait demandé à Richard  

de me surveiller. Il était bien trop gêné cependant pour me  

surveiller continuellement ; les garçons de sa classe riaient de lui  

parce qu'il fallait toujours qu'il sache où je me trouvais. Pour  

pallier son manque de surveillance, il racontait toutes sortes de  

mensonges à ma mère. Elle me battait donc pour ce que je ne  

faisais pas.  

À l'école, je n'étais pas capable de me faire une amie, j'avais  

trop peur que Richard raconte encore des mensonges à mon  

sujet. D'ailleurs, j'étais trop mal habillée, trop bizarre pour que  

les petites filles puissent s'intéresser à moi. En fin de compte, je  

restais toujours seule dans mon coin, mais c'était toujours mieux  

que d'être chez moi, à la merci de ma mère.  

Et puis arriva le jour de mon premier bulletin. Le directeur  

vint dans la classe pour nous les remettre. J'avais peur de ne pas  

avoir réussi, je me montais la tête en imaginant ma mère qui  

regardait mon bulletin. Je n'avais pas hâte de l'avoir, ce bulletin.  

Le directeur prononça mon nom en premier. Je me levai, tête  

baissée, j'avais peur. Il dit :  

Félicitations ! Tu es la première de la classe.  

J'étais tellement surprise, figée. Il vint me le remettre lui-  

même en me spécifiant que je devais le faire signer par mes  

parents. J'avais peine à en croire mes oreilles. Je bafouillai des  

remerciements. La maîtresse nous avait préparé des surprises,  

aux trois premières. Des images pieuses pour toutes et un suçon  

pour moi, la première. J'étais fière et heureuse. Pour la première  

fois, j'avais hâte de retourner chez moi, pour montrer à ma mère  

ce beau bulletin. J'étais tout excitée. Je ne pouvais m'empêcher  

de me retourner sans cesse dans la classe et de regarder mes  

compagnes. J'en vis quelques-unes qui me faisaient des gri-  

maces. Je me retournai aussitôt, j'étais gênée. J'avais peur  

qu'elles ne le refassent.  

L'heure de la leçon terminée, nous nous regroupions en  

rangs, deux par deux pour sortir de la classe. Dehors nous nous  

séparions. Ce jour-là cependant quelques-unes se jetèrent sur  

moi et me poussèrent en me tirant les cheveux et en m'appelant  

le chouchou. Je tombai par terre, mais elles filèrent bien vite, car  

la maîtresse avait été témoin de la chose. Elle vint m'aider à me  

relever et me conseilla de rentrer chez moi le plus vite possible.  

J'arrivai à la maison tout essoufflée et me rendis à la cuisine  

d'une seule traite pour y voir ma mère.  

Regardez, maman, j'ai eu mon bulletin et j'ai eu ça aussi.  

Je lui montrai l'image de Jésus et le suçon. Aussitôt fait, elle  

m'enleva mon suçon et mon image.  

T'as pas besoin de ça.  

Elle prit aussi mon bulletin sans le regarder et mit le tout sur  

le Frigidaire. J'eus beaucoup de peine. J'étais plantée là sans  

savoir quoi faire ni quoi dire. Les larmes commençaient à me  

monter aux yeux.  

Si t'arrêtes pas de niaiser, j'vas te donner une maudite volée.  

Elle me souleva par la taille en me disputant, puis m'assit  

brutalement sur ma chaise à table. Elle me servit mon repas et,  

voyant que je pleurais, elle vint près de moi et me donna une de  

ces claques, si fort que je faillis en tomber sur le dos. Ma peur  

d'elle resurgit et j'essayais de manger mais je vomissais tout.  

Elle prit une cuillère et tenta de me faire manger à son tour.  

Peine perdue, j'avais trop peur d'elle ; j'étais incapable d'avaler  

quoi que ce soit. Alors elle me prit furieusement par le bras et  

me fit tomber de ma chaise. Elle prit sa ceinture, celle qu'elle  

avait toujours à portée de la main et dont elle se servait pour me  

corriger, et commença à m'en donner des coups en me disant  

d'aller me coucher. J'y allai presque en rampant pour éviter ses  

attaques. J'étais soulagée d'aller dans ma chambre et d'être  

libérée d'elle et de ma peur d'elle.  

J'attendais qu'elle me donne la permission de sortir. C'est ce  

qu'elle fit ; mais, hélas, l'heure de retourner en classe était déjà  

passée.  

Elle me dit en riant :  

Dépêche-toi donc, t'as seulement trois quarts de mille à faire,  

ça va te dégourdir.  

Et quand j'arrivai à l'école, la maîtresse n'était pas contente :  

J'ai appelé chez toi, j'étais inquiète. Ta mère m'a dit que tu  

étais partie en même temps que ton frère. Qu'est-ce que tu as fait  

? Tu as traîné ? Tu vas te mettre à genoux dans le coin et ne pas  

en bouger jusqu'à ce que je te le permette.  

Je ne disais rien, j'étais trop gênée. Toute la classe me  

dévisageait. Je pleurais, je pensais à ma mère qui avait menti. Je  

suis restée dans le coin environ quinze minutes, mais qui me  

parurent des siècles. Je me sentais ridicule et injustement punie.  

À la sortie de la classe, les autres riaient de moi. Je partis en  

courant, certaines coururent après moi pour me rattraper. J'étais  

tellement habituée à me défendre que je filai comme un lièvre.  

J'arrivai à la maison encore sous le coup de l'émotion. Je voulus  

éviter ma mère qui était en train de préparer le souper. Elle ne  

m'accorda même pas un regard. Mon frère Richard arriva. Il  

avait reçu son bulletin au cours de l'après-midi. Il le présenta à  

ma mère qui le prit et le regarda longuement. Cela me fit  

beaucoup de peine de voir qu'elle s'intéressait plus à Richard  

qu'à moi. Elle ne m'aimait pas. Alors elle se leva de sa chaise et  

se dirigea vers sa chambre. Elle revint avec des bonbons dans sa  

main. Elle dit à Richard :  

Tiens pour ta récompense, tu l'as bien méritée.  

J'étais encore à l'âge de m'étonner des injustices. Je ne  

comprenais pas pourquoi elle me traitait ainsi. Pourtant je n'osai  

parler, je restai assise. Tout à coup j'entendis mon père arriver.  

Richard, qui l'entendit aussi, prit son bulletin et courut vers la  

porte. Mon père entra :  

Regardez, papa, j'ai reçu mon bulletin !  

Papa se déshabilla en prenant son temps et vint  

s'asseoir dans sa chaise berceuse. Il prit le bulletin que Richard  

lui présentait et le regarda longuement.  

Continue comme ça, bientôt tu seras peut- être le premier de  

ta classe. Élisa aussi a eu son bulletin, il est sur le frigidaire.  

Papa se leva et alla le chercher. Il le regardait ; moi, je  

baissai la tête, j'étais tout près des larmes. J'avais peur d'être  

punie. Papa dit :  

Mais t'as eu plus que ton frère ! T'as eu de vraies belles notes.  

Bravo, ma fille ! Continue comme ça.  

Je me sentis tellement soulagée, à un point que je ne peux  

vraiment l'expliquer.  

Ce fut la première et la dernière fois que j'arrivai première à  

l'école. Pour le reste de l'année et pour toutes les années d'école  

qui suivirent, mes notes furent médiocres. On comprendra que je  

n'ai jamais eu la tête aux études quand on verra la suite de ma  

vie.  

La lavette  

Je venais d'avoir sept ans, c'était l'été. J'avais terminé la  

vaisselle et j'étais en train de balayer. Ma mère n'arrêtait pas de  

me faire des remarques :  

N'oublie pas de balayer partout. Tu travailles si mal que tu  

vas faire une maudite cochonne plus tard. Tu vas retenir de ta  

marraine.  

Cela me choquait parce que je faisais tout mon possible à  

bien m'appliquer pour tout ce qu'elle me demandait. Mon travail  

terminé, je m'approchai de mon père et de ma mère qui se  

berçaient presque au même rythme. Mon père avait pris  

l'habitude de tricoter ; c'était l'un de ses passe-temps. Lui, ce  

soir-là, il faisait des mitaines et elle, des bas de laine, tout en se  

berçant. Je leur dis :  

J'aimerais que vous me montriez à tricoter. J'aimerais bien ça.  

Alors papa mit son tricot de côté et alla chercher deux  

aiguilles et une petite balle de laine.  

Viens, je vais te montrer.  

Je m'approchai tout près de lui et j'appris très vite. Mais cela  

n'a pas duré longtemps, car c'était l'heure d'aller au lit. Au  

moment d'embrasser ma mère, elle se détourna et me dit :  

T'es correcte comme ça. Tu m'embrasseras pas toute ta vie.  

Envoyé, va te coucher.  

C'était clair. Je suivis les autres vers nos chambres. Je  

couchais dans la même chambre que Diane. Je n'arrivais pas à  

dormir, trop de pensées trottaient dans ma tête. Je me mis à  

pleurer. Diane cria à ma mère que je pleurais et que je l'empê-  

chais de dormir. J'entendis ma mère monter en vitesse, ce qu'elle  

faisait toujours lorsqu'elle était fâchée. Elle se présenta de mon  

côté du lit et me donna des coups de ceinture par-dessus les  

couvertures. On ne peut pas dire que cela me faisait grand mal,  

mais je criai pour qu'elle s'arrête plus vite. Elle cessa de me  

fouetter et me saisit par les deux joues en m'enfonçant ses ongles  

dans la peau.  

Tu vas pleurer pour quelque chose. Tu vas voir demain  

quand ton père sera parti, tu vas le manger, ton biscuit.  

Ensuite elle me lâcha brutalement et descendit rejoindre mon  

père. Je tremblais comme une feuille, j'avais peur au lendemain.  

J'essayais de garder les yeux ouverts afin de faire durer la nuit,  

mais je m'endormis de fatigue.  

Lorsque j'ouvris les yeux, c'était déjà le matin.  

Mon Dieu, je ne voulais pas me lever, mais il le fallait. Je  

n'avais pas hâte de descendre. Je priai le ciel que ma mère ait  

oublié ses menaces de la veille. Je récitai un Je vous salue,  

Marie pour que tout se passe bien.  

Je descendis avec mes frères. La cuisine était vide, ma mère  

était dehors en train d'étendre son linge. Nous nous installâmes  

pour déjeuner. Lorsqu'elle entra, elle était de fort méchante  

humeur.  

Je fais tout dans cette maison. Vous êtes même pas capables  

de m'aider.  

Je me sentais mal, je devinais que c'est moi qu'elle visait.  

Elle prépara le déjeuner en disant :  

Vous êtes assez vaches que vous êtes même pas capables de  

vous lever de bonne heure. Vous allez tous faire des emplâtres.  

Je suis pas une fille, moi, dit Richard.  

C'est pas de toi que je parle. Je parle à cette grand'parche qui  

est de l'autre bord de la table.  

J'avais deviné juste. J'essayai de ne pas bouger. Je me sentais  

si mal dans ma peau. Je voulais tellement qu'elle m'oublie. Je me  

faisais des illusions.  

Va t'étendre sur mon lit. Tu enlèveras ta culotte et ta «  

bobette ». Pis t'es mieux d'être prête, car ça va faire plus mal,  

O.K. ! là ?  

J'avais une de ces peurs, c'était inimaginable. Je pensai un  

instant qu'elle puisse changer d'idée. Je me levai, me rendis  

directement à sa chambre et fis ce qu'elle m'avait ordonné. Je  

pleurais à chaudes larmes, je n'avais pas hâte qu'elle vienne.  

Finalement, elle entra, avec, dans la main, la lavette dont elle se  

servait pour la lessive, lorsque l'eau  

était trop chaude pour qu'elle y plonge la main. Elle ferma la  

porte derrière elle. Je la suppliai :  

Non, s'il vous plaît, je vais faire tout ce que vous voulez,  

mais pas ça, s'il vous plaît !  

Je ne vis dans ses yeux aucune pitié. Elle s'approcha du lit et  

se mit à me battre comme un chien. On aurait dit qu'elle voulait  

me tuer. Chaque coup reçu augmentait ma douleur ; j'avais beau  

crier, supplier, elle n'arrêtait pas. J'essayais de me protéger les  

fesses de mes mains, mais elle me battait de plus belle. Je  

pensais qu'elle allait me casser les doigts. Elle me battait avec  

rage en blasphémant et en m'injuriant :  

Ma petite crisse de face ! Ton père prend toujours pour toé.  

T'es sa préférée. Je t'haïs.  

Ce n'est pas vrai ! Je n'en peux plus ! S'il vous plaît, arrêtez !  

Elle me lâcha en me disant de me rhabiller. J'avais si mal  

aux doigts et aux fesses que j'avais du mal à remonter mon  

pantalon. Mes mains ne voulaient plus se replier, j'avais les  

doigts raides comme du fer et tout rouges. Je me rendais bien  

compte que ma mère prenait goût aux raclées qu'elle me donnait,  

car il y a des jours où elle me battait quatre à cinq fois sans pour  

autant se contenter. Aussitôt qu'elle considérait que j'avais fait la  

moindre faute, c'était la volée.  

Mon père ne savait jamais rien, il travaillait jusqu'à cinq  

heures de l'après-midi. Les jours où il faisait la fenaison, il  

pouvait arriver vers dix ou onze heures le soir. Ma mère,  

pendant cette période, m'envoyait lui porter à souper ; il fallait  

alors que je ne parle à personne sinon la ceinture m'attendait à  

mon retour. Souvent j'avais des marques et mon père s'en  

apercevait. Mais ma mère s'arrangeait pour trouver réponse à  

tout. Lui, il la croyait éperdument.  

Elle n'est même pas capable de se tenir debout, elle ne fait  

que tomber. C'est une maudite imbécile. Elle ne sait rien faire de  

bien dans la vie.  

Mes frères et mes sSurs ne disaient rien. Ils avaient bien  

trop peur de subir le même sort. Moi, j'étais certaine que, dans  

toutes les familles, c'était la même chose que chez nous.  

Le pensionnaire  

Pendant cette même année, quelqu'un est venu habiter chez  

nous. Il occupait une petite chambre voisine des nôtres, au  

premier. C'était un homme seul, un vieux garçon âgé d'au moins  

quarante ans. Il avait l'air sévère mais réservé. La solitude ne  

semblait pas lui faire peur, car il y avait des jours où il  

s'enfermait dans sa chambre pendant des heures et des heures.  

Souvent il ne descendait que pour les repas et quelques minutes  

après il remontait dans sa chambre. Il venait jaser avec les  

parents seulement après notre coucher. On l'appelait monsieur  

Beaulieu.  

Un jour, mes parents, qui devaient se rendre en ville avec la  

petite Sylvie, lui demandèrent le service de s'occuper de nous  

pendant leur absence. Il répondit tout simplement :  

Oui, ça ne me fait rien.  

Alors les parents sont partis en nous avertissant d'être bien  

sages.  

Il était là, assis dans la maison, et nous, nous n'osions nous  

approcher ; nous étions un peu sauvages et nous avions peur de  

lui. Mal à l'aise, nous étions tous assis et personne n'osait parler.  

C'est alors qu'il nous demanda si nous voulions aller jouer  

dehors. Diane et Richard coururent vers la porte en disant :  

Oui, mais pas Élisa. Maman ne veut pas qu'elle aille dehors.  

Je baissai la tête, gênée de ce que mon frère venait de dire,  

gênée de rester seule avec lui. Mais monsieur Beaulieu ajouta :  

Vas-y quand même, je te donne la permission. Je ne le dirai  

pas à ta mère.  

O.K. ! J'y vais  

J'étais si heureuse et joyeuse, je sortis en courant rejoindre les  

autres. Je le trouvais vraiment gentil. Au bout de quelques  

minutes, il sortit à son tour. Il avait un petit sac dans les mains.  

Il s'installa sur la galerie en arrière et appela ma sSur.  

Diane, viens ici. Je vais te donner quelque chose.  

Ma sSur, qui avait environ cinq ans, s'avança timidement vers  

lui, ne paraissant pas sûre de vouloir y aller vraiment. Il la  

rappela près de lui et lui tendit le petit sac qu'il avait dans la  

main.  

C'est pour toi. donnes-en pas aux autres. Elle prit le sac et  

revint vers nous. Il la retint par le bras en lui disant :  

Viens ici, je vais te dire quelque chose dans l'oreille.  

Elle se laissa faire, il lui chuchotait des choses. Un peu jaloux,  

nous les regardions en nous demandant ce qu'il pouvait bien lui  

dire. Il la laissa enfin partir et elle vint nous montrer son « trésor  

». Le petit sac contenait de la gomme et des bonbons. Nous en  

avions l'eau à la bouche.  

Le monsieur ne veut pas que j'en donne.  

Elle s'installa sur la galerie pour déguster ses friandises.  

Richard et moi la regardions, plantés là, envieux. Monsieur  

Beaulieu revint peu après avec un autre petit sac dans la main. Il  

descendit les marches et se dirigea vers le hangar en disant :  

Viens, Diane, j'ai d'autres choses pour toi.  

Diane se leva et courut le rejoindre. Il la fit entrer dans le  

hangar et ferma la porte derrière elle. Mon frère et moi nous  

regardions, nous demandant ce qu'ils pouvaient bien faire. Je dis  

à Richard :  

Viens avec moi, on va voir ce qui se passe, O.K. !  

Richard me répondit carrément, sur un ton dur :  

Non !  

Je décidai donc d'y aller toute seule. J'essayai de faire le  

moins de bruit possible en marchant sur la pointe des pieds.  

J'étais trop petite pour voir par la fenêtre. Mais j'avais repéré un  

petit trou dans la cloison, un nSud de bois. Grimpée sur un  

gallon de peinture vide, je pus l'atteindre. Je voyais parfaitement  

à l'intérieur. Je le vois encore. Il avait le pénis sorti de son  

pantalon. Je n'avais jamais vu de mes yeux d'enfant une telle  

chose. Je trouvais cela écSurant. Il prit la main de Diane et se fit  

caresser. Il lui parlait tout bas en lui tendant le sac. Elle avait  

l'air apeurée. Il lui tenait la main et l'obligeait à le caresser. Mon  

frère me regardait sans bouger.  

Viens voir, Richard. Viens voir ce qui se passe !  

Non, je veux pas y aller. Laisse-moi tranquille !  

Je descendis de mon escalier de fortune et décidai de sortir ma  

petite sSur de là. J'ouvris rapidement la porte. Il se retourna  

vivement en remontant sa fermeture Éclair. Je lui criai :  

Je vous ai vu par le trou. Je vais le dire à ma mère ce que  

vous avez fait.  

Si tu dis un mot de tout ça tu vas avoir affaire à moi, O.K.,  

là ! Hein ! As-tu bien compris ?  

Je n'ai pas eu le temps de dire ni oui ni non qu'il était déjà sorti  

de la cabane. Je pris la main de ma sSur pour la ramener. Ma  

mère arrivait presque au même moment. Aussitôt qu'elle me vit  

dehors :  

Qu'est-ce que tu fais là, toi ?  

Je voulus répondre, toute gênée...  

J'ai, j'ai...  

Elle ne me laissa pas le temps de m'expliquer.  

Rentre dans la maison et ça presse !  

J'y suis allée, j'avais les yeux dans l'eau. En entrant, elle me prit  

par une oreille et tira très fort.  

Qu'est-ce que je t'avais dit, toi, de rester dans la maison. Je  

t'avais pas donné la permission de jouer dehors.  

Elle allait me battre lorsque je vis monsieur Beaulieu, cet  

abuseur d'enfant, descendre de sa chambre. Ma mère me lâcha,  

elle ne me battait jamais devant un étranger.  

Va t'asseoir là-bas. Je vais m'occuper de toi plus tard.  

Le salaud faisait mine de rien. Il continua à discuter avec ma  

mère. Soudain mon père entra. J'étais soulagée de le voir ; je  

savais que ma mère n'oserait pas me toucher devant eux. Je  

devinais que monsieur Beaulieu, qui n'était pas un ange mais qui  

en avait l'air, n'était pas là pour le plaisir de la conversation. Il  

était là pour s'assurer de mon silence, car il savait que je n'aurais  

pas osé parler devant lui. Finalement, il monta à sa chambre tout  

en me jetant un Sil féroce. Je n'osai parler de cela à mon père ni  

à ma mère, car j'avais peur qu'il redescende. Il n'est pas venu  

souper, cloîtré qu'il était dans sa chambre.  

À l'heure habituelle, nous sommes montés nous coucher.  

Comme à l'accoutumée, il descendit jaser avec mes parents.  

Le lendemain, c'était dimanche et il faisait un temps lourd et  

orageux. La pluie se mit à tomber. Je me rappelle qu'il y avait du  

tonnerre et des éclairs. Soudain monsieur Beaulieu se leva,  

enleva sa chemise et sortit sous la pluie. Il marchait dans les  

champs en parlant tout seul, les bras levés dans les airs. Mes  

parents, en riant, disaient qu'il était devenu fou. Nous, les  

enfants, regardions par la fenêtre. Nous le vîmes revenir, tout  

trempé.  

Il s'en vient ! Allez vous asseoir, bande d écornifleur.  

Le bonhomme entra dans la maison, mouillé de la tête aux  

pieds ; il riait en disant que c'était bien plaisant. Il monta à sa  

chambre pour se changer.  

Je ne le revis plus jamais.  

Le lendemain, alors que nous étions à l'école, mon père  

partit travailler et ma mère sortit pour la journée avec Sylvie.  

En revenant de la classe, ma mère nous demanda :  

Saviez-vous que le bonhomme Beaulieu allait partir ?  

Elle avait pris l'habitude de l'appeler ainsi. Ce fut un non  

unanime.  

C'est correct, allez faire vos devoirs. Et j'veux pas entendre  

un maudit mot.  

Quand mon père revint de son travail, elle lui posa la même  

question.  

Non, je savais pas qu'il allait partir. As-tu été voir si ses  

bagages sont là ?  

J'y suis allée. La chambre est vide. Il a tout emporté avec lui.  

Il est vraiment parti. En plus il est parti sans payer, c'est un  

crisse de sauvage.  

En entendant cela, je décidai de tout leur raconter au sujet de  

Diane. Plusieurs fois j'essayai de parler, mais ma mère,  

invariablement, me dit de me taire et de retourner faire mes  

devoirs. Parce que j'avais peur d'elle et des punitions, je me tus,  

me contentant de suggérer à Diane de tout lui raconter.  

Non, je vais me faire disputer.  

Le lendemain, j'arrivai de l'école la première. J'entrai dans la  

maison en faisant le moins de bruit possible et retrouvai ma  

mère qui tricotait dans le salon.  

Bonjour, m'man !  

Elle ne répondit pas. On aurait dit qu'elle faisait semblant de ne  

pas m'avoir entendue. Je repris :  

Je sais, m'man, pourquoi monsieur Beaulieu est parti !  

Dis-le donc, si t'es si fine que ça ! Parle, si t'es plus fine que  

les autres. Si tu n'as rien à dire, va- t'en. J'veux pas te voir la face  

icitte.  

Alors je décidai de parler. Je lui racontai en détail ce qui s'était  

passé le samedi d'avant. Elle m'écoutait sans rien dire. Pour la  

première fois de ma vie, je me sentais très importante. J'étais  

soulagée. Puis elle me dit :  

Nous allons attendre Diane pour lui en parler.  

Je lui soulignai que peut-être Diane se tairait de peur d'être  

disputée.  

T'es mieux d'avoir dit la vérité, car si jamais t'as inventé tout  

ça, je crois que tu vas en manger une crisse par ton père. Il te  

gardera pas dans ses culottes, c'est certain !  

À ces mots, un frisson me parcourut tout le corps. La peur  

s'empara de moi encore une fois. Je regrettais presque d'avoir  

parlé. J'espérais de toutes mes forces que Diane raconte la vérité.  

Nous attendions. Ma mère avait l'air songeuse. J'entendis Diane  

et Richard qui montaient sur la galerie et je suppliai Dieu de  

m'aider.  

Tu viendras ici, Diane, j'ai affaire à toé, dit ma mère.  

Qu'est-ce que vous me voulez ?  

Raconte-moé ce qui s'est passé avec monsieur Beaulieu.  

Diane me regarda, puis elle baissa la tête en silence. Ces  

quelques secondes me parurent une éternité. Je me sentais  

faiblir. Mais soudain elle se mit à parler :  

Ce n'est pas de ma faute.  

Continue, Diane, dis-moé tout.  

Elle raconta toute la vérité exactement comme je l'avais fait  

quelques minutes plus tôt. Je me sentis soulagée. Je m'adressai à  

ma mère :  

J'vous l'avais bien dit !  

Elle me regarda, déconcertée. C'était l'une des premières fois  

où elle me regardait sans haine.  

Pourquoi vous ne l'avez pas dit tout de suite ? Là, c'est plus le  

temps, il a crissé son camp. Il est peut-être rendu loin  

aujourd'hui.  

J'ai essayé de vous le dire plusieurs fois, mais vous m'avez  

dit de m'en aller.  

Elle semblait réfléchir. Soudain elle se leva et prit le  

téléphone. Elle dit quelques mots que je ne compris pas et elle  

raccrocha sec. Elle revint au salon et se mit à faire de l'ordre.  

Diane et moi étions retournées à nos devoirs. Une auto entra  

dans la cour. C'était ma grand-mère maternelle ainsi que deux  

tantes. Ma grand-mère nous salua et dit à ma mère :  

Qu'est-ce qui se passe de si terrible pour que tu nous fasses  

venir à cette heure ?  

Ma mère les invita au salon et nous dit :  

Élisa, Diane, venez avec moi.  

Elles ont commencé à se parler entre elles, et ma mère me  

demanda de raconter tout ce que je savais. J'étais si gênée que  

mes jambes en tremblaient. Quand j'eus fini, elles me posèrent  

des questions et me firent répéter pour être sûres d'avoir bien  

entendu. Quelques-unes riaient de cela, et ma mère dit à Diane :  

Essaie de raconter ce que tu as fait.  

... Il a pris ma main pour que je flatte son « affaire » et il m'a  

donné des bonbons.  

Alors mes tantes nous emmenèrent en auto vers le poste de  

police. Ma mère me mit en garde :  

C'est mieux d'être vrai ! Comme je te connais, pour te rendre  

intéressante, t'aurais pu inventer tout ça. Si jamais on a fait le  

voyage pour rien, tes petites fesses en mangeraient une maudite  

que tu serais plus capable de t'asseoir.  

Voyons, Martha, penses-tu qu'elle aurait pu inventer ça ?  

Diane l'a dit aussi. Qu'est-ce qu'elles connaissent aux hommes ?  

C'est vrai qu'elles ont jamais vu leur père tout nu.  

Raisonne un peu. C'est trop jeune pour savoir comment c'est  

bâti, un homme !  

Et elles en discutèrent jusqu'à ce que l'on arrive à  

destination. C'était une grosse bâtisse tout en briques. Nous  

sommes entrées. Nous marchions dans un couloir très long et  

très large. Au bout, il y avait un bureau et des chaises. Nous  

nous sommes assises et avons attendu que quelqu'un vienne.  

Nous avons attendu comme cela une bonne demi- heure et ma  

mère s'impatientait. Finalement elles ont décidé de revenir chez  

nous. Pour ma mère, il était important de revenir avant que mon  

père ne rentre de son travail.  

De retour à la maison, Diane et moi avons dû faire nos  

devoirs. Ma mère et ses sSurs papotaient dans le salon. Elles  

rigolaient à qui mieux mieux, quand ma mère m'appela auprès  

d'elles.  

Approche, j'te mangerai pas ! On dirait que je te maltraite !  

Elle me tira à elle. J'avais peur comme à chaque fois qu'elle me  

touchait. Elle me tourna face à elle, releva mon gilet et baissa  

mon pantalon. Elle me montra à mes tantes en disant :  

Regardez, elle est à moitié homme et à moitié femme.  

Elle me lâcha et je remontai mes culottes du plus vite que je  

pus. Elles riaient de moi parce que j'avais un peu de poil sur les  

reins. J'avais tellement honte, je voulais me cacher. Je m'enfuis  

dans la cuisine, mais je l'entendais qui riait en expliquant :  

Elle en a encore plus sur les bras !  

J'essayais de camoufler mes bras derrière moi.  

Je me mis à pleurer, je me trouvais horrible. Je me dis, à partir  

de ce jour, que j'étais vraiment trop laide pour qu'on m'aime.  

Que c'était la raison pour laquelle ma mère me détestait. J'étais  

repoussante.  

Les tantes se préparaient à partir. J'étais contente. J'allais  

pouvoir cacher ma honte. Mais ma mère n'en avait pas fini avec  

moi.  

Je ne sais vraiment pas quoi faire d'elle.  

J'avais si peur, j'essayai de me cacher le plus possible. Elle me  

prit le bras. Moi, je mis mes deux mains dans ma figure pour ne  

pas les voir me regarder comme si j'étais un animal rare. Elle  

leur montrait mes bras et, toutes, elles riaient de moi.  

Quand elle me lâcha, mes tantes et ma grand- mère allèrent  

embrasser Diane, en disant qu elle deviendrait une très belle  

fille plus tard. Moi, je restai dans mon coin en les regardant  

partir. Tout ce que j'avais dans le cSur, c'était du chagrin. Je  

haïssais tout le monde.  

Après leur départ, je dus ranger le salon avant que mon père  

n'arrive. Ma mère expédia la préparation du souper. À son  

arrivée, il demanda qui était venu, mais ma mère répondit avant  

que nous n'ayons le temps de parler :  

Bien, il est venu un vendeur. Il voulait que j'achète des  

produits de toutes sortes. Je l'ai mis dehors. C'est vrai, les  

enfants, hein ?  

Je me contentai de la regarder froidement, écSurée de la voir  

raconter de tels mensonges à mon père. Aucun mot de l'aventure  

de Diane avec le pensionnaire. Je crois que mon père n'en a  

jamais rien su.  

À partir de ce jour, je n'ai plus jamais fait confiance à ma  

mère. À partir de ce jour aussi, je commençai à me regarder, à  

me comparer aux autres petites filles de ma classe. Je finis par  

me maudire. Je me trouvais laide, affreuse en tous points. Je  

n'avais pas d'amies, ma mère me détestait. Et c'était ma laideur  

qui était cause de tout.  

L'hôpital  

Je me rappelle qu'en ce temps-là, à chaque fois que j'avais  

peur, je vomissais. Surtout pendant les repas lorsque mon père  

n'était pas là et qu'elle passait derrière moi en me donnant une  

gifle derrière la tête, ou bien lorsqu'elle me promettait une volée  

ou encore qu'elle me chialait. Je me rappelle un repas où elle m'a  

fait manger un pain complet. Je n'avais pas le choix ; il fallait  

que je mange tout ce qu'elle me donnait ou c'était la volée. À  

certains repas, elle ne me donnait presque rien, et, à d'autres, elle  

me faisait manger comme un ours.  

Lorsque mon père était là, elle me donnait la même portion  

qu'aux autres, mais elle s'arrangeait pour encore mentir à mon  

sujet et, lui, il me disputait. Ce qui fait que je vomissais encore  

lorsqu'il se fâchait contre moi.  

Un jour, mon père, voyant que j'étais souvent malade, décida  

de m'envoyer à l'hôpital afin de subir des examens. Il voulait  

savoir pourquoi je vomissais si souvent. J'ai passé une semaine à  

cet hôpital et personne de ma famille n'est venu me voir. C'est  

ma mère qui vint me chercher et qui s'informa auprès de  

l'infirmière.  

Savez-vous ce qu'elle a ?  

Nous ne lui avons rien trouvé. Elle a une maladie imaginaire.  

Ma mère vint vers moi. Elle semblait fâchée. Elle m'habilla  

en me bourassant. Je n'avais nulle hâte de retourner chez nous, je  

savais que j'allais vivre de nouveau dans la peur. Je connaissais  

la raison de mes vomissements, mais je ne pouvais en parler, car  

ma mère me défendait de raconter ce qui se passait chez nous.  

Pendant mon séjour à l'hôpital, je me sentais très bien, je  

mangeais bien et sans vomir.  

Arrivée à la maison, mon père et ma mère eurent une petite  

discussion, et mon père, qui était assis à table, se tourna vers  

moi :  

Viens souper. Tu m'as assez coûté les yeux de la tête.  

L'assurance-maladie n'existant pas, mon père avait dû tout  

payer. Il avait l'air furieux.  

J'ai pas faim, papa.  

Mange ce que t'as dans ton assiette, sans ça je vais te faire  

avaler de force.  

C'était plus fort que moi, je me suis mise à pleurer. J'essayais  

de manger, mais rien à faire, tout ressortait. Mon père se leva  

brusquement en sacrant :  

Elle a quelque chose c'est certain, elle ne vomirait pas  

comme ça.  

Il me prit dans ses bras, me vira sur ses genoux et me donna  

la fessée. Puis il me monta dans mon lit. Il me couvrit et  

m'attacha. Il m'attachait, car je remuais tellement pendant la nuit  

que je ne gardais aucune couverture. Ce lit était pourtant mon  

refuge. C'est là que je me sentais le plus en sécurité.  

Plus les jours passaient, plus je m'apercevais que ma mère  

avait réussi à me faire haïr par mon père. Il me punissait et me  

battait de plus en plus. Mais lorsqu'il avait le malheur de punir  

Richard ou Diane, ma mère l'arrêtait :  

Et Élisa, elle, c'est ta préférée. Tu la chiales pas ?  

On dirait que ça te fait plaisir que je la batte. Tu as toujours  

ton cher Richard en dessous de ta jupe.  

Les disputes entre eux ne faisaient alors que commencer.  

Le stylo  

Tout le temps que j'ai été à l'école, j'ai eu beaucoup de  

difficultés à apprendre. J'essayais de garder les mots dans ma  

tête, mais rien n'y faisait. J'étais parfaitement absorbée, obsédée  

par une seule et même pensée... Quand je vais arriver à la  

maison, qu'est-ce que ma mère va me faire ! Va- t-elle me battre  

encore ? Me crier après ? Quelle nouvelle humiliation va-t-elle  

inventer encore ?  

J'étais de plus en plus mal vue à l'école. Ma mère ne me  

laissait pas la chance de faire mes devoirs et d'apprendre mes  

leçons. J'étais disputée par le professeur qui m'envoyait chez le  

directeur, celui-ci m'avertissait toujours très sévèrement, mais je  

ne pouvais lui expliquer la raison de mes fautes. Je ne pouvais  

que baisser la tête et me taire.  

Un jour que j'avais besoin d'un cahier et d'un crayon, je pris  

mon courage à deux mains et les demandai à ma mère, le plus  

poliment possible.  

Où as-tu mis ton crayon ? Et ton cahier, où est-il ?  

Mais, maman, mon cahier est tout écrit et il ne me reste qu'un  

tout petit bout de crayon, même pas assez grand pour que je  

puisse écrire avec !  

Tu vas t'en passer, car c'est pas moi qui va te donner un sou  

noir, O.K. !  

Je baissai la tête et j'allai m'asseoir dans mon coin habituel.  

Et puis, t'es mieux de ne pas te lamenter à ton père, car je suis  

capable de te la fermer pour toujours, ta petite gueule, moé !  

Les jours qui suivirent, je réussis à voler un crayon dans le  

pupitre d'une petite fille qui en avait plusieurs. Mais il y avait  

encore le cahier que je ne pouvais trouver et le professeur me  

disputa. Je racontai à ma mère la punition de la maîtresse et la  

suppliai de me donner un cahier. Elle disparut dans sa chambre  

et revint avec un cahier qui portait mon nom. C'était un cahier de  

l'année passée ; mais il restait quelques feuilles blanches à la fin.  

En écrivant petit, ça pourrait durer un certain temps. J'étais  

correcte encore pour quelques pages.  

Quelques jours après cet événement, mes parents me  

confièrent mes frères et sSurs à garder pour leur permettre une  

sortie. Je les regardai partir avec soulagement, et je les surveillai  

car j'avais une idée en tête : aller fouiller dans la grosse valise  

bleue qui appartenait à mon père et dans laquelle il y avait toutes  

sortes de papier, de crayons, de stylos. Je m'assurai que les  

enfants s'amusaient et ne prenaient garde à moi. Je m'assis dans  

l'escalier, grimpant une à une les marches, innocemment, sans  

bruit. Les enfants s'amusaient ferme sans s'occuper de moi. Je  

filai à toute vitesse vers la chambre-remise. La valise était là,  

dans un coin, toute bleue, bien grosse, un véritable coffre aux  

trésors. Elle était pleine. Je me mis à chercher sans trop déplacer  

car, après tout, je n'avais besoin que d'un crayon. Je devais me  

dépêcher. Je ne trouvais ni cahiers ni crayons. Je pris alors un  

stylo bleu et refermai la valise en prenant bien soin de tout  

replacer. Je filai retrouver les autres le plus vite possible, en  

cachant le stylo dans la manche de mon gilet. Mine de rien,  

j'allai le porter dans mon sac d'école. J'étais très nerveuse. Il me  

semblait que je portais la marque de mon délit inscrite sur le  

front. J'étais certaine que mes parents verraient sur mon visage  

que j'avais fait quelque chose de mal. J'essayai de m'asseoir bien  

tranquillement en surveillant les autres. C'est ainsi que les  

remords de conscience commencèrent à me tirailler. J'avais  

décidé de remettre le stylo à sa place quand mes parent  

revinrent. En les voyant, j'avais tellement peur de me trahir que  

mon cSur se mit à battre follement. Je faillis m'évanouir. Je  

voyais presque le stylo à travers mon sac d'école.  

Le lendemain, je suis allée à l'école comme d'habitude. Je ne  

pensais qu'à me débarrasser de ce stylo le plus vite possible.  

Dans l'autobus, je ne pouvais pas, puisque Richard et Diane  

étaient là pour me surveiller. Dans la classe, je le sortis de mon  

sac et j'écrivis un peu avec. Il était tout neuf, mais j'aurais aimé  

être capable de le vider de son encre en quelques minutes. Je me  

levai pour aller le jeter à la poubelle et revins m'asseoir à ma  

place. Ouf !  

Mais la maîtresse m'avait vue faire. Elle se leva, marcha  

jusqu'au panier et prit le stylo. Elle vint vers moi, écrivit  

quelques mots avec... et le déposa sur mon pupitre.  

Voyons, Élisa ! Il est encore bon, ce stylo ! Pourquoi tu le  

jettes ? Il ne faut pas gaspiller ainsi !  

J'étais gênée... et prise avec le même problème. L'idée me  

vint de le casser en tout petits bouts. Je le pris entre mes doigts  

et le brisai en plusieurs morceaux entre mes genoux. J'essayai  

d'étouffer le bruit, j'avais l'impression que toute la classe  

entendait les craquements sinistres du plastique et que la  

maîtresse me faisait les gros yeux. Aucune réaction, le cours  

continuait. J'étais toujours en possession de ce qui restait de  

l'objet. Je décidai de cacher les morceaux dans mon pupitre. Je  

me remis au travail en regrettant amèrement l'idée de génie que  

j'avais eue de me procurer ce crayon.  

Après la classe, je retournai chez moi. Mon père était déjà  

arrivé et travaillait à ses papiers. Il nous fit venir auprès de lui.  

J'ai quelque chose à vous demander à tous les trois ! Il y a  

quelqu'un qui est venu prendre deux stylos bleus dans ma valise.  

Vous auriez pu le demander, et au moins m'en laisser un. Qui les  

a pris ? Répondez ! Je veux savoir qui a fait ça, vous avez  

compris ? Si personne répond, je vais vous flanquer une maudite  

volée jusqu'à ce que le coupable se nomme. Avez-vous  

compris ? Et pas avec mes mains, non ! Elles font pas assez mal.  

Avec ma ceinture. Vous allez voir si vous allez vous taire  

longtemps !  

J'allais mourir là. Aucun de nous n'osait parler. Il y avait  

donc deux coupables puisque je n'avais pris qu'un seul stylo. Je  

ne savais plus quoi faire, je ne pouvais raconter la vérité au sujet  

de mon besoin de crayon, car il ne m'aurait sûrement pas crue, et  

plus encore, ma mère m'aurait sûrement battue. J'ai donc décidé  

d'attendre la suite et de me taire. Mon père continua :  

Richard, viens ici. Baisse ton pantalon et étends-toi sur mes  

genoux !  

Richard semblait très effrayé, il pleurait déjà. Il était penché  

sur les genoux de mon père, nu-fesses et mon père avait ôté sa  

ceinture. Il fit claquer un premier coup d'avertissement. Mais ma  

mère intervint :  

Arrête, Gérard ! C'est moi qui ai donné un stylo à Richard, il  

en avait besoin à l'école. Un, mais pas deux. Alors continue à  

faire ton enquête et laisse Richard tranquille.  

Papa décida d'abandonner son enquête. Mais elle, elle avait  

décidé de trouver la coupable coûte que coûte.  

Si t'es pas capable de trouver la coupable, c'est moé qui va la  

trouver.  

Je me sentis faiblir. J'aurais mieux aimé avoir affaire à mon  

père plutôt qu'à ma mère, car je connaissais ses manières  

sadiques.  

Élisa, va t'habiller, on va aller faire un tour toutes les deux !  

Dépêche-toé.  

Je me hâtai de me préparer afin de ne pas empirer les choses.  

Je ne savais pas quoi penser ou quoi dire. Elle me poussa dehors  

et me dit en me serrant le bras :  

Viens, on va aller voir à l'école.  

Je me consolai en pensant que l'école devait sûrement être  

fermée à cette heure. Nous ferions le voyage pour rien.  

Si c'est barré, demain j'irai à l'école en même temps que toé,  

et si t'as l'autre stylo, tu vas en manger une câlisse par ton père.  

Tout le long du chemin, je retins mes larmes avec peine. Je  

me maudissais d'avoir eu l'idée de voler ce sacré stylo. Il ne  

m'avait apporté que plus de malheur.  

À l'école, ma mère tira la porte, et elle s'ouvrit.  

Pour comble de malheur, la porte de ma classe était ouverte et la  

maîtresse était là qui travaillait. Ma mère discuta un peu avec  

elle, et lui expliqua le but de sa visite.  

Oui, je l'ai vue avec un stylo bleu. Elle l'avait jeté dans la  

poubelle et je l'ai ramassé. Lorsque je me suis aperçue qu'il  

écrivait encore, je le lui ai redonné.  

Ma mère se tourna vers moi avec un air triomphant, ses yeux  

pleins de haine et de méchanceté.  

Où est ton pupitre que je regarde dedans ?  

Je le lui montrai du doigt, je ne pouvais mentir.  

l'Ile s'avança et souleva le dessus pour voir à l'intérieur. Elle  

fouilla partout jusqu'à ce qu'elle ait trouvé tous les morceaux.  

Je savais que c'était toi, maudite voleuse ! Je vais emporter  

tout ça chez nous pour le montrer à ton père ; là il ne pourra pas  

nier que t'es une maudite menteuse et une voleuse. Après ça ton  

père ne doutera plus de moé.  

Elle paraissait toute fière d'elle. Pourtant si elle me l'avait  

donné quand je le lui avais demandé, tout cela ne serait pas  

arrivé. Elle salua l'institutrice et me tira en dehors de la classe.  

Sur la route, elle souriait d'un air moqueur tout en me  

poussant dans le dos pour que je marche plus vite. En même  

temps elle me traitait de menteuse, de voleuse et d'hypocrite. Je  

traînais les pieds. Ce qui allait m'arriver m'était égal désormais.  

Je préférais que ce soit mon père qui tranche la question à sa  

manière. Cette histoire allait me faire perdre mon seul allié. En  

plus des coups de ceinture et de la punition, c'est le chagrin dans  

ses yeux, la déception qui me firent le plus mal. Ma mère avait  

repris sa gaieté et chantonnait en préparant le souper...  

Le visiteur  

Les jours de peur et de chagrin se succédaient. Chaque  

matin, je me levais dans l'espérance d'une journée paisible. La  

plupart du temps, je me couchais en pleurant, le cSur en peine.  

Les journées de trêve étaient rares.  

Ce jour-là, ma mère était sortie toute seule et mon père nous  

gardait. C'était un bel après-midi d'hiver, un après-midi de soleil  

et de froid. Nous étions maintenant cinq enfants. Ma mère avait  

mis au monde Jean-Marc qui n'était alors âgé que de deux mois.  

C'était la première fois que ma mère sortait sans mon père.  

Comme toujours, mon père se berçait en fixant un point sur le  

plancher. Il réfléchissait. Il était silencieux et de mauvaise  

humeur. Nous n'osions pas le déranger même pour lui demander  

la permission d'aller aux toilettes.  

Une auto entra dans la cour ; je pus voir ma mère en  

descendre en compagnie d'un homme. L'auto repartit et ils  

entrèrent tous les deux dans la maison. Ma mère semblait gaie,  

de très bonne humeur. Elle était joyeuse comme une petite fille.  

Elle rangea le pardessus de l'homme et nous le présenta. Il  

s'appelait Arthur. Il avait un sac de papier dans les mains qu'il  

déposa sur la table. Puis il vint à chacun de nous pour nous  

serrer la main. Il semblait très gentil. Ça faisait curieux de voir  

ma mère ainsi. J'étais soulagée, car, tant qu'il y aurait un  

étranger dans la maison, elle ne me disputerait pas et ne me  

battrait pas. Arthur se mit à placoter avec mon père, puis il  

réclama un plat à ma mère pour y mettre les bonbons qu'il avait  

apportés dans le sac de papier. C'était de petits poissons  

brillants, des rouges et des blancs. Nous étions autour de la table  

et les dévorions des yeux.  

Allez, les enfants ! Prenez-en. Je les ai achetés pour vous  

autres.  

J'en pris deux de chaque couleur. Deux blancs et deux  

rouges. Je goûtai aux rouges en premier. Ils étaient piquants  

avec un fort goût de cannelle. Je les recrachai dans ma main. Les  

blancs étaient délicieux ; je voulus en prendre d'autres, mais il  

fallait que je me débarrasse des rouges que j'avais dans la main.  

Je demandai la permission d'aller aux toilettes, mais mon père  

intervint brusquement :  

Tu viens juste d'y aller. Viens pas me faire accroire que t'as  

encore envie !  

Mais comme ils ne s'occupaient pas de moi, je réussis à me  

faufiler dans la salle de bains et à me débarrasser des poissons  

rouges dont je n'aimais pas le goût. Quand je revins, les grandes  

personnes discutaient toujours. Je m'avançai pour prendre un  

autre bonbon, mais ma mère, qui me regardait, se leva et dit :  

C'est assez ! Ils ne souperont pas. Ils n'ont pas l'habitude de  

manger entre les repas.  

Et elle demanda à mon père d'inviter Arthur à souper.  

Pendant le repas, ma mère ne savait pas trop quoi lui donner  

pour qu'il soit satisfait. Jamais elle n'avait fait autant de  

simagrées pour mon père. Celui-ci semblait ne rien remarquer,  

mangeant comme à l'accoutumée, la tête basse, étranger à tout  

ce qui se passait autour de lui. Comme il était défendu de parler  

pendant les repas, il n'y avait que ma mère et Arthur qui  

discutaient ensemble.  

Après le souper, ma mère demanda à Diane de m'aider à  

faire la vaisselle, et Arthur vint nous donner un coup de main.  

Chose rare, ma mère desservit la table. C'était beau à voir, je  

n'en revenais pas. En plus, elle nous aida à ranger la vaisselle  

dans les armoires. Incroyable !  

Je me demandais ce qui arrivait pour qu'elle change ainsi, du  

tout au tout. Elle était même gentille avec moi. J'avais envie de  

chanter et de rire. Je fis un grand sourire à cet ami si gentil, qui  

avait un tel pouvoir de bonne humeur sur ma mère. J'espérais  

que cet homme revienne souvent et qu'il ramène la gaieté dans la  

maison. J'espérais que ma vie d'enfer fût enfin terminée. Je  

cherchais à surprendre le regard de ma mère, et je riais pour  

qu'elle comprenne bien que je partageais sa joie.  

Malheureusement, la vie reprit son cours normal. Pourtant,  

je dois dire que ma mère semblait mieux. Elle sortait plus  

souvent et mon père ne savait plus quoi inventer pour lui faire  

plaisir.  

L'auto  

Un jour de cette même époque, mon père prit congé et partit  

avec ma mère afin de faire des emplettes. Comme d'habitude,  

j'étais la gardienne et j'essayais de profiter de ces moments de  

calme. Il était presque seize heures et, malgré tout, j'étais  

inquiète ; les parents étaient partis depuis le matin. Bientôt une  

grosse auto noire entra dans la cour. Aussitôt dit, les enfants  

étaient tous dans la maison, curieux, embêtés par l'arrivée  

d'étrangers mais curieux tout de même de savoir qui était dans  

l'auto. Nous avions l'air d'une bande de sauvages peu habitués à  

voir du monde...  

Mais quand on se rendit compte que c'était ma mère qui  

conduisait l'auto, ce fut la plus grande stupéfaction de notre vie.  

Elle était au volant, mon père à ses côtés, et personne d'autre  

avec eux. C'est en courant et en criant que nous les accueillîmes.  

Mon père sortit le premier, très fier de lui.  

Regardez, les enfants, j'ai fait un beau cadeau à votre mère !  

Nous étions ébahis devant une si belle voiture. C'était une  

grosse auto noire, brillante, neuve... Et ma mère, assise au  

volant, le sourire éclatant, les yeux brillants de plaisir, avait l'air  

d'une actrice. Elle était belle et triomphante. Elle ouvrit dou-  

cement la portière et sortit de l'auto.  

Que tu es chanceuse, maman ! Que tu es chanceuse !  

Et on sautait comme une volée de moineaux, et on battait  

des mains. Et on courait tout autour en touchant ici et là, le nez  

collé aux vitres afin de mieux voir à l'intérieur. Les parents se  

tenaient par la main, heureux, et nous étions contents de les voir  

ainsi.  

Après le souper, ils décidèrent de nous emmener l'aire un  

tour avec cette merveilleuse auto. La folie reprit de plus belle. Je  

courus auprès de ma mère pour la remercier.  

Arrête de t'énerver parce que tu vas rester icitte ! me dit-elle.  

Cette phrase glaciale eut le don de calmer mon exubérance.  

Le charme était rompu. Je me résignai à me montrer sage car je  

ne voulais pas rater cette promenade. Les autres étaient énervés ;  

ils se bousculaient en se chamaillant, pourtant c'est à moi qu'elle  

s'en prit :  

Tu pourras pas dire, la grande, que tu fais jamais comme les  

autres !  

Je me renfonçai dans mon coin de siège, me contentant de  

savourer en silence le plaisir de la randonnée. Ils nous  

ramenèrent à la maison et décidèrent de repartir seuls, sans nous  

dire où ils allaient. Je fis entrer mes frères et sSurs. C'est moi  

qui les lavai et les préparai pour la nuit.  

Une nouvelle ère venait de commencer. Ma mère avec sa  

nouvelle auto allait sortir de plus en plus, me laissant le soin de  

garder les autres jusqu'à son retour.  

L'invité de ma mère  

Quelques jours plus tard, ma mère allait obtenir son permis  

de conduire. À partir de ce jour, elle passerait le plus clair de son  

temps sur les routes. Aussitôt que nous étions partis pour l'école,  

elle emmenait les plus petits et ne revenait qu'à notre retour. Et,  

bien sûr, notre père n'était pas au courant.  

Un jour, en revenant de la classe, nous avons trouvé la porte  

verrouillée. L'auto n'était pas là, ma mère n'était pas de retour. Il  

pleuvait. Nous étions tous là, à attendre qu'elle revienne, sans  

abri pour nous protéger. J'espérais qu'elle fût rentrée avant que  

mon père ne revienne de son travail. Malheureusement, il arriva  

le premier, en auto, avec ses compagnons de travail.  

Qu'est-ce que vous faites là, avec vos sacs d'école, à attendre  

sur la galerie ?  

La porte est barrée, on ne peut pas entrer !  

Il nous fit répéter nos leçons pendant qu'il préparait le  

souper. Nous sentions qu'il était en colère. Mous avons donc  

mangé en silence, puis lavé la vaisselle et tout rangé dans la  

cuisine. La longue attente commença. Nous n'osions ni parler ni  

bouger de peur de le contrarier. Il était assis dans sa chaise près  

de la fenêtre et se berçait, la tête basse et les bras croisés,  

songeur et buté.  

Bientôt une auto entra dans la cour. L'éclat des phares balaya  

la vitre. C'était ma mère qui arrivait, mais pas seule ; elle était  

accompagnée d'Arthur. Mous regardions tous par la fenêtre, en  

nous poussant les uns sur les autres. Ils n'entrèrent pas tout de  

suite. Mon père ne se leva pas. Il devint immobile. Finalement,  

ma mère sortit de l'auto ainsi qu'Arthur. Aucune trace des deux  

petits. Ma mère semblait avoir de la peine à marcher. Je pensai  

qu'elle avait eu un accident.  

C'est ainsi qu'ils entrèrent dans la maison, l'un soutenant  

l'autre. Elle avait dans la main une grosse cruche brune.  

Salut, mon Gérard ! Comment ça va ? Comment ça se fait  

que les enfants ne sont pas couchés ?  

Ils voulaient tous voir leur mère arriver dans cet état. Penses-  

tu que tu as l'air bien intelligente arrangée comme ça ? T'es  

complètement saoule.  

En riant, elle reprit :  

Tu devrais faire pareil comme nous autres. C'est le grand  

temps que tu te déniaises, mon Gérard ! Envoyé, je vais aller te  

chercher un verre pis tu vas goûter à ça.  

Elle faillit tomber deux ou trois fois en se rendant à  

l'armoire. Je croyais qu'elle était malade. Arthur était assis à la  

table et ne parlait pas. Il se contentait de regarder et d'écouter. Je  

commençai à avoir peur.  

Papa, est-ce que nous pouvons aller nous coucher ?  

On se demandait où étaient Sylvie et Jean-Marc, mais on  

n'osait pas poser de questions.  

Oui et je vais y aller aussi.  

Ma mère me regarda, furieuse :  

Vas-y te coucher, maudite Grande Noire et laisse faire les  

autres. T'as pas besoin des autres pour dormir, alors va-t'en te  

coucher et laisse- nous tranquilles.  

Je ne répliquai pas et montai vers ma chambre, suivie des  

autres et de papa.  

Allez, les enfants, dormez vite. Je ne veux pas monter une  

deuxième fois, compris !  

Et il descendit les rejoindre. La fête ne faisait que  

commencer ; plus ça allait et plus ça parlait fort. Je ne pouvais  

dormir, ils faisaient trop de bruit ; j'étais très inquiète des petits...  

Chacun dans son lit, les enfants avaient les yeux grand ouverts,  

les couvertures tirées jusqu'au menton ; ils étaient effrayés de  

cette nouvelle situation.  

Des verres et des bouteilles furent brisés. Ils tombaient par  

terre avec leur chaise. Je fis rapidement mes prières afin de  

conjurer le mauvais sort et faire qu'ils aillent se coucher bien  

vite. C'était inquiétant, un tel vacarme. Je finis pourtant par  

m'endormir, mais déjà le jour commençait à se lever. Je  

m'endormis, la tête sous les couvertures, ma poupée serrée dans  

mes bras.  

À mon réveil, je fis lever les autres, car nous devions nous  

rendre à l'école. Je descendis la première. La cuisine était sens  

dessus dessous. Je n'avais jamais vu un tel carnage chez nous.  

Des bouteilles et des verres renversés ou cassés, des chaises sur  

le dos, des grandes flaques de bière sur le plancher. La grosse  

cruche brune que ma mère avait apportée avec elle était presque  

vide, et, tout près de la porte, une caisse de bière, vide, elle  

aussi. Je pus ramasser un peu, nettoyer la table, et préparer le  

petit déjeuner. Avant de partir pour l'école, je voulus m'assurer  

que les parents étaient bien là. Ils étaient là, tous les deux,  

affalés sur le lit, tout habillés. Ils semblaient dormir profon-  

dément. Je fermai la porte tout doucement.  

Je me rendis ensuite au salon. Arthur était là, qui dormait sur  

le divan ; il ronflait. Je revins sur mes pas, et sans faire de bruit  

nous partîmes pour l'école.  

À l'heure du dîner, mon père était levé. Il était assis au bout  

de la table, la tête entre les mains :  

Maudite boisson !  

Il avait l'air tellement malade, je ne l'avais jamais vu dans cet  

état. Puis vint Arthur, tout perdu, se demandant ce qu'il faisait  

chez nous. Ma mère se traîna vers le frigidaire pour boire un  

Pepsi presque d'une seule traite en maugréant.  

Comment ça se fait que je me sois pas levée à matin ?  

Pourquoi vous m'avez pas réveillée. Et toé, Gérard, pourquoi t'es  

pas allé travailler, c'est pas samedi aujourd'hui.  

J'ai fait comme toé, j'ai passé tout droit. T'inquiète pas, je  

vais y aller cet après-midi. J'ai assez perdu de temps comme ça.  

C'est de ta faute aussi, si tu m'avais pas fait prendre un coup, ça  

serait jamais arrivé. Je serais à mon travail à l'heure qu'il est.  

Et la chicane reprit de plus belle. Ma mère dit à mon  

intention :  

Qu'est-ce que t'attends pour faire à dîner « nannoune » ?  

Qu'est-ce qu'on va manger ?  

Regarde dans le Frigidaire et faites-vous à manger. À ton  

âge, ça faisait longtemps que je me grouillais le derrière.  

Mon père intervint :  

Parle pas, Martha. Quand je t'ai mariée, tu savais même pas  

faire cuire une patate sans la faire brûler. C'est moi qui t'ai tout  

montré, alors ferme- la, ta sacrée gueule sale pis arrête de chialer  

après les enfants.  

Ma mère était rouge de colère. L'engueulade reprit à mon  

sujet. Arthur, qui était là à écouter, décida soudain d'y mettre un  

terme. Peine perdue. C'était pire encore. C'est dans cette  

atmosphère que nous avons mangé nos sandwiches et que nous  

sommes retournés à l'école. Mon père sortit pour aller travailler,  

laissant ma mère et Arthur ensemble. Ce fut la plus grande  

erreur de sa vie.  

À notre retour, Arthur était encore avec ma mère, une bière à  

la main. De plus, ma mère avait récupéré les petits, sains et  

saufs, sans aucune explication. J'étais soulagée. Arthur nous  

avait acheté des friandises : des chocolats, des chips, de la  

liqueur ; une vraie fête. Comme les autres je m'approchai de la  

table.  

T'as pas besoin de ça. Laisse ça là !  

Étrangement, Arthur essaya de prendre ma part,  

de faire comprendre à ma mère de ne pas être injuste, de me  

traiter comme les autres.  

Toi aussi tu prends pour elle ! Je l'haïs, sa maudite p'tite face,  

qu'elle s'efface de moé ! Envoyé, prends-les, tes maudits  

bonbons, et débarrasse !  

J'étais incapable de me retenir. Je pleurais à chaudes larmes.  

En me giflant, ma mère me dit :  

Vas-tu la fermer, ta maudite gueule ! T'es mieux de t'arrêter  

avant que ton père arrive parce que tu vas avoir affaire à moi  

lundi matin, O.K. ! là?  

Oui, maman, oui !  

Puis mon père est revenu du travail et tout s'est déroulé  

normalement. Après le souper, ils ont commencé à fêter avec  

Arthur. Encore une fois, ils ont gueulé, chanté, crié jusqu'aux  

petites heures du matin. C'est à partir de ce moment qu'ils ont  

pris l'habitude de boire. De plus en plus, mon père  

manquait des journées d'ouvrage. Ils en étaient arrivés au point  

où ils me faisaient manquer la classe pour que je garde mes  

frères Jean-Marc et Patrick qui n'allaient pas encore à l'école. Et  

surtout, on voyait Arthur à toutes les fins de semaine. Les  

commérages allaient sûrement bon train.  

Toute cette bière apporta de gros changements dans notre  

existence. J'étais presque obligée de tout faire dans la maison :  

laver, étendre le linge sur la corde, repasser, laver et cirer les  

planchers à genoux et les frotter jusqu'à ce qu'ils brillent. Les  

autres petites filles jouaient encore à la poupée mais moi, j'avais  

une vraie maison pour m'exercer. Au début, ma mère m'aidait à  

tout faire et si, par malheur, je faisais quelque chose qui n'était  

pas à son goût, je recevais une taloche derrière la tête. Je me  

sentais maladroite, les mains pleines de pouces. Je voulais  

tellement bien faire que je faisais tout de travers. Après quelque  

temps, quand elle jugea que j'avais bien appris ma leçon, elle  

s'assit et me regarda faire. Elle ne cessait de critiquer mon  

travail. Moi, j'avais peur d'elle, de ses colères, et plus j'avais  

peur, plus j'étais maladroite. Jamais elle ne m'a remerciée ou  

félicitée pour ma bonne volonté. Jamais. J'étais, pour elle, pire  

qu'une servante, juste bonne à être chialée et battue. Jamais un  

sourire, jamais le moindre soupçon de satisfaction même quand  

j'avais travaillé à la limite de mes forces. J'étais comme un  

chien, toujours à ramper devant elle, toujours à quêter un peu de  

caresses du bout des doigts, du bout des lèvres, pour à la fin me  

faire sans cesse rabrouer, pour me faire repousser du bout du  

pied. J'avais un juge et un bourreau pour mère.  

La gardienne  

Je me rappelle un samedi, où mes parents étaient sortis  

depuis le début de la journée. Une gardienne nommée Michèle  

s'occupait de nous. Mous l'aimions beaucoup. Elle inventait de  

nouveaux jeux, nous racontait des histoires, elle était gentille et  

patiente. Nous respections son autorité. Avec elle, je redevenais  

une petite fille presque joyeuse.  

Comme à l'habitude, mes parents revinrent avec Arthur et  

complètement saouls. Ils titubaient en baragouinant, la bouche  

pâteuse, des paroles presque incompréhensibles. Chacun avait  

une bouteille de bière à la main. J'avais honte, je les détestais.  

Arthur venait de plus en plus souvent à la maison. Mes parents  

le considéraient comme un ami et cela nous était bien égal à  

nous, les enfants, car il était très gentil avec nous et souvent il  

réglait les chicanes entre mes parents. Ils s'assirent tous autour  

de la table en rigolant. La party continuait. Bien sûr, la chicane  

finit par prendre entre mon père et ma mère. J'avais peur ; nous  

avions tous peur, y compris Michèle la gardienne. Je l'ai bien vu  

dans ses yeux. Elle demanda à ma mère si elle pouvait partir.  

Va t'asseoir, je te dirai quand partir ! O.K. Attends !  

Le visage de Michèle était rouge de gêne et de colère. Elle  

ne savait plus où se mettre.  

Comme ils manquaient de bière, ils décidèrent d'aller en  

acheter. Ils sortirent donc en zigzaguant. Nous nous regardions à  

la dérobée en soupirant de soulagement. Pourvu qu'ils ne  

tombent pas dans l'escalier, nous aurions la paix pour le reste de  

la veillée. Comme ils avaient oublié de fermer la porte en  

sortant, je me levai de ma chaise. Ils étaient encore sur la galerie  

et s'apprêtaient à descendre lorsque je vis Arthur donner une  

poussée à mon père, qui n'a pu faire autrement que de tomber à  

la renverse du haut de l'escalier. Je voyais ma mère et Arthur qui  

riaient en descendant, se foutant éperdument de mon père, qui  

ne bougeait plus, assommé. Il revint vite à lui en criant qu'il  

avait mal. Ma mère lui dit de cesser de se lamenter et perdit pied  

à son tour. Je regrettai qu'elle réussisse à s'agripper. J'aurais tant  

voulu qu'elle se tue. Je la haïssais tellement.  

Mon père était allongé sur le trottoir et ne cessait de se  

plaindre. Je demandai à Dieu de l'épargner, car il aurait pu se  

tuer en se cognant la tête sur le ciment. Je criais et me lamentais  

en haut de l'escalier. Michèle me tira par le bras à l'intérieur de  

la maison, car les autres commençaient à s'affoler et à pleurer.  

J'étais la seule à savoir qu'Arthur avait poussé mon père. Je le  

considérais désormais comme un faux jeton, de mèche avec ma  

mère. Il voulait se débarrasser de mon père. Il l'avait poussé  

délibérément. Il voulait donc le tuer. Je courus me réfugier dans  

la salle de bains en pleurant à chaudes larmes. Heureusement,  

car ma mère revint soudainement.  

Gérard est blessé. Il faut que j'appelle quelqu'un pour le  

monter à l'hôpital. S'il n'est pas capable de prendre de la boisson  

sans se tenir debout, qu'il reste à jeun. C'est un maudit niaiseux  

et en plus il me fait perdre ma veillée !  

C'est un de mes oncles qui vint pour reconduire mon père à  

l'hôpital. Ils réussirent à le hisser dans la voiture, mon père  

continuait à se lamenter, il semblait tout mou. Ma mère s'assit  

auprès de lui, mais Arthur, pour sa part, revint vers la maison ; il  

restait avec nous. La soirée se passa à attendre des nouvelles et à  

placoter avec Arthur. À un certain moment, il nous demanda de  

venir dans la salle de bains et nous le suivîmes, car nous  

n'avions aucune raison de le contredire. Michèle berçait un des  

petits dans la cuisine. Il referma la porte derrière nous et mit le  

verrou. Il nous dit qu'il nous aimait comme ses propres enfants,  

il nous promit toutes sortes de bonnes choses et nous dit qu'il  

allait nous faire une bonne vie... Nous ne comprenions rien. Il  

nous dit alors de baisser nos culottes de pyjama et nos « bobettes  

». Nous avons refusé en prétextant que notre mère ne voulait pas  

et que ce n'était pas bien de faire ça.  

Je ne le dirai à personne, même pas à votre mère, O.K. !  

Nous ne comprenions pas pourquoi Arthur nous gardait ainsi  

dans la salle de bains, pourquoi il était rouge et respirait si fort.  

Nous commencions à avoir peur. Alors il se décida à baisser la  

culotte de Richard. Celui-ci était tellement gêné qu'il se tourna  

dos à nous pour que nous ne puissions le voir ainsi ; il cacha son  

visage dans ses mains. Mais Arthur le tourna et nous obligea à le  

regarder :  

Regardez, il n'y a rien de péché dans ça. C'est naturel et c'est  

beau. C'est le bon Dieu qui nous a faits de même, il ne faut pas  

avoir honte de ça !  

Quand il eut fini son sermon, il prit la main de Diane et lui fit  

toucher le pénis de Richard. Elle recula et essaya d'ouvrir la  

porte, mais la « barrure » était trop haute. Il nous raconta que ma  

mère lui avait tout dit au sujet du bonhomme Beaulieu. Je ne  

savais plus quoi penser. Il avait détaché son pantalon et  

s'apprêtait à sortir son pénis lorsque je réussis à déverrouiller la  

porte et m'enfuis dans la cuisine. Attirée par le bruit, Michèle  

arrivait.  

Qu'est-ce qui se passe là-dedans ?  

Affolée, je lui racontai tout, en lui faisant promettre de ne rien  

dire. Elle devint blanche comme un drap :  

Je m'en vais ! Je ne reste pas une minute de plus icitte !  

Soudain Arthur sortit de la salle de bains, les autres le suivaient.  

Il demanda à Michèle :  

Où vas-tu comme ça ?  

Je m'en vais chez nous ! On n'a pas besoin de deux gardiens  

dans la maison.  

Arthur lui barra la route pour l'empêcher de sortir. Elle  

s'éloigna ; elle avait peur. Il se mit à rire et à la poursuivre en  

disant :  

Donne-moi un bec et je te laisse partir, O.K. !  

Non, laissez-moi partir, maudit vicieux !  

Il réussit à l'attraper et à la serrer contre lui en lui disant qu'il  

l'aimait, qu'elle était belle. Elle se débattait de toutes ses forces  

et réussit à s'échapper en courant vers la porte. Elle cria en  

sortant :  

Vous direz à votre mère que je ne viendrai plus jamais garder  

chez vous !  

Elle sortit en claquant la porte ; Arthur riait comme un fou. Il  

me faisait peur, je courus me réfugier dans le fond de la cuisine.  

Il dit à mes sSurs :  

Vous autres, vous êtes gentilles, vous êtes pas comme  

elle, elle veut rien savoir de moé. Tant pis, vous autres, je vas  

vous acheter des bonbons, des chips. Mais elle, elle aura rien de  

moé. Si Élisa veut se rattraper, qu'elle vienne me voir et  

j'oublierai tout.  

Comme je ne bougeais pas, il se leva de sa chaise. Je me  

levai aussi. Il commença à me poursuivre tout autour de la table.  

J'étais comme un animal affolé, décidée à ne pas me laisser  

prendre. Il essaya la manière douce en me parlant gentiment.  

Rien n'y fit, je ne voulais pas l'écouter. Il me poursuivit de  

nouveau, en colère. Par chance, il était encore saoul et j'étais  

plus rapide que lui. Je réussis à lui échapper de nouveau.  

Finalement, il abandonna pour s'installer dans la berceuse avec  

mes sSurs sur ses genoux. J'avais beau leur faire des signes pour  

qu'elles s'enlèvent, elles avaient trop peur pour bouger. Alors je  

me calmai un peu, et je m'assis au bout de la table pour le  

surveiller. Mais j'étais assise juste sur le bout des fesses afin  

d'être prête à déguerpir au moindre mouvement de sa part. Il  

commença à me faire des menaces pas très drôles.  

Je vais dire à ta mère que tu ne m'as pas écouté, tu vas voir  

qu'elle va s'occuper de toé... elle.  

J'essayais de ne pas tenir compte de ses paroles, de ses  

menaces. Je me contentais de le surveiller et il continuait de  

radoter sur mon compte. J'avais l'habitude d'être battue pour des  

riens par ma mère ; même si je lui cédais, ma mère trouverait  

encore un prétexte pour me frapper. Pourtant les paroles  

d'Arthur me faisaient peur. Il me dit qu'il ne m'aimait pas, que  

ma mère faisait bien de me corriger et que dorénavant il ne ferait  

rien pour prendre ma part. Je me suis mise à pleurer en pensant  

qu'il y en avait un de plus sur mon dos. Il répétait :  

Tu vas voir, je vas le dire à ta mère !  

C'est moi qui vais lui dire ce que vous avez fait dans les  

toilettes !  

Ça fait rien ; elle ne te croira pas.  

J'avais pris mon courage à deux mains pour lui répondre. Lui se  

contenta de me regarder en glissant ses mains dans la culotte de  

pyjama de mes sSurs. J'en avais assez vu, j'étais écSurée. Je  

décidai d'aller me coucher et mes frères me suivirent. Un peu  

plus tard, il vint coucher mes sSurs en les embrassant sur la  

joue. Je me cachai sous les couvertures, et il quitta la chambre.  

Quand j'entendis arriver mes parents, je me glissai près de la  

porte afin de voir ce qui se passerait. Mon père avait la tête  

entourée d'un pansement. Il avait peine à marcher et se plaignait  

d'un mal de tête. Ils l'amenèrent au salon pour l'étendre sur le  

divan. Je retournai dans mon lit de peur que ma mère ne vienne  

faire son inspection, mais j'étais bien décidée à ne rien perdre de  

leurs paroles. Je voulais savoir ce qu'Arthur raconterait à mon  

sujet. Je n'entendais que mon père qui se lamentait et ma mère  

qui disait :  

C'est un maudit imbécile qui n'est même pas capable de  

rester debout. J'ai perdu ma veillée à cause de lui... Ferme ta  

gueule, Gérard ; t'es pas mort, prends ton mal en patience !  

Ils décidèrent d'aller prendre une bière en ville. À part les  

faibles plaintes de mon père, c'était le silence le plus complet. La  

paix, la vraie paix.  

Pourtant je me réveillai en sursaut. J'entendais des pas  

pesants qui venaient vers notre chambre. Je me replongeai sous  

les couvertures, ne gardant qu'un faible espace pour voir d'un  

Sil. C'était mon père... Il était tout nu... Il ferma soigneusement  

la porte de notre chambre avant de s'en retourner vers la sienne.  

Ouf ! quel soulagement. Il n'était pas devenu comme Arthur.  

Bien sûr, le lendemain matin, ils ne purent se lever. Ils firent  

bien quelques tentatives, mais ils avaient trop mal à la tête. Ma  

mère fit le déjeuner et ils retournèrent se coucher. Très  

doucement, je commençai à mettre de l'ordre. Je voulais que tout  

reluise afin qu'elle n'ait pas de raison de me chicaner à son  

réveil. L'heure du dîner était passée et les enfants avaient faim.  

Je fis cuire des patates et du « balloné ». J'étais fière de moi;  

pour la première fois j'avais réussi toute seule à faire le dîner. Je  

me trouvais débrouillarde et bonne gardienne. J'avais presque  

hâte que ma mère se réveille pour voir sa surprise. Elle était  

encore endormie quand elle vint dans la cuisine :  

C'est toé qui s'est pas mêlée de ses affaires, maudit grand  

talent ? Y faut ben que tu fourres ton nez partout. Et vous autres,  

vous étiez pas capables d'attendre un peu, bande de crève-faim ?  

On dirait que vous n'avez jamais mangé de votre vie. Vous êtes  

bons d'avoir mangé ça ! Vous aviez pas peur de vous faire  

empoisonner par elle ?  

Elle s'approcha de moi avec sa maudite ceinture. Elle ne  

regardait pas où elle donnait des coups. Ça arrivait de tous les  

côtés. Je portais une petite robe courte et elle en profita pour me  

fouetter les cuisses. J'avais de grosses marques rouges qui  

enflaient. J'en avais sur le visage, sur les bras et sur les jambes.  

Ça faisait mal, ça cuisait... Je criai à ma mère de s'arrêter. Afin  

de me faire taire, elle me donna un coup sur la bouche si fort que  

je me mis à saigner.  

Si tu fermes pas ta grand'gueule, tu vas en avoir d'autres.  

J'essayais de ne plus pleurer, mais j'en étais incapable. Elle  

me serra les bras et me fit asseoir durement sur une chaise.  

J'avais mal ; les cuisses me brûlaient. Je la regardai en pensant :  

J't'haïs, maudite fille, va-t'en, je veux plus te voir.  

Pourtant je n'avais rien fait de mal. J'avais juste essayé de lui  

rendre service. Je ne comprenais plus rien. Elle allait me rendre  

folle. Mon père et Arthur se levèrent en se demandant ce qui  

pouvait bien se passer pour faire un tel vacarme.  

Qu'est-ce qui se passe, ma foi du bon Dieu ? On peut donc  

pas dormir en paix ?  

Plutôt que de chialer, tu devrais t'occuper de ta Grande Noire  

assise là-bas !  

La peur m'envahit, je n'allais tout de même pas subir la  

colère de mon père aussi ! Qu'on me laisse respirer un peu. La  

chicane reprit entre eux à mon sujet. Voyant qu'il n'allait pas me  

battre, ma mère se mit à lancer tout ce qui lui tombait sous la  

main. C'est Arthur qui s'interposa :  

J'suis écSuré d'entendre chialer !  

Toé, prends donc la porte, dit mon père. Si tu la prends pas,  

je vais faire ce que tu m'as fait hier soir. Je sais que c'est toé qui  

m'a poussé en bas. J'étais pas si chaud que ça, alors fais attention  

!  

Et la dispute reprit de plus belle entre mon père et Arthur,  

dispute où il était surtout question de ma mère. Dispute de coqs  

pour une poule.  

J'essayais de filer doux et je demandai à ma mère si elle  

avait besoin de moi :  

Remets la table !  

Et le reste de la journée se passa dans la bière, comme  

d'habitude. Puis ils sont sortis ensemble et j'ai gardé toute la  

soirée.  

Le seau d'eau  

Le lendemain, ma mère lavait le plancher. Elle était affairée  

et pas du tout d'humeur à se faire déranger. Comme j'avais le  

don d'être toujours dans ses jambes, elle m'ordonna d'aller  

ailleurs. Je devais passer tout près d'elle afin de ne pas marquer  

le plancher fraîchement lavé. Je ne me fis pas prier et, comme  

j'avais une peur bleue de me faire disputer, je m'empressai de  

passer le plus vite possible, mais... au même moment elle se  

releva. Ayant une peur d'elle tout à fait incontrôlable, je crus que  

j'avais encore fait quelque chose de mal et qu'elle voulait me  

corriger. Je sautai donc en arrière, ce qui me fit tomber dans le  

seau d'eau savonneuse. Ma mère, en colère contre mon insi-  

gnifiance, se mit à me fouetter le visage avec sa guenille  

mouillée. Puis elle m'agrippa par le bras et me tira du seau en  

me traitant de tous les noms. J'avais très peur ; j'étais énervée ; je  

ne savais plus où me mettre. Je ne savais pas si je devais rester  

mouillée ou me changer... Je restais plantée là, à dégoutter sur le  

plancher. Elle alla me chercher un pantalon sec et je me  

changeai. Elle ne faisait que répéter :  

Regarde le dégât que t'as fait, t'es contente ? T'es même pas  

capable de te tenir debout.  

Elle remplit à nouveau son seau et recommença son travail.  

Elle travaillait à genoux, en frottant vigoureusement le plancher.  

J'aurais voulu disparaître, me faire oublier. Je devais donc passer  

près d'elle pour aller là où elle m'avait dit d'aller précédemment,  

mais elle me cria :  

Passe pas par là, je viens juste de laver. Tu vois pas clair ?  

Même scénario, je sursautai violemment et reculai... pour  

tomber encore une fois dans le seau d'eau. Quelle ne fut pas sa  

colère ! Elle me traîna dans ma chambre pour me battre avec sa  

ceinture. La plus belle volée de ma vie pour le plancher le plus  

propre...  

Les boules noires  

Un jour, revenant de l'école, je surpris mon frère qui  

ramassait des bouteilles vides. Il apportait ces bouteilles dans un  

magasin et en ressortait avec un petit sac contenant des boules  

noires qu'il dégustait avec plaisir. Il était défendu, chez nous, de  

s'acheter des bonbons et encore plus de vendre des bouteilles  

vides. Je le surpris en pleine dégustation et menaçai de le  

dénoncer s'il ne partageait pas avec moi. Je monnayai mon  

silence pour le prix d'une seule de ces petites boules si appétis-  

santes. C'était un vrai délice ! Trop dures pour les croquer, il  

fallait les sucer lentement, couche après couche, couleur après  

couleur, pour finalement arriver à un petit grain d'anis au goût  

étrange et irrésistible. J'en faisais une vraie obsession. Comme  

mon frère, je m'étais mise à ramasser des bouteilles et à les  

échanger contre les précieux bonbons. Un jour que j'apportais  

ma cueillette au restaurateur, il m'avertit que c'était la dernière  

fois qu'il prenait mes bouteilles et qu'il allait avertir mes parents  

de mon petit commerce. Je le suppliai de n'en rien faire et je  

sortis du magasin en serrant mon sac contre moi. Bien entendu,  

j'allais les déguster bien plus attentivement que d'habitude.  

J'ouvrais le sac, en faisant bien attention de ne pas me faire voir  

de mes frères ou de mes sSurs, j'en sortais un bonbon et je le  

mettais dans ma bouche. Parfois, je le ressortais pour voir la  

couleur. Je refermais le sac et je continuais ma route vers l'école.  

C'était tellement bon. Mais lorsque je glissai le sac à moitié vide  

dans ma poche, je m'aperçus que mes gants - car je portais des  

gants blancs - étaient devenus tout noirs et tachés. Idiote que  

j'étais ; j'étais trop préoccupée à surveiller les autres pour  

m apercevoir que je salissais mes gants. Je savais que ma mère  

s'en rendrait compte et que je devrais donner des explications.  

Toute la journée, j'essayai de trouver une excuse. Je n'osai même  

pas imaginer ce qui allait m'arriver. Ce qui toutefois ne  

m'empêcha pas de manger le reste des boules sur le chemin du  

retour. Mais cette fois-là, j'avais enlevé mes gants.  

Immanquablement, ma mère, dès mon arrivée, remarqua  

l'absence des gants.  

Où as-tu mis tes gants blancs ?  

Dans ma poche, maman.  

Sors-les, j'veux les voir !  

Je savais que j'étais mûre pour une volée. J'avais si peur que  

je croyais entendre mes genoux trembler. Je me reculai, mais  

elle me rattrapa par les cheveux en disant :  

Attends un peu ! Tu vas me dire ce que t'as fait avec ces  

gants là !  

Je les ai salis sur les barres de fer noires qui sont en face de  

l'école. J'ai pas fait exprès. Je savais pas que ça salissait.  

Tu t'en passeras de tes gants. Je vais les donner à ta sSur  

pour la pénitence.  

Je n'osai rien dire. Je me contentai d'aller m'asseoir dans  

mon coin habituel. Pourtant, un sombre soupçon ne me quittait  

pas. Je voulus vérifier si j'avais la langue toute noire.  

Maman, je peux-tu aller à la toilette ?  

Vas-y, mais que ça te prenne pas une heure, car je vais aller  

te chercher.  

Je montai sur le bol de toilette et, debout, sur le bout des  

orteils, je pus me voir dans le miroir. Je sortis la langue et  

m'aperçus qu'elle était toute noire. Je pris une débarbouillette et  

entrepris de faire disparaître la couleur suspecte. Peine perdue,  

seul le goût du savon acheva de me donner mal au cSur. Je  

devrais donc garder la bouche fermée sur mon méfait. Muette et  

coupable, je retournai dans mon coin.  

Mon coin, mon domaine. Un bout de mur et une chaise où  

l'on me renvoyait fréquemment et d'où je ne pouvais même pas  

voir la télévision. Parfois, quand elle avait le dos tourné,  

j'avançais ma chaise de quelques pouces et ainsi je pouvais voir  

l'écran. Mais si elle s'en apercevait, elle me ramenait à l'ordre  

immédiatement. Si je voulais aller aux toilettes, je devais  

demander la permission. Si je devais faire mes devoirs, je devais  

également demander la permission. À l'heure des repas, je  

devais attendre son ordre pour m'avancer avec les autres à table.  

Pour aller me coucher, elle me disait :  

Va te coucher, c'est le temps !  

Mon père se taisait ; il me regardait tristement, mais il se  

taisait de peur de raviver de vieilles disputes qui devenaient très  

vite violentes. D'ailleurs, ma mère disait toujours :  

Là où elle est, au moins, elle ne brise rien et ne fait pas de  

mal.  

Les rares fois où mon père prit ma défense, elle me le fit  

payer chèrement le lendemain, au moment où il était au travail.  

Mes frères et mes sSurs avaient trop peur pour dire quoi que ce  

fût. C'était moi qui servais d'exutoire, et bien entendu, personne  

n'avait envie de prendre ma place. Le mieux qu'il pouvait  

m'arriver, c'était d'être confinée à mon coin. Je m'habituais peu à  

peu.  

Le gros chien noir  

L'hiver s'étirait. C'était une belle journée de soleil frisquet,  

une belle journée de fin d'hiver. Mon père m'envoya chercher du  

lait chez le voisin qui était fermier. Il n'habitait pas trop loin, à  

quelques maisons de chez nous, juste de quoi faire une bonne  

marche. Je mis mon manteau, pris la petite chaudière et sortis  

dehors. Il était bon de respirer ce vent glacé, toute seule, sans  

personne pour me commander ou me faire des reproches. Je  

marchai lentement afin d'avoir le plus de temps possible de  

liberté. Je n'étais pas pressée de revenir à la maison.  

Chez monsieur Girard, tout se passa bien. Il me remit la  

petite chaudière pleine de lait en ayant bien soin de refermer le  

couvercle hermétiquement. J'étais contente. Je me sentais bien.  

Sur le chemin, devant moi, il y avait un gros chien noir. Je  

n'étais pas très brave et je changeai de côté. Il me suivit et vint  

vers moi en battant de la queue. Je marchai de reculons en  

criant:  

Va-t'en ! Va-t'en, il faut que je rentre chez moi !  

Il se jeta sur moi, les pattes sur mes épaules. Je tombai sur le  

dos et le chien commença à me lécher le visage, sans me  

mordre. J'essayai de le repousser, mais il était trop lourd. Je me  

mis à pleurer, à crier, mais le chien me léchait de plus belle. Son  

museau froid me chatouillait le cou, mais j'avais bien trop peur  

pour me raisonner. J'entendis soudain des gens crier ; enfin on  

venait à mon secours. Ils sont vite parvenus à faire déguerpir le  

gros chien. L'un m'aida à me relever, l'autre me demanda, tout  

en me tendant le seau, si le chien m'avait fait mal. J'avais eu plus  

de peur que de mal. Je m époussetais, vérifiais si la chaudière  

était intacte. Comme tout était parfait, ils me saluèrent et je  

repris ma route. Au loin, je vis mon père venir à ma rencontre. Il  

tenait quelque chose dans ses mains, mais nous étions trop loin  

l'un de l'autre pour que je distingue de quoi il s'agissait.  

Quelques pas de plus et mes pires appréhensions se précisèrent.  

C'était bien mon père et, en plus, il tenait une ceinture, « la »  

ceinture. Il semblait dans une terrible colère. Je commençai à  

pleurer en demandant :  

Qu'est-ce que j'ai fait, papa ?  

Crisse, ça te prend deux heures pour aller chercher du lait.  

Il commença à me donner des coups sur les jambes. J'avais  

seulement un petit collant à peine assez épais pour me protéger  

du froid. Ça faisait très mal. J'essayais d'éviter les coups en  

sautillant. Il continua pourtant à me fouetter les jambes jusqu'à  

la maison. Je pleurais, je le suppliais de cesser, j'essayais de  

m'expliquer, mais rien n'y faisait. Nous avons continué ainsi, lui  

en colère et me battant et moi, sautillant et pleurant. Dans la  

maison, il me dit :  

J'aurais dû y aller, ça m'aurait pris cinq minutes plutôt que  

deux heures. Et il a fallu que je m'habille pareil pour aller te  

chercher.  

J'essayai de m'expliquer, de raconter l'histoire du chien, mais  

il m'interdit de parler et m'envoya dans mon coin. Je me dis que  

ça aurait pu être pire.  

Le dix dollars  

Le printemps est vraiment une saison très appréciée des  

enfants. La fonte des neiges nous réserve toujours de bonnes  

surprises. Des vieux jouets oubliés, des bouteilles vides, des  

sous noirs et plus rarement des sous blancs ; merveilleux trésors  

qui nous permettaient de nous acheter des gâteries.  

Un jour, en revenant de l'école, je trouvai un beau billet de  

dix dollars juste devant la maison de monsieur Lemieux. Je  

sonnai à sa porte pour lui demander s'il lui appartenait. Comme  

il n'avait perdu aucun billet, il m'assura que je pouvais le garder.  

Je marchai plus vite, car j'avais hâte de le montrer à ma mère. Je  

croyais naïvement qu'elle serait contente de ma trouvaille et  

qu'elle ne me battrait plus jamais.  

Après m'avoir jeté un coup d Sil, elle ne prit même pas la  

peine de dire un seul mot et m'arracha le billet des mains.  

Tu m'as volé dix piastres ! Tu l'as pris dans mon portefeuille ;  

espèce de voleuse !  

Elle pointa sa chambre du doigt en menaçant :  

Va t'étendre sur mon lit, tu vas voir !  

J'avais si peur. Je me rendis dans la chambre pendant qu'elle  

allait chercher la ceinture. Elle m'ordonna de baisser mon  

pantalon, ce que je fis sans répliquer, car je savais ce qu'il en  

coûtait d'essayer de lui résister.  

Tu vas savoir ce que c'est que de voler.  

Elle me corrigea pour le prix de mon soi-disant forfait.  

Comme j'étais misérable ! Et dire que j'étais contente de lui  

remettre ce maudit billet de dix dollars. Voilà ! c'était ma  

récompense. J'aurais dû simplement me taire et le garder.  

J'aurais pu ainsi le dépenser à ma guise. Je voulais tant l'amour  

de ma mère.  

Quelques minutes après, elle alla vérifier dans son tiroir de  

bureau et revint en disant :  

Tu m'avais dit la vérité, car je viens juste de trouver mon dix  

dollars. Mais c'est pas grave. La volée que je t'ai donnée va  

remplacer celle que t'as pas eue. Je ne sais toujours pas d'où  

vient ce dix dollars.  

Je la maudissais au fond de moi. J'aurais voulu l'écraser  

comme une bestiole malfaisante. Elle reprit :  

Le dix dollars, je le garde, il est à moi maintenant.  

Et je me retrouvai dans mon coin, comme d'habitude à  

tourner et à retourner mes pensées qui n'étaient pas bien belles  

envers ma mère. Elle était méchante et injuste.  

Le retour d'Arthur  

Je ne me souviens pas de la raison pour laquelle nous avons  

dû déménager. Je sais seulement que nous sommes allés chez le  

voisin et que celui-ci a pris notre maison. C'était très comique de  

voir les caisses se promener, car les deux déménagements eurent  

lieu la même journée, en même temps. La moitié des meubles  

ont été transportés manuellement d'une maison à l'autre et vice-  

versa, dans un concert de cris, de sacres et de rires d'enfants. Le  

même camion a servi pour les meubles lourds des deux familles.  

Le nouveau logement était beaucoup plus spacieux que  

l'autre, car nous pouvions utiliser l'étage. Cela nous donnait  

quatre chambres de plus et une grande cave où trônait une  

immense fournaise à bois. Papa était très content ; il pensait  

même acheter la nouvelle maison. Une nouvelle ère venait de  

commencer.  

Les jours suivants, Arthur vint aider mon père à bâtir un  

garage pour l'automobile de ma mère. Il fallait penser remiser  

l'auto pendant l'hiver. Arthur venait à la maison très souvent. Il  

était facile pour nous tous de remarquer le lien qui se formait de  

plus en plus étroitement entre ma mère et lui. À mes yeux, ma  

mère en était follement amoureuse. D'ailleurs, un jour, elle nous  

déclara à nous, les enfants, qu'elle l'aimait et qu'elle avait  

l'intention de quitter notre père. Elle voulait que nous  

l'acceptions et que nous l'appelions papa. Elle voulait même que  

nous l'appelions ainsi devant notre père. Bien sûr, c'est moi qui  

fus choisie pour faire la première tentative. Elle pensait que la  

cassure serait plus vive, si moi, sa préférée, je choisissais un  

autre père. Je savais que ma mère désirait que je me fasse haïr  

de mon père. Je ne voulais pas faire ce jeu-là. Je ne voulais pas  

faire une telle peine à mon père. Cependant je n'avais pas le  

choix : ma mère me menaçait des pires sévices si je n'obéissais  

pas. Comme j'avais le cSur gros ! Mon père allait me haïr sans  

savoir vraiment la cause de mes actes ou de mes paroles. J'allais  

servir encore à tout briser, à bouleverser notre vie, à faire de la  

peine à la seule personne qui avait de la tendresse pour moi.  

Lorsque mon père revint du travail, Arthur était déjà à la  

maison. Il demanda à ma mère de lui remettre le livret de Caisse  

et il sortit sans rien dire, sans leur accorder le moindre regard. Il  

se rendit au village et revint peu de temps après. Je le vis, par la  

fenêtre, qui marchait d'un pas vif et résolu. Ma mère aussi le vit  

et vint se réfugier tout près d'Arthur en lui parlant tout bas. Elle  

était pâle comme un drap. Mon père entra en claquant la porte, il  

était furieux.  

Martha, veux-tu ben m'dire ce que t'as fait de mon argent ?  

J'arrive de la Caisse pis j'ai pus une crisse de cenne. Tu m'as  

ruiné, ma câlisse, jusqu'au bout des doigts. J'ai pus une crisse de  

cenne ! Quand je pense que je te donnais toutes mes économies  

pour que t'ailles les déposer à la Caisse ! Je voulais acheter cette  

maison, et j'ai pus une crisse de cenne ! Qu'est-ce que t'as fait  

avec mon argent, câlisse !  

Papa était comme fou. Il criait et gesticulait. Il finit par se  

mettre à pleurer comme un enfant. À cette époque, les dépôts et  

les retraits étaient inscrits à la main dans le livret de Caisse. Il  

avait été facile à ma mère d'inscrire des montants fictifs puisque  

c'est elle qui avait la responsabilité d'aller à la Caisse. Lui, naïf,  

ne faisait que vérifier le solde.  

Il comprenait de quelle façon il avait été berné. Il devinait  

tout. Il brandit dans sa main l'argent de sa paie en disant :  

Débrouille-toé pour manger. Je ne paierai rien du tout. Avec  

tout l'argent que tu m'as volé, tu en as assez pour tout payer. Ma  

paye, j'ia bois toute. T'auras pas une cenne noire !  

D'une main, il agrippa le téléphone et commanda une caisse  

de vingt-quatre à l'épicerie, livrée à domicile. Ma mère n'osait  

dire un mot. Elle semblait avoir très peur.  

Sortez d'ici, je veux plus rien savoir de vous autres. Crisse  

ton camp pis emmène tes enfants avec toé !  

Elle ne se fit pas prier ; elle s'exécuta, suivie d'Arthur et de  

nous, les enfants. Nous nous sommes réfugiés dans le garage,  

c'était le seul abri possible.  

Vous voyez comment il est, votre père. À cause de son  

maudit caractère, on est tous dehors.  

Quand le livreur se présenta à la maison, mon père lui  

répondit en souriant, gentil comme à l'accoutumée, ne faisant  

voir de rien.  

On va attendre un peu. Ça lui en prend pas beaucoup pour  

qu'il tombe saoul pis il va finir par s'endormir, comme  

d'habitude.  

Environ une heure après, elle m'envoya voir si mon père  

dormait. Je sortis du garage et m'avançai très prudemment vers  

la maison, jusqu'à la fenêtre de la cuisine. Mon père était assis  

dans sa berceuse et sirotait sa bière tout en fumant. Je revins  

vers le garage pour faire mon rapport. Ce fut ainsi pendant au  

moins trois heures. Je devais m'exécuter à toutes les vingt  

minutes. Quand il fut enfin endormi, elle nous dit de l'attendre,  

qu'elle reviendrait. En effet, elle revint très vite en disant :  

Vous allez vous coucher, les enfants. Il est assez tard pour  

vous autres.  

Elle nous accompagna à l'intérieur tandis qu'Arthur  

l'attendait dehors. Elle prit les clefs de l'auto et profita du  

sommeil de mon père pour vider ses poches. Puis elle disparut  

avec Arthur et ne revint que le lendemain après-midi.  

Parfois, pendant la nuit, et même le lendemain matin, mon  

père faisait une crise. Il criait, sacrait, il donnait coups de pied et  

coups de poing partout. Il lançait les chaises dans la maison et,  

souvent, il partait lui aussi. Je n'ai jamais su si c'était pour  

rechercher ma mère ou pour se rendre à l'hôtel prendre un verre  

à son tour.  

Avec le temps, cela devint un mode de vie normal. Nous, les  

enfants, ne dormions presque plus. Nous avions peur qu'un  

malheur ne survienne. C'était l'enfer. Ma mère ne laissait plus  

Arthur ; elle lui avait même donné une chambre au premier. Il  

emporta tous ses bagages chez nous et vivait avec nous. Papa  

n'aimait pas ça du tout, il disait qu'elle lui jouait dans le dos, que  

sa maison était rendue dans la chambre d'Arthur... Mais il ne  

faisait rien pour s'en débarrasser. Il était facile d'imaginer  

qu'Arthur était devenu pour elle plus qu'un simple ami...  

Les jours passaient, de plus en plus pénibles à vivre. La bière  

coulait à îlot dans la maison. Un jour, ma mère, en revenant du  

premier étage, dit à mon père :  

Gérard, je peux-tu te parler tranquillement ? Qu'est-ce que tu  

dirais de placer les enfants ? On pourrait sortir comme on  

voudrait et ça nous coûterait moins cher pour vivre. En plus, ça  

nous ferait du bien à tous les deux d'avoir un peu de vacances.  

Penses-tu ?  

C'est vrai, je suis rendu tanné des enfants et c'est vrai que ça  

nous ferait du bien.  

J'écoutais leur conversation. J'étais tout énervée. Moi, je ne  

demandais pas mieux que d'aller demeurer ailleurs et ne plus me  

faire battre ni crier après ; c'était un rêve. Mon père se laissait  

convaincre. Il disait :  

Je vais abandonner mon travail à la ferme et je vais donner  

mon nom comme chef-cuisinier dans un chantier. Je vais partir  

pendant trois semaines ou encore un mois, je ne descendrai pas  

de la « run ». Tu peux dire à Arthur de descendre, je lui  

pardonne tout. Mais pas à toi.  

Et Arthur descendit du grenier. Ce fut la grande  

réconciliation. Tous trois réunis, ils commencèrent à boire et à  

faire la fête. Ma mère fit venir ses frères pour célébrer  

l'événement. Nous, les enfants, les regardions sans parler, le  

cSur gros tout de même, car nous ne savions pas ce qui nous  

attendait. Personne ne s'occupait de nous jusqu'au moment où  

ma mère me vit :  

Viens un peu icitte, toé !  

Bien entendu, je figeai sur place comme à chaque fois qu'elle  

m'interpellait.  

Marche plus vite, car c'est moé qui va aller te chercher.  

Arrivée à portée de sa main, elle me saisit par le bras et me  

demanda si j'étais capable de faire à manger, si j'étais capable de  

prendre soin des autres.  

T'es mieux d'être capable. Même si je suis « réchauffée », ça  

veut pas dire que je suis pas capable de me lever et de te sacrer  

une maudite volée.  

Inutile de dire que je me hâtai de faire ce souper. Je me  

rappelle que je fis des patates et des tartines de cretons. Richard  

se mit à critiquer en disant que ce n'était pas mangeable, que ça  

lui donnait mal au cSur, qu'il n'allait pas manger ça. J'avais beau  

lui faire les gros yeux, rien n'y faisait. Il me fit la grimace et  

continua à rouspéter. Évidemment ma mère s'est approchée pour  

voir ce qui clochait. Je tremblais comme une feuille, je n'avais  

plus faim. J'avalai ma bouchée péniblement en attendant  

l'inévitable. Les autres mangeaient en silence.  

Si t'es pas capable de faire à manger, crisse, tu laisseras faire,  

O.K. !  

Pour être certaine que j'avais compris, elle me donna une  

bonne gifle en plein visage. Les larmes aux yeux, la rage au  

cSur, je me retirai dans mon coin. Si j'avais pu, je l'aurais fait  

disparaître, elle et son cher petit Richard. Il me regardait en  

rigolant tout en s'empiffrant de patates et de tartines.  

Monsieur le Vicaire  

Un bon matin, ma mère, regardant dans le Frigidaire et dans  

les armoires, constata que la nourriture commençait à manquer.  

Alors elle téléphona à sa mère et à ses sSurs et leur raconta que  

mon père ne lui donnait plus un sou pour nourrir ses enfants.  

Elle se plaignit qu'il buvait tout son argent et qu'il nous laissait à  

l'abandon. Quand elle était mal prise, elle se tournait toujours  

vers sa famille ; cette fois-ci ma grand-mère et mes tantes se  

contentèrent de l'écouter et de sympathiser. Elle eut alors l'idée  

de demander de l'aide à monsieur le Vicaire. À cette époque, le  

curé et son vicaire aidaient souvent les familles nécessiteuses.  

Ma mère reprit le téléphone et recommença son numéro. Après  

avoir raccroché, elle se mit à ramasser les traîneries et à faire un  

peu d'ordre. Elle nous dit :  

Aidez-moi à faire le ménage, le vicaire va arriver d'une  

minute à l'autre. Grouillez-vous ! Il faut que ça ait l'air comme  

du monde.  

Il fit une entrée très majestueuse. Nous le regardions comme  

une apparition. Il nous serrait la main en nous demandant notre  

nom, à chacun de nous. Il était doux et gentil ; il nous remit à  

chacun une médaille de Jésus. Nous étions gênés et contents et  

n'en finissions plus de le remercier. Puis il parla quelques  

minutes avec ma mère à voix basse et elle se tourna vers nous en  

demandant :  

C'est vrai, les enfants, que votre père ne veut plus me donner  

de l'argent pour acheter à manger ?  

Figés, en rang d'oignons, nous avons tous fait un signe  

affirmatif. Elle ajouta qu'il buvait toutes ses payes, qu'il était  

sans cSur et irresponsable. Elle avait les larmes aux yeux. Pour  

lui prouver notre malheur et notre désolation, elle se leva et  

ouvrit les armoires et le Frigidaire afin qu'il constate lui-même.  

Il jeta un coup d'Sil et dit :  

Je vais m'occuper de vous envoyer à manger.  

Elle commença à pleurer.  

Nous n'arrivons plus à payer nos dettes, il va falloir que je  

place mes enfants.  

Ne vous en faites pas. Tout va s'arranger.  

Vous pouvez vous fier à moi, je vais faire mon possible pour  

vous aider. Excusez-moi, je dois partir.  

Je vous remercie beaucoup. Je ne sais pas ce que j'aurais fait,  

sans vous.  

Si vous voulez me remercier, vous viendrez à la messe  

dimanche.  

Et il sortit en nous saluant. Peu de temps après, un livreur se  

présenta chez nous avec la nourriture promise. Il y en avait bien  

pour toute une semaine. Ma mère était toute souriante et  

heureuse. Elle n'en revenait pas.  

Bien sûr, tout cela n'était qu'une comédie. Arthur et elle  

s'étaient mis d'accord et nous avaient bien avertis d'avance de  

répondre correctement et de dire comme ma mère, sinon...  

Pendant la visite de monsieur le Vicaire, Arthur s'était caché  

dans le garage. C'est elle qui est allée le chercher lorsque le  

danger de se faire voir fut passé. Ils riaient de bon cSur. Ils  

avaient réussi leur coup. Mon père n'en sut rien, car il était au  

loin ; il travaillait au chantier. Mais Arthur était au chômage et  

passait ses journées à la maison.  

Deux semaines plus tard, ma mère téléphona de nouveau à  

monsieur le Vicaire et lui dit que nous n'avions plus rien à  

manger encore une fois ; même pas de quoi faire un dîner.  

C'était faux, archifaux et j'avais honte. Quand elle raccrocha,  

elle et Arthur descendirent à la cave chercher de grosses boîtes  

de carton. Ils ramassèrent tout ce qu'il y avait de nourriture dans  

le Frigidaire et dans les armoires et les portèrent dans le  

portique. Elle nous expliqua alors pour se justifier :  

C'est pas Arthur votre père ; c'est pas à lui de vous nourrir.  

Gérard est capable de vous nourrir, surtout toé, ma grande face.  

C'était, bien sûr, à moi qu'elle s'adressait.  

Le vicaire vient nous porter encore à manger. Ça va en faire  

pour plus longtemps. Comme ça on va être deux ou trois  

semaines sans vous payer à manger, bande de crève-faim. Je  

vous avertis de rien dire de ça à personne. Que ça vienne surtout  

pas aux oreilles du vicaire.  

Les trois boîtes furent transportées dans le portique. Arthur  

se rendit au sous-sol pour s'y cacher.  

Monsieur le Vicaire ne vint pas, il envoya plutôt le livreur  

avec la commande d'épicerie. Ma mère riait ; elle sautait presque  

de joie. Elle cria à Arthur de remonter et ensemble ils  

regardèrent ce qu'il y avait dans les boîtes en riant à perdre  

haleine. Elle rangea le tout et téléphona à sa mère pour lui  

raconter. Nous, pendant ce temps, nous devions surveiller à la  

fenêtre la venue possible de monsieur le Vicaire. Nous avions  

beaucoup de provisions et eux, plus d'argent pour acheter de la  

bière. Environ un mois plus tard, elle appela monsieur le Vicaire  

à son secours ; mais cette fois elle n'obtint rien du tout. Peut-être  

avait-il découvert la supercherie ? Je ne le sais pas. Je me  

rappelle qu'elle disait :  

À quoi ça sert des curés et des vicaires s'ils ne sont pas  

capables de nous aider !  

Dans ma tête d'enfant, je pensais qu'ils étaient punis par le  

bon Dieu pour le mal qu'ils faisaient. C'était pourtant vrai cette  

fois, qu'il ne restait plus rien à manger. Peut-être que monsieur  

le Vicaire s'était renseigné auprès des voisins et avait découvert  

qu'Arthur vivait avec nous. Plutôt que d'économiser un peu  

d'argent, ils le dépensaient à sortir et à acheter de la bière. Ils  

n'étaient plus capables de payer les dettes et ils achetaient à  

crédit, crédit qui, bien vite, leur ferait défaut. Même le téléphone  

y a passé ; il a été débranché à plusieurs reprises. Pour boire, ils  

trouvaient toujours le moyen de dénicher de l'argent. Arthur a  

vendu ses scies mécaniques et même son retour d'impôt. Parfois,  

nous avions la visite de créanciers qui venaient réclamer leur dû,  

mais ils repartaient tous bredouilles.  

Cocu mais content  

Mon père devait revenir du chantier pour passer quelques  

jours avec nous. J'étais heureuse qu'il revienne, j'avais grande  

hâte de le voir et de me sentir un peu protégée de ma mère. Elle  

nous avisa :  

Si jamais vous dites à votre père ce qui se passe icitte  

quand il n'est pas là, vous aurez affaire à moé lorsqu'il repartira  

et vous allez regretter d'être venus au monde. Tu dois être  

contente, « grandes dents » ?  

Il fallait, bien sûr, qu'elle me ridiculise sans cesse. J'avais  

ainsi plusieurs surnoms qu'elle prenait plaisir à m'attribuer. Je  

savais bien que j'avais des grandes dents. J'en avais assez honte.  

J'en faisais un véritable complexe.  

Enfin, mon père arriva. Ma mère l'embrassa ; elle faisait  

semblant d'être heureuse. Je la trouvais menteuse et hypocrite.  

Arthur, lui, était assis à la table et se roulait des cigarettes ; lui  

aussi se disait heureux de le revoir. Ils ne prirent pas longtemps  

à déboucher leur première bouteille ; les vieilles habitudes  

revenaient vite.  

Le lendemain, après souper, mon père partit au village. Il  

avait des choses à régler et des amis à voir. Ma mère nous  

envoya jouer dehors. Même moi. J'étais surprise, mais heureuse.  

Après quelques minutes de jeux, j'eus une soudaine envie de  

faire pipi. Il n'était pas question de faire pipi dehors ; c'était une  

de ces choses formellement défendues. En même temps je ne  

pouvais m'empêcher de me demander ce qu'elle faisait. J'aurais  

dû profiter de ma liberté, pourtant je ne pouvais être éloignée  

d'elle sans me demander ce qu'elle traficotait. J'étais curieuse de  

voir ce qui se passait à l'intérieur. La maison semblait vide. Tout  

était silencieux. Je voulus me rendre aux toilettes sans me faire  

prendre. Par mesure de prudence, je vérifiai dans le salon pour  

m'assurer qu'elle n'y était pas. Je ne voulais pas risquer de subir  

une raclée pour être entrée sans permission.  

Quelle ne fut pas ma surprise ! Ma mère était bien là, mais  

trop occupée avec Arthur pour se rendre compte de ma présence.  

Ils étaient étendus l'un sur l'autre sur le divan, et ils  

s'embrassaient. J'en restai muette, paralysée ; l'envie d'aller aux  

toilettes disparut sur le coup. Je voulais m'en aller avant qu'ils ne  

me voient, mais mes pieds refusaient d'obéir. Soudain ma mère  

s'aperçut de ma présence :  

Comment ça se fait que t'es rendue dans la maison, toé ?  

Qu'est-ce que tu veux !  

Est-ce que je peux aller aux toilettes, s'il vous plaît ?  

Vas-y ! T'es rentrée rien que pour ça ? T'aurais pu attendre,  

maudite écornifleuse ! Pis dépêche-toé de retourner avec les  

autres !  

J'entrai dans la salle de bains et me dépêchai pour sortir le  

plus vite possible. Je ne savais que penser. J'étais troublée,  

j'avais peur. Je sentais bien qu'il se passait quelque chose de  

mal. En sortant, ma mère me rappela :  

Viens icitte ! J'ai affaire à te parler.  

Elle était assise sur le divan à côté d'Arthur. Je m'approchai  

et elle me saisit par le bras ; elle me serra tellement fort que j'en  

tombai à genoux.  

Tiens-toé debout, maudite senteuse ! Sans ça tu vas avoir  

affaire à moé. Si tu dis à ton père ce que t'as vu, t'as pas fini avec  

moé. Je suis capable de te casser un bras, de t'arracher les yeux...  

As-tu bien compris, là ?  

Oui, maman, je vous jure que je ne dirai rien, c'est certain.  

Lâchez-moi, maman, vous me faites mal.  

Je ne sais pas si elle a tout vu, si ça fait longtemps qu'elle  

était plantée là. Dis-nous ce que t'as vu, reprit Arthur.  

Je vous ai vus, vous vous donniez des becs, tous les deux !  

Ma mère voulut s'assurer de mon silence.  

Alors tu vas me prouver que tu es de mon bord et pas juste  

une maudite « stooleuse ». À soir, quand ton père sera arrivé, tu  

vas lui dire que tu ne l'aimes plus et que ton deuxième père, c'est  

Arthur. Pis t'es mieux de m'écouter parce que tu vas en manger  

une câlisse !  

Oui, maman, oui ! S'il vous plaît, lâchez- moi ; vous me  

faites mal !  

Elle m'avait tellement serrée fort avec ses ongles que de  

petites gouttes de sang apparaissaient sur mon bras. En  

tremblant, je sortis rejoindre les autres. J'étais cependant très  

angoissée à l'idée de dire à mon père ce que ma mère m'obligeait  

à dire. Cette idée me chicottait tellement que je ne sais plus très  

bien si j'avais hâte ou non que mon père revienne.  

Lorsque mon père arriva, ma mère me serrait de près et je  

cédai au chantage, la peur aidant. Je lui avouai que je ne l'aimais  

plus, la gorge serrée et des sanglots dans la voix. Il me regarda  

avec surprise, stupéfait. Puis il se fâcha contre moi, me traitant  

d'ingrate et de folle. Il questionna mes frères et mes sSurs qui  

lui dirent la même chose. Il avait l'air terriblement malheureux.  

C'était insupportable. Il avait les bras ballants, les mains  

ouvertes, l'air de se demander vraiment ce qui lui arrivait. Nous  

appelions mon père « monsieur », et Arthur, « papa ». Je n'avais  

que neuf ans et je ne comprenais rien à leurs histoires ; je  

croyais que j'avais deux pères ; c'était insensé.  

Finalement mon père parut ne plus y accorder beaucoup  

d'importance. C'était des histoires « d'enfants ». C'était peut-être  

parce qu'il avait bu quelques bières. C'est d'ailleurs dans la bière  

que se termina la soirée.  

Le lendemain matin, nous, les enfants, nous nous sommes  

levés très tôt. Mon père était déjà debout. Il nous dit de ne pas  

faire de bruit afin de laisser ma mère se reposer. Il nous fit rire  

un peu et puis nous demanda :  

Pourquoi appelez-vous Arthur « papa », et moi, « monsieur »  

?  

Chacun piqua du nez dans son assiette. Je répondis, les autres  

n'osant pas :  

Nous étions obligés. Si je vous l'avais pas dit, maman  

m'aurait battue.  

Pourquoi ?  

Parce que j'ai vu, hier au soir, maman et Arthur qui étaient  

tous les deux couchés sur le divan et qui se donnaient des becs.  

J'étais venue pour aller aux toilettes quand je les ai vus. Maman  

m'a disputée et m'a obligée à dire ça.  

Il semblait atterré. Il y eut un long silence, puis :  

Vous continuerez à m'appeler comme ça, OK. ! Dis-moi,  

Élisa, as-tu vu autre chose ?  

Non, papa, ils faisaient rien que ça !  

Il était blanc comme un drap. Il se leva et nous prépara à  

déjeuner. Pendant que nous mangions, il alla s'asseoir dans sa  

berceuse. Il commença à parler tout seul, à dire des mots que je  

ne comprenais pas. Peu après, ma mère se leva et vint nous  

rejoindre pour déjeuner. Elle essayait de parler à mon père, mais  

il se détournait en serrant les lèvres.  

Qu'est-ce que t'as de travers, toé, à matin ?  

C'est alors que mon père sortit de son état quasi comateux, se  

leva et entra dans une colère terrifiante. Jamais je ne l'avais vu  

dans cet état : il tremblait de tous ses membres, il blasphémait et  

traitait ma mère de tous les noms possibles. Elle prit peur et  

recula de quelques pieds, de l'autre côté de la table. Il lui jeta à  

la tête tout ce que je lui avais révélé. Puis il sortit en courant  

pour descendre à la cave. Nous l'entendions bardasser ; ma mère  

semblait figée, elle n'osait bouger. Elle me regarda avec des  

yeux brillants de haine :  

T'es contente, petite crisse ? Tu vas en avoir une maudite, tu  

vas t'en rappeler le restant de tes jours. Je t'avais dit pourtant de  

fermer ta grande gueule, mais t'as fait à ta tête de cochon !  

Après tout, il fallait bien qu'il l'apprenne un jour ou l'autre !  

Elle n'eut pas le temps de m'attraper. Papa remontait de la  

cave ; il avait un couteau de poche dans la main, il se précipita  

vers ma mère. Une course folle commença autour de la table. Il  

la menaçait :  

T'es rien qu'une câlisse de putain ! J'm'en vas te tuer ! T'as  

fini de rire de moé ! J'm'en doutais que tu couchais avec lui,  

crisse de putain !  

Elle réussit alors à se réfugier dans l'escalier et à monter  

retrouver Arthur. Mon père lança son couteau dans le coin de la  

cuisine et s'assit à table, la tête entre les mains. Il semblait se  

calmer.  

Vous avez une mère vicieuse et folle... Le maudit set de  

chambre neuf que je viens de lui acheter, vous allez voir ce que  

je vas faire avec.  

Il descendit de nouveau à la cave. Richard me dit :  

T'es une maudite folle. Je sais que tu l'aimes ton père et pas  

maman. Moi, je l'haïs en maudit, mon père, j'aime mieux que ce  

soit Arthur, mon père !  

C'est pas lui, ton vrai père !  

J'aime plus Arthur que lui !  

Papa revint de la cave en tenant une pelle carrée dans les  

mains. Il s'enferma dans sa chambre à coucher. Il donnait des  

coups partout, tout en sacrant. C'était infernal. Quand il eut fini,  

il nous appela :  

Venez voir ce que j'ai fait avec son set de chambre.  

Dans la chambre, tout était brisé, dévasté. Le miroir, les  

bureaux, les tiroirs et le lit, tout était bon pour la poubelle. Papa  

sortit de la chambre, s'assit dans sa berceuse et n'ouvrit plus la  

bouche de l'avant-midi. Ma mère et Arthur n'osèrent pas se  

montrer le bout du nez. Je crois qu'ils étaient en proie à la terreur  

la plus totale.  

À l'heure du midi, papa se leva et, sans rien dire, nous fit à  

manger. Lorsque le repas fut servi, il cria :  

Arthur, Martha, venez manger, c'est prêt !  

Ils descendirent du premier sans oser prononcer  

une parole et vinrent s'asseoir à table. Personne n'a parlé pendant  

tout le repas. Ils desservirent la table, rangèrent la vaisselle dans  

les armoires, toujours sans parler. C'était à n'y rien comprendre :  

quelques minutes avant, ils voulaient se tuer et maintenant ils se  

frôlaient sans se toucher, bien poliment. Le pire : ils se sont assis  

et ont bu tout l'après-midi.  

Veux-tu une bière, Gérard ?  

Oui, merci !  

C'était le monde à l'envers. Le souper se déroula de la même  

manière et ils nous envoyèrent nous coucher de bonne heure.  

Bien sûr, nous nous sommes levés très tôt le lendemain  

matin. Mes parents dormaient encore et comme d'habitude mes  

sSurs se rendirent dans leur chambre pour les taquiner et les  

réveiller. Je courus derrière elles, pour leur dire de ne pas les  

déranger. Mais quelle ne fut pas ma surprise de les voir là, tout  

nus, couchés sans couvertures et tous les trois. Elle était au  

milieu, mon père à droite et Arthur à gauche. Nous n'avions  

jamais vu une telle chose à la maison. Mon père se réveilla :  

Qu'est-ce que vous faites là ?  

Nous n'osions répondre, nous avions peur qu'il s'aperçoive  

de la présence d'Arthur. Il n'en fit aucun cas.  

Attendez un peu, allez-vous-en dans la cuisine, je vais y aller  

tantôt !  

Ils se sont tous levés et c'était comme si rien ne s'était passé.  

Arthur était maintenant admis et ce, jusque dans le lit de mon  

père.  

L'abandon  

Deux jours plus tard, une violente discussion reprit entre  

mon père et ma mère. Comme à chaque fois, il la mettait à la  

porte ainsi que nous, les enfants et Arthur, son cher Arthur. Je  

suppose qu'il s'était rendu compte qu'il était absurde de tout  

démolir dans la maison ; pourtant ce qu'il fit ne démontra pas  

une grande amélioration de sa part. Comme à chacune de ses  

colères, nous nous étions réfugiés dans le garage, tous les  

enfants, barricadés avec la mère, l'amant et l'automobile. Cette  

fois-là, il profita de notre « réclusion » forcée pour ramasser tout  

le linge de ma mère, le sortir dehors à bout de bras, disposer le  

tout sur le sol, derrière la maison, et y mettre le feu. Ma mère le  

regardait faire, la main sur la bouche pour s'empêcher de crier.  

Elle avait l'air catastrophée, mais elle n'osait pas intervenir. Elle  

se contentait de regarder, c'est tout. Il ne lui restait qu'un petit tas  

de cendres et le linge qu'elle portait sur le dos.  

Quand mon père fut entré dans la maison et parut calmé,  

nous sommes sortis du garage. Il nous laissa entrer sans  

problèmes. Arthur, le peureux, attendait dehors. Ma mère entra  

chercher les clefs de l'auto et dit à mon père :  

Je pars et j'emmène les enfants avec moé !  

Si tu veux t'en aller, va-t'en. Mais laisse les enfants ici.  

Pas question ! Vous autres, les enfants, allez m'attendre dans  

l'auto.  

Comme j'étais la dernière à sortir, papa me saisit par un bras  

afin de m'empêcher de partir. Maman, qui était dehors sur la  

galerie, me saisit par l'autre bras pour me faire sortir et je me  

retrouvai involontairement écartelée entre les deux.  

Lâchez-moi. Lâchez-moi !  

Ma mère lâcha la première et je fus projetée brusquement  

vers mon père. Je tombai sur le plancher. Ma mère perdit  

patience.  

Si tu veux les garder, garde-les, tes enfants. Je vas être ben  

débarrassée. Vous autres, sortez du char ! Je pars toute seule  

avec Arthur. Vous restez avec votre père !  

Les enfants sortirent de l'auto sans trop savoir ce qui se  

passait, bien dociles, habitués aux colères de nos parents,  

habitués aussi aux drames. Mais cette fois, ma mère monta dans  

l'auto et démarra. Elle s'enfuyait avec son amoureux. Les plus  

jeunes se mirent à pleurer. Comme mon père ne réagissait pas, je  

sortis pour aller les chercher et les faire entrer dans la maison.  

Alors, comme je revenais, mon père nous claqua la porte au nez  

et la verrouilla.  

Allez trouver votre mère. Je veux plus vous voir icitte.  

Cette fois nous étions abandonnés. Je me mis à pleurer, ce  

qui provoqua une réaction en chaîne. J'implorai mon père pour  

qu'il ouvre la porte, mais il ne voulut rien savoir. C'était  

définitif. Ma mère était partie et mon père nous abandonnait à  

son tour. Nous étions seuls au monde. Plus de famille, plus de  

maison, plus personne pour prendre soin de nous. Nous nous  

sentions si misérables. Le jour tombait et je décidai avec mon  

frère d'aller chez notre grand-mère.  

Nous sommes donc partis en marchant doucement, car le  

plus jeune de mes frères, Patrick, avait à peine un an. Il pleurait  

sans cesse, d'ailleurs, il savait à peine marcher. Je le pris dans  

mes bras et fis un bon bout de chemin ainsi. J'essayai bien de le  

mettre par terre quelquefois, mais, terrorisé, il s'accrochait à  

mon cou. J'étais épuisée. Je demandai à Richard de m'aider à le  

porter un peu, mais il avait peur de faire rire de lui.  

Non ! T'es-tu folle ! Si tu penses que je vais porter Patrick  

dans mes bras ! C'est bien trop gênant, tout le monde nous  

regarde.  

Il est vrai que nous devions former une bien curieuse  

procession à marcher ainsi sur le trottoir, pleurnichant, les uns  

derrière les autres. Les gens assis sur leur galerie nous  

dévisageaient en se demandant quel drame avait bien pu arriver  

encore une fois chez Gérard T. Certains chuchotaient, d'autres  

nous pointaient du doigt. J'avais tellement honte. De plus j'étais  

au bout de mes forces. Je déposai Patrick par terre et il se remit à  

pleurer. Je demandai à Richard :  

Ça sera chacun notre tour de le porter, O.K. !  

Non, j't'ai dit que j'veux pas !  

Écoute, toi. Je suis fatiguée, je ne suis pas capable de le  

porter, alors si tu veux pas que je te sacre là avec toute la bande,  

tu fais mieux de m'aider. C'est autant ton frère que le mien.  

Les grands-parents étaient assis sur leur galerie et se berçaient.  

Grand-père se leva pour nous accueillir. Il était très surpris.  

Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce que vous faites là ?  

Est-ce que maman est là ?  

Non, on l'a pas vue, pourquoi ?  

Je lui racontai tout, depuis le début de l'histoire avec Arthur.  

On pourra pas vous garder longtemps, mais vous pouvez  

entrer dans la maison.  

Grand-maman nous fit à chacun un verre de chocolat.  

On va attendre un peu votre mère et si elle arrive pas je vous  

ferai une place pour vous coucher.  

Nous étions contents. Nous étions en sécurité, un peu moins  

orphelins. Ma mère ne revint que le lendemain après-midi. En  

entrant, elle parut bien surprise de nous voir.  

Comment ça se fait que vous êtes rendus ici, vous autres ?  

Votre père vous a crissés dehors, vous autres aussi ? C'est mieux  

comme ça, je vais pouvoir prendre des procédures pour vous  

faire placer par le Bien-Être social. Eux autres, y niaiseront pas  

avec ça. Comme ça, je vas avoir la paix. Je vas pouvoir prendre  

des vacances.  

Alors ma grand-mère se fâcha et commença à lui faire la  

morale. Grand-papa se mit de la partie :  

Quelle sorte de mère es-tu donc ? T'es même pas capable de  

ramasser tes petits. Moi pis ta mère, on vous a élevés pis on n'a  

pas eu besoin du Bien-Être.  

Ma mère finit par se mettre en colère et ramasser ses affaires  

en disant :  

Venez-vous-en, on s'en va chez nous. Je ne sais pas si votre  

père va être là, mais il va falloir quand même prendre une  

décision.  

Elle nous fit monter dans l'auto et nous conduisit jusque chez  

nous. Mon père n'était plus là ; je crois qu'il était reparti  

travailler en forêt. Elle nous installa et ne tarda pas à faire un  

appel au Bien-Être.  

Bientôt ma mère vint nous reconduire chez un oncle, où  

nous devions rester pour quelque temps. Nous avons habité là  

pendant un long mois, peut- être plus. Ils étaient gentils avec  

nous ; j'étais bien. Cet oncle et sa femme n'avaient qu'un seul  

enfant et celui-ci ne nous parlait presque jamais tellement il était  

timide. Je m'habituais à vivre tranquille, nous n'avions aucune  

nouvelle des parents.  

Et puis, un jour, ma mère vint nous chercher pour retourner à  

la maison...  

Harcèlement  

J'espérais qu'une nouvelle vie commence pour moi à la  

maison. Ça avait changé, oui ; ils étaient maintenant trois à  

s'acharner contre moi. Ma mère avait bien réussi ; cette fois,  

mon père me haïssait. J'espérais seulement que ma mère ait de  

nouveau besoin de vacances et nous « place » encore chez un  

des oncles. Pourtant, une année allait s'écouler avant que mon  

vSu ne s'exauce.  

Cette année me parut encore plus longue que les autres, car  

cette fois, Arthur s'en donnait à son aise. Il ne quittait plus la  

maison, il était de la famille. Il avait une chambre qu'il  

partageait avec ma mère. Lorsque mon père revenait de la forêt,  

il reprenait sa place, mais ne faisait aucun cas de ma mère qui ne  

voulait plus de lui. D'ailleurs son congé se passait à prendre un  

coup. Mais la plupart du temps, il était à son chantier.  

Un jour que ma mère était sortie pour faire des courses et  

qu'Arthur faisait office de gardien, il m'appela au premier pour  

lui donner un coup de main. Je m'empressai de lui obéir comme  

me l'avait recommandé ma mère. Je me rendis à la chambre où il  

se trouvait. Il me fit entrer et ferma la porte derrière lui.  

Tu sais, je t'ai déjà dit que je ne t'aimais pas. Et que ça m'était  

égal que ta mère te batte ; mais si tu veux m'écouter et faire ce  

que je te dirai, je pourrai devenir ton ami et empêcher ta mère  

d'être sévère avec toi.  

Que voulez-vous que je fasse ?  

C'est pas grand-chose et je vais te donner cinquante cents  

avec ça ! Es-tu contente ?  

Oui.  

J'étais curieuse, un peu inquiète, peu habituée à ce qu'on soit  

gentil avec moi. Je ne comprenais pas ce qu'il voulait.  

Avant, il faut que tu me jures de faire ce que je te dirai.  

Correct ?  

Oui, c'est juré !  

Alors déshabille-toi. Fais-toé-z'en pas, j'te ferai pas mal !  

Non, papa, maman veut pas !  

Déshabille-toé et je te regarderai pas, O.K. ! Élisa, si tu veux  

pas que j'me choque, obéis.  

Il se détourna et, très apeurée, j'obéis.  

Quand t'auras fini, couche-toé en dessous des couvertes.  

Je fis ce qu'il me dit. Dans ma tête d'enfant, je ne pouvais pas  

deviner ses intentions. Mais il se déshabilla, complètement. Je  

remontai les couvertures sur mes yeux ; il se glissa dans le lit et  

se colla à moi. Je tentai de le repousser, j'essayai de trouver un  

prétexte pour qu'il s'éloigne un peu.  

J'pense que j'entends quelqu'un monter !  

Il leva la couverture et prit ma main. Il voulut l'amener à lui.  

Touche.  

Je ne voulais pas. J'avais mal au cSur, je ne comprenais pas. Je  

savais qu'il allait encore m'arriver quelque chose de terrible.  

J'essayai de toutes mes forces de me sortir de là.  

Attends, je te dis que j'entends du bruit !  

Il me lâcha la main et j'en profitai pour me croiser les mains et  

les serrer sur moi, pour me protéger. Je demandai à Dieu de  

m'aider.  

Pour moé, tu m'as conté une menterie !  

Non, c'est vrai, écoute !  

Il cessa de bouger, de respirer presque, afin de mieux entendre.  

Je profitai de ce moment pour me lever brusquement afin de  

m'échapper, mais il fut plus vite que moi.  

Lâche-moi, quelqu'un pourrait arriver.  

Couche-toé, je t'ai dit, et pas un mot !  

Il me poussa sur le lit.  

Laisse-moi partir, je te promets qu'un autre jour je le ferai.  

Pas question !  

Je veux pas te toucher.  

Je commençais à m'afloler et à pleurer.  

C'est correct, mais laisse-moé te regarder et enlève tes  

mains... Je vais te toucher rien qu'un peu.  

Il me toucha la poitrine. Je n'osai bouger ni parler.  

As-tu hâte d'avoir des seins comme ta mère ?  

Je ne pouvais pas répondre, car je ne savais même pas de quoi il  

parlait exactement.  

Il se pencha et voulut me toucher plus bas, mais je lui enlevai  

la main et il n'insista pas.  

Tu sais que tu vas avoir du poil, là, un jour ? Quand tu seras  

plus vieille ?  

J'étais en train de me demander s'il était devenu fou.  

J'en ai dans le dos et sur les bras. Maman m'a dit que je  

resterais toujours comme ça.  

Tout le monde en a aussi en bas, tu vas en avoir aussi comme  

tout le monde.  

Non, je ne veux pas !  

Et il continuait ainsi à raconter des bêtises. Il se rapprochait  

de moi. Il était tout rouge, en sueur et il sentait mauvais. Il  

essaya de nouveau de me toucher au pubis, mais je me levai du  

lit. Il me saisit par le bras et me retint.  

Non, non, je m'en vais, lâche-moi, s'il vous plaît. J'ai trop  

peur que maman arrive.  

Il me lâcha et je m'habillai en vitesse.  

Tu m'as promis qu'une autre fois, tu te laisserais faire !  

Quand je t'appellerai, t'es mieux de venir parce que sans ça...  

Oui, oui certain.  

Et je sortis de la chambre. Je m'en étais tirée à bon compte et  

plus jamais l'on ne m'y reprendrait. J'espérais qu'Arthur oublie  

l'aventure. Mais j'étais dans l'erreur. Chaque fois qu'il était seul  

avec moi, il me rappelait :  

Oublie pas ta promesse. Je t'ai donné cinquante cents.  

J'essayais de me tenir le plus loin possible de lui. Et lui,  

voyant cela, il se permettait de me donner des coups de pied et  

même des coups de planche lorsqu'il en avait une sous la main.  

Quand ma mère s'aperçut qu'il me battait, elle ne dit rien pour  

me défendre. Elle eut même comme réflexion :  

C'est ça, Arthur, je suis tellement écSurée de la battre, c'est à  

ton tour. T'as plus de force que moé.  

Les jours et les semaines passaient, j'étais devenue  

prisonnière. À plusieurs reprises, elle me dit :  

Ton père était trop lâche pour te battre, mais j'ai trouvé celui  

qui va prendre sa place.  

J'étais malheureuse. Je les haïssais davantage à chaque jour.  

À neuf ans, il m'était alors difficile de trouver le moyen de m'en  

sortir. Ma mère me faisait peur et Arthur m'écSurait.  

La liberté  

Ce fut enfin le départ tant souhaité ; mais cette fois, nous  

étions tous séparés. Diane et moi chez mon oncle Guy, Sylvie  

chez ma marraine, Richard chez un certain monsieur Turcotte,  

Jean-Marc et Patrick, les plus petits, chez je ne sais qui. La  

famille était dispersée. Moi, je partais vraiment en vacances.  

L'auto était pleine d'enfants et de sacs en papier qui contenaient  

nos vêtements. Diane et moi fûmes les dernières à être  

reconduites.  

Je me rappelle l'auto arrêtée dans la cour de la ferme, chez  

l'oncle Guy, le soleil cuisant, la chaleur, le silence aussi, brisé  

seulement par le chant des cigales. Ma mère déposa nos bagages  

par terre et remonta dans l'auto sans un baiser, sans un au revoir.  

Elle était partie. Je regardai l'auto disparaître au bout du petit  

chemin bordé de peupliers. Quand je fus bien certaine qu'elle ne  

ferait pas demi-tour, je respirai. Je pris les sacs de papier qui  

nous servaient de valises et poussai Diane vers la maison. C'était  

sombre et frais à l'intérieur. Seule ma cousine Élaine était  

présente ; elle nous mentionna que tout le monde était aux  

champs.  

Je décidai d'aller les retrouver. Diane me suivait comme un  

chien de poche. Je sautai par-dessus la clôture de bois. Je sentais  

mon cSur battre, le soleil sur ma peau et le foin qui me piquait  

les jambes. Je courais dans l'éclat poudreux du soleil de cette  

journée de fin d'été. Je n'avais jamais eu cette impression de  

bonheur et de liberté. J'étais comme délivrée d'un grand poids,  

j'avais le cSur léger. J'étais une petite fille de neuf ans, en  

vacances et joyeuse. J'avais envie de chanter et d'attraper les  

papillons. C'était comme trop de bonheur subitement. Je me mis  

à courir, courir comme une folle, les bras écartés dans l'air doux  

et odorant. Ça sentait le trèfle et le foin frais coupé. Parfois, je  

jetais un coup d'Sil derrière moi pour vérifier si Diane me  

suivait, mais surtout pour m'assurer que ma mère n'était pas  

revenue. Je n'arrivais pas à croire qu'elle m'avait enfin aban-  

donnée.  

Je stoppai brusquement ma course en voyant ma tante  

grimpée sur le tas de foin, qui empilait les balles les unes sur les  

autres. Mon cousin Ghislain conduisait le tracteur. Mon oncle et  

un autre garçon chargeaient les balles de foin. Elle nous vit la  

première et nous fit de grands signes de la main, en sautant à  

terre.  

Bonjour, la belle visite ! On ne vous attendait pas si tôt, mais  

ce n'est pas grave. Où est votre mère ?  

Elle est repartie ! Elle avait des choses à faire.  

Elle est fine, votre mère, de vous laisser toutes seules. En tout  

cas... Montez sur le voyage et faites bien attention de ne pas  

tomber.  

Elle portait des salopettes de travail et une blouse de coton  

fleurie. Elle avait les cheveux attachés, un grand sourire et de  

bons bras qui sentaient le foin et le soleil. Elle nous serra contre  

elle en riant et nous donna un gros bec sur chaque joue. Je la  

trouvais très belle. Le tracteur démarra et le chargement  

recommença. Elle continuait de parler tout en travaillant.  

Pis comment ça va chez vous ?  

Comme ci, comme ça.  

T'as maigri, ma « Lysa », et t'es toute pâle ! Mais t'en fais  

pas. Vous allez être bien chez nous. Nous autres, on aime ça, les  

enfants !  

Ce fut une belle première journée. Nous avons soupé dehors,  

sur une grande table de bois. Tout le monde parlait et riait ; tout  

le monde donnait un coup de main. Après le repas, ma tante  

m'appela auprès d'elle dans la balançoire.  

Dis-moi, ma belle. Ta mère et Arthur te battent-ils encore ?  

Qui vous a dit ça ?  

Tu sais, tout vient à se savoir !  

J'aime mieux pas en parler.  

Comme tu voudras. Mais si tu as besoin de parler, ne t'en fais  

pas pour nous, nous serons là pour t'écouter, n'importe où,  

n'importe quand, comme tu voudras, O.K. !  

Je retournai jouer avec mes cousins et mes cousines. J'étais  

épuisée et heureuse ; pleine de soleil et de vent doux. Parfois, en  

courant, je m'arrêtais brusquement, croyant entendre ma mère  

qui me criait de retourner m'asseoir sur la galerie, les pieds sur la  

dernière marche de l'escalier. Mais je revenais vite à la réalité,  

bien plus belle, et le jeu recommençait.  

Le lendemain, je décidai de tout raconter à ma tante. Ma vie  

chez nous, ma mère, Arthur, les coups et les humiliations. Et  

surtout ma peur, ma terrible peur. Elle me prit dans ses bras et  

me serra très fort.  

Pauvre petit cSur ! Si tu savais comme je peux te  

comprendre. Je vais te dire un secret... Moi aussi, j'ai été  

maltraitée par mes parents. Et si on peut te garder, je te jure que  

ça ne t'arrivera plus jamais.  

Puis les semaines passèrent. Nous participions tous aux  

travaux de la ferme. Jamais, de tout le temps que j'ai demeuré  

chez eux, ils n'ont élevé la voix contre moi. Il était même permis  

de faire des erreurs en autant que chacun fasse de son mieux. Ils  

étaient très bons avec nous. J'aurais aimé vivre ici toute ma vie,  

mais je me doutais bien que cela ne durerait pas. Après cinq  

mois de liberté, ma mère revint nous chercher. Ma tante essaya  

de la convaincre de nous laisser là, mais elle avait décidé qu'elle  

voulait ses enfants pour Noël.  

À la maison, mon père ne venait plus, mais Arthur était roi  

et maître. Ils se montrèrent bien gentils, même avec moi. La  

période des fêtes se déroula dans la joie, sans chicane. Il y eut  

beaucoup de visites, et beaucoup de « partys ». Pourtant, la  

réalité s'imposa durement à moi. Le retour à l'école amena une  

vie encore plus difficile qu'avant. Pour commencer, ma mère  

m'enleva tous les cadeaux que j'avais reçus en me disant que  

j'étais trop vieille pour jouer encore à ça, ou bien que les  

vêtements ne me convenaient pas. De toute façon, elle était  

certaine que j'avais raconté toutes sortes de menteries à la  

femme de l'oncle Guy avec ma grande langue sale. Bien sûr, elle  

vérifia auprès de Diane, mais bien que celle-ci affirmât que je  

n'avais rien dit, elle finit l'histoire en m'enlevant aussi ma  

poupée Louise, ma vieille poupée, ma confidente. J'avais le  

cSur brisé. J'avais déjà perdu l'habitude de telles injustices et  

voulus protester et me rebeller. Chaque fois que j'essayais de  

répliquer, je recevais de grandes claques sur la bouche qui  

parfois me faisaient saigner. Arthur, lui, avait pris l'habitude de  

me donner des coups de pied sur les jambes ou au derrière  

chaque fois qu'il avait affaire à moi. Je pleurais souvent. Ma  

mère me consolait en me donnant des tapes sur la tête pour que  

je cesse de me lamenter pour rien. Pour que les corrections  

soient plus cuisantes, ma mère exigeait maintenant que je sois  

toute nue pour me fouetter. Ce fut le début d'un règne de terreur  

et de sadisme effrayant. Souvent, lorsque je sortais de la  

chambre après une de ces volées, mes frères et mes sSurs  

avaient les larmes aux yeux. Mais ma mère les avait bien avertis.  

Le premier qui prendrait ma part aurait le même sort que moi.  

La vie était tellement dure que j'en arrivais à douter de la réalité  

de l'été passé à la ferme de l'oncle Guy. C'était là comme un  

conte de fées que je me racontais pour reprendre courage.  

D'ailleurs ils ne revenaient plus à la maison, ma mère s'étant  

chicanée avec eux.  

L'orphelinat  

Un matin de cet hiver-là, maman, après avoir reçu un coup  

de téléphone, nous avertit :  

Bon, préparez-vous, on s'en va cet après- midi. Je vais aller  

vous porter dans une grosse école ; vous allez vous faire  

dompter le derrière. Je vais enfin me débarrasser de vous autres  

pour un bon bout de temps ! Ça va faire du bien !  

J'étais toujours inquiète de ce qui nous arrivait, mais, tout au  

fond de moi, je savais que, de toute façon, cela ne pouvait être  

pire que la vie que je menais en ce moment.  

Allez préparer vos bagages tout de suite pour être prêts à  

partir et n'emportez que le strict nécessaire, compris ?  

C'est alors que Richard prit panique.  

Non, je ne veux pas y aller, maman ! Je veux rester avec vous  

!  

Les autres se mirent de la partie :  

Moi aussi, maman, je veux rester avec vous, s'il vous plaît,  

maman.  

Je mêlai ma voix à la leur, mais bien faiblement. Patrick et  

Jean-Marc, qui n'avaient que deux et quatre ans, se contentaient  

d'écouter et de regarder, sans trop comprendre ce qui se passait.  

Criez, chialez si vous voulez, vous allez y aller pareil.  

Dépêchez-vous d'aller faire vos bagages pis je veux plus  

entendre parler de ça. M'avez-vous compris ?  

Aucun de nous n'a répondu et nous sommes montés au  

premier afin de nous préparer. Nous n'avions comme seul  

bagage qu'un petit sac qui contenait notre pyjama.  

Et ce fut le départ. Ma mère avait fait venir un taxi. Le trajet  

fut très long, presque deux heures de route pour finalement  

arriver dans une grande ville. Après plusieurs tournants, après  

avoir monté et descendu plusieurs côtes, nous avons gravi une  

longue pente au bout de laquelle se trouvait une immense et  

imposante bâtisse de briques rouge foncé. Je remarquai qu'elle  

était entourée par une grande et haute clôture faite de barreaux  

de fer. Cela ressemblait plus à une prison qu'à autre chose. Je  

crus donc que c'était l'école de réforme dont ma mère me  

menaçait si souvent.  

Tu vas voir, j'vais t'envoyer dans une école de réforme pour  

te faire dompter. Ils niaiseront pas longtemps avec toé, eux  

autres ; des petites affaires comme toé, ils en ont déjà vues.  

J'étais maintenant certaine que la prison m'attendait. Je me  

mis à hurler de terreur :  

Non ! non ! je veux pas aller là.  

Je pleurais, je me débattais. J'étais certaine que, si j'y entrais,  

plus jamais je ne pourrais en ressortir. Maman descendit de  

l'auto, ouvrit la portière arrière et me tira par le bras.  

Toé, t'es mieux de me suivre, sinon...  

Je n'avais pas le choix, elle était bien plus forte que moi et je  

la suivis. Les autres firent de même sans dire un mot. Nous  

sommes entrés par la grande porte de devant, une grande porte  

épaisse et lourde qui fit un bruit lugubre en se refermant. Je  

sursautai. Dans le bureau vide près de l'entrée, personne pour  

nous accueillir. Nous étions là, plantés dans le grand corridor,  

serrés les uns contre les autres et ma mère qui faisait les cent  

pas. Bientôt quelqu'un vint ; c'était une religieuse. Elle était  

toute de noir habillée, avec juste un peu de blanc à l'intérieur de  

sa coiffe. Elle s'approcha et dit :  

Bonjour, les enfants !  

Cela nous réconforta un peu. Elle se mit à discuter avec ma  

mère tout en nous regardant parfois par-dessus son épaule.  

Vous pouvez partir maintenant, madame. Soyez tranquille,  

nous aurons bien soin d'eux.  

Venez m'embrasser, les enfants, je dois y aller !  

Nous lui avons tous donné un baiser sur la joue. Jean-Marc  

et Patrick pleuraient ; ils voulaient la suivre. C'était la première  

fois depuis longtemps qu'elle me permettait de l'embrasser. Elle  

sortit et marcha d'un pas rapide vers le taxi qui l'attendait, sans  

se retourner une seule fois, sans nous faire un dernier signe  

d'adieu. J'étais certaine qu'elle était folle de joie. J'avais la gorge  

qui me faisait mal, et le cSur serré. J'étais bien contente qu'elle  

parte. Je la détestais. J'étais certaine que nous ne la reverrions  

plus jamais. Et je suis sûre que mes frères et mes sSurs ont dû  

ressentir la même chose et encore plus profondément que moi.  

Moi, je me ressaisis bien vite, encouragée par le sourire et la  

voix chaleureuse de la religieuse. Deux autres sSurs vinrent  

nous rejoindre et demandèrent à emmener les plus petits. Je pris  

Jean-Marc dans mes bras en leur disant de faire bien attention à  

lui car il était très malade. Les médecins avaient dit qu'à cinq ans  

il devrait être opéré pour le cSur. C'était une opération délicate  

et il avait encore un an à attendre. Nous avions tous peur qu'il  

meure avant cela. Parfois il avait mal aux jambes et elles  

devenaient toutes bleues quand il faisait trop d'efforts. Souvent  

je priai Dieu qu'il le guérisse, car je n'en pouvais plus de le voir  

souffrir. À la maison, il n'était pas très bruyant. Il passait ses  

journées à se bercer sans dire un mot. Tout le monde disait que  

c'était un petit ange et ma mère l'affectionnait particulièrement.  

J'étais heureuse qu'elle l'aime, car il avait besoin de beaucoup de  

tendresse.  

Je les regardai disparaître au bout du couloir. Puis ce fut à  

Richard de s'en aller rejoindre l'étage des garçons. Il ne restait  

que Sylvie, Diane et moi. La religieuse s'était assise à son  

bureau et écrivait. De temps à autre, elle levait les yeux un court  

instant et nous regardait. Sylvie fut placée chez les petites,  

pendant que Diane et moi suivions une autre religieuse. Tous ces  

mystères étaient loin de me rassurer. Je pris mon courage à deux  

mains et décidai de me renseigner :  

Est-ce vrai que vous battez les enfants, ici ? On appelle ça  

l'école de réforme, hein ?  

Elle se tourna vers moi avec un grand sourire.  

Qui t'a dit de si mauvaises choses ?  

Bien, c'est ma mère qui m'a dit qu'un jour, elle allait  

m'emmener dans une école de réforme pour qu'ils me domptent.  

N'aie pas peur ! Ici c'est un orphelinat, pas une école de  

réforme.  

C'est quoi, un orphelinat ?  

C'est une place pour les enfants qui n'ont plus de parents ou  

que les parents viennent mener parce qu'ils ne peuvent plus s'en  

occuper. Il y en a même qui sont ici depuis qu'ils sont nés. C'est  

comme leur vraie maison. Vous allez voir que vous serez bien  

avec nous ; on ne mange pas les petites filles comme vous  

autres.  

Elle souriait tout en passant ses mains dans mes cheveux.  

Même si elle me parlait de la sorte, je ne fus pas pour autant  

rassurée. Je crois que c'était la grosse clôture que j'avais vue en  

entrant qui me faisait penser à une prison. Elle nous fit monter  

jusqu'au cinquième étage. Elle s'arrêta devant deux portes et  

nous dit que c'est là que nous allions vivre désormais. Elle nous  

invita à entrer. De l'autre côté, il y avait un long corridor. Je fus  

émerveillée.  

C'est bien grand ici ?  

Oui. Et vous ne serez pas seules, car il y a beaucoup de  

petites filles.  

Elle nous mena jusqu'à la salle à manger où il y avait  

plusieurs tables, des tables suffisamment grandes pour six  

personnes. Tout était propre et reluisant.  

C'est là que vous allez manger. Je vais en profiter pour vous  

montrer vos places. Vous devrez toujours prendre la même. À  

chaque repas.  

Diane et moi n'étions pas placées à la même table, mais de là  

où j'étais je pouvais facilement la voir. Puis elle ouvrit un tiroir  

qui correspondait à ma place et me montra qu'il y avait tous les  

ustensiles dont j'aurais besoin pour chacun des repas.  

Remarquez bien comment tout ça est placé, car il va falloir  

que vous les replaciez de la même manière. Compris ?  

Oui, ma sSur.  

Lorsque vous avez fini de manger, vous lavez vos ustensiles  

à l'évier qui est là-bas.  

Elle nous expliqua le cérémonial du repas. Les aliments  

arrivaient sur un grand chariot et nous devions aller nous faire  

servir à tour de rôle. Elle nous montra la petite cuisine où les  

sSurs devaient dîner.  

Ensuite, elle nous conduisit au dortoir. C'était immense. On  

y voyait une vingtaine de lits, séparés par une petite commode  

où nous devions ranger nos effets personnels. Dans le milieu du  

dortoir, on voyait un espace carré et entouré de rideaux dans  

lequel étaient les chambres des religieuses qui veillaient sur  

nous. Elle nous désigna nos lits et nous remit, à chacune, une  

serviette, une débarbouillette, un porte-savon et son savon, une  

brosse à cheveux et une brosse à dents. Je n'avais jamais possédé  

autant de trésors. Elle ouvrit une armoire et nous dit d'y placer  

notre linge propre. Elle était fermée à clef, mais nous n'avions  

qu'à demander pour prendre ou ranger les vêtements.  

Puis ce fut le tour de la salle de bains. Il y avait deux rangées  

de lavabos surmontés de très grands miroirs. De plus on y  

trouvait deux baignoires à droite et deux à gauche, sans  

séparation. Je demandai :  

Mais, il n'y a pas de séparation, les autres vont nous voir ?  

Pauvres vous autres ! Vous n'avez rien à montrer, c'est pas  

grave ! Vous êtes toutes faites pareil !  

Je restai abasourdie, car moi, qui étais tellement gênée et  

complexée, je devrais me faire voir par les autres. Ma mère  

m'avait tellement répété que j'étais toute poilue, moitié-homme  

et moitié- femme, que j'en étais marquée à tout jamais. Je n'avais  

nullement envie de me montrer toute nue à qui que ce soit.  

Puis ce fut le tour du grand salon avec sa bibliothèque, la  

radio, et la télévision... J'étais de plus en plus excitée. J'allais  

enfin pouvoir regarder la télévision comme les autres. De l'autre  

côté du corridor, il y avait la salle de jeu avec tous ses jouets.  

Bon ! Avez-vous des choses à serrer ?  

Nous avons seulement apporté notre pyjama !  

Je vais aller avec vous autres vous chercher d'autres  

vêtements dans le magasin d'en bas. Vous allez vous choisir  

quelques morceaux de linge.  

Elle nous mena au magasin et nous confia à la religieuse en  

charge.  

Elles sont nouvelles. Elles viennent juste d'arriver cet après-  

midi. Il va falloir les habiller, car elles n'ont pas grand-chose à  

se mettre sur le dos. Elles n'ont qu'un pyjama et il est bon à  

mettre à la poubelle.  

Commença alors une séance d'essayage. Nous gardions ce  

qui nous faisait. C'était comme un grand magasinage. J'avais  

beaucoup de plaisir. Puis celle qui s'occupait du magasin me  

dit :  

J'aurais quelque chose pour toi ! Attends un peu !  

Elle revint en tenant une belle robe de nylon jaune avec de la  

dentelle.  

Tu vas l'essayer, je parie qu'elle va te faire.  

De toutes mes forces je souhaitai qu'elle me  

fasse ; je la trouvais tellement belle. Je ne me fis pas prier pour  

l'essayer.  

Elle te va comme un gant. On dirait qu'elle a été faite juste  

pour toi. Garde-la, je te la donne.  

Je n'en croyais pas mes oreilles. Je n'avais jamais possédé  

une si belle robe. À la maison, la plupart du temps, je devais  

porter des vêtements usagés qui étaient donnés à ma mère par je  

ne sais trop qui. Jusqu'à ce jour, je n'avais jamais rien eu d'aussi  

beau que cette robe. Ensuite elle me donna un chapeau blanc  

tout rond, avec de grands rubans qui me descendaient dans le  

dos. Elle me donna aussi des souliers blancs et des bas.  

Tu peux tout garder, c'est ta toilette du dimanche. Quand tu  

partiras d'ici, tu pourras tout apporter avec toi.  

J'étais heureuse. J'étais maintenant certaine que cet endroit  

n'était pas une prison. Je l'aurais volontiers embrassée, mais  

j'étais bien trop gênée.  

Maintenant va te choisir les jouets qui te plaisent.  

Je regardai longuement les jouets. Il y en avait beaucoup. Je  

finis par prendre deux poupées, une fille et un garçon. Je choisis  

aussi une balle de laine et des aiguilles à tricoter.  

Lorsque Diane eut fini de choisir ses jouets, sSur Monique,  

celle qui était responsable de nous, nous ramena au cinquième.  

Cette fois nous n'étions pas seules ; il y avait d'autres petites  

filles. Diane et moi étions figées de gêne. Mais sSur Monique  

nous dit :  

Allez les rejoindre et faites-vous quelques amies. Je dois  

vous laisser maintenant.  

Malgré cela, nous restions là, dans le salon, debout, sans  

bouger, comme des statues. Diane décida d'aller rejoindre une  

fille qui était seule dans un coin. Elle commença à parler avec  

elle. Elles semblaient bien s'entendre. Moi, j'étais toujours  

plantée là, attendant que quelqu'un vienne me voir ; mais  

personne ne vint. Je pris mon courage à deux mains et me  

dirigeai vers un groupe non loin de moi.  

Pouvez-vous me dire s'il y a un endroit où l'on peut écrire et  

dessiner ?  

L'une d'entre elles se détourna pour me regarder et me dit :  

Il y a une salle de jeux en face du dortoir.  

Elle se retourna et elles continuèrent à placoter.  

J'étais toujours à l'extérieur du groupe. Et elles ne s'occupèrent  

plus de moi. Je n'avais guère le choix : je sortis à la recherche de  

la salle de jeux.  

La salle qu'on m'avait indiquée était déserte. Tout était rangé  

en ordre sur des tablettes ; le papier, les crayons et tout ce qu'il  

fallait pour dessiner. Je m'assis à l'un des pupitres de classe et je  

soulevai le panneau. Il y avait des cahiers à colorier et des  

crayons de couleur. Alors je commençai à dessiner, mais une  

religieuse entra sans que je m'en aperçoive et mit la main sur  

mon épaule ; je sursautai. C'était sSur Thérèse :  

Je t'ai fait faire un saut ?  

Voyant que j'étais restée muette et pétrifiée :  

N'aie pas peur ; je ne te ferai pas de mal, je veux seulement  

parler avec toi. On va s'asseoir toutes les deux et jaser,  

d'accord ?  

Oui.  

Pourquoi as-tu peur ?  

Bien... Je ne sais pas... Je n'ai pas peur...  

C'est pas grave. Je voulais seulement te dire que ce n'est pas  

permis de venir seule ici. C'est nous qui devons vous dire quand  

vous pouvez venir.  

Je ne le savais pas.  

Ne t'en fais pas. Maintenant range tes affaires et suis-moi.  

Je la suivis jusque dans le passage et elle me ramena devant  

l'entrée du salon.  

Ta sSur s'est fait une amie tout de suite, n'est-ce pas ?  

Pourquoi tu ne fais pas pareil ?  

Je ne sais pas !  

Je savais bien, moi, qu'aucune petite fille ne voudrait de moi  

comme amie. J'étais laide, j'avais du poil sur les bras et surtout,  

surtout j'avais de vilaines grandes dents. Ma mère m'agaçait  

souvent en me disant que j'avais des crocs et j'en étais très  

complexée. Même à l'école tout le monde se moquait de moi, en  

se relevant la lèvre supérieure, c'est pourquoi aucune fille ne  

voulait être amie avec moi de peur qu'on rit d'elle aussi.  

Bon, essaie de te faire des amies, d'accord ?  

Elle partit en me laissant là, dans l'entrée du salon. Tout le temps  

que j'ai passé dans cet orphelinat, je n'ai jamais pu me faire une  

véritable amie. Aussitôt que j'essayais d'entrer en conversation  

avec l'une d'elles ou avec un groupe, plutôt que de me répondre,  

elles se tournaient vers leurs voisines et m'oubliaient. Mais ça ne  

me faisait rien, car j'y étais habituée.  

Bientôt ce fut le temps d'aller souper. Je suivis le groupe à la  

cuisine. Nous allions chercher notre plat à soupe et nous  

attendions les unes derrière les autres, à la file indienne. Les  

portes s'ouvrirent avec fracas et un lourd chariot apparut, poussé  

par une dame. Ce chariot nous apportait une énorme soupière  

fumante, d'autres marmites fermées, ainsi que le dessert. Nous  

avancions une à une en tendant notre bol et elle le remplissait.  

Cela se faisait en silence, dans un ordre parfait et cela sentait  

bon. Pourtant, lorsque mon tour vint, je me sentis mal. Je voyais  

toute cette bonne nourriture, mais j'eus un haut-le-cSur. Je  

rapportai mon bol de soupe à ma place et j'essayai de manger.  

J'en étais incapable, je sentais que j'allais vomir. Je décidai de  

mettre ma soupe de côté et voulus aller chercher le plat de  

viande. Je ne savais pas qu'il fallait attendre que toutes les autres  

aient fini leur soupe avant de passer à autre chose. Je me levai  

donc, et me rendis au chariot sous le regard surpris ou ironique  

des autres petites filles. Quelques-unes se donnaient même des  

coups de coude. La dame remplit mon assiette sans rien dire et  

je retournai m'asseoir. Je m'aperçus qu'il y avait d'autres filles  

qui avaient fini de manger et qui attendaient je ne sais quoi.  

Soudain une sSur dit :  

Bon, vous pouvez aller vous faire servir.  

Et toutes se sont levées, tenant leur assiette et se plaçant de  

nouveau à la file. Je compris mon erreur. J'avais le visage en feu  

et honte de ma bêtise. Elles me jetaient des regards furtifs et cer-  

taines rigolaient franchement. J'étais gênée de rester tonte seule  

assise à table, mais le mal était fait. Cette fois, je les attendis  

pour commencer à manger. Je portai la première bouchée à mes  

lèvres. Aussitôt que je commençai à mâcher, j'eus une seconde  

fois un haut-le-cSur, mais je réussis tout de même à avaler. Je  

pris une autre bouchée et m'aperçus que tout le monde me  

regardait, même les deux sSurs et la cuisinière. Encore une fois  

je réussis à avaler. À la troisième bouchée, tout se gâcha ; je  

vomis sans pouvoir me retenir. Les filles qui étaient assises à ma  

table se tassaient les unes contre les autres et se mettaient les  

mains sur les yeux pour ne pas voir. Les deux sSurs s'amenèrent  

en vitesse en apportant les rouleaux d'essuie-tout. SSur Thérèse  

me demanda ce qui n'allait pas, mais sSur Monique lui assura  

que ce n'était qu'une indigestion et qu'elle allait m'amener au lit  

pour que je me repose. J'étais malheureuse.  

Donnez-moi le papier et je vais ramasser mon dégât.  

Penses-tu en être capable ?  

Oui, j'en ai l'habitude !  

Je ramassai tout et sSur Monique me conduisit au dortoir.  

Après m'être lavée et avoir mis ma jaquette, je me couchai dans  

mon lit et je dormis.  

Le lendemain matin, au déjeuner, je réussis à avaler  

quelques bouchées, mais je ne pus me retenir et je vomis à  

nouveau. Je m'excusai auprès des sSurs et je ramassai tout. Elles  

avaient l'air de se demander ce qui se passait avec moi, et mes  

compagnes devaient me trouver dégoûtante. Le  

même scénario se produisit au dîner et au souper. J'en étais  

rendue à avoir mal au cSur juste à penser au repas. Au souper,  

après que j'eus vomi dès la première bouchée, sSur Monique me  

conduisit jusqu'à mon lit. Elle me fit des compresses avec une  

débarbouillette mouillée d'eau froide.  

Tiens, ma belle, ça va te faire du bien.  

Soudain Diane apparut dans le dortoir et dit :  

Je sais, moi, pourquoi elle est malade. Chez nous elle faisait  

toujours ça. Dès que ma mère s'apercevait qu'Élisa avait mal au  

cSur, elle passait derrière elle et lui donnait une grande claque  

derrière la tête. Alors Élisa vomissait. C'était comme ça tout le  

temps.  

Non, Diane, raconte pas ça !  

Je ne le dirai pas à maman !  

C'est parce qu'elle a peur ?  

SSur Thérèse, qui nous avait rejointes, dit :  

Voyons il ne faut pas avoir peur. Nous, on ne te fera pas de  

mal.  

C'est pas de ma faute, ça sort tout seul !  

Mais tu n'as jamais faim ?  

Oui, j'ai faim, mais je ne suis pas capable de garder mon  

manger.  

J'étais à bout de nerfs. Je me mis à pleurer. Elles discutaient  

entre elles et disaient que ça n'avait aucun sens, qu'il fallait que  

je voie un médecin. Puis elles me laissèrent dormir.  

Au matin, elles me firent déjeuner avec elles dans la petite  

cuisine. Je réussis à tout manger sans rien vomir et, au cours de  

l'avant-midi, elles m'amenèrent voir le médecin de l'orphelinat  

qui m'examina et me posa plusieurs questions. Puis il vit les  

marques et les bleus que j'avais sur les jambes et sur le corps.  

Veux-tu bien me dire comment tu t'es fait cela ?  

J'ai tombé. Je tombe tout le temps.  

J'aurais préféré mourir plutôt que d'en dire plus.  

J'avais bien trop peur que ma mère ne l'apprenne ! Le médecin  

me regarda longuement sans rien dire, puis me laissa rejoindre  

sSur Monique qui m'attendait.  

Par après, je mangeai toute seule à chaque repas, dans la  

cuisinette. Ce fut ainsi pendant quatre ou cinq semaines jusqu'à  

ce que je réussisse à reprendre le contrôle de moi-même.  

Ensuite, je pus retourner m'asseoir avec les autres filles.  

Mon dixième anniversaire  

Il y avait tout près d'un mois que nous vivions à l'orphelinat  

et je m'acclimatais doucement. Ce matin-là, en m'éveillant, je  

m'aperçus que j'étais toute seule dans le dortoir. J'étais en retard.  

Catastrophée, je me dépêchai de faire ma toilette afin de  

rejoindre les autres à la cuisine. Je pris mon assiette et  

m'approchai du chariot pour me faire servir, quand sSur  

Monique m'interpella :  

Élisa, veux-tu venir ici ?  

J'étais angoissée; je savais que j'avais commis une faute en  

me réveillant en retard et j'avais une peur terrible qu'elle me  

dispute. Sans parler, j'allai vers elle en essayant de ravaler mes  

larmes. La tête basse, les larmes aux yeux, je décidai d'expliquer  

mon retard.  

C'est pas de ma faute, j'ai pas eu connaissance que les autres  

se sont levées.  

Voyons, arrête de pleurer, c'est nous qui t'avons laissée  

dormir, on voulait te faire une petite surprise.  

Mais, pourquoi ?  

Quelle date est-on aujourd'hui ?  

Je ne sais pas.  

C'est ton anniversaire aujourd'hui. Tu as dix ans !  

Elle se tourna vers les autres et fit un signe de la main.  

Toutes se levèrent et commencèrent à chanter « Bonne fête ». Je  

ne savais quoi faire. J'avais envie de rire et de pleurer. J'avais  

surtout envie de me sauver.  

Diane vint à moi en portant un petit gâteau couvert de  

bougies. C'était simplement un gâteau Jos-Louis, mais il avait  

pour moi la splendeur d'un délice de conte de fées. Je retournai à  

ma place le cSur gros. Je ne comprenais pas pourquoi elles  

avaient fait cela. Chez nous on ne fêtait pas les anniversaires.  

C'était comme si ma fête n'avait jamais existé ; jamais de  

chansons, jamais le moindre souhait. À la maison, je savais bien  

que mes frères et sSurs avaient tous une journée pendant l'année  

où ma mère leur remettait un cadeau quelconque. Mais jamais  

on n'avait parlé de fête ou d'anniversaire. Je croyais bêtement  

que ce cadeau servait à récompenser un bon résultat de classe. Je  

n'avais jamais vu de gâteau d'anniversaire de ma vie. Bien sûr, je  

n'ai jamais eu de journée à moi, encore moins de cadeau ou de  

gâteau. Je me souviens que ma mère disait parfois en parlant de  

quelqu'un que nous connaissions :  

C'est la fête de X aujourd'hui. Quand ce sera votre tour, vous  

aurez la même chose.  

J'avais hâte à mon tour, depuis toujours ; mais ce jour-là  

n'est jamais venu. Et je me gardai bien de demander à ma mère  

quand viendrait enfin mon tour, car j'avais bien trop peur d'elle.  

C'est pourquoi, en cette journée de ma première fête, au lieu  

de me réjouir, je pleurais amèrement, car, pour la première fois,  

je comprenais avec certitude que mes parents ne m'aimaient pas  

du tout. Je m'essuyais les yeux et je me consolai en regardant  

mon gâteau.  

Après le déjeuner, au moment où je sortais de la cuisine,  

sSur Monique m'arrêta :  

Attends-moi un peu ici, veux-tu ?  

Tiens, Élisa, j'ai un petit cadeau pour toi.  

Et elle me remit des petits livres de Jésus, illustrant chacun  

un des commandements de Dieu. Et elle me donna un billet d'un  

dollar pour que je m'achète une gâterie. Bien nantie de mes  

trésors, je fis quelques pas, mais je revins vite vers elle :  

SSur Monique, je peux-tu vous donner un bec ?  

Elle se pencha et je lui donnai un baiser sur la joue. J'étais  

affreusement gênée.  

Merci, sSur Monique, je suis tellement contente.  

Si tu es contente, je le suis aussi. Va jouer maintenant !  

Je marchai en vitesse vers le dortoir, en cachant mon billet  

dans la main. Je feuilletai les livres, et Diane vint me retrouver.  

Je lui montrai mes cadeaux. Elle me trouvait chanceuse et  

m'enviait beaucoup. Je décidai alors de partager mon argent  

avec elle, puisqu'elle n'avait jamais rien, elle non plus. Je lui  

montrai le dollar, mais, sans me laisser le temps de dire quoi que  

ce fût, elle se mit en colère :  

C'est pas juste, c'est pas juste. J'en veux, moi aussi !  

Puis elle s'enfuit dans le salon, me laissant plantée là comme  

un piquet. Un peu déconfite, j'allai porter mes livres dans ma  

petite commode, puis je rejoignis ma sSur pour tenter de me  

réconcilier avec elle et lui expliquer que je voulais partager mes  

sous.  

Écoute-moi, Diane, dimanche, après souper on va s'acheter  

de la liqueur, des chips, ce que tu voudras. Je vais te donner la  

moitié de mon argent... et la moitié de mes livres si tu veux...  

Réponds-moi !  

Elle s'éloigna de moi en boudant, elle ne voulait rien  

entendre. Je commençai à pleurer :  

C'est pas de ma faute, c'est les sSurs qui ont fait ma fête, j'ai  

rien demandé, moi ! Sois pas fâchée... Je vais tout te le donner si  

tu le veux absolument !  

Elle se détourna de moi sans parler. Le dimanche, je séparai  

tout en parts égales qu'elle accepta volontiers. Tout finit par  

rentrer dans l'ordre et elle recommença à me parler comme  

avant.  

La piscine  

Quelques jours après mon anniversaire, par une belle journée  

ensoleillée, les religieuses décidèrent de nous permettre d'aller  

nous baigner dans la piscine extérieure. Cette piscine comportait  

trois compartiments. Un pour les petits, un autre pour nous, les  

moyens, et finalement, une partie très creuse, pour les grands où  

il y avait un plongeoir. Un mur de ciment séparait chacune des  

parties. Moi, qui n'avais jamais nagé, je me contentai d'entrer  

tout doucement dans l'eau en me tenant très fort sur le rebord de  

la piscine. Une bouée flottait tout près de moi ; je m'avançai un  

peu et je la saisis. Comme c'était une vieille chambre à air  

d'automobile, je pus la passer par-dessus ma tête.  

Je me laissai porter, je me sentais en sécurité. J'étais bien,  

heureuse, profitant du soleil qui miroitait sur l'eau. Soudain je  

me sentis agrippée. Une petite fille, qui venait de me rejoindre  

en nageant, avait décidé que je devais lui laisser ma bouée. Bien  

sûr, je m'y opposai.  

Non, ôte-toi de là. C'est moi qui l'ai vue la première et je la  

garde.  

Elle essayait de me faire chavirer, mais du pied je tentai de  

la repousser. J'avais drôlement la frousse de tomber à l'eau, moi  

qui ne savais pas nager. Nos cris et nos éclaboussures ne  

pouvaient passer inaperçus et une religieuse qui était là pour  

surveiller m'appela.  

Toi, viens ici, tout de suite !  

Non, c'est correct, je lui donne la « trip ».  

Élisa, je veux que tu viennes ici tout de suite !  

J'étais furieuse contre la petite fille. Mais je ne pouvais rien  

faire, je dus sortir de la piscine. SSur Monique avait rejoint  

l'autre surveillante. Alors elles me prirent chacune par un bras et  

une jambe et me balancèrent une fois, deux fois... pour me  

lancer à l'eau. J'avalai de l'eau en essayant de reprendre pied et  

de refaire surface. Je ne faisais que glisser et m'enfoncer de  

nouveau. Je me débattis avec désespoir, je sentais mes forces me  

quitter peu à peu. Je réussis pourtant à me relever. Je crachai et  

je toussai. Je tremblais de tout mon corps ; j'essayai de reprendre  

mon souffle sans en être capable. Je crus que j'allais mourir.  

Quelques minutes après avoir repris le contrôle de moi- même,  

je vis les deux religieuses qui me regardaient, heureuses des  

efforts que j'avais fournis pour m'en sortir toute seule.  

Maintenant je voulais apprendre à nager afin qu'une telle  

expérience ne m'arrive plus jamais. Je n'oublierai pas de sitôt  

combien je suffoquais, prisonnière de l'eau. SSur Monique  

m'apprit à flotter comme une planche. Elle m'apprit à sauter  

dans l'eau sans perdre le contrôle de mes mouvements et à nager  

en chien. Après quelques jours, ma peur de l'eau disparut tout à  

fait. Maintenant elles auraient beau me lancer de nouveau à  

l'eau, je saurais comment m'y prendre pour sortir de là.  

Un certain après-midi, il arriva que nous partagions la  

piscine avec le groupe des petits. Je les regardais approcher  

quand je vis Jean-Marc, mon petit frère, parmi eux. J'étais  

contente et émue, ça faisait si longtemps que je ne l'avais vu. Il  

était si frêle, si petit. La religieuse qui s'occupait d'eux prit la  

main de Jean-Marc et descendit dans la piscine avec lui. Il y  

avait très peu d'eau ; environ deux pieds. Relevant sa robe de sa  

main libre, elle lui lançait un peu d'eau en plongeant la main et  

en faisant beaucoup d'éclaboussures. Jean-Marc en perdait  

presque le souffle... Puis elle le saisit par un bras et une jambe et  

le lança dans l'eau. Il essayait et essayait encore de se relever,  

mais il en était incapable. Je ne pus m'empêcher de crier :  

Vous allez noyer mon frère ! Sortez-le de l'eau, il est  

malade ! Il est pris du cSur ! Je vais le dire à ma mère ce que  

vous faites là. JE VOUS HAIS. Laissez-le tranquille, vous  

comprenez pas qu'il est malade !  

La religieuse me regardait, figée sur place, puis elle réalisa  

que Jean-Marc était vraiment en train de se noyer. Elle l'attrapa  

dans ses bras et l'emmena hors de l'eau. Il étouffait et toussait.  

Elle essaya de le mettre debout, mais ses jambes étaient toutes  

molles et toutes bleues. J'avais si peur qu'il meure... Déchaînée,  

je hurlai :  

Vous allez le tuer !  

Tout le monde était figé sur place, les yeux fixés sur Jean-  

Marc. Personne ne parlait. Une autre religieuse, voyant la  

gravité de la situation, prit mon petit frère dans ses bras et partit  

en courant vers l'orphelinat. Je pleurais :  

Si vous tuez mon frère, je vous tue toutes, COMPRIS !  

Maintenant que Jean-Marc avait disparu, j'étais devenue  

l'attraction. SSur Monique me dit, sur un ton qui en disait long :  

Viens ici, toi. J'ai affaire à te parler ! Viens et viens vite.  

La voix colérique de sSur Monique me ramena toutes mes  

vieilles peurs. Elle me tendit une serviette :  

Mets ceci sur tes épaules et suis-moi.  

Non, je ne veux pas. Je veux aller me baigner. Je vous  

promets que je ne le ferai plus.  

Viens avec moi !  

Elle me saisit un bras, mais j'essayai de me libérer en suppliant  

et en pleurant :  

Non, laissez-moi tranquille ! Qu'est-ce que j'ai fait ?  

Tu mérites une punition et suis-moi !  

Mon petit frère est malade. Il ne pouvait pas aller à l'eau... j'ai  

eu peur qu'il meure... j'ai essayé de le défendre... il est peut-être  

mort... je veux aller le voir... je veux le voir... S'il vous plaît !  

Je hoquetai :  

S'il vous plaît !  

Tu vas venir avec moi tout de suite !  

Vous n'êtes pas ma mère, laissez-moi tranquille ! Je veux  

voir mon petit frère !  

J'avais beau pleurer et me débattre, elle réussit à me traîner  

jusque dans le dortoir. Je tremblais comme une feuille. Je sentais  

mon cSur battre jusque dans ma tête, je tenais à peine sur mes  

jambes tellement j'avais peur.  

Non, s'il vous plaît, je ne veux pas la volée, s'il vous plaît.  

Entre dans le dortoir et va mettre ton pyjama.  

J'enlevai mon maillot encore humide, enfilai culotte, camisole,  

robe de chambre et pantoufles. Je demandai à sSur Monique :  

C'est quoi, ma punition ?  

Maintenant tu vas te déshabiller !  

Étant habituée à me déshabiller avant d'être battue, je suppliai de  

nouveau !  

NON, S'IL VOUS PLAÎT ! PAS ÇA !  

Écoute-moi et déshabille-toi !  

Elle avait parlé très doucement. Je me calmai un peu. J'enlevai  

seulement ma robe de chambre et je levai les yeux sur elle. Elle  

s'assit sur le lit d'à côté et dit :  

J'ai dit TOUT ; enlève tout ! Tes sous-vêtements aussi.  

J'avais le cSur pris dans un étau. Je ne voulais pas aggraver ma  

situation et je fis ce qu'elle voulait. Je me fermai les yeux le plus  

fort possible et, les dents serrées, j'imaginais déjà les coups qui  

pleuvraient sur mon dos, mes fesses et mes jambes. J'étais  

tendue à éclater... et pourtant rien ne vint. Je la regardai de  

nouveau, elle dit :  

Rhabille-toi !  

Je fus surprise, je n'arrivais pas à comprendre ce qui m'arrivait.  

Je crus qu'elle avait changé d'avis et je me rhabillai en vitesse.  

Lorsque j'eus fini, elle me dit :  

Déshabille-toi !  

Je ne comprenais plus rien ; avait-elle décidé tout à coup de me  

battre ? Mais elle m'ordonna :  

Rhabille-toi !  

Et je recommençai de nouveau. Elle me fit refaire le manège  

quatre ou cinq fois jusqu'à ce que les autres filles remontent dans  

le dortoir.  

Bon, c'est assez ! Tu peux te mettre au lit.  

Il était temps, car j'étais au bord de la crise de nerfs. Je me  

couchai pendant que les autres filles se préparaient à aller  

regarder la télévision. Je pleurai doucement, la tête sous les  

couvertures...  

Plus tard, au moment où les filles vinrent se coucher, je  

demandai à sSur Monique :  

Serait-il possible de me donner des nouvelles de mon petit  

frère ?  

Oui, je vais essayer. Essaie de dormir, je vais revenir.  

Un peu plus tard, elle me réveilla pour me dire qu'il allait  

très bien. Je pouvais enfin dormir tranquille, il était sain et sauf.  

Le lendemain, je pris des feuilles et une enveloppe pour  

écrire à ma mère. Je lui expliquai ce qui s'était passé à la piscine  

avec Jean-Marc. Je lui racontai toute l'histoire. Je terminai en lui  

demandant de m'apporter de la laine le jour où elle pourrait venir  

nous voir. Je cachetai la lettre et sSur Thérèse s'offrit à la poster  

pour moi.  

La semaine suivante, ma mère vint à l'orphelinat. Elle monta  

nous voir, Diane et moi, au cinquième. Elle me remit la laine  

que je lui avais demandée. C'est la première fois qu'elle  

m'achetait ce que je lui demandais. Elle nous expliqua qu'elle  

ramenait Jean-Marc avec elle dès aujourd'hui et qu'elle viendrait  

nous chercher plus tard. Quand elle nous quitta, Diane pleurait.  

Elle aurait voulu repartir avec elle. Moi pas. Pourtant j'avais la  

gorge nouée, avec une grande envie de pleurer.  

Chaque dimanche, nous attendions sa visite en vain. Nous  

étions les seules qui ne recevaient jamais de visite. Nous avions  

beau attendre et espérer, personne ne venait. Je pensais que  

peut- être ma mère commençait à m'aimer un peu. Puisqu'elle  

m'avait apporté de la laine et des broches... Je me disais que les  

choses avaient dû changer pendant tout ce temps. Peut-être  

qu'un jour elle viendrait nous chercher et que la vie serait belle,  

tous ensemble. J'espérais.  

Le retour à la maison  

C'est à cette époque que les sSurs nous annoncèrent un beau  

voyage. Nous devions aller à Montréal visiter l'Exposition  

universelle. Nous étions tellement heureuses. Les filles sautaient  

et riaient. Nous avions tellement hâte que nous comptions les  

jours. Pourtant, Diane et moi ne fûmes jamais de la partie.  

Quatre jours avant le départ, ma mère vint nous chercher. Nous  

étions déçues de manquer ce beau voyage, mais nous n'avions  

pas le choix. Et nous ne savions pas ce que notre nouvelle vie  

nous réservait.  

Elle vint nous chercher en taxi et elle nous fit monter à  

l'arrière. L'auto se mit en route et nous vîmes disparaître  

l'orphelinat par la lunette arrière. Voyant que Jean-Marc n'était  

pas avec elle, je lui demandai :  

Maman, où est Jean-Marc ?  

C'est pas de tes affaires, dit-elle d'un ton très sec.  

Elle reprit :  

Il est resté avec Arthur. Après ça, veux-tu savoir d'autres  

choses, mon grand talent ?  

Si j'avais pensé un court instant qu'elle avait changé à mon  

égard, je m'étais bien trompée. Je ne savais pas à quel point  

l'orphelinat me manquerait. J'y serais retournée sur-le-champ, si  

elle m'avait demandé de choisir. Je la regardais parler et rire  

avec les autres. Elle avait le petit Patrick dans les bras et lui  

donnait parfois des baisers dans le cou. Je me demandais  

pourquoi elle était toujours en colère contre moi. Je me  

demandais pourquoi elle ne m'aimait pas. Pourquoi moi ? J'avais  

toujours envie de pleurer toutes les larmes de mon corps, mais il  

fallait que je me retienne ; je ne voulais pas qu'elle me voie  

pleurnicher pour rien puisque ça lui tombait tellement sur les  

nerfs.  

Le voyage se termina dans un petit village que je ne  

connaissais pas. Nous avions déménagé. La maison était petite,  

peinte en blanc, et sensiblement pareille à l'autre. Arthur était là  

qui nous attendait tout en gardant Jean-Marc. Celui-ci se berçait  

dans sa petite chaise. J'étais tellement contente de le voir. Je  

courus vers lui et l'embrassai sur une joue. J'étais heureuse de le  

revoir et de pouvoir le toucher, car à l'orphelinat nous étions  

séparés. Il ne nous était pas permis de nous visiter. Ma mère,  

voyant cela, m'avertit :  

Laisse-le tranquille, il ne s'est pas ennuyé de toi.  

Moi, je m'étais ennuyée de lui. Moi, je m'étais inquiétée de  

lui. Ne pouvait-on pas comprendre ce que je ressentais ?  

Dès le premier soir, je repris mon rôle de gardienne. Je  

devais ranger la maison. Puis, je devais attendre sans dormir  

qu'ils reviennent. De plus, je n'avais pas le droit de grignoter, ni  

d'écouter la radio ou regarder la télévision.  

Après leur départ, je suis restée là, toute seule, car les autres  

étaient couchés depuis longtemps. Le temps passait très  

lentement. Je me berçais dans la chaise près de la fenêtre. Tout  

en surveillant, je me fis une tartine de moutarde, car j'avais très  

faim. Je n'étais toujours pas capable de manger à la même table  

que ma mère sans avoir envie de vomir. Ma tartine était très  

bonne, je m'en fis une autre en prenant bien soin de tout remettre  

à sa place, le pot de moutarde dans le Frigidaire, le pain dans  

l'armoire, le couteau bien essuyé et rangé à sa place, pas une  

miette sur le comptoir. Il était bien trois heures quand ils  

revinrent et que je pus me coucher, enfin.  

Le lendemain, même scénario. Le temps passait et j'avais les  

yeux qui fermaient tout seuls. Je pris le risque de regarder la  

télévision afin de rester éveillée. Je regardai le dernier film en  

étant sur mes gardes, prête à fermer la télé dès qu'une auto  

entrerait dans la cour. Quand ils arrivèrent, j'avais réintégré ma  

chaise berceuse. Ils étaient saouls et Arthur parlait très fort.  

J'étais debout près de l'escalier, sur le point de monter me  

coucher, quand Arthur se rendit compte de ma présence.  

Tiens, la Grande Noire ! As-tu passé une bonne soirée ? On  

va aller voir si t'as regardé la télévision !  

Je devais avoir l'air coupable. Je me sentis toute petite. On  

aurait dit qu'il avait lu mon forfait dans mes yeux. Il se dirigea  

vers le salon et mit la main sur la télévision.  

Tiens, elle l'a regardée, la lampe est toute chaude encore.  

Est-ce que c'est vrai, Élisa, que t'as désobéi ?  

Je voulais juste voir ce qu'il y avait. Mais à cette heure, il n'y  

avait rien, alors je l'ai fermée.  

Ma mère regarda Arthur en disant :  

Moé, je suis fatiguée. Tu régleras ça demain !  

Puis elle m'envoya me coucher. Je pus m'endormir malgré la  

pensée de la volée qui m'attendait le lendemain. Pourtant, le  

lendemain, ils semblèrent oublier ma faute. Mais les jours qui  

suivirent furent très pénibles à vivre. J'étais battue sans raison ;  

tout était toujours de ma faute. Parfois j'étais battue simplement  

pour leur simple plaisir.  

Je me rappelle la fois où Arthur voulut essayer sa nouvelle  

ceinture. C'était une ceinture très large, toute capitonnée avec  

une grosse boucle à un bout et ferrée à l'autre. J'étais habillée  

d'une culotte courte et d'un gilet sans manche. J'avais beau  

pleurer, supplier et crier, il n'avait aucune pitié. Ma mère  

intervint, car je crois qu'il aurait pu me tuer.  

Arrête, Arthur ! Arrête-toé, tu veux la tuer ? Arrête-toé, elle  

en a assez.  

C'est bon, j'arrête, mais elle est mieux de se tenir tranquille,  

sinon...  

En pleurant, je réussis à parler :  

Oui, oui, papa, je vais vous écouter.  

J'avais la figure enflée, les lèvres fendues et je saignais. J'avais  

l'Sil gonflé avec une coupure au- dessus qui saignait également.  

Mes jambes et mes bras étaient striés de marques rouges. J'avais  

du mal à bouger tellement tout mon corps me brûlait. Comme un  

animal, je me retirai dans mon coin en pleurant et en essuyant  

mes blessures avec mes mains. Je mettais de la salive sur mes  

doigts et je la répandais sur mes coupures, ma mère n'ayant plus  

l'air de s'occuper de moi. Dans mon coin, je pleurais sur moi en  

pensant avec regret à l'orphelinat.  

L'emprise d'Arthur  

L'orphelinat était maintenant bien loin dans mes pensées. De  

nouveau, j'étais tout entière habitée par la peur ; peur de ma  

mère, mais peur d'Arthur surtout puisque ma mère ne jurait que  

par lui. Ce jour-là, il travaillait dans la cour à placer des  

planches par ordre de grandeur. J'étais bien en sécurité à  

l'intérieur quand je l'entendis crier :  

Élisa, viens m'aider, dépêche-toé !  

Ma mère m'envoya et je sortis le rejoindre. Je m'approchai  

de lui, tout en me tenant sur mes gardes afin d'éviter de recevoir  

un coup. Je l'aidai du mieux que je pus. Je m'appliquais pour ne  

pas le mécontenter.  

Tu travailles pas trop mal quand tu veux ! Si tu voulais être  

plus gentille avec moi, je ne te battrais plus.  

Qu'est-ce qu'il faut que je fasse ?  

T'as rien qu'à être gentille et à venir quand je t'appellerai.  

Je ne comprenais rien. Il me semblait que je faisais tout mon  

possible pour être serviable, et pour être gentille. Cependant, je  

n'arrivais qu'à les exaspérer. Je ne savais pas comment faire  

plus. Je ne pus en savoir davantage de la part d'Arthur, car ma  

mère m'appelait.  

Bon, tu peux t'en aller, ta mère va s'inquiéter. T'es mieux de  

venir quand je t'appellerai, parce que sans ça tu vas voir...  

Il passa sa main sous ma jupe, mais je me dégageai  

brusquement. Il en profita pour me donner un coup de planche  

sur les cuisses. C'est donc en pleurant que je rejoignis ma mère.  

Elle m'observait par la fenêtre de la cuisine :  

Arrête donc de te lamenter. Il t'a pas tuée, non ! Ferme ta  

gueule et viens m'aider !  

J'avais tellement peur d'elle que mes larmes cessèrent  

instantanément. Je n'aimais pas travailler avec elle parce qu'elle  

me critiquait sans cesse. Elle me prenait en défaut et me  

disputait. Je ne faisais rien à son goût. Sa seule présence suffisait  

à me rendre nerveuse et à me faire faire des bêtises. J'essayais de  

faire disparaître une tache dans l'évier et je m'y prenais tout de  

travers. Elle me prit par-derrière le cou et me dit en serrant très  

fort :  

Viens, ma p'tite fille, je vais te montrer comment faire et t'es  

mieux de t'en souvenir, parce que je te le dirai pas deux fois.  

Je détestais les vacances et les journées de congé, et tous les  

moments qui me mettaient en présence de ma mère. Elle ne  

pouvait même pas supporter de lever les yeux sur moi. Devant  

elle, je me sentais laide, maladroite, imbécile. Entre elle et  

Arthur, j'étais comme entre deux feux. C'était à qui me  

frapperait le plus. J'essayais de vivre le plus loin possible de l'un  

comme de l'autre.  

Comme j'étais trop exaspérante pour travailler avec elle, elle  

m'envoya au deuxième pour faire les lits. J'étais presque rendue  

aux dernières marches, quand j'aperçus Arthur, dans notre  

chambre, qui tripotait mes sSurs. Je n'osais plus bouger de peur  

qu'il ne me voie, je n'osais pas descendre de peur de me faire  

chicaner par ma mère. J'étais plantée là, quand ma mère, se  

rendant compte qu'il n'y avait plus aucun bruit, cria :  

Arthur, qu'est-ce que tu fais en haut avec Diane, Sylvie et  

Élisa ?  

J'en profitai pour monter jusqu'en haut. Arthur se tourna dos  

à moi et se dépêcha de fermer son pantalon. Il me jeta un regard  

terrible en criant à ma mère qu'il était en train de réparer le lit  

des garçons. Mes sSurs me supplièrent de ne rien dire.  

On était obligées de le faire, sans ça, il nous aurait donné une  

volée, comme celle que tu as eue hier.  

Je ne dirai rien à condition que vous cessiez d'inventer des  

choses à mon sujet, pour me faire battre, O.K. !  

Je me mis à faire les lits ; elles me regardaient quand ma  

mère apparut dans la porte :  

Ça vous prend bien du temps ! Qu'est-ce que vous faites ?  

Vous complotez derrière mon dos ?  

Non, maman. Elles m'aident à faire les lits.  

Elles se mirent au travail sans perdre de temps. Ma mère  

nous tourna le dos et rejoignit Arthur dans la chambre des  

garçons.  

À cette époque, Arthur partait travailler pour toute la  

semaine. Il ne revenait que le mercredi soir pour dormir et le  

vendredi pour la fin de semaine. Quand il revenait, nous devions  

nous jeter à son cou pour l'embrasser en disant : Bonjour, papa !  

Avez-vous fait une bonne semaine ?  

Lui, il ne prenait jamais le temps de répondre. Il se  

déshabillait en jetant son linge partout. Ce qu'il aimait le mieux,  

c'était de lancer ses bottes de sécurité, ensuite il disait :  

Tu vois pas que c'est pour mettre au lavage !  

Je devais alors tout ramasser et apporter le linge sale dans la  

salle de bains. La première fois, lorsque je m'avançai pour  

ramasser son linge, il défit sa ceinture. Bien entendu, je bondis  

en arrière.  

Qu'est-ce que t'attends pour venir ? Aurais- tu peur par  

hasard ?  

... Non.  

Mais j'avais une peur extrême de lui et j'avançai en le fixant  

pour éviter le moindre de ses gestes. Mais il s'était mis à parler  

avec ma mère. Voyant qu'il était occupé, j'en profitai pour me  

pencher et ramasser le tout, mais soudain il bondit en me  

donnant quelques coups de ceinture ici et là. J'essayai de lui  

échapper, mais, d'une brusque détente, il lança son pied et  

m'attrapa le pubis de la pointe de sa bottine. Je me mis à crier et  

à sauter de douleur. Il riait comme un fou de m'avoir attrapée :  

Je vais t'en donner plus souvent, tu danses trop bien.  

Et ma mère riait, riait aux éclats comme si c'était une bonne  

blague. Elle le laissait faire tout ce qu'il voulait. Bien sûr, je  

l'avais à l'Sil, mais c'était comme un jeu pour lui. Il essayait de  

déjouer mon attention et il réussissait trop souvent. Il n'avait  

aucune pitié pour moi, ni lui ni ma mère.  

L'oncle Alfred  

Un jour, nous avons rendu visite à un oncle d'Arthur. Il  

l'appelait l'oncle Alfred. C'était un vieil homme qui vivait tout  

seul dans un petit chalet bleu et blanc. Il était très riche,  

semblait-il. Il nous accueillit dans sa berceuse, vêtu simplement  

d'un pantalon et d'une camisole crasseuse. S'il était si riche que  

ça, il n'en paraissait rien. Pendant que les parents parlaient, moi  

je regardais autour de moi. C'était un tout petit chalet, avec des  

meubles vieux et laids comme leur propriétaire. Il n'avait même  

pas l'eau courante, seulement une pompe à main. C'était sale et  

ça sentait le renfermé. Ma mère lui demanda :  

Qui est-ce qui vient faire ton ménage ?  

Bien, je paie des petites filles ici et là !  

Il ajouta en riant :  

Ça arrive que je les paie aussi pour coucher. Il faut bien que  

je dépense mon argent avant de mourir.  

Ma mère, intéressée, lui proposa :  

Quand mes enfants seront partis à l'orphelinat, si tu veux, je  

peux venir faire ton ménage et à manger aussi !  

Moi, je n'avais compris que l'orphelinat. Nous allions  

retourner à l'orphelinat. Comme j'étais heureuse ! Mais un mot  

me fit dresser l'oreille. L'oncle Alfred s'adressait à moi :  

Toé, qu'est-ce que tu dirais de travailler pour moé ? Je te  

donnerais tout ce que tu veux, tu gagnerais plus que les autres  

ont jamais gagné !  

Je la vois pas travailler icitte. Il n'en est pas question. T'es  

bien trop un vieux vicieux. Moi, je suis prête à travailler pour  

toé, mais pas elle !  

Réfléchis bien. Ça va en faire une de moins à faire vivre. Et  

puis, je vais bien la payer...  

La stupéfaction me clouait le bec. Je n'avais que dix ans et je  

ne me voyais pas à son service. Heureusement que ma mère était  

intervenue.  

Il regardait ma mère du coin de l'Sil comme un vieux  

renard. Elle semblait hésiter. Je suppliai Dieu de ne pas  

m'abandonner. Ce vieux salaud semblait aussi vicieux que son  

neveu Arthur. J'aimais mieux rester chez nous à me faire battre  

que de vivre ici avec lui. Ma mère trancha la question :  

Je ne peux pas la laisser ici, car ils l'attendent demain à  

l'orphelinat, son nom est donné. Peut- être plus tard, quand elle  

sera un peu plus vieille, je repenserai à ça.  

J'étais doublement soulagée. J'aurais cru qu'elle était prête à  

me laisser là pour avoir de l'argent à chaque semaine.  

C'est toé qui mènes, Martha. Je vais l'attendre, mais, je veux  

absolument l'avoir. Ça vaut la peine d'attendre.  

Moi, je veux pas travailler ici avec vous.  

Toé, ferme-la, c'est moé le maître, dit ma mère, c'est à moé  

de régler ça.  

De retour à la maison, ma mère et Arthur discutèrent très  

longtemps. Ils ne semblaient plus si sûrs que ça de m'envoyer  

avec les autres. J'ai pleuré une bonne partie de la nuit. J'ai prié  

Dieu de toutes mes forces afin de retourner à l'orphelinat comme  

les autres. Au matin, ma mère nous ordonna :  

Allez faire vos bagages, il faut partir cet après-midi pour  

l'orphelinat et j'ai pas envie de revenir à deux ou trois heures de  

la nuit.  

Dans la voiture, les enfants pleuraient. Moi, j'essayais de  

cacher le grand sourire qui me venait sur les lèvres. Je retournais  

enfin à l'orphelinat.  

Deuxième partie  

De la haine et de la peur  

Le retour à l'orphelinat  

Cette fois, nous étions seulement cinq à revenir à  

l'orphelinat. Le petit Jean-Marc ne venait pas puisqu'il était très  

malade ; ma mère pensait qu'il valait mieux qu'elle le garde avec  

elle.  

Ce fut le même scénario et le même taxi. En cours de route,  

personne ne semblait avoir le goût de parler si ce n'est ma mère  

qui bavardait avec le chauffeur. De temps en temps, un des  

petits reniflait ses sanglots. C'était la même grisaille, le même  

trop long voyage. Moi, j'avais seulement peur qu'elle change  

d'idée et nous ramène à la maison. Je fus soulagée quand nous  

arrivâmes au pied de la côte d'où nous pouvions voir la grande  

bâtisse de briques à l'avant.  

Cette fois, ma mère ne sortit même pas de l'auto pour nous  

accompagner à l'intérieur.  

Bon, je débarquerai pas. Vous connaissez le chemin, alors,  

allez-y. Vous avez qu'à entrer, elles vous attendent.  

Le taxi avait déjà disparu au bas de la côte. Debout au milieu  

de nos maigres bagages, les autres pleuraient sans retenue. Moi,  

j'étais calme et heureuse qu'elle me laisse là ; enfin la liberté  

retrouvée ! Mais pour combien de temps ? Je ne pouvais pas le  

savoir. Ça durerait ce que ça durerait, c'est tout.  

Je pris les sacs, les autres me suivant ; j'avais un peu peur  

que la porte soit verrouillée, peur qu'on ne veuille plus de nous.  

La porte s'ouvrit. Sauvée ! J'étais sauvée ! Comme il n'y avait  

personne pour nous recevoir, nous avons pris la décision de  

monter chacun à notre étage puisque nous connaissions déjà le  

chemin. Au premier, nous avons dû sonner et une religieuse vint  

nous ouvrir la grande porte. Elle fut surprise de nous voir. Mais  

elle prit Patrick dans ses bras et disparut à l'intérieur avec lui. Au  

cinquième, sSur Monique vint nous ouvrir :  

Comment se fait-il que vous soyez là ?  

Bien, c'est ma mère qui est venue nous porter, répondis-je.  

Où est-elle exactement ?  

Elle est repartie. Pourquoi ?  

C'est rien, mes enfants ! Allez vous préparer pour la nuit.  

Je commençai à être sérieusement inquiète. En nous rendant  

au dortoir, je dis à Diane :  

On dirait qu'elle veut pas de nous autres.  

En pyjama, nous avons rejoint les autres filles au salon.  

Toutes furent très surprises de nous revoir. Bien sûr, elles nous  

firent le compte rendu du voyage à l'Expo que nous avions raté.  

Mais mon inquiétude était telle que je n'arrivais même pas à  

regretter ce voyage. J'avais le cSur gros et une grande envie de  

pleurer. SSur Monique, qui m'observait, me dit :  

Il y a quelque chose qui ne va pas, Élisa ?  

On dirait que vous ne voulez plus de nous !  

Non, c'est pas ça ! Il aurait fallu que ta mère nous avertisse de  

votre arrivée ; nous ne savions même pas que vous alliez  

revenir. C'est pour cela que j'ai été surprise de vous revoir.  

Dépêchez-vous de retrouver vos amies, car il va être l'heure  

d'aller vous coucher.  

Diane avait cherché son amie d'avant, mais on lui apprit que  

celle-ci était partie et qu'elle ne reviendrait plus jamais. J'étais  

seule comme d'habitude, et Diane était triste dans son coin. Mais  

elle fut vite consolée et entourée. J'avais remarqué une nouvelle  

dans le groupe, une petite fille pas très jolie et boulotte, une  

petite fille isolée comme moi. Je me rapprochai d'elle, et au lieu  

de s'éloigner comme les autres, elle me demanda :  

Pourquoi es-tu ici ?  

C'est parce que ça va mal chez nous et ma mère nous a  

emmenés ici.  

Franchement, j'ignorais la vraie raison de notre séjour à  

l'orphelinat. Je la questionnai à mon tour et elle m'apprit :  

Moi, c'est parce que mon père et ma mère ne veulent pas de  

moi.  

Ne t'en fais pas, c'est presque pareil pour moi.  

La journée se terminait. J'étais heureuse, le cSur gonflé de  

joie et j'avais des étoiles dans les yeux. J'étais de retour ici et  

j'avais une amie... j'avais enfin une amie. J'avais hâte à demain.  

Les vacances étaient terminées. C'était l'inscription scolaire.  

Je devais recommencer ma troisième année puisque j'avais  

échoué. Je serais donc dans la même classe que ma sSur. Un  

frère nous enseignait ; c'était la première fois qu'un homme me  

faisait la classe. Je me promettais de bien travailler. Chaque soir,  

il fallait faire nos devoirs et étudier nos leçons. Quand nous  

étions certaines de bien les savoir, nous allions retrouver sSur  

Monique pour la récitation. J'avais beau étudier, étudier encore,  

même si j'étais certaine de bien savoir ma leçon, dès que  

j'arrivais pour la réciter, j'étais incapable de sortir un son de ma  

bouche. J'oubliais tout en un instant. SSur Monique m'avait dit :  

Reste calme et essaie de l'écrire, quand tu le sais.  

C'était un bon truc. J'arrivais à récrire de mémoire toute ma  

leçon. Mais le lendemain, en classe, tout se gâchait. J'étais  

incapable de me rappeler quoi que ce soit. Je ne dépassai jamais  

le cap des cinquante pour cent. Le professeur me tapait les  

doigts avec une règle et me disputait, mais ça ne me faisait pas  

mal, c'était bien moins pire que la ceinture d'Arthur.  

Le problème, c'est que j'étais dans la lune. À chaque jour,  

malgré moi, à n'importe quel moment de la journée, et même  

pendant la nuit, je m'éveillais et je repensais à ma vie à la  

maison. Je ne pouvais m'empêcher de songer que ma mère avait  

la possibilité à tout moment de revenir me chercher et mettre fin  

à la vie agréable et douce que j'avais ici. Cette crainte me  

rongeait de plus en plus, au point de m'empêcher de profiter des  

moments heureux que j'avais à l'orphelinat. Quand je me mettais  

à penser à mon retour à la maison, je devenais raide et froide  

comme une statue, je fixais un point et je ne bougeais plus. SSur  

Monique finit bien par s'apercevoir de mon état. Elle me fit  

venir près d'elle et me demanda :  

Qu'est-ce qui se passe, Élisa ?  

Rien, j'ai peur et j'sais pas pourquoi. J'ai pas hâte de retourner  

chez nous, je veux rester ici.  

Je me mis à pleurer sans pouvoir m'arrêter. Comme si je  

pleurais pour tous les autres jours de ma vie. Je pleurais la tête  

sur ses genoux jusqu'à ne plus avoir de larmes, juste des sanglots  

dans la gorge. Elle me caressait les cheveux :  

Pleure, ma belle, c'est le meilleur remède. Tu es bloquée  

depuis si longtemps.  

Le ménage  

Ce jour-là, après déjeuner, sSur Monique et sSur Thérèse  

nous ont annoncé que les corvées de ménage allaient  

recommencer. Les vacances étaient bien finies. Chaque samedi,  

un groupe allait faire le ménage de l'étage, tandis que l'autre irait  

donner un coup de main à l'église, et cela, à tour de rôle. Comme  

récompense de notre travail, ce samedi, nous devions faire un  

pique-nique pour le souper. C'était comme une sorte de jeu et  

nous étions toutes d'accord. Mon équipe fut assignée au ménage  

de l'étage. Défaire les lits, changer les draps, les taies d'oreiller  

et refaire le tout. Mettre tout le linge sale dans un grand tas et  

transporter des piles de draps propres et frais qui sentaient bon.  

Épousseter partout, laver les baignoires, les grands éviers et tout,  

et tout. Nous étions joyeuses de faire tout ce travail ensemble.  

SSur Monique me remit trois tapis en me demandant :  

Peux-tu aller porter ça dans la chute à linge au bout du  

corridor, c'est pour laver. Tu verras, c'est une porte en fer avec  

une poignée ; tu les mets là-dedans et ils vont tomber jusqu'en  

bas où on s'occupe de laver le linge sale.  

Oui, c'est compris, j'y vais tout de suite.  

Au bout du corridor, il y avait bien une porte de fer comme  

elle me l'avait dit, il y en avait même deux : une de chaque côté  

des grandes portes. Était-ce celle de ce côté-ci ou celle de l'autre  

côté des portes ? J'hésitai un instant, j'ouvris le panneau, je jetai  

les tapis à l'intérieur et je refermai. Puis, curieuse, je l'ouvris une  

seconde fois pour voir si les tapis avaient glissé jusqu'en bas.  

Quelle ne fut pas ma surprise de sentir sur mon visage une  

grande bouffée de chaleur et de voir du feu... Il faisait très chaud  

là-dedans. J'ai pensé : Mon Dieu ! Les tapis ont pris feu...  

De l'autre côté de la porte, j'ouvris le panneau, mais je n'y vis  

aucun feu, aucune chaleur, rien. Je me demandais bien pourquoi.  

Je n'y comprenais vraiment rien. Une fille passa avec une  

poubelle et se rendit jusqu'au premier panneau, celui qui avait vu  

disparaître mes tapis. Elle l'ouvrit et y jeta le contenu de la  

poubelle. Je pouvais voir encore le feu qui montait, je lui  

demandai :  

Comment ça se fait que l'autre, de l'autre bord, il ne fait pas  

ça ?  

Tu sais pas ? Celui où je viens de jeter les papiers, c'est  

l'incinérateur et l'autre, c'est pour envoyer le linge en bas pour le  

faire laver. Pourquoi tu demandes ça ?  

Pour rien, c'est juste pour savoir.  

À cet instant, je me sentis très mal. J'avais des sueurs froides  

dans le dos. Qu'est-ce que j'avais fait ? J'allais me faire  

drôlement disputer!!! Je décidai de dire la vérité et je retournai  

au dortoir pour avouer ma faute. Mais en voyant les deux sSurs,  

le courage me manqua ; je continuai de travailler avec les autres  

sans rien dire.  

La journée se termina joyeusement par le pique- nique  

annoncé. C'était une journée fort agréable, mais je n'arrivais pas  

à oublier la bêtise que j'avais faite.  

Le remords me talonna toute la semaine. Ce n'est qu'à la  

corvée de ménage suivante que sSur Monique aborda le sujet :  

Écoutez, les filles ! Laquelle d'entre vous s'est occupée de  

mettre les tapis au lavage ?  

Évidemment, personne ne répondit. Je n'en menais pas large.  

J'avais sans doute le rouge au front, mais personne n'aurait pu  

me faire avouer mon « crime ». J'étais incapable d'ouvrir la  

bouche, j'avais bien trop peur. SSur Monique expliqua :  

C'est parce que, depuis samedi dernier, nous aurions été  

supposées les recevoir, mais nous n'avons rien eu... Enfin ! Ils  

doivent être rendus à un autre étage. Ils sont toujours mêlés en  

bas.  

Je n'ai jamais avoué et elles n'ont jamais su ce qui était  

advenu de ces satanés tapis.  

De nouveau l'enfer  

La vie s'organisait agréablement. J'étais devenue une petite  

fille presque comme les autres. J'avais ' une amie. Pourtant, je  

savais bien que cela ne durerait qu'un temps. Nous étions en  

train de répéter une danse pour la Sainte-Catherine, quand sSur  

Thérèse vint nous avertir que notre mère nous attendait ; elle  

était venue nous chercher. J'avais beau m'y attendre, je ne  

pouvais y croire, j J'avais l'impression que toute la lumière de  

cette journée venait de s'assombrir. Ma mère allait me ramener.  

J'étais devenue comme un bloc de glace, j Ce n'était pas possible.  

Je ne voulais pas y retourner. Je regardai sSur Monique avec  

des yeux suppliants, mais elle détourna la tête. Il n'y avait rien à  

faire. Je n'avais qu'à faire face. Je n'avais qu'à obéir.  

Ma mère nous attendait dans le hall d'entrée. Mes frères et  

mes sSurs étaient déjà là, avec leurs bagages. Du haut de  

l'escalier, je l'observai. Elle semblait toujours la même, petite et  

fière, mal à l'aise dans ce lieu qui lui était étranger. Mon cSur se  

serra quand elle leva les yeux vers moi ; je retrouvai la même  

bouffée de chaleur, les tempes serrées, comme à chaque fois  

qu'elle me regardait.  

Bonjour ! Je suis venue vous chercher.  

Ce fut tout. Elle remercia la sSur directrice et nous sommes  

sortis. Un taxi nous attendait. Ce n'était plus nouveau à mes  

yeux. Je ne regardai même pas en arrière. Je savais que je ne  

reviendrais plus ici, plus jamais. Les autres riaient et racontaient  

des anecdotes de leur vie à l'orphelinat. Moi pas. J'étais comme  

assommée. Je revenais vers l'enfer.  

Nous avions encore une fois déménagé. Nous étions revenus  

à la maison que nous habitions avant d'aller à l'orphelinat la  

première fois : celle que mon père avait voulu acheter. J'avais  

l'impression de revivre des images connues. À l'intérieur de la  

maison, Arthur nous attendait en se roulant des cigarettes, et  

Jean-Marc se berçait non loin de lui. Je me retins d'aller  

embrasser mon petit frère de peur de me faire rabrouer comme  

la première fois. Je lui fis un petit sourire de loin et, malgré moi,  

je cherchai mon père des yeux.  

Comme si elle avait lu dans mes pensées, ma mère nous dit :  

Écoutez, les enfants, je vais vous dire quelque chose. Je suis  

séparée d'avec Gérard, votre père. Il vient plus icitte. Ça fait  

presqu'un mois que je n'ai pas eu de ses nouvelles. Il travaille  

dans le bois, il est « cook » dans un chantier. Il ne descend pas  

souvent. Attendez-vous pas à le voir trop, trop.  

Nous la regardions tous. Je me demandais bien pourquoi elle  

nous disait tout cela. Ce n'était pas la première fois qu'Arthur  

vivait chez nous.  

Je suis séparée de lui et je reste avec Arthur. C'est lui qui va  

tout payer pour vous nourrir et il faut que vous l'aimiez comme  

votre propre père.  

D'une manière ou d'une autre, ça ne changeait pas grand-  

chose à ma situation. Cela ne faisait que confirmer mon  

malheur. Richard lui dit :  

Nous le savions depuis longtemps !  

Moi, je ne bougeais pas, je ne parlais pas. Tout ce que  

j'espérais, c'est qu'ils aient changé pour le mieux. Ma mère  

continua en souriant :  

Alors, dans ce cas, allez embrasser votre deuxième père.  

Pour ne pas la mettre en colère contre moi, je suivis les  

autres et j'embrassai Arthur sur la joue, à contrecSur. Peut-être  

qu'en commençant avec de la bonne volonté, j'aurais la chance  

d'avoir un avenir plus doux et agréable. Peut-être avaient-ils  

changé ? Ma mère me parlait sans se fâcher et me traitait comme  

les autres. Je pensais que nous commencions peut-être une  

nouvelle vie. Je m'installai dans ma chambre et passai une bonne  

nuit.  

Le souffre-douleur  

Il ne me fallut pas longtemps pour reprendre mon ancien  

rôle de souffre-douleur. Je redevins très vite la risée et l'esclave  

de ma mère et d'Arthur. Il leur fallut seulement trois jours pour  

recommencer à me donner des coups et à crier contre moi.  

Par chance, Arthur travaillait toute la semaine en forêt, cela  

me permettait de respirer un peu. Entre l'école, le temps des  

devoirs et des leçons et l'heure du coucher, il ne me restait que  

peu de temps à avoir des contacts avec ma mère. Elle nous  

envoyait au lit vers huit heures. Mais souvent, sous n'importe  

quel prétexte, elle me faisait coucher à six heures, tout de suite  

après le souper. Pour la moindre bêtise ou simplement parce  

qu'elle en avait assez de me voir, elle me faisait monter à ma  

chambre pour dormir. Je trouvais cela injuste, mais de toute  

façon je n'avais toujours pas le droit de regarder la télévision  

comme les autres. La vaisselle terminée, je devais regagner mon  

coin. J'essayais bien de m'asseoir sur la pointe des fesses, au  

bout de ma chaise et de m'étirer le cou le plus possible ; de là je  

pouvais voir une partie de l'écran. Mais je devais faire bien  

attention pour ne pas me faire attraper par ma mère.  

Toé, recule-toé. T'es pas là pour regarder la télévision. Que je  

te reprenne plus parce que tu vas en manger toute une....  

Dans mon lit, j'étais bien. J'étais sûre de ne plus avoir à subir  

les attaques de ma mère, du moins jusqu'au matin. Je pouvais  

tout à mon aise inventer un monde où je n'étais qu'une petite  

fille ordinaire, belle, gentille et heureuse. Je pouvais rêver que  

ma mère m'avait abandonnée et que je restais à l'orphelinat pour  

toujours. Pourtant, un soir, je l'entendis monter pour vérifier si je  

dormais. Bien sûr qu'à cette heure-là, je n'avais pas sommeil.  

Pourtant je fermai les yeux pour lui faire croire que je dormais.  

J'avais toujours la même peur d'elle, sa simple présence suffisait  

à me donner des chaleurs. Elle entra dans ma chambre, je la  

sentais tout près de mort lit. J'essayais de respirer doucement, de  

ne pas bouger. Aucun bruit, il ne se passait rien. Je me  

demandais ce qu'elle pouvait bien faire. Je me demandais même  

si elle était encore là. J'ouvris un tout petit peu les yeux pour  

vérifier, mais elle était là à me regarder, son visage tout près du  

mien, à m'épier, à guetter le moindre mouvement suspect de ma  

part. Voyant que je faisais semblant de dormir, elle se jeta sur  

moi en me tirant du lit :  

Ma petite tabarnac, quand je t'envoie te coucher, c'est pour  

dormir. Tu veux veiller, tu vas veiller à ton goût.  

Elle m'agrippa par les cheveux et me força à marcher  

derrière elle jusqu'à l'escalier. Pliée en deux, j'essayai de me  

protéger avec mes bras. Elle me poussa dans l'escalier. Je  

descendis quatre à cinq marches en tournant et en roulant, puis,  

heureusement, je réussis à reprendre pied et à descendre le plus  

rapidement possible vers mon coin. Je tremblais comme une  

feuille. Elle vint s'asseoir dans sa berceuse en face de moi en me  

regardant d'un air féroce.  

Assis-toé comme du monde. T'es pas descendue en bas pour  

regarder la télévision ; t'es descendue pour veiller pis tu vas  

veiller.  

Je ne comprenais pas pourquoi elle s'acharnait sur moi  

comme cela. Je suppliai Dieu pour qu'il change ma mère et que  

j'aie droit à la même vie que les autres.  

Quand il fut le temps pour les enfants d'aller au lit, Richard,  

me regardant, demanda à ma mère :  

Pourquoi elle vient pas se coucher, Élisa ? C'est pas juste,  

elle est plus jeune que moé et elle peut rester veiller avec vous !  

Veux-tu ben aller te coucher ! C'est moi qui mène icitte.  

Envoyez, montez, et que je n'entende pas un mot, sinon je vais  

monter avec la « strap », gronda-t-elle.  

J'avais peur de rester toute seule avec elle. Elle se berçait  

tout en fumant une cigarette. Elle paraissait nerveuse. Je ne la  

quittais pas des yeux. J'attendais son verdict. Elle reprit :  

Tu vois ce que ça fait quand on écoute pas, on mange des  

volées.  

Mais, m'man, je vous écoute !  

Ça donne rien de parler avec toé, t'es pas parlable ! J'suis  

aussi bien d'aller me coucher.  

Elle se leva, éteignit toutes les lumières et se rendit dans sa  

chambre pour mettre sa robe de nuit. J'allais passer la nuit là,  

toute seule, moi qui avais si peur dans le noir. Je commençai à  

me tortiller sur ma chaise.  

Va te coucher, on réglera ça un autre jour.  

Je ne me le fis pas dire deux fois et je grimpai à ma chambre.  

Pendant les trois ou quatre semaines qui suivirent, je dus aller au  

lit tous les soirs à six heures. Elle n'avait qu'à me dire :  

Élisa, tu sais quelle heure il est, alors vas-y.  

Ou bien :  

Je t'ai assez vu la face, c'est l'heure, dépêche-toé.  

Bien sûr, la loi changeait avec l'arrivée d'Arthur. En fin de  

semaine, je devais garder tous les soirs, car ils allaient prendre  

une bière en ville.  

T'as assez dormi pendant la semaine, t'es capable de rester  

debout et de garder quand on sort.  

Je devais les attendre sans dormir jusqu'aux petites heures du  

matin. Les fins de semaine étaient bien dures à vivre pour moi,  

car même si je me couchais tard dans la nuit, je devais me lever  

avec mes frères et mes sSurs. Mais surtout, il y avait Arthur.  

Un matin où je ne m'étais pas réveillée en même temps que  

les autres, c'est lui qui monta pour me faire lever. Je m'étais  

couchée très tard et je ne les avais pas entendus se lever. J'étais  

comme assommée de fatigue. Arthur était monté et, par la grâce  

de Dieu, je m'étais réveillée juste à temps, car il avait passé ses  

mains sous les couvertures afin de me toucher. Je sautai de  

l'autre côté du lit. Il me dit avec un grand sourire :  

Laisse-toé faire, pis j'te ferai pas de mal.  

Je le regardai droit dans les yeux, essayant de lui faire  

comprendre à quel point je le détestais et qu'il n'avait aucune  

chance avec moi. Jamais il ne me toucherait...  

Ta mère m'a envoyé te chercher pour que tu te lèves. Je sais  

que tu m'haïs, mais je vas me faire aimer, même par des coups  

de pied au cul et des coups de ceinture. Tu finiras ben par  

m'aimer. J'te laisse cinq minutes pour faire les lits et descendre.  

Si t'es pas descendue dans cinq minutes, je vas revenir te  

chercher avec la ceinture. C'est compris ?  

C'est ainsi qu'Arthur entreprit de se faire aimer. Plusieurs  

fois, quand j'étais seule en haut, il montait et essayait encore ;  

mais je réussissais toujours à lui échapper. Parfois il enlevait sa  

ceinture pour me fouetter. Je criais alors de toutes mes forces,  

espérant que ma mère vienne me sauver. Les premières fois, elle  

montait en demandant :  

Qu'est-ce qui se passe encore ?  

Elle se grouille pas pour faire les lits !  

Et il me donnait un coup de ceinture pour lui prouver qu'il  

me battait, et elle redescendait sans rien dire. À la fin, étant  

habituée de m'entendre hurler, elle criait à Arthur :  

Envoyé, tue-la, câlisse ! Qu'elle ferme sa gueule.  

Alors il s'en donnait à cSur joie... Parfois il cessait de me  

fouetter et disait :  

Si tu m'écoutais et faisais ce que j'te dis, je ne te battrais pas  

comme ça.  

Mais je ne voulais pas le toucher et encore moins me laisser  

toucher par lui, alors il continuait à frapper jusqu'à ce que je sois  

étendue par terre, sans force, roulée en boule pour protéger mon  

visage et mes bras...  

Laisse faire, je t'aurai bien un de ces jours. Tu feras bien ce  

que je te demanderai, ma petite crisse !  

Et il me laissait par terre à pleurer de douleur, de peur et de  

chagrin.  

Je savais bien qu'il faisait la même chose à mes sSurs et  

qu'elles se laissaient faire de peur de subir le même sort que le  

mien. Je décidai alors de tout raconter à ma mère pour qu'elle  

nous protège. Elle m'écouta en silence. Elle me dit qu'elle allait  

vérifier auprès d'Arthur, de Diane et Sylvie. Bien entendu,  

Arthur affirma que je mentais et mes sSurs nièrent en baissant la  

tête. Ma mère était furieuse contre moi  

Attends-moé, tu vas voir...  

Elle descendit à la cave et remonta avec un bâton.  

Ah ! tu te penses si belle que tout le monde saute sur toé ! Tu  

penses qu'Arthur a besoin d'une noiraude comme toé ! Tu  

voudrais bien qu'il s'en aille pour que tu puisses faire à ta tête,  

mais tes petites menteries ne prennent pas, tes petites  

manigances non plus. Attends un peu, tu vas manger la plus  

belle volée de ta vie.  

Elle se mit à me battre avec son bâton, violemment. Je la  

haïssais, je haïssais mes sSurs de m'avoir laissée tomber. Je  

haïssais Arthur encore plus. Ce jour-là, j'ai eu une raclée  

qu'aucun corps ne peut oublier.  

Le sursis  

C'est à la fin de cette semaine-là que mon père réapparut  

dans notre vie. C'était un vendredi et Arthur venait à peine  

d'arriver de son chantier quand on frappa à la porte. C'était mon  

père.  

Nous étions plantés là à le regarder, les yeux ronds sans faire  

un geste ni dire un mot. J'aurais voulu lui sauter au cou, mais je  

n'osais pas. J'avais trop peur de ma mère pour montrer que j'étais  

heureuse de sa venue. J'avais envie de l'embrasser sur la joue, de  

me serrer contre lui et de lui demander de ne plus repartir.  

Pourtant, je ne bougeais pas d'où j'étais, les autres non plus  

d'ailleurs. Il était debout sur le tapis près de la porte, ne sachant  

plus très bien quoi faire, mal à l'aise.  

Bonjour, dit-il. Vous n'êtes pas contents de me revoir !  

Oui...  

Qu'est-ce que vous attendez pour venir m'embrasser ?  

C'est Sylvie qui osa la première. Alors nous nous sommes  

jetés dans ses bras ; lui, il s'était penché, les bras grand ouverts  

pour nous recevoir. Il avait les larmes aux yeux et il répétait en  

nous embrassant :  

Mes petits enfants... Mes petits enfants...  

Ma mère, témoin de la scène, parut insultée.  

Arrêtez-vous, laissez-le un peu tranquille. Laissez-lui le  

temps d'arriver. Vous aurez tout le temps de le voir et de le  

bécoter.  

Mon père enleva sa veste et se tourna doucement vers ma  

mère.  

Bonjour, Martha, j'ai un mois de congé et je voudrais le  

passer ici, avec vous autres. Tu n'auras qu'à me dire combien je  

te devrai pour ma pension. Après, je retournerai travailler dans  

le bois.  

Commence par entrer, on parlera de ça quand les enfants  

seront couchés. Ils ont les oreilles trop fines.  

Mon père était maintenant pensionnaire chez nous. Je ne  

comprenais pas pourquoi il revenait ici, où il risquait de se faire  

de la peine. Pourtant sa présence me sécurisait.  

Les vieilles habitudes reprirent vite le dessus. Après le  

souper, ils partirent ensemble pour prendre une bière à l'hôtel.  

Comme d'habitude, j'étais la gardienne, et comme d'habitude, je  

devais rester debout jusqu'à leur arrivée. Mon père fut stupéfait  

de me voir encore éveillée à trois heures du matin :  

Élisa, qu'est-ce que tu fais encore debout à cette heure là ?  

Pourquoi n'es-tu pas allée au lit en même temps que les autres ?  

Je ne savais pas que je pouvais.  

Vas-y vite, il est assez tard comme ça.  

Ma mère n'intervint pas. Elle se contenta de regarder, de me  

regarder.  

Avec le retour de mon père, commença pour moi une  

période de calme et de paix. Pendant tout le temps qu'il fut à la  

maison, ma mère et Arthur me donnaient les mêmes droits  

qu'aux autres. Je pouvais même regarder la télévision et me  

coucher en même temps que mes frères et sSurs. En fin de  

semaine, je gardais, mais je pouvais me coucher quand j'étais  

trop fatiguée. Pourtant, je sentais sans cesse le regard sévère de  

ma mère qui me signifiait que je n'étais qu'en sursis. À chaque  

fois qu'il sortait, j'avais peur qu'il ne revienne pas. Mon père  

avait beaucoup de chagrin parce que nous l'appelions monsieur.  

Arthur était devenu notre second père et c'est lui que nous  

appelions papa. Je crois que mon père savait que nous n'avions  

pas le choix.  

Les voisins s'étaient rendu compte que mon père était de  

retour et qu'il vivait chez nous avec ma mère et son amant. À  

l'école, les enfants se moquaient de nous :  

C'est pas croyable : vous êtes rendus avec deux pères !  

J'avais honte. Je me contentais de baisser la tête et de  

m'éloigner. Je me rappelle qu'au début des classes, quand le  

professeur mit à jour notre dossier, il avait fallu donner le nom  

de notre père. Je ne savais vraiment pas quoi répondre. J'ai donc  

dit :  

Mon premier père, c'est Gérard T., et mon deuxième père,  

c'est...  

La maîtresse m'interrompit brusquement :  

O.K. ! Le premier, ça suffit.  

Toute la classe rigolait et ma sSur Diane me lança des yeux  

furieux. Notre situation fit rire beaucoup de monde à cette  

époque. Les autres enfants nous traitaient de niaiseux.  

Torturée  

Au début de son séjour, mon père fut malade et dut se rendre  

à l'hôpital pour une série d'examens. Quand je vis ma mère et  

Arthur revenir sans lui, je sus que mon congé était terminé, ma  

vie allait reprendre ses anciennes habitudes. Comme à chaque  

fois que j'étais seule avec eux, je devenais comme un animal aux  

abois. Je me tassais sur moi-même, prête à saisir le moindre  

changement d'humeur, prête à bondir en arrière, sans repos. Je  

voyais tout, j'entendais tout, j'avais peur.  

Mon père était à l'hôpital et je n'avais plus personne pour me  

protéger. J'avais repris ma vie « à part ». Comme il faisait  

mauvais, toute la famille était devant la télévision. Moi, j'avais  

regagné mon coin. C'était un après-midi calme et ennuyant.  

Assise sur le bout de ma chaise, j'essayais de voir ce que tout le  

monde regardait à la télévision. Je me tortillais et j'allongeais le  

cou de plus en plus quand ma mère m'aperçut. Elle se leva, très  

en colère et se mit à me traiter de tous les noms. Elle criait si  

fort qu'Arthur dut s'en mêler. Il criait lui aussi parce qu'il ne  

pouvait regarder son émission en paix.  

Grand talent ! Maudite senteuse ! Écornifleuse ! Pas de  

génie...  

Il se mit à me donner des tapes sur la tête et à m'agripper par  

les cheveux. Il me traîna ainsi sur le plancher de la cuisine,  

insensible à mes hurlements de douleur. J'essayai de me remettre  

debout, mais à chaque fois il me donnait des coups de pied sur  

les jambes et je retombais. Il lâcha prise soudainement ; il avait  

les mains pleines de cheveux, mes cheveux.  

Câlisse ! elle mue comme un chien. J'ai les doigts pleins de  

maudits cheveux sales.  

J'en avais profité pour me relever et regagner ma chaise. Je  

me tassai dans mon coin. Je tremblais de peur et de souffrance.  

Je me tenais la tête à deux mains ; j'avais des bosses partout,  

c'était terriblement douloureux et je ne pouvais m'empêcher de  

pleurer.  

Tais-toé, grande innocente, parce que si je me lève, je vas te  

faire passer le goût du braillage.  

Je détestais ce grand cadavre méchant, imbécile et stupide. Il  

n'avait même pas le courage de porter son dentier. Je détestais  

tellement cet homme que j'aurais voulu le tuer. Je ne comprenais  

pas pourquoi ma mère tenait tant à lui, au point de le faire passer  

avant ses enfants.  

L'émission de lutte terminée, il commença à taquiner et à  

bousculer les autres en faisant semblant de jouer à la lutte. Puis,  

il m'aperçut ; il y avait dans ses yeux une telle méchanceté que  

je pris panique.  

Venez icitte, vous autres ! Élisa voulait voir la lutte à la  

télévision et, pauvre petite, elle l'a manquée. On va lui montrer  

ce qu'on a vu. On va lui montrer les nouvelles prises...  

Il me mit debout en me donnant des coups de poing sur les  

épaules. J'essayais de me protéger, de me sauver, mais il me fit  

basculer par terre et monta debout sur mon estomac. J'en eus le  

souffle coupé. Puis il me saisit par les cheveux, me releva, me  

força à mettre la tête entre ses genoux et sauta... J'étais  

assommée, je voyais des étoiles. Peur et souffrance, j'étais au  

bord de la panique. Je me sentais devenir toute molle ; j'essayais  

de me débattre, de résister car j'avais peur de ce qui allait  

m'arriver si je faiblissais. Il me releva encore une fois par les  

cheveux et me frappa à la figure pour que je reprenne mes sens.  

Je suppliais, je pleurais, mais il m'ordonna de croiser mes  

mains dans les siennes et il serra. Je hurlai, je crus qu'il allait me  

casser les doigts. Il serrait si fort que j'en tombai à genoux en  

criant de plus belle. Mais plus je le suppliais et plus il serrait.  

Quand il fut fatigué, il lâcha. Je ne pouvais plus bouger mes  

doigts tellement j'avais mal. J'étais prise d'un tremblement  

incontrôlable. C'est alors que je me jetai sur lui et me mis à le  

taper de toutes mes forces. J'étais déchaînée, enragée. Je ne  

sentais plus les coups.  

Salaud, maudit salaud. Si j'étais aussi grande que toé, je t'en  

flanquerais toute une, volée. Tu saurais ce que ça fait, d'avoir  

mal.  

Au début, mes frères et mes sSurs assistèrent à la scène en  

riant et même aidèrent Arthur à me rattraper. Mais quand je me  

retrouvai par terre, dans mon coin à sangloter de rage et de  

douleur, ils baissèrent la tête, les larmes aux yeux. Arthur haussa  

les épaules en disant :  

C'est rien qu'une maudite menteuse. Je lui ai pas fait si mal  

que ça... C'est pas de ma faute si elle est pas capable de se  

défendre. Il faut qu'elle apprenne à lutter si elle veut pouvoir se  

défendre dans la vie.  

C'est ainsi que, sans jamais pouvoir rendre les coups, je dus  

apprendre à me défendre de lui et des autres enfants.  

Jean-Marc  

Quelques semaines plus tard, mon père revint de l'hôpital. Il  

avait été opéré pour le foie. Son congé était terminé, mais il ne  

pouvait reprendre son travail. Il dut passer sa convalescence  

chez nous. D'ailleurs, Arthur non plus ne travaillait pas puisque  

son chantier fermait un certain temps durant l'hiver.  

Nous étions en mars et Jean-Marc avait maintenant cinq ans.  

Le moment était arrivé où il devait passer des examens pour le  

cSur. Ma mère le conduisit à l'hôpital Sainte-Justine de  

Montréal ; il devait y être opéré de toute urgence. Elle revint  

pour nous annoncer la nouvelle. Alors commença la longue  

attente. Nous étions suspendus au téléphone qui devait nous  

donner de ses nouvelles. La journée s'étirait lentement. Peu à  

peu, les enfants avaient repris leurs jeux en venant voir de temps  

en temps si le téléphone n'avait pas sonné. Les parents s'étaient  

ouvert une bière.  

Quand enfin le téléphone sonna, c'était pour nous apprendre  

que Jean-Marc était sauvé. L'opération, bien que longue, avait  

réussi. Mais il fallait qu'il soit sous surveillance constante  

pendant quelques jours. Il ne fallait pas nous inquiéter, tout se  

passerait bien. Nous étions très heureux et, pour fêter cela, les  

parents partirent à l'hôtel pour la veillée.  

C'est à l'aube que, dans un demi-sommeil, j'entendis le  

téléphone sonner. Je courus pour répondre, mais ma mère était  

déjà là, elle pleurait en écoutant. Elle raccrocha.  

Qu'est-ce qui se passe, maman ?  

Elle me tourna le dos sans répondre et s'enferma dans sa  

chambre. Je réveillai mes sSurs, et Richard vint nous rejoindre  

avec les garçons. Mon père était déjà levé et se berçait en  

pleurant, les bras croisés et la tête basse. Jean-Marc était mort...  

L'infirmière qui le gardait avait dû s'absenter quelques minutes  

et à son retour Jean-Marc avait cessé de vivre.  

Ma mère pleurait, assise sur son lit. Les enfants pleuraient,  

les petits dans les bras des plus grands. Pas moi. J'étais comme  

sous l'effet d'un choc. J'avais comme une boule qui m'emplissait  

la poitrine, qui me serrait la gorge. Richard, qui me regardait,  

me dit :  

Tu n'as pas de cSur, toé, tu pleures même pas ! Ça ne te fait  

pas grand-chose que ton frère soit mort.  

Je pensais qu'il était injuste que ce soit Jean-Marc qui meure.  

C'était le plus gentil de tous, il ne méritait pas ça. Et parce que  

Richard continuait à me dire des bêtises, je me mis à me  

chicaner avec lui. Ma mère, le visage rouge et enflé, sortit de sa  

chambre pour régler la chicane.  

C'est assez, vous deux. Je l'ai toujours su qu'elle avait pas de  

cSur, elle peut pas en avoir plus aujourd'hui. Ça aurait dû être  

toé qui meures à la place de Jean-Marc. C'est ceux-là qui font  

pas de mal qui disparaissent, pas des faces comme toé. Il n'y a  

pas de danger que le bon Dieu vienne chercher des affaires  

comme toé ! Disparais ! Efface-toé de ma vue.  

J'avais beaucoup de peine. Je ne pouvais pas m'imaginer que  

je ne verrais plus mon petit frère avec son doux sourire se bercer  

dans la grande berceuse. Je ne pouvais faire autrement que  

l'envier. J'aurais voulu que ce soit moi qui sois dans le petit  

cercueil blanc, débarrassée enfin, moi qui ne servais à rien, moi  

que personne n'aimait. J'aurais voulu que ma mère pleure sur  

moi et regrette de ne pas m'avoir aimée. J'aurais voulu être  

morte, froide et insensible.  

Le profiteur  

Encore une fois, nous avons déménagé. Mais cette fois, nous  

étions dans une toute petite maison : une chambre pour les  

parents, une chambre pour les filles, et les garçons couchaient  

dans le salon sur un divan-lit. Pas de cave, pas d'étage. J'étais  

contente de cette nouvelle maison, car Arthur ne pourrait  

continuer ses petites manigances sans éveiller les soupçons de  

ma mère. Je me faisais bien des illusions. Arthur avait plus d'un  

tour dans son sac et ma mère préférait sans doute ne rien voir.  

C'est à cette époque qu'il commença à revenir plus tôt et seul de  

la ville les soirs où je gardais.  

Ce samedi-là, quand je le vis revenir tout seul de l'hôtel, je  

me dépêchai de filer dans ma chambre et de me coucher avec  

ma sSur Diane. Je m'enroulai dans mes couvertures et fermai les  

yeux pour qu'il me croie endormie. Je l'entendis remuer dans la  

cuisine, déplacer des chaises. Il cria :  

Élisa, comment ça se fait que t'es couchée, câlisse ! Élisa,  

viens icitte !  

J'avais bien trop peur pour bouger, ne serait-ce que le bout des  

doigts. J'espérais qu'il se « tanne » de m'appeler sans résultat.  

Élisa, viens icitte. Si tu viens pas, j'vas aller te chercher.  

S'il pensait me convaincre ou me faire obéir, il se trompait.  

Élisa, viens icitte ! C'est la dernière fois que je te l'dis.  

Arthur se leva en faisant tomber sa chaise et vint vers notre  

chambre. Je remontai les couvertures sur ma tête et me tournai  

vers ma sSur. Il entra dans la chambre, s'approcha du lit et se  

mit à sacrer en essayant de m'arracher les couvertures dans  

lesquelles je m'étais enveloppée. Il réussit à m'agripper et à me  

tourner vers lui.  

Tu m'écoutes pas quand j'te parle, câlisse !  

Qu'est-ce que tu veux ?  

Si je le vouvoyais en présence de ma mère, je ne lui donnais  

jamais cette marque de respect quand nous étions seuls. Je le  

haïssais bien trop pour ça !  

Pis j'suis plus vieux que toé, je vas t'apprendre à me  

respecter.  

Je te respecte !  

D'abord, laisse-toé faire !  

Jamais je n'accepterais de me laisser toucher par cet individu. Il  

m'écSurait trop. Il essaya de m'immobiliser sur le lit et  

d'arracher ma petite culotte. Je pus l'agripper par un doigt et le  

tordre. Il se leva d'un bond, furieux et sacrant de douleur.  

Ma câlisse ! Toé tu vas regretter d'être venue au monde. J'ai  

pas fini de te battre. Attends de voir ta mère quand je vais lui  

dire que tu m'écoutes pas ! Maudite gang de sans-cSur !  

Personne ne m'aime icitte. J'vas finir par crisser mon camp  

d'icitte.  

Il se tut, car ma mère arrivait justement. Elle avait l'air plus  

que furieuse.  

Comment ça se fait que tu m'as laissée seule à l'hôtel ? J'avais  

l'air fine comme ça ; j'avais l'air intelligente en hostie ! T'es pas  

mieux que Gérard !  

Ça je le sais que vous aimez mieux Gérard que moé ! Tes  

enfants ont pas plus d'allure que toé. À part ça, quand je suis  

arrivé ici, ta grand'parche était déjà couchée. Tu parles d'une  

gardienne ! Une chance que je vois à la famille, moé !  

Ma mère vint se planter dans la porte de ma chambre :  

Toé, Élisa T., j'sais que tu dors pas. On va régler ça demain  

matin. Tu perds rien pour attendre !  

Encore une fois, ça passait sur mon dos. Encore une fois,  

j'allais manger les coups. Je tremblais comme une feuille en  

espérant qu'elle oublie ça pendant la nuit. Je ne pouvais même  

pas m'expliquer. Je ne pouvais pas lui raconter ce que nous  

faisait Arthur, elle ne me croyait pas. Et mes frères et mes sSurs  

avaient bien trop peur de se faire battre pour m'appuyer.  

Arthur était de plus en plus menaçant chaque jour. Il ne  

perdait aucune occasion de me battre, il inventait n'importe quoi  

pour mettre ma mère en colère contre moi. Je me tenais le plus  

loin possible de lui ; c'était un salaud de la pire espèce, je savais  

ce qu'il faisait à mes sSurs. Comme je l'ai dit, il revenait souvent  

seul de l'hôtel. En me menaçant il s'enfermait dans la chambre  

des filles. Je ne pouvais rien dire, je ne pouvais rien faire. Puis,  

avant que ma mère ne revienne, il s'assoyait à table, la tête  

couchée sur les bras et faisait semblant de dormir, complètement  

saoul. Ma mère entrait, le regardait, soupirait, et le portait à  

demi pour aller le coucher. Puis elle m'envoyait me coucher à  

mon tour. J'assistais impuissante à son cinéma.  

C'est pendant cette période qu'il a commencé vraiment à  

faire ses ravages. Lorsqu'il était saoul, il engueulait ma mère et  

la battait. C'est l'être le plus abject que j'ai connu. Il lui arrivait  

par pure méchanceté de vider sa bière par terre, puis il pissait  

par-dessus son dégât. C'est moi qui devais tout essuyer. Même  

ma mère en pleurait :  

T'es un maudit salaud, Gérard ne m'a jamais fait ça. Même  

quand il était chaud. T'as pas honte de montrer ton cul comme ça  

? Tu montres ton cul comme ta face !  

Il se contentait de rire d'elle. Parfois il devenait violent.  

Alors il arrachait les fils du téléphone, cassait des vitres, mettait  

la maison sens dessus dessous et finalement retournait à l'hôtel  

où il disparaissait pour quelques jours. Ma mère s'inquiétait et se  

morfondait et, quand il revenait, elle s'empressait de lui  

pardonner.  

Le créancier  

À cette époque où Arthur buvait beaucoup, il arriva un jour  

qu'un homme se présentât à la maison pour se faire payer la  

dette que ma mère et Arthur lui devaient. Ils n'avaient pas  

d'argent et pas l'intention de le rembourser non plus.  

Vous ne comprenez pas que je vais vous faire saisir, si vous  

refusez de payer ? Vous allez voir que vous allez me remettre  

mon argent !  

Arthur, qui était assis au bout de la table et qui cuvait sa  

bière, se leva d'un seul bond, saisit l'homme par le collet et se  

mit à le frapper encore et encore. Ma mère essaya de lui faire  

lâcher prise en criant :  

Arrête, Arthur ! Tu comprends pas que c'est juste un vendeur  

qui veut se faire payer ! Arrête- toé, tu vas l'tuer !  

Arthur lâcha l'homme et s'en prit à ma mère. Il lui donna une  

poussée qui la fit rouler contre la table.  

Toé, mêle-toé pas de ça !  

Il rattrapa le vendeur et se mit à le battre de plus belle.  

Vite, les enfants, aidez-moé à les séparer.  

Nous nous sommes tous précipités, nous accrochant à lui,  

par les mains, par les jambes et nous avons réussi à le faire  

tomber. Bien sûr le vendeur en profita pour s'éclipser en  

proférant des menaces. Arthur était comme fou furieux. Il  

courait partout en essayant de nous attraper. Il voulait nous  

corriger à notre tour. Si je n'avais pas eu si peur de lui, j'aurais  

pu rire de la scène.  

Arthur courant autour de la table pour attraper les enfants et  

ma mère courant après lui en criant :  

Les enfants t'aiment, ils voulaient seulement t'empêcher de  

faire plus de mal. Ils voulaient jouer avec toé !  

Se retournant brusquement, Arthur la poursuivit à son tour,  

en colère contre elle :  

Quand j'vas te pogner, tu vas en manger une en hostie !  

Il donna un grand coup de poing sur la table en nous  

ordonnant de venir le rejoindre. Mais ma mère le fit taire :  

Tais-toé, Arthur, ça va faire ! Le voilà qui revient et il n'est  

pas seul !  

Cette fois-ci, le vendeur était revenu en compagnie de deux  

policiers qui interrogèrent Arthur et nous demandèrent si nous  

avions été témoins de la scène. À ma grande surprise, c'est ma  

mère qui répondit :  

Laissez-les tranquilles, c'est juste des enfants. C'est moé qui  

va vous répondre. Oui c'est vrai qu'il a sacré la volée à cet  

homme. Prenez-le et mettez- le en prison, c'est tout ce qu'il  

mérite.  

Arthur mit son manteau et sortit à la suite des policiers non  

sans menacer ma mère :  

Penses-y bien, Martha ! C'est peut-être la dernière fois que tu  

me vois.  

Longtemps après son départ, ma mère, qui était encore à la  

fenêtre, soupira :  

J'me demande comment il va prendre ça quand il va être à  

jeun ! Et puis je m'en câlisse ; ça va le faire réfléchir un peu, la  

prison ! On serait si ben s'il voulait faire comme du monde ! En  

tout cas, avant qu'il ne rentre icitte, je vas y mettre les points sur  

les « i ».  

Comme toujours elle finit par s'en prendre à moi.  

C'est de ta faute ce qui est arrivé. Il faut toujours que  

t'énerves Arthur. T'es juste bonne à faire la chicane entre lui pis  

moé. Ôte-toé de ma vue, je veux plus te voir la face !  

Je regagnai mon coin sans répliquer. Plus tard, après le  

souper, elle décida d'aller veiller.  

J'vas pas gâcher ma veillée pour Arthur B.  

Les jours qui suivirent, ma mère semblait  

redouter un éventuel retour d'Arthur. Elle avait peur. Elle  

s'entoura de beaucoup de monde, multipliant les invitations à  

souper ou à veiller. Ce jour- là, au dîner, elle me laissa manger  

sans me crier après ou me donner les inévitables tapes derrière la  

tête. Elle semblait songeuse :  

Élisa, tu vas rester icitte cet après-midi ! J'ai besoin de toé.  

Ma mère n'avait rien mangé, elle fumait cigarette sur  

cigarette tout en se berçant. Elle réfléchissait et semblait  

nerveuse. En l'observant, je m'aperçus vite qu'elle était morte de  

peur. Enfin elle allait savoir ce que c'était que de vivre avec la  

peur qui vous nouait l'estomac. Elle savait bien qu'Arthur serait  

furieux à sa sortie de prison, qu'il risquait même de la battre ou  

de foutre le camp. Elle avait peur. Et moi, j'espérais qu'elle  

comprenne enfin comment je pouvais me sentir, moi, jour après  

jour, avec la peur d'elle et d'Arthur qui m'empêchait de dormir et  

me faisait vomir tous mes repas.  

À la fin de l'après-midi, elle m'envoya porter de l'argent au  

poste de police pour le libérer.  

J'veux pas y aller ! Tout à coup qu'il me donne une volée ?  

Y a pas de danger, s'il fait quelque chose de pas correct, ils  

vont le remettre en prison.  

Jamais de ma vie je n'ai marché aussi lentement. Je ne  

voulais pas qu'il revienne chez nous. Pour ma part, il aurait pu  

crever en prison. Au poste de police, je m'empressai de déposer  

l'argent et de revenir chez nous sans attendre Arthur. Ma mère  

était plus nerveuse que jamais.  

Mais y s'en vient-tu ? Pourquoi tu l'as pas attendu ?  

Vous m'aviez dit de revenir tout de suite !  

Elle prépara le souper sans avoir de ses nouvelles. Il ne  

pouvait pas être allé bien loin puisqu'il était sans le sou. Ma  

mère pleurait tout en surveillant la fenêtre.  

Où peut-il bien être allé ! Il n'a pas d'argent... Je l'aime, moé !  

Je veux pas qu'il parte !!!  

À l'heure du coucher, pour ne pas rester seule à l'attendre,  

elle me demanda de veiller avec elle. Malgré les protestations de  

mon frère Richard, elle m'offrit un verre de Pepsi et des chips. Je  

ne comprenais plus rien ! Ma mère était gentille avec moi,  

m'offrait des douceurs et me permettait de regarder la télévision.  

Parfois elle me faisait la conversation, me parlant doucement de  

choses et d'autres. J'en étais abasourdie. Je croyais presque au  

miracle. Mais, bien sûr, Arthur finit par arriver. J'avertis ma  

mère que j'avais entendu des pas.  

Va te coucher, ma Noire. C'est sûrement Arthur. Je ne veux  

pas qu'il pense qu'on se fait des caucus !  

Bien cachée sous mes couvertures, je l'entendis qui entrait  

sans parler à ma mère et qui se dirigeait vers sa chambre. Il  

ouvrait et fermait des tiroirs en sacrant :  

Je fais mes bagages, je crisse mon camp d'icitte !  

Non, reste ! Arthur, je veux que tu restes ! Je ne veux pas que  

tu me laisses.  

Ma mère avait dû fermer sa porte de chambre, car je  

n'entendis plus que des chuchotements.  

Le lendemain matin, je fus fort déçue de voir que ma mère  

dormait avec Arthur. Il se réveilla et, me voyant au pied du lit :  

Qu'est-ce que tu fais là, toé ? Tu n'as pas d'affaire icitte !  

Crisse ton camp ! C'est de ta faute ce qui est arrivé !  

Exagère pas ! C'est pas de sa faute si t'as battu le vendeur et  

que t'es allé en prison !  

Oui, c'est de sa faute ! C'est parce que j'étais énervé à cause  

d'elle que j'ai perdu patience avec le vendeur. Elle passe son  

temps à bavasser sur mon compte à l'école et aux voisins. Elle  

me fait passer pour un crisse de fou. Un crisse de malade !  

Et parce qu'Arthur, un après-midi qu'il était saoul, avait battu  

un homme, on s'arrangea pour me faire passer ça sur le dos. Ce  

matin-là, c'est ma mère qui me donna une raclée à coups de  

baguette pour brasser la peinture.  

La visite de mon père  

C'était l'hiver encore. Il faisait très froid. Il y avait presque  

trois semaines qu'Arthur était allé en prison... par ma faute,  

avait-on décidé. Malgré le froid intense, j'étais là, à regarder les  

autres patiner. Je grelottais de tous mes membres ; j'étais tête  

nue, sans mitaines, avec un petit manteau court que je ne  

pouvais pas attacher, car il n'y avait plus de boutons. J'avais des  

bottes de caoutchouc non doublées et des collants troués. Je ne  

portais pas de chandail sur mon costume de classe parce que je  

n'en avais pas. J'aurais voulu entrer dans l'école, mais ce n'était  

pas permis. J'avais tellement froid que je décidai de rejoindre les  

autres sur la patinoire afin de me forcer à bouger pour me  

réchauffer. Je faisais semblant de patiner lorsqu'un ballon me  

frappa en pleine figure. Je trébuchai et m'étalai de tout mon long  

sur la glace. Je me fis très mal aux genoux. En boitant et en  

pleurant, je sortis de la patinoire. Au moment de franchir la  

barrière, je reçus le ballon derrière les jambes et je trébuchai de  

nouveau. Je me frappai l'Sil sur le coin de la porte et les enfants  

se mirent à rire de moi et à m'imiter.  

Il y avait là une dame qui observait la scène depuis un petit  

moment. Elle m'aida à me relever et me fit entrer dans l'école.  

Elle vérifia si je m'étais fait mal. Quand elle me toucha le front,  

elle s'aperçut que j'étais brûlante.  

Tu ne peux pas rester ici. Tu fais beaucoup trop de fièvre. Tu  

devrais être au lit.  

Elle se mit à la recherche de mon professeur.  

Assise sur mon banc, je me sentais vraiment mal. J'avais  

hâte qu'elle revienne et elle revint enfin accompagnée de ma  

maîtresse ; elle disait :  

Voyez donc aussi comment elle est habillée ! Ça n'a pas de  

sens avec le froid qu'il fait. N'a-t-elle pas des parents pour  

s'occuper d'elle ?  

Oui, et j'ai sa petite sSur qui est dans la même classe, et elle,  

elle est très bien habillée. Je voudrais bien savoir ce qui se passe  

chez eux... Élisa, je vais te remettre un billet et tu vas rentrer  

chez vous. Tu diras à ta mère de soigner ta grippe. Je ne veux  

pas te voir demain, compris ?  

La dame resta avec moi. Elle m'aida à me rhabiller et voulut  

même me reconduire à la maison. Je refusai frénétiquement.  

J'avais bien trop peur que ma mère me voie avec elle.  

D'accord, Élisa, soigne-toi bien. Je reviendrai te voir à l'école  

et je te ferai un petit cadeau... N'essaie pas de parler, ça ne ferait  

qu'aggraver ton mal de gorge.  

En effet, j'avais du mal à avaler et je me sentais très faible.  

Le ton de sa voix me fit pleurer, elle semblait d'une si grande  

bonté que je ne pus retenir mes larmes. Il était si rare que  

quelqu'un soit doux et gentil avec moi.  

Malgré le froid qui transperçait mon manteau et me gelait  

jusqu'au cSur, je marchai lentement. Je n'avais nulle hâte  

d'arriver à la maison. Qu'allait- il y survenir encore ? J'avais fait  

un trou dans mon collant et ma mère ne voulait pas me voir à la  

maison pendant la journée. Allait-elle me battre à nouveau. Je  

n'aurais sûrement pas la force de supporter cela. J'avais très mal  

à la tête et mon Sil gauche était enflé.  

Mais une bonne surprise m'attendait. Mon père était là. Ma  

mère m'accueillit aussi gentiment que d'habitude.  

Qu'est-ce qui t'arrive encore ? Viens icitte, je te mangerai  

pas...  

Instinctivement, je reculai. Elle me toucha le front.  

Tu fais de la fièvre. Va t'asseoir, je vais te donner de  

l'aspirine.  

Il vaut mieux qu'on aille à l'épicerie, Martha, je vais lui faire  

une petite « ponce » avec du gin et du miel. Tu vas voir, ma  

fille, ça va te remettre d'aplomb.  

Ils sortirent, me laissant seule avec Arthur. J'étais assise à la  

cuisine non loin de lui. Il se leva et se mit à tourner autour de  

moi. J'avais tellement peur de lui, qu'à chaque fois qu'il passait  

près de moi, je me tassais sur ma chaise. J'étais assise juste sur le  

bord, prête à détaler au moindre geste. Chaque fois qu'il passait  

derrière moi, je me détournais pour le suivre ; j'essayais de  

prévoir ses coups. Me voyant faire, il riait en me singeant :  

Arrête-toé, je te ferai pas de mal. Je ne fais que passer.  

J'eus beau changer de place, il ne cessa pas son petit manège.  

Je fus terriblement soulagée au retour de mon père. Il entra dans  

la maison avec une énorme boîte.  

Élisa, ôte-toé de la porte, tu vas prendre froid. Il faut que je  

rentre l'épicerie.  

Arthur s'approcha pour voir ce que contenait la boîte. Mon  

père sortit encore. En son absence, ma mère lui dit :  

C'est Gérard qui a payé. Il en a acheté pour au moins un  

mois, ça c'est certain.  

Il est fou, câlisse, ils vont dire que c'est lui qui nous fait  

vivre.  

Fais-toé-z'en pas. Y faut qu'y donne sa part lui aussi. Il a des  

enfants et faut qu'il fournisse, c'est normal ! Laisse-le faire. Ça  

va faire plus d'argent dans nos poches.  

Mon père avait fini de rentrer l'épicerie. Il semblait très fier de  

lui. Il chantonnait.  

Ma belle fille, je vas te préparer quelque chose pour ta gorge.  

Il me fit ma « ponce » avec de l'eau chaude, du gin et du miel.  

Prends ça à petites gorgées. Bois vite pendant que c'est  

chaud.  

Je trouvais ça terriblement mauvais. Une seule gorgée me suffit  

; je n'en voulais plus. Mon père but le reste d'une seule traite  

sous l'Sil envieux de ma mère et d'Arthur.  

Mais qu'est-ce que vous attendez pour serrer ça ? Il y a de la  

crème glacée là-dedans et il faut la mettre dans le Frigidaire.  

Les autres revinrent de l'école surpris et contents de revoir  

notre père, mais surtout parce que l'humeur semblait être à la  

fête.  

Allez, les enfants ! j'ai acheté des chips et des liqueurs pour  

vous autres... Prenez-en... Gênez- vous pas... Bourrez-vous la  

face.  

Ma mère parut insultée :  

C'est comme si on en achetait jamais. Vous faites pitié, vous  

autres... On dirait qu'on vous prive ! Vous êtes rien qu'une gang  

de crève-faim.  

Mon père la fit taire en lui servant une bière. Pendant qu'il  

discutait avec ma mère, Arthur, lui, en profita pour aller cacher  

un gros sac de chips et une bouteille de liqueur dans sa chambre.  

Puis à un autre moment ce fut le tour de ma mère. Mon père ne  

se rendait absolument pas compte du manège de ces deux  

hypocrites. Ils comptaient sûrement sur le fait qu'il serait bientôt  

trop saoul pour s'en apercevoir.  

Ils continuèrent dans la bière. C'est moi qui fis des  

sandwiches pour les enfants. Après souper, mon père me fit  

boire encore un petit gin au miel. Pour ne pas rendre les autres  

jaloux, il leur expliqua que c'était un médicament. Ma mère me  

regardait sans parler. Si les autres n'étaient pas jaloux, elle, elle  

l'était sûrement :  

Tu soignes mieux ta Grande Noire que moé, lorsque j'étais  

avec toé... Tu l'as toujours mieux aimée que tous les autres. C'est  

pour ça que je l'haïs.  

Mon père se détourna vers elle, furieux :  

C'est pas vrai, Martha. Je les aime tous. Je n'ai pas de  

préférence. Tu lui donnes plus de volées qu'aux autres et c'est  

même toé qui me montais la tête pour que j'ia punisse. À tes  

yeux, on dirait qu'elle fait jamais rien de correct.  

Il se tourna vers moi :  

Je sais bien, ma fille, que je t'ai battue souvent pour rien. Je  

sais aussi que ta mère t'haït ; elle voudrait bien que je sois pareil  

à elle.  

Si tu l'aimes tant que ça, ben, fais-en ce que tu voudras.  

Couche avec, viole-la, pars avec, ça me dérange pas du tout. Je  

ne tiens pas plus à elle qu'à rien. Ça me crisse pas grand-chose  

ce qui peut lui arriver... Pis même toé, Gérard, tu la veux pas.  

Arrête de dire des bêtises, Martha. Je la garderais bien, mais  

je peux pas l'emmener dans le bois avec moi. Et puis, tu n'as pas  

d'affaire à parler de certaines choses, compris ! T'as une crisse  

de gueule sale. T'as pas changé, mais depuis que tu restes avec  

Arthur, on dirait que t'as empiré. Arrête tes niaiseries... Pis  

donne-moé donc mon manteau. Je veux pas rester une minute de  

plus avec une maudite folle qui veut rien comprendre.  

Voyons donc. Fais pas le fou, on va parler calmement, on va  

changer de sujet. Reste, Gérard, tu vas voir, on va avoir du fun.  

Il resta. Il se versa une rasade de gin pour se réchauffer et  

peu à peu ils m'oublièrent.  

Ce soir-là, ce fut lui qui nous garda pendant que ma mère et  

Arthur se rendaient à l'hôtel. Au moment de partir, il leur remit  

une poignée de dollars pour qu'ils se payent un peu de bon  

temps.  

J'étais heureuse que mon père reste avec nous. Depuis  

longtemps, j'attendais l'occasion de lui raconter ce que ma mère  

et Arthur nous faisaient. J'attendis que les autres soient couchés.  

Puis j'attendis que le sujet de conversation s'y prête. Mais aucun  

son ne voulait sortir de ma bouche. Je ne parlai pas. Ce fut peut-  

être une bénédiction du bon Dieu, car si j'avais parlé mon père  

aurait demandé des comptes à ma mère et après son départ  

j'aurais eu la volée de ma vie. Quand il avait bu, il disait  

n'importe quoi.  

Il nous demanda :  

S'il vous plaît, ne m'appelez plus « monsieur ». Quand ils  

sont pas là, au moins appelez- moi « papa ».  

J'en avais les larmes aux yeux. Au moment d'aller me  

coucher, il m'appela près de lui. Je n'étais pas très rassurée, car il  

avait bu quelques bières. J'approchai tout de même.  

Ta mère et Arthur te battent-ils encore ?  

J'affirmai que non. J'avais bien trop peur d'eux et de leur  

réaction si jamais ils apprenaient que j'avais parlé. Il sortit un  

dollar de sa poche. Je devais le cacher. C'était pour moi toute  

seule. C'était gentil ; une sorte de rançon parce qu'il ne pouvait  

pas m'aider. Je ne voulais pas de ce dollar. De toute façon, il me  

serait impossible de l'utiliser puisque j'avais toujours un  

chaperon derrière moi. Non, je n'en voulais pas. Mais déjà ma  

mère revenait. Je dus enfiler le dollar dans ma poche sans  

pouvoir m'expliquer. Je dus aussi le séparer avec ma sSur Diane  

qui avait tout entendu.  

À mon réveil, je n'avais plus de couverture. Je la cherchai  

partout dans ma chambre, mais elle semblait s'être volatilisée. Je  

finis par la retrouver dans la salle de bains. Je n'y comprenais  

rien. Je cherchai mon père dans le salon, mais il était couché  

dans la chambre ainsi qu'Arthur et ma mère. J'étais bien  

contente, car j'avais eu peur qu'il ne soit déjà parti. Au déjeuner,  

Richard dit :  

Savez-vous ce qu'a fait Élisa cette nuit ?  

Qu'est-ce qu'elle a encore fait ?  

Elle est venue danser sur mon lit avec ses couvertures !  

Tout le monde riait, moi aussi.  

Je n'ai pas eu connaissance de ça, je vous le jure !  

J'essayais de m'expliquer davantage, mais j'étais presque  

aphone. Mon mal de gorge avait empiré. Ma mère n'avait pas  

l'air de goûter la plaisanterie.  

C'est une maudite dévergondée. Puisque tu as tant de talent,  

tu vas nous faire une démonstration. Pis t'es mieux de faire  

pareil.  

M'man, s'il vous plaît ! Je me rappelle pas d'avoir fait ça !  

Vas-y, j'ai dit ! Montre-nous ton savoir-faire !  

Je me levai et commençai à danser en titubant.  

J'étais affreusement gênée. J'étais furieuse contre mon frère.  

T'aurais pu te fermer la gueule, non ?  

J'avais parlé entre mes dents pour qu'il soit le seul à  

comprendre, mais ma mère veillait. Elle se leva et me donna une  

grande claque en pleine figure :  

T'es mieux de respecter ton frère. Il est plus vieux que toé.  

Et à mon père qui essayait d'intervenir, elle lança :  

Arrête de te mêler de ce qui te regarde pas. Tu n'as aucun  

droit sur elle, c'est moé qui en ai la garde.  

O.K. ! Je me mêlerai plus de rien. On est pas pour  

recommencer à se chicaner pour elle.  

Je fus surprise de la réponse de mon père. Surprise et blessée.  

Mon père me rejetait. Que pouvais-je faire d'autre sinon accepter  

mon malheur. Ma mère avait même la bénédiction du père.  

Pendant la semaine qui suivit, ils burent plus souvent qu'à  

leur tour. C'était mon père qui payait, alors ils en profitaient. Ma  

mère et Arthur ont caché une réserve de bière pendant cette  

semaine sans que mon père s'en aperçoive. Après son départ, ils  

en ont eu pour deux jours à faire la fête avec ce qui restait et ce  

qu'ils avaient caché.  

Car mon père avait été obligé de partir. Il y avait maintenant  

neuf jours qu'il était avec nous. C'était samedi ; il était saoul et  

dormait dans la chaise berceuse. Ma mère s'approcha tout  

doucement, entra la main dans la poche de son pantalon et en  

sortit tout l'argent qui restait. Elle lui remit quelques dollars et  

s'en alla cacher dans sa chambre ce qu'elle avait volé. Arthur  

l'avait regardé faire en riant ; il approuvait.  

À son réveil, mon père s'aperçut qu'on l'avait fouillé et qu'on  

l'avait volé. L'engueulade habituelle reprit entre eux. Ma mère y  

mit un terme en le jetant à la porte.  

Prends tes bagages et crisse ton camp tout de suite.  

Mon père était piteux. Il regardait ce qui lui restait d'argent  

et semblait tout à fait découragé.  

Mais vous m'avez tout volé, il ne m'en reste même pas assez  

pour prendre un taxi. Au moins, Martha, passe-moi un peu  

d'argent. Je te rembourserai quand je reviendrai.  

J'ai pas une cenne pour toé, sors !  

Tu peux pas me crisser dehors comme ça !  

Arthur, jette-le dehors !  

Arthur l'attrapa par un bras. Mon père n'eut que le temps de  

prendre ses couvre-chaussures et son manteau et il fut jeté sur la  

galerie. Nous le regardions : les deux pieds dans la neige, il  

essayait de s'habiller en trébuchant. Il revint frapper à la porte  

qu'Arthur avait verrouillée.  

Laisse-moé entrer, Martha. J'veux téléphoner à un taxi.  

Il frappait comme un forcené. En voyant cela, ma mère  

ferma le store en lui riant au nez.  

Non ! Il n'est pas question que tu remettes les pieds dans la  

maison.  

Il finit par se résigner et partit. Par la fenêtre, nous le  

regardions s'en aller. C'était glissant, il tomba. Ma mère et  

Arthur riaient à qui mieux mieux. Ils se sont débouché une bière  

pour fêter ça. Nous, les enfants, n'osions dire quoi que ce soit.  

Moi, je les haïssais encore plus qu'avant. Ils étaient cruels et  

malhonnêtes. Je priai Dieu de protéger mon père.  

La bonne dame  

Mon père était reparti, en chicane avec ma mère. Je savais  

qu'on allait être un bon bout de temps sans le revoir. Nous avons  

appris plus tard que mon père avait été trouvé à demi gelé dans  

un banc de neige. Je me sentais bien découragée sans son  

soutien.  

À l'école, j'étais aussi le souffre-douleur des autres élèves. Je  

ne pouvais pas jouer comme eux, j'étais trop mal habillée. Je  

crevais de froid. Je n'avais pas oublié la dame si gentille qui me  

protégeait, souvent, elle venait me rejoindre à la sortie de l'école.  

Elle me souriait gentiment, en demandant de mes nouvelles.  

J'avais tant besoin d'un semblant de tendresse que j'oubliais ma  

prudence et ma promesse de ne parler à personne. Un jour, elle  

vint à moi en tenant un gros sac.  

Bonjour, Élisa ! Est-ce que ça va bien ?  

Oui !  

Je n'aimais pas qu'elle me parle ainsi devant les autres.  

J'avais peur que Diane ou Richard ne me voie et raconte cela à la  

maison. Elle me tendit le sac :  

Tiens, ça c'est pour toi. C'est du linge, et je voudrais que tu le  

portes.  

Je ne sais pas si ma mère va vouloir, mais je vous remercie  

beaucoup.  

Je ne savais vraiment pas comment ma mère allait prendre  

cela. J'étais à la fois contente et inquiète.  

Regardez, maman, une dame m'a donné ça !  

Elle prit le sac, l'ouvrit et le vida sur la table. Il y avait  

beaucoup de vêtements, même un manteau, et tout semblait  

comme neuf. Ma mère essaya quelques morceaux et me dit :  

Tout ça me fait très bien ! Si elle te donne encore des choses,  

prends-les, ça me coûtera pas cher pour m'habiller.  

Elle donna quelques morceaux à Diane et à Sylvie, et  

emporta le reste dans sa chambre. Je restai bouche bée,  

incapable de lui dire que c'était pour moi que la dame avait  

donné ces vêtements. J'étais tellement déçue.  

Quelques jours plus tard, à la sortie de l'école, elle était là  

qui m'attendait. À sa vue, mon cSur se serra. Je ne savais pas ce  

que j'allais bien pouvoir lui dire.  

Bonjour, Élisa, je t'ai apporté d'autres vêtements. J'espère  

qu'ils t'iront. Est-ce que les autres faisaient bien ?  

Je répondis « oui » sans réfléchir. Elle me regarda d'un air  

songeur et ajouta :  

La prochaine fois, je veux te voir porter les vêtements que je  

t'ai donnés, d'accord ?  

Cette fois, je savais que je n'en verrais pas un seul morceau.  

Comme je le pensais, ma mère garda tout pour elle de nouveau.  

J'essayai de lui dire que les vêtements étaient pour moi, mais ma  

mère et Arthur se moquèrent de moi. Finalement ma mère, en  

colère, me dit que si la dame n'était pas contente, elle pouvait  

bien reprendre ses guenilles. J'étais torturée. Je pensais bien que  

j'allais la revoir et j'avais peur qu'elle me chicane. Je savais que  

j'allais perdre la seule personne gentille qui s'intéressait à moi.  

En effet, le lundi matin, elle était là qui m'attendait, à la sortie de  

l'école. Je me cachai dans le recoin d'une porte. Mon Dieu ! Je  

ne pouvais pas l'affronter. Je ne voulais pas subir ses reproches  

de n'avoir pas porté ses vêtements. Je ne pouvais pas lui dire que  

ma mère gardait tout pour elle. J'avais le cSur battant. Je fis  

comme si je ne l'avais pas vue et partis en courant vers la  

maison.  

Élisa, Élisa, attends-moi ! Pourquoi te sauves-tu ?  

Je me mis à courir de plus belle, faisant semblant de ne pas  

l'avoir entendue. J'avais envie de pleurer. Cette dame était si  

gentille avec moi ; elle allait penser que j'étais une ingrate, que  

je n'avais pas de cSur, ou bien que j'étais une menteuse.  

J'avais honte de la désappointer, mais je n'avais pas le choix. Je  

retins mes larmes, car si jamais j'arrivais à la maison en pleurant,  

ma mère ou Arthur me battrait sûrement.  

Le lendemain, une malheureuse surprise m'attendait à  

l'école. Pendant le cours, le professeur me dit qu'il y avait  

quelqu'un pour moi dans le couloir. Je sortis et bien sûr la dame  

était là qui voulait me parler. Je n'osais pas la regarder en face.  

Élisa, pourquoi te sauves-tu de moi ? Je n'ai pas voulu te faire  

de la peine, seulement t'aider. Pourquoi fais-tu semblant de ne  

pas me reconnaître ? Est-ce que je n'ai pas été gentille avec toi ?  

Je baissai la tête de plus en plus.  

Réponds-moi ! Pourquoi te sauves-tu en me voyant ?  

J'étais complètement affolée ; les larmes aux yeux je criai :  

Pourquoi faites-vous ça ? Je ne vous ai jamais rien  

demandé ? Pourquoi vous me faites ça ? Après, ma mère va se  

douter de quelque chose et elle serait capable de me tuer ; vous  

la connaissez pas. Et puis ma sSur Diane est dans la même  

classe que moi et je sais qu'elle va aller bavasser à mes parents  

que vous avez demandé à me parler.  

Tu as peur de tes parents, Élisa ? Est-ce qu'ils te battent ?  

Je me contentai de lever les épaules et de pleurer.  

Dis-moi la vérité ! Je ne raconterai rien à personne.  

Oui, c'est vrai qu'ils me battent, mais seulement quand je le  

mérite !  

Mais pourquoi ne portes-tu pas le linge que je te donne ?  

Ma mère ne veut pas. Elle préfère le garder pour elle.  

Dans ce cas, il vaut mieux que je ne te donne plus rien.  

Penses-tu que nous pourrions juste nous voir et parler ?  

Non, j'aime mieux pas. Ma mère viendrait à le savoir et elle  

ne veut pas que je parle aux étrangers.  

Je regrette, Élisa, que tu refuses mon aide !  

Ce n'est pas de ma faute. Je vous remercie pareil !  

Le cSur gros, je la regardai partir.  

Après la classe, la maîtresse nous garda, Diane et moi. Elle  

voulait savoir ce qui se passait chez nous. Pourquoi mes sSurs  

avaient des vêtements convenables et pourquoi moi, j'étais  

presque toujours en guenilles ! Pourquoi j'étais tellement dif-  

férente des autres ! Comme nous ne répondions pas, elle  

convoqua notre mère à son bureau pour le lendemain. Elle  

écrivit un petit mot qu'elle remit à Diane.  

Bien sûr, à la maison, ma mère ne se montra pas très heureuse  

de l'histoire.  

Si jamais t'as bavassé à l'école, tu peux prier pour que je file  

mieux demain. Sans ça tu vas en manger une tabarnac.  

Je m'affolai :  

Non, m'man, j'ai rien dit, je vous le jure !  

Mais elle me prit par le bras et me traîna dans sa chambre où  

elle décrocha « la » ceinture.  

Baisse tes culottes et allonge-toé sur le lit. Ça va t'apprendre  

à parler à n'importe qui.  

Non, m'man, battez-moi pas. C'est pas de ma faute. J'ai rien  

fait de mal...  

Dépêche-toé parce que ça va être pire.  

Le lendemain, ma mère se présenta à la classe plus tôt que  

prévu. Les cours n'étaient pas finis. Attentive à recopier une  

dictée, je levai soudain les yeux et je la vis qui m'observait par le  

carreau de la porte. Je sursautai violemment. La maîtresse la vit  

aussi. Elle sortit pour parler avec elle dans le corridor. Cela dura  

une dizaine de minutes. Puis elle revint s'asseoir à son bureau  

sans rien dire. Qu'est-ce qu'elle avait bien pu raconter à ma mère  

? J'étais tracassée.  

Sur le chemin du retour, j'avais tellement peur que je  

marchais dans la rue. Ça ne me faisait plus rien de mourir. J'étais  

fatiguée de me faire battre pour tout et pour rien. ÉcSurée des  

attaques d'Arthur. ÉcSurée d'être moi, tellement laide et bête  

que personne ne voulait de moi. Les autos me frôlaient et  

klaxonnaient. On me criait des bêtises, mais aucune auto ne me  

frappa. Même le bon Dieu ne voulait pas de moi. J'ai marché  

très longtemps dans les rues, mettant le plus de temps possible à  

revenir à la maison. Tellement que je ne réalisai pas qu'il était  

assez tard lorsque j'eus fini de pleurer. Je ne voyais plus  

d'enfants dans les rues ; je revins à moi et je marchai plus vite.  

À la maison, tous étaient attablés pour le souper. Quand  

j'ouvris la porte, Arthur se leva et m'attrapa par les cheveux. Il  

me secoua en me donnant des coups de pied sur les jambes.  

J'avais mal partout. Je m'écrasai sur le plancher, mais Arthur me  

releva et me donna une grande claque dans la figure, de toutes  

ses forces. J'avais les lèvres fendues et la bouche pleine de sang.  

Je suppliai :  

Lâchez-moi ! Je n'en peux plus, s'il vous plaît !  

Il continua à me donner des coups de pied. Ma mère  

intervint :  

Arrête, ça ne vaut pas la peine, elle se domptera jamais. Ça  

lui fait pas grand mal.  

Mais Arthur était enragé :  

La prochaine fois, elle va goûter à ma ceinture. Tu vas voir  

qu'elle sera plus capable de s'asseoir sur ses petites crisses de  

fesses. Elles vont être en sang.  

Je pleurais de plus belle :  

Mais j'ai rien fait.  

Ferme-la. Si t'en as pas eu assez, je vas t'en donner encore.  

Ma mère me jeta mon manteau par la tête :  

Après souper, tu vas réparer toi-même ton linge. Tu vas poser  

des boutons à ce maudit manteau. On me dira plus que t'es  

habillée en guenilles.  

Les jours qui suivirent, je revis la dame près de l'école. Elle  

ne chercha plus à me parler. Elle se contentait de me sourire, de  

loin. Je la voyais au moins une fois par semaine. Mais un mois  

plus tard, nous avons déménagé et je ne l'ai plus jamais revue.  

L'esclavage  

Je crois maintenant que ce déménagement était dû à la peur  

d'avoir des ennuis à cause des batailles incessantes à la maison.  

La police avait dû intervenir plusieurs fois, et l'histoire de l'école  

avait inquiété mes parents. Dans le village où nous allions  

habiter, ma mère avait trouvé un logement au second étage.  

Nous allions avoir des voisins. J'aidai ma mère à faire les caisses  

et tôt le lendemain nous sommes partis vers notre nouvelle  

maison. C'est nous, les enfants, qui avons dû transporter et  

monter les boîtes. Arthur était dans la camionnette et dirigeait  

les opérations, une petite bière à la main. Comme d'habitude, il  

criait et distribuait des coups de pied afin de nous encourager. Il  

nous passait les bagages :  

Allez, vous autres ! Bande de maudites mémères ! Grouillez-  

vous, bande de bons à rien ! Vous êtes pas capables de rien faire,  

gang de niaiseux !  

Les boîtes étaient très lourdes, nous avions beaucoup de mal  

à les monter. Nous utilisions toute notre force à finir ce  

déménagement, et lui, il mettait toute sa force à nous engueuler.  

Heureusement, mes oncles vinrent donner un coup de main pour  

les meubles ; on a donc eu la permission d'aller jouer, sauf moi  

qui devais aider ma mère à tout ranger. J'étais épuisée et ne  

pensais qu'à aller me coucher. Malheureusement, les parents  

décidèrent d'aller « étrenner » l'hôtel du village et je dus garder.  

Le lendemain, nous devions poursuivre l'installation. Arthur  

continuait à crier et à distribuer les coups. Il décida que je devais  

l'aider et il m'envoya chercher l'égoïne. Je me dépêchai de  

m'exécuter, mais je n'arrivais pas à trouver l'outil demandé. Il  

sortit en criant :  

Câlisse, veux-tu te dépêcher !  

Mais je ne la trouve pas !  

Furieux, il descendit. Il souleva la roue de secours et sortit  

l'égoïne d'en dessous. C'est alors qu'il m'en donna un bon coup  

sur la cuisse en disant :  

Ça va t'apprendre à t'ouvrir les yeux, maudite aveugle.  

Je remontai en courant et me remis à aider ma mère à la  

vaisselle. Je n'avais pas entendu Arthur venir quand il me donna  

un grand coup d'égoïne sur l'autre cuisse. Il riait :  

Il fallait que cette cuisse-là ressemble à l'autre.  

Mais ma mère en eut bien vite assez de ranger et de nettoyer.  

Lançant son tablier, elle nous dit :  

Moé, je touche plus à rien. Arthur pis moé, on va aller faire  

un tour et à notre retour vous êtes mieux d'avoir fini.  

Je savais bien que, même si les autres refusaient de m'aider,  

ça me retomberait sur le dos. Souvent, ils me nuisaient plutôt  

que de m'aider. Au retour de ma mère, le ménage était loin d'être  

terminé. Et elle m'engueula, me traitant de propre à rien. Elle me  

prédit les pires malheurs : je ne ferais rien de bon dans la vie et,  

pire encore, je ne me marierais jamais puisqu'aucun homme ne  

voudrait d'une souillon comme moi. Si elle pensait qu'elle me  

faisait de la peine, elle se trompait. La seule chose au monde à  

laquelle je ne tenais pas était bien de me marier ou de partager  

ma vie avec quelque homme qu'il soit. Jamais je ne me  

marierais... jamais. Arthur, voyant que les paroles de ma mère  

ne me touchaient pas beaucoup, vida sa bière par terre, sur le  

plancher que je venais juste de cirer. De plus, il riait, le maudit  

cochon. Et il marcha dans son dégât en se tramant les pieds.  

Excuse-moé, Élisa ! Pourrais-tu venir essuyer ça, s'il te plaît ?  

Hon ! excuse-moé, princesse !  

Et il pilassait partout en étendant la saleté. J'étais  

découragée. Tout était à recommencer. Je m'agenouillai en  

soupirant pour réparer tout ça. Je ne pus m'empêcher de lui jeter  

un regard noir de haine. Alors, il commença à me battre à coups  

de pied sur les jambes, au derrière, dans les côtes, dans le ventre.  

Je criai, j'essayai de lui échapper. Je me retrouvai dans un coin,  

pliée en deux, le souffle coupé. Il me lança son reste de bière  

avant de sortir avec ma mère.  

Cette fois, mes sSurs m'ont aidée en silence à tout refaire.  

Après souper, nous sommes allés jouer dehors. Moi, je devais  

rester sur la première marche de l'escalier au cas où le téléphone  

sonnerait. Ma mère vérifiait souvent si je ne sortais pas. Les  

enfants des alentours avaient rejoint mes frères et mes sSurs et  

organisaient des jeux. Moi, je restais assise sur la galerie à  

repenser à ma vie noire et triste. Je n'en pouvais plus d'être  

bafouée, maltraitée. J'aurais voulu ne jamais avoir existé. Ma  

mère et Arthur avaient réussi à me faire regretter le jour où  

j'étais née. Pourquoi moi ? Pourquoi tant de souffrances ? La  

tête appuyée contre les barreaux de la galerie, je me mis à  

pleurer. Ça me faisait du bien. Je ne savais plus quoi faire. Où  

aller ? Qui prendrait soin de moi si je partais ? Pour aller où ?  

Personne ne m'aimait, personne ne voulait de moi.  

Je m'essuyai les yeux. Les enfants étaient groupés au pied de  

la galerie et ils se faisaient des gageures :  

Lequel d'entre vous est assez brave pour sauter en bas ?  

La galerie était haute d'environ quinze pieds. Personne  

n'osait relever le défi. Il était certain qu'un enfant aurait pu se  

blesser gravement en sautant d'aussi haut et même se tuer. Sans  

réfléchir je me levai :  

Moi, je vais sauter !  

Surpris, ils avaient tous les yeux fixés sur moi. J'enjambai la  

balustrade et je sautai. Je me cognai durement les genoux, c'est  

tout. En me relevant, je vis que les voisins étaient debout sur  

leur galerie. Triomphante, je dis :  

Lequel est le deuxième ?  

Ils avaient tous peur. Celui qui avait proposé le jeu reprit :  

O.K. ! Tu recommences et après on le fera !  

Je remontai et recommençai une deuxième fois.  

Mais là, j'avais très mal tombé. Je m'étais foulé la cheville et  

tordu un poignet. J'avais les pieds qui brûlaient. Richard  

s'apprêtait à sauter lorsqu'un voisin cria :  

Arrêtez-vous ! Vous allez vous tuer ! Si vous recommencez,  

je vais avertir vos parents !  

Je fis entrer tout le monde dans la maison. C'est alors que je  

vis Richard qui bousculait et frappait mon petit frère Patrick. Je  

fus prise d'une rage incontrôlable et je sautai sur Richard.  

Lâche-le, as-tu compris ? Tu vois pas qu'il est plus petit que  

toi ? T'as pas fini de le taper ?  

Mais dès que j'eus le dos tourné, Richard prit sa ceinture et  

se mit à me frapper. Je réussis à lui arracher la ceinture. J'en  

tremblais de rage. Je n'avais plus rien à perdre. J'en avais assez,  

assez, assez...  

Je finis par l'attraper. Je voulais l'écraser comme un pou. Il  

allait payer tout ce que j'endurais ici.  

Mon maudit, tu commenceras pas à me battre ! Il y a assez  

des parents qui me traitent comme un torchon, toi, tu n'auras pas  

cet honneur. Tu vas t'apercevoir que je suis plus forte et plus  

maligne que toi, p'tit frère ! Ne t'avise plus de me toucher,  

jamais, parce que je serais capable de t'étrangler.  

Il réussit à s'enfermer dans la chambre de notre mère.  

T'as pas fini, Élisa T., je vais tout dire à maman quand elle  

reviendra. Tu vas voir, elle va te dompter, elle.  

J'avais repris le contrôle de moi, et j'avais peur de ce qui  

allait m'arriver.  

Le lendemain, ma mère avait tout appris. Concernant  

l'épisode de la galerie, elle ne fit que ce commentaire :  

Si t'avais pu te tuer, on aurait été bien débarrassés. Si tu veux  

recommencer, la galerie est là. Ne te gêne pas.  

Pour le reste, j'ai eu une raclée bien sûr. J'avais atteint un  

point où j'étais comme engourdie. Les insultes, les moqueries  

me touchaient de moins en moins. J'avais le cSur gros à  

longueur de journée. Je traînais ma triste vie d'un jour à l'autre,  

de sarcasme en sarcasme, d'une volée à l'autre. La seule chose  

qui me faisait vraiment mal, c'était de voir que mon frère Patrick  

commençait lui aussi à être battu. Peut-être qu'ils allaient me  

battre pour me tuer, mais j'allais le défendre.  

L'attentat  

Juillet, mois de ma fête ; juillet que je n'oublierai jamais.  

Mois de vacances, temps de terreur pour moi qui étais sans cesse  

à la maison. Ce samedi très ensoleillé reste gravé dans ma peau  

au point de m'avoir fait haïr l'été, le soleil et la chaleur. Il faisait  

une chaleur de four à pain, pas un souffle de vent, pas la  

moindre petite brise, rien ! Rien que le cri aigu des cigales, et les  

plaintes des enfants qui avaient trop chaud. Impatiente, ma mère  

berçait Nathalie, le bébé, qui pleurait parce qu'elle ne pouvait  

s'endormir. Arthur proposa de nous emmener à la plage. Les  

enfants étaient fous de joie. Je proposai :  

Allez-y, vous autres, moi je vais garder Nathalie.  

Toé, tu vas venir avec nous autres, compris ! Dépêche-toé  

parce qu'on va t'embarquer de force. Va remplir la bouteille de  

la petite tout de suite, pis arrête de niaiser.  

Je n'étais pas très enthousiaste de partir en auto avec eux,  

surtout quand ils avaient pris quelques petites bières, histoire de  

se désaltérer. Pourtant je m'empressai de laver, brosser et  

remplir la bouteille avec du lait frais que j'avais pris au frigo.  

Ce n'était pas très rafraîchissant d'être entassés à l'arrière de  

l'auto, cordés les uns sur les autres. Enfin, nous avons pu  

descendre, la plage était toute petite et le lac ressemblait plutôt à  

une mare à grenouilles. Il n'y avait personne. Je m'installai sur le  

sable avec Nathalie pendant que ma mère jouait dans l'eau avec  

les autres. Ils avaient mis la bière sur le toit de l'auto, les enfants  

pataugeaient dans l'eau en criant. Moi, je restai à l'écart,  

savourant ce moment de répit, étendue au soleil près du bébé.  

Envoyé, Élisa, viens te saucer ! Envoyé, la Noire, ça te fera  

pas de mal de te tremper dans l'eau.  

Ma mère s'approchait de moi en riant et en me lançant de  

l'eau. Je me levai et essayai de la contourner. Elle ne pouvait  

jamais me laisser tranquille. Je lui jetai un regard boudeur.  

J'étais à peine entrée dans l'eau qu'elle me saisit par le bras et  

essaya de me faire tomber. Comme elle ne réussissait pas, elle  

me lâcha et se mit à me lancer de l'eau avec ses deux mains.  

J'essayai de m'enfuir, mais j'étais aveuglée, j'étouffais. Arthur  

vint l'aider. Ils me poussaient dans les bras de l'un à l'autre,  

pendant que le premier continuait de m'arroser. Puis ils  

m'attrapèrent, l'un par les bras, l'autre par les pieds, et ils me  

balancèrent plus loin. Il y avait presque trois pieds d'eau, mais  

en crachant et en toussant je me remis debout assez facilement.  

Ma mère me rejoignit à nouveau et me donna une grande  

poussée. Je tombai la tête la première. Elle se jeta sur moi et, de  

ses deux mains, me maintint la tête sous l'eau. Je me débattais de  

toutes mes forces, j'avalais de l'eau, je manquais d'air, je  

faiblissais. Les tempes battantes, je fis un dernier effort et je  

réussis à faire basculer ma mère qui lâcha prise. Je pus nager et  

m'éloigner du rivage. Je ne voulais surtout pas prendre de risque  

avec Arthur j'avais ma leçon. Je restai à nager dans le « creux ».  

Là, je pouvais reprendre mon souffle sans danger. Au bord, ma  

mère essayait de se relever avec l'aide d'Arthur. Elle regardait  

vers moi comme si elle n'en croyait pas ses yeux.  

Comment ça se fait qu'elle sait nager, elle ? Comment ça se  

fait ?  

J'étais heureuse de lui apprendre et de la narguer :  

J'ai appris à nager à l'orphelinat. C'est les sSurs qui nous l'ont  

montré !  

Je sortis de l'eau par l'autre côté de l'étang. Ma mère sacrait  

et criait ; la baignade semblait finie. Je rejoignis l'auto en me  

tenant le plus loin possible d'eux. J'étais désespérée... Ma mère  

avait voulu me noyer... Ma mère était aussi méchante qu'Arthur.  

Elle me détestait, elle voulait que je disparaisse. J'étais fatiguée  

de cette vie. Je me cachai derrière l'auto, à l'abri de leurs  

regards.  

Mon Dieu, pourquoi suis-je venue au monde ? Ayez pitié de  

moi, Seigneur !  

Je ravalai mes larmes, car je n'aurais fait qu'aggraver mon  

cas. Les autres ne s'étaient aperçus de rien ; ils jouaient au bord  

de l'eau. Ma mère ramassait ses affaires et, en passant près de  

moi :  

Je me vengerai bien ! Et cette fois-là, je ne te manquerai pas.  

Que pouvais-je faire sinon endurer et souffrir ! Je savais  

maintenant que ma mère voulait se débarrasser de moi ! Je la  

détestais autant qu'Arthur, plus encore, puisqu'elle était ma mère  

et qu'elle aurait dû m'aimer et me protéger. Qu'est-ce que j'avais  

bien pu lui faire pour qu'elle me haïsse autant ? Je me sentais  

tellement misérable.  

Ma mère, qui avait tout ramassé, cria aux autres :  

Venez, on s'en va ! Pis, grouillez-vous.  

Puis elle s'approcha de moi :  

Ça finira pas là, je vais me reprendre et, cette fois-là, tu t'en  

réchapperas pas. As-tu bien compris ? Pour ta punition, j'ai  

envie que tu reviennes à pied chez nous !  

Non, s'il vous plaît !  

Arthur prit place au volant. Elle fit monter les autres en  

arrière et ferma la portière. Puis, elle monta à sa place. J'étais là,  

hors de l'auto, toute seule comme un chien. Je commençai à  

pleurer. Ma mère était tournée vers Arthur et discutait. Mes  

sSurs me regardaient à travers la vitre et elles pleuraient. L'auto  

démarra. Je pensai : C'est fini, je suis fichue, elle me laisse ici  

avec les loups et les ours. Comment je vais faire pour retourner  

chez nous ? Je ne connais même pas le chemin...  

Soudain, ma mère sortit de l'auto et me dit sur un ton  

glacial :  

Arrive ! Par chance qu'on a du cSur, nous autres, et que tes  

sSurs pleurent, car je t'aurais laissée là.  

Elle me poussa brutalement à l'intérieur. Sans le vouloir, je  

bousculai Richard qui me donna des coups de coude et me  

coinça entre ses genoux et le siège avant. J'essayai de me relever  

et lui donnai un coup de poing sur les bras pour qu'il me laisse  

tranquille. À cause de la bagarre, Arthur se retourna, allongea le  

bras et m'attrapa par les cheveux en tirant :  

Ma câlisse, fais attention, je suis capable de te laisser là, moé,  

sur le bord du chemin !  

J'étais au bout de ma résistance. Je réussis à m'appuyer en  

mendiant un petit espace. Je n'ai jamais été aussi heureuse d'être  

de retour à la maison et vivante.  

Ma mère coucha Nathalie. Quand elle revint, elle était très  

en colère contre moi :  

T'as osé lui donner ça ? Une bouteille de lait caillé !  

Je ne comprenais rien. J'avais pourtant bien lavé la bouteille  

et je l'avais remplie de lait frais.  

Je ne sais pas, moi ! Peut-être que le lait n'était pas bon !  

C'est pas de ma faute ! Peut-être qu'il faisait trop chaud !  

Je songeai tout à coup que la bouteille de la petite était restée  

tout l'après-midi au gros soleil. Je savais, moi, que j'avais bien  

nettoyé la bouteille.  

Ma mère avait pris un verre et y avait vidé le contenu du  

biberon. Elle me le tendit :  

Puisque tu trouves ça assez bon pour ta sSur, tu vas en boire,  

toé aussi. Je te guette. Tu vas boire ça devant moé tout de suite.  

Rien qu'à le sentir, j'avais des haut-le-cSur.  

Dépêche-toé ! Bois-le vite !  

Je me bouchai le nez, mais ça ne voulait pas passer. Enfin, je  

réussis à en boire une ou deux gorgées. Elle m'enleva le verre et  

me jeta le tout à la figure :  

Tu pues, écSurante ! Va te laver ! Crisse ton camp !  

À partir de ce moment, je n'eus plus aucune confiance en ma  

mère. Seulement de la haine, une haine désespérée. Je la  

regardais agir et je la jugeais. Elle était mon ennemie, elle avait  

voulu que je meure. Et moi, je la haïssais.  

Nathalie  

Depuis sa naissance, je m'occupais de Nathalie comme si  

elle avait été mon enfant. J'en ai passé des nuits blanches à la  

bercer ! Ma mère trouvait qu'elle avait assez de travail avec nous  

le jour pour avoir le droit de dormir la nuit. C'est moi qui devais  

m'occuper de ma sSur et accourir au moindre pleur. Parfois je  

m'endormais tout en la berçant. Je m'installais confortablement  

dans la berceuse, le bébé dans les bras, et je finissais toujours  

par m'endormir. Mes pieds se mettaient en mouvement malgré  

moi, par habitude. Je la berçais ainsi une partie de la nuit.  

J'aimais particulièrement ma petite sSur; elle était un peu  

comme ma fille, car c'était surtout moi qui m'en occupais.  

Nous étions à la fin de décembre et Nathalie était malade.  

Elle était couverte de petites plaques rouges et elle pleurait sans  

arrêt. Elle faisait beaucoup de fièvre. À la fin de l'avant-midi,  

ma mère décida de l'emmener à l'hôpital. Ils ne revinrent qu'à  

l'heure du souper. J'étais inquiète ; je ne voulais pas qu'il lui  

arrive la même chose qu'à Jean-Marc. Elle faisait tellement pitié  

quand ils sont partis pour l'hôpital : toute rouge, incapable de  

manger ou de boire. Tellement fiévreuse qu'elle semblait sans  

réaction, se contentant de geindre. Au retour, Arthur la tenait  

dans ses bras ; il la déshabilla et alla la porter dans sa chambre.  

Ils n'ont pas voulu la garder à l'hôpital. Il n'y avait aucune  

place. Ils lui ont donné une piqûre et nous ont dit que nous  

pouvions repartir.  

Ma mère semblait furieuse. Elle se tourna vers moi :  

Tu vois, ta pauvre petite sSur qui est couchée dans son lit,  

elle est malade à cause de qui ? À cause de toé !  

Je restai pétrifiée. Je ne voulais plus parler, je ne voulais plus  

entendre, me rouler en boule pour résister à ce qui allait suivre.  

Je ne voulais plus avoir mal...  

Tes frères et tes sSurs m'ont dit que, quand je sortais, tu  

laissais Nathalie n'importe où, tu la changeais de couche par  

terre, sans t'occuper du plancher froid ni des courants d'air. C'est  

de ta faute tout ça !  

Nathalie était malade et c'était peut-être de ma faute. Ça me  

faisait l'effet d'un coup de poing dans l'estomac... Bien sûr que je  

la changeais de couche par terre, sur le tapis, ma mère ne  

voulant pas que je me mette sur les lits... Cependant, je faisais  

attention à elle, attention à ce qu'elle ne prenne pas froid.  

Pourquoi m'accusait-elle toujours de choses dont je n'étais pas  

responsable ? Elle savait mon affection pour Nathalie ! Pourquoi  

voulait- elle me blesser ainsi ?  

Ma mère décida que je devais être punie à la mesure de ma  

bêtise. Elle répandit des pois à soupe sur le plancher et  

m'obligea à me mettre à genoux, les bras en croix. Pour être bien  

certain que je ne bougerais pas, Arthur s'installa tout près, « la »  

ceinture à la main. Je serrai les dents et les poings et j'essayai de  

penser à autre chose. J'étais en état de panique, car je savais qu'à  

la moindre défaillance, Arthur n'hésiterait pas à me rouer de  

coups. Les pois m'entraient dans les genoux, j'avais les bras qui  

tremblaient ; j'en voyais des étoiles. Nathalie pleurait dans sa  

chambre et ma mère envoya mes sSurs s'occuper d'elle.  

Elle ne veut pas nous voir ! C'est Élisa qu'elle veut !  

Ma mère se laissa fléchir !  

C'est bon, Élisa, tu peux y aller. C'est assez pour aujourd'hui.  

On reprendra ça un autre jour.  

Diane revint avec Nathalie dans les bras. Sa petite pleurait et  

se débattait.  

J'suis pas capable de l'arrêter de pleurer. C'est tannant, ça !  

Elle n'arrête pas de pleurer. Prenez-la, vous !  

Donnez-la-moi ! Vous êtes pas capables de rien faire.  

Diane lui remit le bébé. Ma mère essayait de la consoler,  

mais Nathalie ne voulait pas rester sur elle. Elle criait de plus en  

plus tout en me tendant les bras. Excédée, ma mère me la remit  

brusquement.  

Tiens ! Prends-la, si c'est ça qu'a veut !  

Nathalie avait cessé de pleurer, la tête collée contre mon épaule.  

C'est pas normal, ça. Elle t'aime plus qu'elle aime sa propre  

mère.  

C'est pas de ma faute si elle s'est arrêtée de pleurer !  

Arthur se leva et, tout en me donnant une tape dans le visage :  

Elle lui a sûrement fait quelque chose, ça se peut pas !  

Ma mère reprit :  

Va la mettre au lit, je ne veux plus que tu t'en occupes. Il y en  

a d'autres ici dans la maison qui sont capables d'en prendre soin.  

J'allai porter Nathalie sur le lit de ma mère. Puis je revins dans  

mon coin, espérant me faire oublier le plus possible. Mais  

Nathalie s'était remise à pleurer. Instinctivement, je me levai  

pour aller m'occuper d'elle, mais Arthur me fît trébucher en  

tendant son pied. Je me relevai en lui jetant un regard de haine.  

Maudit imbécile !  

Je continuai mon chemin vers la chambre en prenant bien soin  

de marcher de reculons afin de ne pas le perdre de vue. Mais  

quelqu'un me fit tomber sur le dos en bloquant mon pas par en  

arrière. C'était mon frère Richard, et il riait. Me voyant étalée  

sur le derrière, les autres se mirent à rire de plus belle. Je me  

levai d'un bond et sautai sur Richard, en rage contre lui, mais ma  

mère intervint :  

Où vas-tu comme ça ? Je ne t'ai pas donné la permission  

d'aller dans ma chambre ! Va t'asseoir dans ton coin et restes-y.  

Diane, va lui donner une bouteille de lait !  

Vous savez bien qu'elle n'aime qu'Élisa !  

Vas-y ! Élisa ne bouge pas de là.  

Diane se rendit à la chambre en chialant :  

Elle est mieux de dormir cette fois, parce que j'vas me  

fâcher...  

Ce soir-là, les parents sortirent au village. Diane et Sylvie  

avaient ordre de s'occuper de Nathalie. Mais il est évident que  

dès que ma mère et Arthur furent disparus, elles refusèrent de  

faire quoi que ce soit. J'étais heureuse de m'occuper moi-même  

de ma petite sSur. Elle était brûlante et semblait délirer. Elle  

n'avait même plus la force de pleurer. Je lui appliquai des  

compresses d'eau froide pour la soulager. J'étais très inquiète, je  

ne voulais pas qu'elle meure... Je ne voulais pas qu'elle meure  

par ma faute. Je la berçai pendant des heures en lui chantant La  

poulette grise. Si ma mère avait dit vrai... Si c'était moi la  

responsable de sa maladie... J'étais tellement maladroite parfois.  

Tout le monde le disait... J'étais une grande niaiseuse, une pas  

d'allure, pas de génie... Je n'étais même pas certaine d'avoir fait  

ce qu'il fallait... Je n'étais même pas bonne pour m'occuper d'un  

bébé. Je passai le reste de la nuit à marcher sur la pointe des  

pieds pour ne pas la réveiller ; j'allais voir à toutes les dix  

minutes si elle dormait bien, si elle était bien couverte... J'étais  

tellement malheureuse, tellement inquiète. Je me sentais  

coupable... Coupable de tous les péchés du monde. Ma mère  

revint tard dans la nuit. Elle s'étonna de me voir là :  

Comment ça se fait que c'est toé qui gardes ?  

Bien, Diane et Sylvie ne voulaient pas s'occuper de Nathalie.  

J'étais obligée.  

C'est correct ! Tu pourras t'en occuper encore puisqu'elle ne  

veut voir que toé. On réglera ça une autre fois. Va te coucher  

maintenant.  

Pendant plusieurs nuits, j'ai dû m'occuper de Nathalie. Au fil  

des jours, ma fatigue augmentait, je manquais de sommeil. Un  

matin, en partant pour l'école, je vis noir et je perdis conscience.  

Je me réveillai brusquement, ma mère m'ayant jeté un verre  

d'eau au visage.  

Nathalie avait été très malade ; elle ne marchait plus, nous  

devions la porter. Je la lavais dans la chambre lorsqu'un jour, en  

essayant de lui faire dire quelques mots, je me rendis compte  

qu'elle semblait ne pas m'entendre. Je répétai son nom à  

plusieurs reprises, mais elle ne me regarda même pas. Je l'ai  

assise au centre du lit et je passai derrière. J'ai frappé plusieurs  

fois dans mes mains en répétant son nom, mais, peine perdue,  

elle ne se détourna pas. Ma mère entra dans la chambre.  

Qu'est-ce que tu fais là ?  

Essayez de crier son nom pour voir !  

Veux-tu t'en aller de là, crisse de folle ! Elle n'est pas sourde,  

va t'asseoir, maudit grand talent, et arrête d'en inventer.  

Mais, m'man...  

Sors d'icitte ! Laisse-la tranquille ! Tu l'as rendue assez  

malade comme ça !  

Comme je me sentais coupable ! S'il fallait que, par ma  

faute, Nathalie soit sourde !  

Quelques jours plus tard, ma petite sSur semblait guérie.  

Elle était assise par terre et s'amusait avec ses jouets, lorsque ma  

mère, essayant d'attirer son attention, s'aperçut qu'elle ne  

réagissait pas. Elle laissa tomber un cendrier par terre, mais  

Nathalie ne bougea pas. Ma mère, affolée demanda à Arthur :  

Ça se peut-tu qu'elle soit sourde ? Vite, Arthur, on va  

l'habiller et on va aller voir un médecin !  

Elle courut chercher son manteau et, en passant, me donna  

une tape à la tête :  

Elle est mieux d'être correcte, parce que, sans ça, tu vas en  

manger une tabarnac.  

Quand ils sont revenus, environ trois heures plus tard, ma  

mère confirma mes plus noires appréhensions. J'avais passé trois  

heures d'enfer à retourner dans ma tête ma culpabilité, mais ce  

n'était rien à côté de l'angoisse et de la peine que j'eus quand ma  

mère m'annonça que Nathalie était sourde, sourde pour toujours.  

Tu vois ce que c'est que de te laisser garder ! Tu rends les  

autres malades.  

Ma mère se mit à me battre à grandes tapes sur la tête.  

J'essayai à peine de me protéger tellement j'étais affolée.  

Tellement j'avais du chagrin. Plus tard, elle raconta à tout le  

monde que la rougeole était tombée dans les oreilles de  

Nathalie. Beaucoup plus tard, j'appris que ma sSur était  

allergique au médicament qu'on lui avait administré à l'hôpital.  

Et pendant des années, j'ai cru que j'étais responsable de la  

surdité de ma sSur.  

De toute façon, Nathalie serait sourde pour toujours.  

Michel  

Ma mère, qui était enceinte, devait accoucher sous peu. Il ne  

lui restait que quelques semaines de grossesse. Un soir de «  

party » et de bière, une vive engueulade s'éleva entre elle et  

Arthur. Au cours de la discussion, Arthur lui donna un coup de  

poing en plein visage et la poussa violemment. Elle tomba à la  

renverse à travers les chaises. Elle pleurait de rage.  

T'es rendu que tu me bats ! Vois clair ! J'suis pas un enfant,  

j'suis une femme qui va te donner un enfant. Si tu continues,  

j'vas crisser mon camp. Je suis capable de faire vivre mes  

enfants sans l'aide de personne.  

Arthur sortit. Nous pouvions le voir par la fenêtre, il  

marchait le long de la route en titubant. Parfois, il tombait et se  

relevait en s'essuyant les mains sur son pantalon. Ma mère  

pleurait :  

S'il voulait faire comme du monde, on serait si bien. S'il veut  

que je vous place, je vais vous placer. Pour lui, c'est trop dur  

d'élever les enfants des autres, il se sent obligé de vous faire  

vivre.  

Mais Arthur revint. En entrant, il se précipita sur moi  

comme un chien enragé. Il me donna des claques partout, puis  

alla chercher sa ceinture dans la garde-robe en disant :  

J'vas vous crisser une maudite volée. Toé, là, la Grande  

Noire, baisse tes culottes et viens sur mes genoux !  

Je n'ai rien fait ! J'ai même pas bougé !  

C'était encore moi qui allais payer pour tout ça !  

Je me mis à pleurer... Maudite, maudite vie ! Maudit Arthur !  

Tu vas venir, oui ou non ? Ou bien tu préfères aller t'étendre  

sur le divan toute nue. C'est de ta faute tout ce qui arrive. Je sais  

que tu bavasses de moé à l'école ; tes frères et tes sSurs sont tes  

complices. Eux autres aussi vont y passer. Vous avez pas fini  

avec moé !  

C'était rendu que les coups ne me faisaient presque plus mal.  

J'étais surtout écSurée ; écSurée de me faire taper dessus... Et  

surtout, oh ! surtout que ça n'en finisse jamais. J'essayais de me  

rendre insensible en attendant que ça passe. Mais la douleur et  

l'humiliation étaient toujours les plus fortes. Je finissais par crier  

et par pleurer, au bord de la panique.  

À qui le tour maintenant ? Je me sens en forme !  

Il se leva de sa chaise pour attraper Diane. En passant, il me  

donna un grand coup de ceinture en pleine face.  

T'es trop effrontée, toé ! Arrête de rire de moé !  

Mais ma mère intervint :  

Câlisse, es-tu devenu fou ? Ils ont rien fait de mal, laisse-les  

tranquilles !  

Elle nous fit signe de sortir. Après un moment, elle alla  

s'asseoir sur ses genoux en lui passant les bras autour du cou et  

en le caressant. Arthur essaya de la repousser, mais elle  

continuait ses chatteries.  

Veux-tu t'enlever de sur moé ! Ça va mal tourner !  

Il se leva brusquement sans s'occuper d'elle, et elle tomba  

assise à ses pieds. Richard et Diane voulurent se porter à son  

secours et l'aider à se relever, mais elle les avisa, en colère :  

Vous autres, laissez-moé tranquille ! Arthur, viens m'aider, je  

t'aime. Si ça continue comme ça, je suis capable de me tuer...  

Il revint vers elle et s'assit par terre en pleurant. Il se coucha  

la tête sur le ventre de ma mère en disant :  

Personne ne m'aime !  

Je t'aime, moé ! S'ils t'aiment pas, laisse-les faire, j'suis ta  

femme, alors laisse faire les autres.  

Je les regardais, assis comme ça sur le plancher, lui à pleurer  

et elle à le caresser ; quel beau couple ! Arthur savait y faire. Il  

était vraiment le roi des hypocrites. Je maudissais le jour où ma  

mère l'avait connu.  

Ma mère donna naissance à un petit garçon. Ils l'appelèrent  

Michel. Arthur l'adorait, c'était son enfant. Il nous était défendu  

de le prendre dans nos bras sans avoir la permission. Arthur était  

vraiment une mère pour Michel ; il le changeait de couche, le  

lavait, le berçait. Il était aux petits soins pour lui. Peut-être que  

la vie allait changer maintenant qu'il savait ce que c'était que  

d'être père.  

Pourtant ils reprirent bien vite leurs sorties de fins de semaine.  

La première fois, ils prirent bien soin de me menacer des pires  

sévices si je ne gardais pas comme il faut mon précieux petit  

frère. Je ne fermai pas l Sil de toute la veillée jusqu'à leur  

retour. À peine les pieds dans la maison, Arthur se précipita  

dans la chambre pour voir si Michel allait bien.  

T'es pas capable de garder comme du monde, Michel est tout  

mouillé. J'pourrais te fouetter à mort pour ça !  

J'eus beau essayer de m'expliquer, expliquer que je n'avais  

pas voulu le réveiller, c'était peine perdue. Il me fit comprendre  

à coups de pied comment il fallait garder son enfant.  

J'vas t'apprendre à vivre, moé. J'vas t'apprendre à obéir... Tu  

vas aller me chercher la bière qui est dans l'auto avant de monter  

te coucher.  

Mais, Arthur, j'suis juste en pyjama et j'ai rien dans les pieds.  

Il y a de la neige dehors...  

Envoyé ! Obéis ! Sans ça j'vas te sortir, moé.  

Je courus le plus vite possible jusqu'à l'auto ; empêtrée dans  

les portières, je trouvai le sac de bières et revins en sautillant de  

froid jusqu'à la maison. Je tâtonnai après la porte sans pouvoir  

l'ouvrir. Je les vis qui me regardaient par la fenêtre et qui riaient.  

Ils avaient verrouillé la porte... Je criais, je sautais sur place en  

grelottant de froid. Après quelques instants, ils me laissèrent  

entrer. Je leur remis leurs bières en grelottant ; je frottai mes  

mains et mes pieds pour les réchauffer. Ils riaient de moi et  

m'ordonnèrent d'aller me coucher et de  

cesser de me lamenter pour rien. Je montai en pleurant, j'étais  

désespérée... Je ne voulais pas qu'ils me fassent mourir.  

Pervers  

Dès la fin du mois de mars, nous avons encore déménagé.  

Ce logement au-dessus d'un autre ne leur convenait pas.  

Plusieurs fois nous nous sommes fait avertir à cause du bruit  

qu'ils faisaient. Plusieurs fois encore la police dut intervenir.  

Cette nouvelle maison leur convenait mieux. Un seul logement  

et isolé d'environ mille pieds du plus proche voisin. D'ailleurs,  

ma mère nous avait fait remarquer :  

Là, on va pouvoir vous botter le cul !  

Avec cette nouvelle maison, elle me fit un grand cadeau. En  

haut, il y avait une toute petite pièce qui allait devenir ma  

chambre. Pour la première fois, j'allais avoir une chambre à  

moi ! Il y avait juste de la place pour un petit lit, mais ça allait  

être mon royaume à moi, même si ma mère m'avait dit :  

Tiens, ça va être ta soue à cochons. Tu vas être bien toute  

seule, dans ta crasse.  

Ce déménagement n'allait pas améliorer la vie à la maison.  

Arthur buvait de plus en plus. C'était encore l'enfer. Je crois qu'il  

devenait fou. Il était de plus en plus méchant, de plus en plus  

vulgaire et sordide. Dès qu'il avait bu quelques bières, il urinait  

partout dans la maison, cassait les vitres, brisait les chaises,  

faisait le plus de chahut possible. Il finissait le plus souvent par  

arracher le fil du téléphone pour que ma mère ne puisse pas  

appeler la police. Pourtant, lorsque les agents se présentaient à la  

maison. Arthur avait généralement pris la fuite. Ma mère leur  

donnait comme explication :  

Vous arrivez trop tard, il a crissé le camp. Je vous remercie  

pareil !  

Les policiers, chaque fois, s'en retournaient, silencieux. Mais  

quelques heures plus tard, Arthur revenait et il s'en prenait à ma  

mère et à nous, les enfants. Quand il la battait et lui faisait mal,  

elle s'enrageait contre lui et le mettait à la porte :  

Je vais le jeter dehors pour de bon. Il boit tout son argent,  

j'suis écSurée de lui.  

Pour se consoler, elle partait à son tour prendre un verre à  

l'hôtel. La querelle finissait quand ils revenaient ensemble tard  

dans la nuit. Et ça recommençait, chaque jour pareil. Nous, les  

enfants, nous préférions être à l'école ; les jours de congé nous  

faisaient même peur.  

Une nuit que je gardais, Arthur revint le premier. Il était près  

de cinq heures du matin ; il lut très surpris de me voir debout.  

Qu'est-ce que tu fais là, toé ? Et ta mère, elle, où est-elle ?  

J'en sais rien !  

Il s'assit au bout de la table.  

Viens icitte !  

Pourquoi ?  

Je t'ai dit de venir. Arrête d'avoir peur, Élisa. Je sais que ta  

mère te bat, mais...  

Vous, vous ne me battez pas peut-être ? Vous inventez des  

niaiseries, vous dites ça à ma mère, elle le croit, et ensuite c'est  

vous qui me battez...  

C'est parce que tu fais la mauvaise tête. Tu m'aimes pas. T'es  

pas gentille avec moi comme les autres.  

Pourtant, je ne fais rien de mal !  

Rapproche-toé, je vais te dire quelque chose.  

Vous pouvez me le dire de votre place. Même si je ne suis  

pas collée sur vous, je vais l'entendre pareil.  

Si tu ne viens pas tout de suite, c'est moé qui vas me lever et,  

cette fois-là, je n'irai pas par la douceur, compris !  

À contre-cSur, je m'avançai vers lui.  

M'aimes-tu ?  

Je ne voulais pas empirer mon cas. Du bout des lèvres, je  

répondis :  

... Oui. Pourquoi ?  

Ça paraît pas. Tu te sauves toujours et moé, pour ça, je te  

donne la volée. Tant que tu feras pas ce que j'te demande, j'te  

donnerai la volée et ça va aller de pire en pire. Moé, je t'aime  

beaucoup, Élisa. Même que c'est peut-être toé que j'aime le plus  

icitte. Plus que ta mère encore... Si tu m'aimes un peu, tu vas me  

le prouver.  

Il se leva debout en me tenant fermement par le bras, ouvrit sa  

fermeture Éclair et me força à y entrer la main.  

Non, je ne veux pas ! Lâche-moi ! Je vais le dire à maman.  

Tu peux lui dire, elle te croira pas ! répondit- il en riant.  

J'essayai de me libérer, de me débattre, mais il était plus fort  

que moi. Il frottait, ma main contre son pénis... Je recroquevillai  

les doigts, cela m'écSurait. J'avais comme une boule de peur et  

de dégoût qui me serrait le ventre. J'essayai de crier et de me  

débattre.  

Diane et Sylvie le font et ne disent pas un mot. Tu vas faire  

pareil comme les autres.  

Non ! Lâche-moi, tu m'écSures !  

Ah ! Je t'écSure !  

Il m'attrapa par les cheveux en serrant très fort :  

Tu vas prendre mon sexe dans tes mains et le sortir.  

Non ! Je vais tout dire à ma mère !  

Je criais et me débattais comme un diable. Mais il me tenait  

encore par les cheveux. Il tenta de mettre sa main dans mon  

pyjama.  

NON ! Pas ça !  

Je ne voulais pas qu'il me touche. Je ne voulais pas... Je réussis à  

lui donner un bon coup de pied sur la jambe. Il me lâcha et me  

claqua le visage trois ou quatre fois. Mais j'avais réussi à me  

dégager et je m'enfuis à l'étage des chambres. Je me cachai dans  

la garde-robe.  

Je l'entendais qui criait comme un fou :  

J'vas crisser mon camp ! Vous ne me verrez plus la face.  

C'est à ce moment que ma mère revint. Comme Arthur  

continuait à crier et à donner des coups de poing partout, une  

vive discussion s'éleva entre eux. Loin de se calmer, Arthur se  

mit à gueuler :  

Élisa, Diane, Sylvie, Richard et Patrick ! Levez-vous, gang  

de fainéants. J'ai affaire à vous autres et ça presse !  

Laisse-les tranquilles, laisse-les dormir.  

Descendez, câlisse, ou bien j'vas monter vous chercher !  

Arrête de crier, ça ne te donne rien de les réveiller.  

La discussion continua sur un ton plus doux. Je me glissai  

doucement vers ma chambre, quand ma mère me cria :  

Élisa, viens icitte, dépêche-toé !  

Je n'avais aucune envie de descendre. Je ne bougeai pas, faisant  

semblant de dormir.  

Élisa ! Je t'ai dit de venir ! J'ai besoin de toé ! Viens m'aider à  

coucher Arthur !  

En bas, Arthur était couché sur le plancher, un petit sourire  

aux lèvres.  

Il dort pas, y rit, m'man !  

Tout à coup, il se leva brusquement. Je sautai en arrière de peur  

qu'il ne m'attrape. Ma mère, insultée, lui dit :  

Tu veux nous faire forcer comme des bSufs, tu dors pas et tu  

ris de ça ?  

C'est seulement pour vous faire travailler un peu, dit-il en  

riant.  

Il se tourna vers moi et me donna une grande poussée. Je  

tombai par terre. Il me menaça du doigt :  

Toé, ôte-toé de là, je t'haïs assez... Va-t'en que j'te voie plus.  

Je remontai à ma chambre complètement écSurée et  

découragée. Il faisait presque jour dehors et je n'avais pas encore  

dormi. J'en avais par-dessus la tête de cette vie que je subissais,  

de cette injustice. Je désespérais de pouvoir attendre d'être assez  

vieille pour m'enfuir ou me défendre. J'avais des idées de mort  

dans la tête, des idées de mort et de meurtre. La bataille avec  

Arthur ne faisait que commencer. Il ne me lâcherait pas tant que  

je ne lui aurais pas cédé. Et moi, je n'avais pas l'intention de me  

laisser faire. Je me sentais un peu comme sa proie, toujours aux  

aguets, toujours à l'affût.  

Chaque fois que l'occasion se présentait, il essayait de  

m'attraper ; mais j'étais plus rapide que lui et je lui échappais. Il  

se faisait un devoir de revenir de l'hôtel avant ma mère afin de  

me surprendre. Cela se terminait par de belles courses autour de  

la table, mais comme il n'était pas capable de m'attraper, il  

m'injuriait en me promettant les plus horribles volées de toute  

ma vie, le jour où il mettrait la main sur moi. À chaque jour, à  

chaque instant où il était présent dans la maison, je devais me  

surveiller. Il voulut se servir de mes sSurs pour me contraindre  

à lui céder.  

Un soir où, encore une fois, il était arrivé le premier, il  

monta directement aux chambres et réveilla Diane et Sylvie.  

Vous allez montrer à Élisa ce qu'on fait, nous autres. C'est le  

grand temps qu'elle sache !  

Il défit sa ceinture, la plia en deux et la claqua dans ses  

mains. Diane et Sylvie se mirent à pleurer. Je m'avançai vers  

elles.  

Avancez !  

Non, Arthur, laisse-nous aller dormir !  

Baissez vos culottes. Élisa aussi ! Pis grouillez- vous ou vous  

allez goûter à ma ceinture.  

J'étais paralysée de peur. Il était assis, la ceinture à la main.  

Il sortit son pénis, commença à caresser Diane et Sylvie. Il prit  

la main de Diane et l'obligea à le caresser, ensuite ce fut le tour  

de Sylvie. J'avais très peur, je savais que mon tour viendrait...  

J'avais mal au cSur.  

T'es rien qu'un maudit vicieux !  

Il essaya de toucher mon sexe. Je réagis brutalement. Je me  

sauvai en remontant mon pantalon. Dans ma fuite, je criai :  

Maman arrive !  

Il lâcha mes sSurs et remonta sa fermeture Éclair  

rapidement.  

Vite ! Allez vous coucher !  

J'ai vraiment essayé de convaincre Diane et Sylvie de tout  

raconter à maman. Mais elles ont toujours refusé. Elles ne  

voulaient pas être battues comme moi. Elles ne voulaient pas  

faire de la peine à notre mère et briser son ménage. Diane  

m'avait dit :  

Si maman se séparait d'Arthur, elle en mourrait sûrement.  

Elle serait capable de se tuer pour lui ; elle l'aime beaucoup. Si  

jamais tu parles de ça et que tu brises tout, je vais t'en vouloir le  

reste de mes jours. De toute façon, je vais dire que tu contes des  

menteries.  

C'est ainsi qu'Arthur put continuer son manège en paix.  

Quand il ne réussissait pas à m'attraper, il montait dans la  

chambre de mes sSurs et redescendait en vitesse quand ma mère  

arrivait. Elle entrait et ne se doutait de rien. Moi, je savais. Le  

moindre prétexte était bon pour m'attraper. Si je lui tendais un  

objet, il en profitait pour me saisir par le bras. Si j'allais  

m'enfermer dans la salle de bains, il faisait semblant de monter,  

mais revenait en silence se cacher près de la porte. Il me sautait  

dessus dès que je sortais. Il lui arriva de me contraindre un soir  

que Nathalie pleurait et que je la berçais. Il me tenait par les  

cheveux, m'obligea à la coucher...  

Le samedi et le dimanche, il montait nous réveiller. J'étais  

tellement nerveuse que je m'éveillais aussitôt que je l'entendais  

monter. Je me levais et m'habillais en vitesse. Pendant qu'il était  

dans la chambre de mes sSurs, j'en profitais pour descendre sur  

la pointe des pieds. Souvent, j'avais juste le temps de me rendre  

à l'escalier avant qu'il ne sorte de leur chambre. Alors il me jetait  

un regard haineux, ne prisant pas que je lui échappe si  

facilement. Je devins tellement habituée que je me réveillais  

avant lui, m'habillais, faisais mon lit et attendais qu'il se lève.  

J'étais prête à me lever aussitôt qu'il montait.  

Ma mère aurait dû se rendre compte de ce qu'il faisait. Il  

annonçait :  

Je vais réveiller les enfants !  

Et il restait en haut un long moment. Parfois elle lui criait :  

Qu'est-ce que tu niaises en haut, câlisse ! Ça te prend bien du  

temps à réveiller les enfants !  

Alors il se mettait à crier après eux, en distribuant des petits  

coups de ceinture. En passant près de moi, il me soufflait :  

T'es une maudite hypocrite, t'as un visage à deux faces...  

Ma haine pour ma mère s'intensifia à cette époque. Il était  

impossible qu'elle ne se rendît pas compte des agissements  

d'Arthur, mais elle fermait les yeux, volontairement. Elle était  

trop lâche pour protéger ses enfants ; elle avait trop peur de le  

perdre. J'avais encore plus de mépris pour elle depuis que je me  

rendais compte combien elle tenait à cet homme si veule,  

vicieux, alcoolique et laid.  

La prière (premier jour)  

Avril. Arthur avait repris son travail en forêt. Je pouvais  

enfin respirer, car il nous quittait toute la semaine. Il était temps,  

car j'étais épuisée, affolée. À être toujours épiée, à toujours être  

aux aguets, folle de terreur, à ne pas manger ou presque, à ne  

pas dormir, j'en étais rendue à vivre dans une sorte d'état de  

transe, un état presque comateux où j'avais l'impression d'avoir  

des hallucinations. A l'école, j'étais obsédée par ma vie à la  

maison, par la terreur de ce qui m'y attendait. Au lieu d'écouter,  

je ruminais sans cesse chaque événement, chaque parole, afin de  

découvrir pourquoi ma mère me détestait tant. À la fin des cours  

du matin, avant d'aller dîner, nous avions l'habitude de faire une  

prière. Les yeux fermés, j'implorai :  

S'il vous plaît, Jésus, faites que maman me laisse un peu  

tranquille. Je vous en supplie, écoutez ma prière, je vous en prie.  

Dans ma tête, je vis l'image de Jésus sur la croix ; une image  

pleine de lumière et très précise. Puis l'image devint floue et  

disparut. La prière était finie, nous pouvions rentrer. À la  

maison, ma mère préparait le dîner en silence. Je mis la table  

sans qu'elle me dispute comme elle le faisait toujours. Elle nous  

servit dans un silence troublant. Elle semblait perdue dans ses  

pensées. Lorsqu'elle passa derrière moi, je sursautai de peur  

qu'elle ne me frappe derrière la tête, mais elle ne me toucha pas.  

Elle me demanda simplement :  

Élisa, pourrais-tu rester cet après-midi, j'ai besoin de toé !  

Elle me l'avait demandé si gentiment que je n'en croyais pas  

mes oreilles. J'ai même réussi à manger un peu. Après le départ  

des autres, je desservis la table et commençai à faire la vaisselle.  

Elle s'approcha :  

Laisse faire. Je vais la laver. Tu n'as qu'à l'essuyer.  

C'était la première fois, depuis fort longtemps, qu'elle venait  

m'aider à faire la vaisselle. Je remerciai Dieu de tout mon cSur.  

Je sentis diminuer le poids que j'avais sur le cSur chaque lois  

que j'étais en présence de ma mère. Pourtant elle ne parlait pas.  

Je me demandais si elle était malade. Elle me dit qu'elle devait  

partir durant l'après-midi. J'aurais à garder les deux petits.  

Je partirai pas longtemps.  

Faites-vous-en pas. Prenez votre temps. Je vais faire un peu  

de ménage pendant que les petits vont dormir.  

... J'avoue que c'est toé ma plus vaillante. Tu ne dis jamais un  

mot et tu fais tout ce qu'on te demande.  

Je n'en croyais pas mes oreilles ! Elle me surprenait  

vraiment. Je ne cessai de me répéter intérieurement :  

Merci, mon Dieu ! Merci de m'avoir écoutée ! Si ma mère  

était toujours aussi gentille, comme on serait bien ! Merci,  

merci, doux Jésus...  

Elle revint presque en même temps que mes frères et mes  

sSurs. J'avais eu le temps de tout finir le ménage.  

Comme c'est propre, Élisa. Tu as vraiment fait du beau  

travail. Faites attention, vous autres, pour ne pas tout déplacer.  

Je veux pas tout refaire demain.  

Que m'arrivait-il ? Ou plutôt que lui arrivait-il ? Je ne  

comprenais plus rien. Ma seule réponse était que Dieu avait  

entendu ma prière. Malgré tout, ma peur subsistait. Ma mère  

changeait si souvent d'humeur. Au souper, j'essayai de manger,  

mais, comme d'habitude, je n'arrivais pas à avaler. Je sentais que  

j'allais vomir si j'insistais. Je la vis qui me regardait pour une  

fois sans colère, mais avec une sorte de pitié dans les yeux.  

Maman, est-ce que je peux ne pas manger, je ne suis pas  

capable ?  

Qu'est-ce que tu veux que j'fasse ? Je n'y peux pas grand-  

chose. Sors de table.  

Je me levai et me rendis à l'évier pour commencer la  

vaisselle, mais elle m'arrêta :  

Attends, Diane et Sylvie vont t'aider. T'en as assez fait pour  

aujourd'hui.  

Mes deux sSurs se regardèrent d'un air surpris. Moi, je  

regagnai mon coin. Ce soir-là, elle me permit de regarder la  

télévision avec eux. Décidément, ma mère avait changé. Je me  

posai beaucoup de questions. Je ne comprenais pas le revirement  

subit de ma mère. Je pus veiller aussi tard que les autres. Dans  

mon lit, j'essayai de faire revenir la même image de Jésus, mais  

ce n'était jamais pareil. J'aurais tant voulu que toute ma vie  

ressemble à cette journée...  

Je vous remercie, Jésus, de m'avoir donné une journée aussi  

merveilleuse. J'aimerais que vous m'en donniez une deuxième.  

S'il vous plaît, faites que demain ma mère soit aussi gentille  

qu'aujourd'hui...  

Deuxième journée...  

Je me réveillai le cSur serré. J'avais peur d'avoir rêvé la  

belle journée que j'avais passée. J'avais peur que le cauchemar  

quotidien revienne d'un seul coup. Je ne me pressai pas de  

réveiller les autres et de faire les lits. Je descendis la dernière,  

comme d'habitude pour repousser le plus possible le moment des  

chicaneries. Ma mère était déjà debout. Diane et Sylvie lui  

dirent bonjour. J'hésitai :  

Bonjour, maman !  

Bonjour.  

Il y avait bien longtemps qu'elle ne se donnait plus la peine  

de me répondre le matin. Je me sentis soulagée. Je m'installai  

pour déjeuner, mais encore une fois je ne pus rien avaler. J'avais  

le cSur au bord des lèvres. Ma mère m'observait du coin de  

l'Sil, mais ne parla pas. Avec mes sSurs, je desservis la table. Je  

me préparais à laver la vaisselle, mais elle m'interrompit.  

Laisse, va-t'en à l'école. J'ai rien que ça à faire !  

Sur le chemin de l'école, j'avais des ailes. Ma mère avait-elle  

enfin compris ! Me faisait-elle vraiment une place parmi ses  

autres enfants ? Je remerciai Dieu des millions et des millions de  

fois.  

La journée fut tout aussi parfaite que la précédente. Je  

m'efforçai de bien faire les choses afin qu'elle garde sa bonne  

humeur. Elle me demanda de garder, le temps qu'elle aille faire  

un tour chez la voisine. À son retour, elle voulut que Richard lui  

fasse une commission.  

Non. C'est toujours moé qui y va.  

Tu vas y aller encore !  

Non, je ne veux pas y aller.  

Ben, mange de la merde ! Va te coucher, je ne veux plus te  

voir,  

Il ronchonnait tout en montant l'escalier.  

Vous prenez pour Élisa asteure.  

À ces paroles, ma mère se tourna vers moi. Elle semblait  

pétrifiée. Je lus dans ses yeux une rage terrifiante. Je me  

recroquevillai dans le fauteuil.  

C'est pas de tes affaires, Richard T. Dépêche-toé de monter.  

Il était furieux ; il montait tout en faisant claquer ses pieds sur  

les marches. Exaspérée, ma mère envoya les autres au lit aussi.  

Non, Élisa, pas toé. Avant d'aller te coucher, veux-tu aller  

faire ma commission ?  

Elle me donna de l'argent et je sortis. En revenant, je voyais ma  

mère qui surveillait mon retour tout en se berçant près de la  

fenêtre. Je lui remis le paquet et lui souhaitai bonne nuit.  

Je voudrais que tu viennes t'asseoir et que tu regardes la  

télévision avec moé.  

J'étais toute confuse. Je ne savais plus où m'asseoir, quoi faire,  

quoi dire... C'est ainsi que je passai la soirée à regarder la  

télévision, à manger des chips et du chocolat, tout en bavardant  

avec ma mère. Elle me regardait avec une certaine tendresse.  

Elle semblait me juger et se juger.  

J'étais tellement heureuse que j'eus du mal à m'endormir...  

Troisième journée...  

Comme les deux jours précédents, tout se passa bien. Ma  

mère eut certes quelques sautes d'humeur, mais rien de  

particulièrement dirigé contre moi. En revenant de l'école, vers  

quatre heures, quelle ne fut pas ma surprise de voir qu'Arthur  

était de retour. Aussitôt ma peur revint totalement. J'essayai un  

court instant de fermer les yeux et de faire revenir l'image de  

Jésus pour qu'il me vienne en aide, mais plus rien... Tout était  

redevenu comme avant. Ma mère m'engueula sans raison et  

Arthur en profita pour me donner des coups de pied avec ses  

bottes de travail. Ce soir-là, je n'ai pas réussi à avaler une seule  

bouchée. Arthur était là et ma vie avait repris son ancien visage  

de brutalité et de terreur. Après cette trêve, je fus encore plus  

découragée... J'essayai de retrouver une solution magique dans  

la prière. Je ne pus y trouver que le réconfort.  

La souris  

Juillet. L'été, les vacances et le cauchemar quotidien. J'étais  

dans la maison à faire le ménage, les autres étaient tous dehors.  

Ma mère entra. Elle tenait par la queue une souris morte. Elle  

s'approcha de moi, le bras tendu, brandissant la souris. Elle me  

poursuivit à travers la cuisine, me frôla la tête et le cou avec la  

petite bête morte. Je me couvris le visage de mes mains, car  

j'avais une terrible peur des souris. Mais finalement ma mère me  

lâcha et rapporta la souris près de l'évier en disant :  

J'pense que j'vas te la faire cuire. Ça va être ton souper... Eh  

ben non, j'vas faire mieux que ça...  

Elle reprit la souris par la queue et monta en riant. Quand  

elle revint, la souris avait disparu.  

Tu vas voir que tu vas passer une bonne nuit !  

Je devinais qu'elle m'avait joué un sale tour. Où l'avait-elle  

cachée ? Je passai la journée à penser à cette souris. J'aurais  

donné ma chemise pour avoir la permission de monter dans ma  

chambre et la chercher, en plein jour. J'imaginais les choses les  

plus farfelues ; la souris n'était pas vraiment morte et se mettait à  

gigoter dans mon lit, au beau milieu de la nuit ; elle me tombait  

dans le cou pendant mon sommeil. J'en frissonnai de dégoût et  

de peur.  

Ma mère m'envoya au lit plus tôt que d'habitude. Je montai  

sans discuter, effrayée, mais soulagée de régler mon compte  

avec la souris. J'ouvris ma porte tout doucement, laissant juste  

l'espace nécessaire pour passer la tête. Je m'attendais à la voir  

courir sur le plancher de ma chambre. Rien. Je sautai sur mon  

lit, le cSur battant je regardai en dessous en prenant tout mon  

temps, l'oreille aux aguets, attentive au moindre bruit. Un peu  

rassurée, je me mis à défaire mon lit, à secouer mes couvertures  

et je le refis très soigneusement, inspectant le moindre pli.  

Toujours rien. Je me recouchai en imaginant toutes sortes de  

choses. Je sursautai au moindre craquement, l'imaginant en train  

de gruger le bord de mon lit ou le pan d'une couverture. Je  

m'enroulai dans mes draps comme une momie, ne laissant le  

moindre espace de peur qu'elle ne puisse s'infiltrer. Malgré la  

grande chaleur, je dormis toute la nuit avec les couvertures sur  

la tête. Je fis d'horribles cauchemars de rats et de souris qui  

grimpaient le long des murs et après moi. Je me réveillai  

fréquemment, couverte de sueur, terrorisée. Au matin, ma mère  

voulut savoir si j'avais passé une bonne nuit :  

Puis, as-tu trouvé la souris ?  

Non, j'ai pas trouvée !  

Elle n'en parla plus. Le soir, je cherchai encore sans rien  

trouver. Je crus que ma mère avait voulu me faire une bonne  

peur ou me jouer un tour. Je cessai de chercher. Quelques jours  

plus tard, alors que j'entrais dans ma chambre, je sentis une drôle  

d'odeur. Je pensai tout de suite à la souris morte. Elle devait  

pourrir quelque part dans ma chambre. Je fouillai partout, mais  

je ne trouvai rien de rien. Les jours passaient et la senteur  

devenait de plus en plus forte, de plus en plus insupportable.  

J'avais beau fouiller, mettre ma chambre sens dessus dessous,  

peine perdue, je ne trouvais rien. Un matin, ma mère me  

demanda encore :  

Tu as dû trouver la souris, tu n'en parles pas !  

Non, je me demande bien où vous l'avez mise, ça sent  

mauvais dans ma chambre... Ça sent la charogne.  

C'était dimanche. Il y avait presque deux semaines que cela  

durait. J'étais écSurée. L'odeur était insupportable. Et moi, je  

devais dormir là- dedans.  

Ce dimanche-là, on m'avait permis d'aller à la messe comme  

les autres. Je voulus prendre mes bas de nylon quand je  

découvris la souris, là, dans mes bas, à moitié décomposée.  

J'avais envie de vomir. Je pris mes bas, entre le pouce et l'index,  

tout en me détournant pour ne pas voir ; j'ouvris la fenêtre et  

lançai le tout dehors. Je me retrouvai, soulagée de la souris, mais  

sans bas pour aller à la messe. Je décidai de faire l'innocente et  

d'aller voir ma mère.  

Maman, je ne trouve pas mes bas de nylon !  

Tu ne sais pas où tu les as mis ? Bon, je vais t'en passer une  

paire. Mais tu devras me les remettre après la messe. Compris !  

Ma mère n'a jamais fait d'enquête au sujet de mes bas. Elle  

ne m'a jamais réclamé les siens. Le même après-midi, je profitai  

de leur absence pour aller enterrer la souris et mes bas. Personne  

au monde ne m'aurait fait porter ces bas-là.  

Ma mère non plus ne m'en a jamais reparlé. La semaine  

suivante, elle m'a donné des collants neufs. Elle paraissait  

confuse.  

Pendant cette période de temps, je fus, bien sûr, la risée de  

mon frère Richard.  

Ça pue en haut. Comment ça se fait que ça pue tant que ça ?  

Pour moi, c'est Élisa qui pue de même !  

Ces remarques m'humiliaient. D'autant plus que c'est ma  

mère qui me donnait mon bain. Avec du savon jaune. J'avais  

quatorze ans et je ne pouvais me laver toute seule, ni comme je  

le voulais ni quand je le voulais. Je devais me laver en cachette,  

car elle me lavait environ une fois toutes les deux semaines et  

parfois même une fois par mois. Je ne pouvais me laver les  

cheveux, car elle aurait vite fait la différence. J'étais mal habillée  

et mal lavée, l'avais une drôle d'allure et les autres me fuyaient.  

C'est ainsi que j'allais commencer une nouvelle année scolaire.  

La Polyvalente  

En septembre, Richard, Diane et moi devions aller à la  

Polyvalente située à quelque neuf ou dix milles de la maison.  

Nous allions alors passer toute la journée à l'extérieur. Plus  

question de venir dîner. Plus question pour moi que ma mère  

vienne me chercher n'importe quand pour garder les petits. Bien  

sûr, elle prenait très mal le fait que j'échappe à sa surveillance.  

Tu vas être bien, là. Tu vas pouvoir faire tout ce que tu veux,  

on sera pas là pour te guetter.  

Ma première journée restera toujours gravée dans ma  

mémoire. C'était l'inscription et il fallait avoir trois dollars pour  

payer sa carte d'identité ; moi, je n'avais pas un sou. On m'a  

avertie que cette carte était obligatoire et que j'en aurais besoin  

durant toute l'année scolaire. Comme à chaque fois qu'il me  

fallait demander de l'argent, je me faisais du mauvais sang.  

J'étais à peu près certaine que ma mère refuserait de me donner  

la somme exigée.  

La journée terminée, je sortis avec les autres pour prendre  

mon autobus. Mais comme il y en avait plusieurs, je ne savais  

pas lequel était le mien. Je ne voyais ni mon frère ni ma sSur.  

C'était énervant, parce que je savais que si je le manquais, je  

devrais rentrer à pied. Finalement, je repérai un chauffeur qui  

ressemblait à celui du matin et je montai. C'était le bon, Diane  

était là. En cherchant un siège, je me rappelai soudain que j'avais  

oublié ma boîte à lunch. Je demandai au chauffeur de  

m'attendre, j'allais faire le plus vite possible. Je courus jusqu'à  

ma case, trouvai ma boîte et repartis aussi vite. J'arrivai dehors  

en courant, essoufflée ; mais tous les autobus étaient partis. Le  

chauffeur ne m'avait pas attendue. Il m'avait laissée là. J'en  

aurais pleuré. J'étais là, dans la cour désertée, toute seule, ma  

boîte à lunch sous le bras.  

Il fallait à tout prix que je rentre à la maison. C'était loin, très  

loin. Je marchais vite, je courais, je marchais encore. Parfois,  

une auto ralentissait à mes côtés et on m'offrait de monter. Je  

disais que j'étais presque arrivée... Ou bien je ne répondais rien,  

regardant de l'autre côté. Ma mère m'avait suffisamment avertie  

de ne jamais monter avec des inconnus. Je n'avais que la moitié  

du chemin de fait et, déjà, j'étais très fatiguée. Une auto s'arrêta  

tout près de moi et une vieille dame se pencha à la portière.  

Est-ce que tu vas loin ?  

Non ! J'arrive presque chez nous.  

Monte quand même. Nous, on a tout notre temps. Ça va nous  

faire plaisir de te ramener.  

Non ! Maman veut pas que j'embarque avec des inconnus !  

Je continuais à marcher, mais eux me suivaient lentement.  

J'avais très peur. Je me tournai et leur criai :  

Laissez-moi tranquille !  

N'aie pas peur de nous. On ne veut pas te faire de mal !  

J'entendis l'autre personne qui disait :  

Laisse-la, on ne peut pas la forcer à monter si elle ne veut  

pas.  

L'auto accéléra et disparut.  

Je continuai à marcher en me demandant à quelle heure j'allais  

arriver à la maison. Je savais bien que, de toute façon, j'allais  

être punie. Une autre auto ralentit à ma hauteur. Je me mis à  

courir afin de ne pas avoir à discuter encore inutilement.  

Élisa ! viens ici on va t'emmener chez vous !  

Je me retournai. C'était la tante Gagnon, la marraine de Nathalie.  

Monte ! On va te reconduire !  

Dans l'auto, il y avait deux hommes : Claude Gagnon et un  

autre que je ne connaissais pas. Ils allaient travailler au moulin à  

bois et c'est ma tante Gagnon qui les reconduisait. Arrivée  

devant la maison, je sortis de l'auto et les remerciai. Ma mère  

m'attendait. Elle me guettait par la fenêtre. À peine entrée dans  

la maison, elle m'attrapa par les cheveux et me donna des  

claques partout. J'en échappai ma boîte à lunch.  

J'vas t'en faire, moé, d'embarquer avec une gang de gars que  

tu ne connais même pas !  

Mais, maman, je les connais, c'est mon oncle Claude et ma  

tante Gagnon !  

T'as menti ! J'les ai vus, moi aussi... Va l'étendre sur mon lit,  

tu vas en manger toute une ! Pis j'vas tout raconter à Arthur et tu  

vas en avoir une autre par lui aussi quand il va revenir vendredi.  

Même s'il te tuait, ça ne me dérangerait pas. Mon rêve serait  

réalisé !  

Le vendredi, au retour d'Arthur, je l'accueillis comme les  

autres avec un bec sur la joue. Il s'est assis à table et ma mère lui  

a donné une bière. Elle lui raconta comment, au lieu de revenir  

avec l'autobus scolaire, je me promenais en auto avec une gang  

de gars. Il me regarda furieusement :  

Tiens-toé prête !  

Je commençai à pleurer, j'aurais voulu disparaître.  

Heureusement, Arthur ne semblait pas en train. Il se contenta de  

se lever et de me donner quelques coups de pied. Il m'obligea à  

le déchausser et à lui embrasser les orteils. Puis il se servit une  

autre bière et continua à discuter avec ma mère de choses et  

d'autres. Soudain :  

C'est trop tranquille icitte ? Richard, crisse une volée à Élisa  

pour la dégourdir ! Elle est trop emplâtre ! Pis toé, la Noire, t'es  

mieux de ne pas bouger.  

Richard s'approcha de moi et me donna des claques. Arthur  

l'encourageait :  

Envoyé ! Pince-la ! Donne-lui des coups de poing ! Pince-lui  

les tétons !  

Ma mère se mit à rire :  

Tu lui pinceras pas grand-chose parce qu'elle a rien !  

Et Richard me pinça. Je lui fis de gros yeux afin qu'il  

comprenne que je me vengerais dès que nous serions seuls.  

Vous voulez que je la batte, et après ça, quand vous ne serez  

pas là, elle me donnera la volée.  

Ma mère s'avança en me pointant du doigt :  

Je voudrais bien voir ça ! Qu'elle te touche une seule fois et  

elle aura affaire à moé, compris ?  

Je répondis nerveusement  

O.K. ! C'est correct !  

Alors Arthur se leva, enleva sa ceinture et se mit à me  

frapper avec le bout métallique. Il me frappa sur les jambes, sur  

les bras et la poitrine et dans le visage aussi. J'avais un Sil au  

beurre noir et des marques partout. Je me réfugiai dans mon coin  

en pleurant. Je pleurai sans pouvoir m'arrêter. Ma mère, qui se  

préparait à sortir, me dit, exaspérée :  

Arrête tes larmes de crocodile. Fais comme du monde et on  

va te traiter comme du monde.  

Le lendemain, je demandai poliment à ma mère de me  

donner l'argent pour ma carte d'identité. Mais elle me répondit  

que je n'avais pas besoin de ça. Pourtant elle avait payé celle de  

Diane et île Richard.  

Je traînai toute l'année cette histoire de carte. Chaque fois  

qu'on me demandait l'argent, je disais que je l'avais oublié. Je  

n'ai jamais eu cette carte d'identité. Je passais pour une mauvaise  

tête auprès de mes professeurs. J'avais honte. J'étais complexée  

devant mes camarades de classe.  

Mes camarades  

J'ai déjà dit que mon apparence physique, ma timidité, ma «  

sauvagerie » me plaçaient à part des autres enfants. Je me  

sentais laide, mal habillée, misérable ; j'étais obsédée par ma vie  

à la maison.  

L'école n'était pour moi qu'un intermède à la violence  

quotidienne. J'étais tellement prisonnière de ma triste vie que je  

ne profitais que rarement de cette échappatoire. Je vivais repliée  

sur moi- même, sur ma peur. De plus, il est connu que les  

enfants, encore plus les adolescents, n'aiment pas les êtres  

différents. J'étais tellement à part que je devins rapidement leur  

souffre-douleur. Il n'y eut pas une journée où je fus tranquille.  

Même dans l'autobus, tous se moquaient de moi. Personne ne  

voulait s'asseoir avec moi, ayant trop peur d'être la risée des  

autres, Richard et Diane ne prenaient jamais ma défense ; ils  

faisaient semblant de ne pas me connaître.  

À cette époque, j'étais totalement affolée. Les reproches et  

les volées que j'avais à la maison me rendaient nerveuse. J'étais  

pâle et mal en point. Je dormais mal et jamais suffisamment. Je  

mangeais aussi très mal. L'atmosphère était telle durant les repas  

que je passais le plus clair de mon temps à vomir ce que j'avais  

réussi à avaler. Parfois, ma mère voulait me faire manger  

comme un ours. Le matin, elle me faisait un gros bol de gruau et  

une pile de toasts. Comme j'avais peur de sa colère, j'avais la  

gorge nouée, je n'avais plus faim. Alors elle me donnait des  

coups de baguette sur la tête pour m'obliger à manger. Plus elle  

tapait, plus je devenais nerveuse et je vomissais. Alors, rendue  

furieuse, elle me battait encore plus. Parfois, elle me donnait  

cinq ou six sandwiches pour dîner ; je devais tout manger  

puisqu'elle avait chargé Diane de me surveiller. Le reste du  

temps, elle ne me donnait qu'une moitié de sandwich et rien à  

boire. Pour souper, elle me donnait un morceau de patate  

bouillie, c'est tout. C'était injuste et incompréhensible. Tout ça  

me rendait plus nerveuse encore.  

Pendant l'hiver, alors qu'Arthur était sans travail, il avait  

découvert un petit jeu qu'il aimait beaucoup. Lorsque l'autobus  

arrivait, il laissait sortir Richard et Diane de la maison, puis il se  

plaçait devant la porte afin que je ne puisse pas passer. Lorsqu'il  

voyait que l'autobus était sur le point de repartir, il me laissait  

sortir. Je devais courir de toutes mes forces pour le rattraper. Le  

chauffeur me chicanait :  

La prochaine fois que tu seras pas sur le bord du chemin avec  

les autres, je repars sans l'attendre. Et je n'arrêterai plus.  

J'étais confuse et gênée. Chaque matin, c'était le même  

scénario. Chaque matin, je devais m'excuser auprès du chauffeur  

d'autobus.  

Au début de l'hiver, ma mère m'avait donné un nouveau  

manteau. Il était de cuirette brune. Je le trouvais très beau même  

si je gelais avec, car il n'était pas doublé. Comme il n'avait pas  

de boutons, je gardais les mains dans les poches pour le tenir  

fermé. Ce matin-là, comme d'habitude, je dus courir après  

l'autobus. Je me revois galopant sur la route, tenant tant bien que  

mal mes livres dans mes mains. Mon manteau ouvert battait au  

rythme de ma course. Quand enfin je rejoignis l'autobus, je ne  

pus monter. Mon manteau avait gelé pendant que je courais ; il  

était ouvert et raide comme une barre. Je dus monter de côté et  

j'accrochai tout sur mon passage. Je fus accueillie par une pluie  

de noms les plus divers, les moqueries, les rires et les  

sifflements. Comme il n'y avait de place qu'à l'arrière de  

l'autobus, à chaque banc j'étais poussée de tous côtés. Je  

tombais, je me relevais. De nouveau poussée, je me relevais  

encore et ainsi jusqu'à ma place.  

J'ai immédiatement détesté ce manteau. Il m'a rendue  

tristement célèbre.  

Coups de couteau  

Novembre. Les jours sont courts et gris. Une période de  

l'année qui me serre toujours le cSur. Nous étions de retour de  

l'école et, contrairement à l'habitude, les parents n'étaient pas  

dans la cuisine à nous attendre. Sylvie et Patrick n'étaient pas  

arrivés de la petite école. Je cherchai à l'étage, dans le salon.  

Personne. J'ouvris la porte de la chambre de ma mère. Ils étaient  

là qui dormaient, ma mère, Arthur, Nathalie entre eux et le petit  

Michel dans son lit. Je refermai la porte tout doucement et  

retournai à la cuisine. J'avertis les autres de ne pas faire de bruit.  

Richard et Diane commercèrent leurs devoirs, moi, assise dans  

mon coin, je les regardais. Il m'était bien défendu de faire mes  

devoirs à la maison. Ma mère pensait que, de toute façon, j'étais  

incapable d'apprendre à l'école. Les devoirs étaient du temps  

perdu. Ce n'est pas ça qui me ferait vivre...  

Les devoirs faisaient donc partie de ma gymnastique  

quotidienne. Je les faisais dans l'autobus, dans les toilettes de  

l'école, pendant le cours d'éducation physique que je ne pouvais  

suivre puisque je n'avais pas le costume réglementaire.  

Quand Sylvie et Patrick arrivèrent de l'école, je m'occupai de  

leur faire réciter leurs leçons. Vers cinq heures trente, Richard  

me dit :  

J'ai faim, Élisa ! Grouille-toé donc ! Tu devrais peler des  

patates.  

J'suis pas sûre que maman va être contente !  

Fais-toé-z'en pas, ils dorment. Elle va être très contente de  

voir le souper commencé quand elle va se réveiller.  

J'avais vraiment peur. Mais voyant que tous avaient faim, je  

me décidai à peler quelques patates et à les faire bouillir. Je  

retournai m'asseoir dans mon coin en attendant qu'elles soient  

cuites. Soudain, ma mère sortit de sa chambre avec Nathalie  

dans les bras.  

Il est tard ! Trop tard pour préparer un gros souper. Vous  

allez manger des Sufs et des toasts !  

Je restai muette. Je pensais aux patates qui bouillaient.  

Mais, maman, Élisa a fait cuire des patates ! s'écria Richard.  

Je me sentis faiblir. Ma mère s'approcha du « poêle » et regarda  

dans le chaudron contenant les patates.  

Je vais les laisser cuire et les mettrai au frigidaire pour Arthur  

demain matin. Il aime bien ça, des patates rôties.  

J'étais soulagée. Elle se mit à préparer le souper. Elle ouvrit les  

tiroirs, fouilla dans l'armoire. Elle cherchait quelque chose.  

Qui a pris le couteau à patates ?  

Je répondis sans attendre :  

C'est moi !  

Elle m'appela. Je m'approchai d'elle. Elle me prit par le bras.  

Cherche-le ! Et que ça ne te prenne pas toute la veillée.  

J'étais nerveuse. Je regardai dans le tiroir, dans l'évier, rien.  

Je ne sais pas où il est.  

Soudain, je me rappelai que je l'avais laissé dans le panier à  

pelures. Je me penchai, ouvris l'armoire sous l'évier et le trouvai  

enfin. Je lui tendis, victorieuse.  

Tenez, je l'ai trouvé.  

Elle le prit d'un mouvement vif, et sans que j'aie eu le temps  

de réagir, elle me l'enfonça dans la cuisse gauche. Je restai  

stupéfaite. Sur le coup, je ne sentis pas mon mal, mais lorsque je  

regardai, je ne vis que le manche de bois brun qui sortait de ma  

cuisse ; la lame était entièrement enfoncée dans ma chair. Je ne  

pus m'empêcher de crier. Déjà le sang giclait dans mon  

pantalon. Elle attrapa le manche et tira. J'étais complètement  

terrorisée. Je criais, je pleurais, crispant mes deux mains sur ma  

blessure. Je soulevai un peu les mains, elles étaient toutes rouges  

de sang, de mon sang. Je me remis à crier de plus belle. Mes  

frères et mes sSurs, qui avaient assisté à la scène, me  

regardaient fixement, comme paralysés par ce qui m'arrivait. Ma  

mère me dit :  

Vas-tu le savoir maintenant qu'on ne met pas le couteau à  

patates dans le panier à pelures ?  

Je pleurais de douleur. Je hoquetai :  

Mais, maman, je l'ai oublié là ! C'est pas de ma faute !  

Puis, voyant que cela saignait sérieusement, elle devint inquiète.  

Monte vite en haut, j'vas aller chercher quelque chose pour te  

mettre là-dessus. Dépêche- toé, j'veux pas qu'Arthur te voie  

comme ça !  

Je marchai péniblement vers l'escalier. J'avançai en gardant  

mes mains crispées sur ma blessure et en pleurant. Dans le  

silence le plus complet, je réussis à monter et à me rendre à la  

chambre. Ma jambe était raide, je ne pouvais plus la plier, ça me  

faisait trop mal. J'entendis ma mère qui avertissait les autres :  

Pis vous autres, les grands talents, vous êtes mieux d'oublier  

ça au plus vite et de continuer à mettre la table. J'veux plus en  

entendre parler.  

Et elle monta. Lorsqu'elle entra dans ma chambre, j'étais  

encore debout et je pleurais sans pouvoir me contrôler.  

Baisse ton pantalon et assis-toé sur le lit. !  

J'obéis. Je m'assis sans plier la jambe ; de toute façon, je n'en  

étais pas capable. Elle me tendit la bouteille qu'elle avait à la  

main :  

Mets-toé ça dessus ! Ça te fait-tu mal ?  

La bouteille semblait contenir de l'eau. Je l'ouvris, mais une  

forte odeur s'en dégagea.  

Donne, j'vas t'en verser. C'est de l'alcool à friction. C'est pas  

dangereux.  

Elle reprit la bouteille et en versa abondamment sur ma plaie.  

Je me remis à crier comme une perdue. C'était comme si elle  

m'avait brûlée avec un fer rouge.  

Arrête de crier ! Arthur va se demander ce qui se passe.  

Arrête de crier, Élisa ! Il faut désinfecter ça ! Continue à t'en  

mettre. Moi, il faut que je descende voir au souper.  

Je regardai l'étiquette sur la bouteille, n'ayant pas très envie  

d'inonder ma plaie de ce liquide brûlant. Le premier mot que je  

lus sur la bouteille, écrit en gros caractères noirs, était le mot  

POISON. Ma mère voulait-elle vraiment m'empoisonner ? Je me  

sentis faiblir, je m'allongeai sur le lit. Qu'allait-il m'arriver  

encore ? Ma mère avait-elle voulu me tuer ! Je me sentais très  

mal ; j'avais le cSur battant, je voyais des points noirs devant  

mes yeux, j'étais engourdie... Puis tout devint noir, je  

m'évanouis. Lorsque je repris connaissance, ma mère était là  

auprès du lit :  

As-tu compris ce que je t'ai dit ? Non !  

Je me redressai sur le lit. J'étais encore tout étourdie.  

Tu vas descendre avec les autres, et essaie de pas boiter.  

Elle me laissa seule. Je ne pleurais plus, mais j'avais encore  

très mal. Je me levai, remontai mon pantalon ; j'eus besoin du  

mur pour me soutenir, car je me sentais toute faible et  

tremblante. Je réussis à avancer de quelques pieds, la jambe  

raide. Il m'était très difficile de ne pas boiter. Mon pantalon,  

rendu rugueux par le sang séché, frottait sur ma blessure et me  

faisait horriblement souffrir. J'en avais des sueurs dans le dos. Je  

sentais que j'allais m'évanouir à nouveau. Je descendis l'escalier  

marche après marche en me cramponnant à la rampe.  

Arrivée en bas, je vis mes frères et mes sSurs qui me  

dévisageaient en silence. Je pus lire un peu de pitié dans leur  

regard. Ma mère les observait, exaspérée :  

J'I'ai pas tuée ! Alors arrêtez de faire vos têtes d'enterrement !  

Je me rendis tant bien que mal jusqu'à mon coin ! Je gardai  

ma jambe droite et raide, c'était moins douloureux ainsi. Voyant  

cela, ma mère s'approcha, mit une main sous mon genou et de  

l'autre attrapa ma cheville puis me plia la jambe.  

Aïe !  

C'était comme si elle avait tourné un couteau dans ma plaie.  

J'avais envie de crier de douleur. Je ne pus retenir mes larmes,  

même si je savais que cela ne faisait que la rendre plus  

impatiente encore. La porte de la chambre s'ouvrit, laissant  

passer Arthur encore endormi.  

Qu'est-ce qui se passe ?  

Il me jeta un regard de travers. Il vit que je pleurais.  

Qu'est-ce qu'elle a encore, cette mémère-là ? Elle chiale tout  

le temps !  

Pour s'assurer que j'avais bien compris, il me donna des  

coups de pied sur ma jambe blessée.  

Lève-toé, maudite chialeuse. Va aider ta mère à mettre la  

table...  

Je ne lui laissai pas le temps de continuer. Je hurlai :  

Non ! Arrêtez-vous ! J'en peux plus ! J'en ai assez ! Si vous  

voulez me tuer, tuez-moi. Vous allez être débarrassés. Je suis  

écSurée à mort de cette vie-là.  

Arthur, furieux, marchait déjà sur moi, les poings sortis,  

quand ma mère intervint :  

Arrête-toé ! Prends le temps de te lever. Elle en a assez eu  

pour aujourd'hui, laisse-la tranquille. Viens avec moé dans la  

chambre, j'ai à te parler.  

Ils demeurèrent dans la chambre pendant quelques minutes.  

Les autres ne parlaient toujours pas. À leur retour, Arthur me  

dit:  

C'est ben bon pour toé ! À la place de ta mère j'aurais fait  

pire. Tu ne mérites que ça.  

Ils me promirent la pire volée si je racontais cette histoire à  

qui que ce soit. Je jurai que je ne dirais rien. D'ailleurs, à qui  

aurais-je pu raconter mon histoire ? La seule qui m'approchait à  

l'école était Diane. Je n'avais pas d'amie, je n'avais personne.  

Au souper, je ne mangeai presque rien et ils m'ont laissée  

tranquille. J'ai dû laver la vaisselle comme d'habitude.  

Dans mon lit, le soir, j'ai pleuré. J'étais désespérée. Ma  

jambe était enflée ; ma blessure ne saignait plus, mais mon mal  

était encore aussi vif, lancinant. La douleur battait au rythme de  

mon cSur. Je réussis à m'endormir, épuisée, d'un sommeil au  

bord de la conscience, d'un sommeil qui laissait la douleur  

intacte.  

Le lendemain matin, ma jambe était raide comme une barre,  

la cuisse, enflée, et la blessure, au centre d'un énorme gâchis de  

couleurs, n'était pas belle à voir. Je touchai la plaie, c'était  

extrêmement sensible. Tant bien que mal, je réussis à enfiler  

mon pantalon. Comme il était de couleur foncée, la tache de  

sang ne se voyait pas. De toute façon, c'était la seule paire que  

j'avais.  

Ma mère et Arthur étaient déjà levés. Je n'avais aucune envie  

de les voir, de leur parler. Je mis la table. Ma mère était assise  

dans sa chaise berceuse et fumait sa première cigarette de la  

journée. Ils me regardaient aller et venir en silence. Finalement,  

Arthur avertit ma mère :  

Elle ne va pas à l'école aujourd'hui. Elle boite encore et ils  

vont dire qu'on la maltraite. Tu sais comment elle est  

bavasseuse!  

C'était décidé, je restais à la maison. Ça me soulageait,  

j'avais tellement mal à la jambe... Puisque j'étais là, ils en  

profitèrent pour sortir toute la journée. Au souper, ils avaient  

repris leur manie de me frapper derrière la tête chaque fois que  

l'un d'eux passait derrière moi. Le lendemain, même si j'avais  

encore du mal à marcher, ils m'envoyèrent à l'école. Ils  

m'avaient assez « vu la face ». Avant que je quitte la maison, ils  

m'avertirent sévèrement :  

T'es mieux de rien dire parce que ça va aller mal pour toé.  

J'eus beaucoup de difficultés à monter dans l'autobus. Tout  

le monde me regardait en se demandant ce qui pouvait bien  

m'être arrivé pour que je boite ainsi. Bien sûr, ils s'en donnèrent  

à cSur joie. Ils m'imitaient et se moquaient de moi à qui mieux  

mieux. Croulant de rires, ils m'affublaient de tous les noms, pour  

faire rigoler les autres. Je crois que mes nerfs ont craqué. Je me  

suis mise à crier :  

Laissez-moi tranquille ! J'en ai assez ! Fichez- moi la paix...  

Je ne sais plus très bien tout ce que j'ai dit. Je pleurais et  

criais tout à la fois. Je ne me rappelle plus. J'étais en état de  

crise, presque enragée. Je tremblais comme une feuille. J'aurais  

frappé ou griffé le premier qui se serait approché de moi. Une  

fille de ma classe vint près de moi et mit ses mains sur mes  

épaules.  

Arrêtez de l'écSurer. Laissez-la tranquille !  

Un silence lourd régnait dans l'autobus. Arrivés à la  

Polyvalente, les étudiants se dispersèrent en évitant de me  

regarder. Au moment de descendre, la fille qui avait pris ma part  

me dit, assez fort pour que les autres entendent :  

S'il y en a qui t'écSurent encore, dis-le-moi, je vais t'aider.  

Je regrettais de m'être laissée emporter. Je les regardais qui  

s'en allaient ; j'aurais aimé trouver le courage de m'excuser.  

Mais j'avais peur qu'ils se moquent encore de moi. J'aurais voulu  

m'expliquer, expliquer pourquoi je boitais, expliquer pourquoi  

j'étais si mal habillée, pourquoi je paraissais si sale, mais je n'en  

avais pas le courage, j'avais trop peur.  

Ce fut une journée finalement comme les autres. Aucun  

professeur ne me fit la moindre remarque. J'aimais mieux qu'il  

en soit ainsi, car je n'aurais pas su quoi répondre encore une fois.  

Il y avait maintenant une semaine depuis l'épisode du coup  

de couteau. Je ne boitais presque plus, mais j'avais encore mal.  

Je me sentais malade de peur, d'incompréhension, malade  

surtout de la certitude d'être haïe, d'être de trop, toujours de trop.  

Ma vie d'enfer continuait. Les coups que je recevais étaient de  

plus en plus durs, les punitions, de plus en plus sévères. Mon  

petit frère Patrick subissait à son tour leurs mauvais traitements.  

J'avais pitié de lui. J'aurais voulu l'aider, mais je ne pouvais rien  

faire. Le fait d'être seul de son bord lui aurait attiré les pires  

ennuis.  

Comme d'habitude, je n'étais pas capable de manger  

tellement j'étais nerveuse. Je vomissais aussitôt. Un soir, Arthur,  

excédé, lança ses ustensiles sur la table :  

J'suis écSuré. ÉcSuré de la voir faire ça, à tous les repas.  

Crisse que j'suis écSuré...  

Il se leva brusquement, s'approcha de l'évier, ouvrit le tiroir à  

ustensiles et y prit un grand couteau à viande. Il se tourna vers la  

table et s'avança vers moi d'un air furieux et décidé.  

Si t'es pas capable de manger par la bouche, je vais te faire un  

autre trou en quelque part, ma câlisse !  

Affolée, je me levai d'un bond et essayai de me sauver.  

C'était trop tard, il était déjà sur moi. Je réussis à lui échapper,  

mais, en tendant la jambe, il me fit trébucher. Je tombai sur le  

côté et vivement je me tournai sur le dos. J'eus à peine le temps  

de lever la main pour me protéger le visage qu'il frappait. Je fus  

touchée à la paume de la main gauche. En une fraction de  

seconde, je saisis le couteau par la lame, l'arrachai des mains  

d'Arthur et le lançai de toutes mes forces sans regarder dans  

quelle direction. Enragé, Arthur se mit à me « claquer » la tête.  

Crisse de folle ! Fais donc attention, t'aurais pu tuer  

quelqu'un avec ce couteau-là. Retourne t'asseoir à ta place pis  

mange ! Ça presse !  

Je m'assis en regardant ma blessure. Il m'avait presque  

traversé la main. Je saignais abondamment. Je pleurais de  

douleur et de peur. Les autres me regardaient, n'osant plus  

manger. N'osant plus respirer. Je n'arrivais pas à me calmer, mes  

épaules sautaient toutes seules et je claquais des dents. Voyant  

que je saignais, ma mère se leva et me lança un torchon mouillé  

pour que je le mette sur la blessure.  

Essuie-toé la main et arrête de pleurnicher !  

Elle rinça mon assiette et me resservit une  

seconde portion.  

J'ai pas faim !  

Je savais que je vomirais la moindre bouchée. Je ne voulais  

pas manger. Tous me regardaient et attendaient. Je pris ma  

fourchette et, ne sachant que faire, je piquai ici et là dans  

l'assiette. Mes mains tremblaient. Ma mère m'observait.  

Veux-tu bien arrêter de pignasser dans ton assiette !  

Arthur se leva. Je sursautai. Il se rendit au poêle. J'étais sur  

le qui-vive, prête à me sauver au moindre geste de sa part. Je le  

surveillais. Il prit la casserole, éteignit le feu et contourna la  

table. Comme il s'apprêtait à passer derrière moi, je bondis et  

tentai de m'enfuir. Malheureusement, il eut le temps de me  

frapper avec le côté de la poêle. Malgré la brûlure, je réussis à  

me rendre de l'autre côté de la table. Toute une rangée d'enfants  

nous séparait. Il me cria, enragé :  

Viens t'asseoir au plus crisse et mange ton souper !  

Debout, les bras crispés autour de mon corps, je  

recommençai à pleurer et à trembler. Je savais que j'empirais  

mon cas, mais j'étais incapable de me retenir. Il ne bougeait pas  

de ma place. Moi, j'étais incapable de faire un mouvement. Mes  

jambes refusaient de me porter. Je jetai un regard terrorisé à ma  

mère pour qu'elle intervienne, mais elle se détourna. Ni mes  

frères ni mes sSurs n'osaient bouger. Je n'avais pas le choix.  

Après une éternité, je revins à ma place. Aussitôt, Arthur me  

frappa à la tête avec le fond de la casserole. Il me frappa à deux  

reprises. Puis il lança la poêle qui atterrit près de l'évier. Il y  

avait des pommes de terre partout sur le plancher. Arthur me prit  

par le bras et me tira de ma chaise :  

Tu vas ramasser ça, ma tabarnac ! Moi, j'vas me coucher.  

Elle m'a coupé l'appétit.  

Je n'arrivais pas à me calmer. J'essayais de nettoyer le  

plancher, mais, au contact de l'eau, ma main me faisait souffrir.  

Je n'étais pas capable de tordre la guenille, je faisais de l'eau  

partout. Je sentais que ma mère allait perdre patience, elle aussi.  

Je finis par tout ramasser et je revins à ma place, pleurant et  

pleurant encore. Je pris ma fourchette et encore une fois je  

commençai à piquer ici et là dans mon assiette. Je n'étais  

toujours pas capable de manger.  

Élisa, si je me lève, tu vas finir ton souper une fois pour  

toutes !!!  

Finalement, elle se leva, prit une cuillère et tenta de me faire  

manger de force. Je serrai les dents. Elle poussait tellement fort  

avec sa cuillère que je crus qu'elle allait me casser les dents. Un  

peu de nourriture était entré dans ma bouche. Avec ma langue,  

je la tassai contre mes joues. De ses deux mains elle me pressa  

les joues pour me faire avaler. Alors, je vomis tout. Elle me fit  

valser contre le mur.  

Monte dans ta chambre. Disparais ! Efface-toé avant que je te  

tue !  

Je me roulai en boule sous mes couvertures. Je les entendais  

aller et venir. Puis ma mère et Arthur sont sortis. Je respirai  

mieux. Un certain moment, mes sSurs vinrent me rejoindre pour  

me plaindre.  

C'est des maudits sauvages ! Si ça continue, ils vont te rendre  

malade.  

Je ne répondis rien. J'étais sans réaction. Je n'avais plus  

confiance en personne. Les parents pouvaient bien me battre à  

mort, aucun d'eux ne viendrait à mon secours.  

Le lendemain à l'école, il y avait un cours d'art culinaire. Je  

me demandais comment j'allais pouvoir faire de la cuisine avec  

les mains dans cet état. De plus, je n'avais pas le sarrau  

réglementaire. Ma voisine de casier, elle, en possédait deux.  

Comme j'en avais assez de me faire disputer à chaque cours,  

j'eus l'audace de lui demander de m'en prêter un. J'étais  

terriblement gênée. Elle me répondit :  

T'es chanceuse, j'en ai deux. Pis ça me fait plaisir !  

Je te remercie beaucoup.  

Moi, je m'appelle Claudine, et elle, c'est Marie.  

Elle me présenta la fille qui se tenait toujours avec elle. Elles  

étaient deux filles un peu rondes, très tranquilles.  

On aimerait ça être amies avec toi, Élisa ! Tu es toujours  

toute seule, pourquoi ?  

Je ne sais pas !  

On a bavardé de choses et d'autres. J'étais contente qu'elles me  

parlent, Mais Claudine s'aperçut que j'étais blessée à la main.  

Qu'est-ce que tu as eu là ?  

Bien... je suis tombée sur une vitre et je me suis blessée.  

J'étais gênée et confuse. J'avais l'impression de bafouiller. Je me  

dépêchai de changer de sujet. Heureusement que le cours  

commençait... Le professeur nous donna à chacune une  

photocopie de la recette que nous devions faire. Quand elle  

s'approcha de moi :  

C'est pas trop joli cette main ! Montre-la- moi ! Qu'est-ce que  

tu as eu là ?  

J'aurais voulu disparaître sous le plancher. Je racontai la même  

histoire qu'à mes nouvelles amies.  

Élisa, je ne te crois pas. À chaque fois que je te vois tu as des  

marques. J'aimerais bien savoir ce qui se passe. En plus, tu as  

toujours la même tenue. As-tu des parents ?  

Je baissai la tête en répondant. Mais, non convaincue, elle  

continua à me poser des questions :  

Je vais leur téléphoner, donne-moi ton numéro !  

Non, on n'a pas le téléphone.  

Il faut que je sache ce qui ne tourne pas rond. Viens avec  

moi.  

Je la suivis à l'extérieur de la classe.  

Mademoiselle, s'il vous plaît, écoutez-moi ! Ne les appelez  

pas ! Ne faites rien, je vous en prie ! Ils vont dire que j'ai tout  

raconté et ils vont me donner la volée. S'il vous plaît, je vous le  

demande, par pitié !  

Bon, je ne vais rien dire. Mais tu vas venir à l'infirmerie avec  

moi. Il faut désinfecter ça. Ça n'a pas de sens !  

Quand je revins dans la classe, je fus exemptée de faire la  

cuisine. Pour une fois que j'avais un sarrau, je ne pouvais  

travailler. Quelle ironie. Malgré tout, c'était une bonne journée.  

Je m'étais fait deux amies dont une était une nièce d'Arthur ;  

presque de la famille quoi !  

L'humiliation  

Un autre jour, un visiteur, s'étant aperçu des mauvais  

traitements que je subissais sans cesse, menaça mes parents de  

tout dévoiler et leur précisa même qu'il était prêt à m'adopter.  

Ma mère ne le prit pas facilement et crut tout de suite que j'avais  

tout raconté à cet homme.  

La p'tite crisse, elle a parlé, ça, c'est sûr.  

Attends, je vais lui en donner une, tabarnac.  

Arrête, Arthur, il pourrait y avoir des écornifleurs qui nous  

guettent ; t'es mieux de ne pas la toucher pour l'instant, ça  

pourrait nous nuire.  

J'm'en câlisse.  

Il s'approcha subitement de moi et m asséna un coup de  

poing sur la mâchoire. Il avait même réussi à me casser une  

dent. Je saignais d'une lèvre, j'étais un peu abasourdie. Il  

rajouta :  

Va-t'en, que je ne te voie plus pour le reste de la veillée.  

Après avoir fait quelques sandwiches aux bananes que mon  

frère et moi avons mangés, je montai me coucher.  

Environ une heure plus tard, ma mère donna la permission aux  

autres d'aller se coucher. Je l'entendis alors dire à Diane :  

Réveille donc Élisa, qu'elle vienne me voir, j'ai affaire à elle.  

Ensuite mes trois sSurs entrèrent dans la chambre. Je faisais  

semblant de dormir ; Diane me poussa un peu afin de me  

réveiller. J'ouvris les yeux en demandant :  

Qu'est-ce qu'il y a ?  

Maman m'a demandé de te réveiller, elle a affaire à toi.  

Pourquoi ?  

Vas-y vite ! Je n'ai pas envie de me faire chialer. Vas-y avant  

qu'Arthur se pointe ici.  

N'ayant guère le choix, je sortis du lit et me rendis jusqu'à ma  

mère.  

Que voulez-vous ?  

Ils ne parlaient pas. Ils se regardaient en souriant. Richard me  

regardait, sans comprendre toutefois. Ma mère se leva, se rendit  

à sa chambre, puis revint avec la ceinture... En se rasseyant, elle  

m'interpella sur un ton très clair :  

Déshabille-toi !  

Je restai surprise, croyant avoir mal entendu.  

Quoi?  

Déshabille-toi, je te l'dirai pas une troisième fois.  

Mais, maman, devant Arthur et Richard ?  

Qu'est-ce que je t'ai dit ?  

Je croyais rêver, mais, hélas, le cauchemar était bien réel. Je  

commençai donc à me dévêtir tout doucement et sans me  

presser. J'étais si gênée, si indignée.  

Dites-moi que je rêve, maman.  

Ma mère se leva et, en me donnant un coup de ceinture sur un  

bras :  

Tu rêves pas. Envoyé. Grouille-toé.  

Je me mis à pleurer en finissant d'enlever ce que je portais. Je  

voyais Arthur qui se délectait et Richard qui me regardait  

fixement, embarrassé qu'il était cependant. Complètement nue,  

je manquais de bras et de mains pour cacher ma dignité. Ma  

mère reprit :  

Ôte tes mains pour que Richard et Arthur te regardent.  

Je baissai les yeux et enlevai mes mains et mes bras. Je  

tremblais de peur ; j'étais si nerveuse et ne comprenais toujours  

pas cette nouvelle façon de m'humilier et de me dégrader. Ma  

mère n'en avait pas assez, elle m'ordonna encore :  

Promène-toé dans la maison.  

J'avançai de quelques pas puis leur tournai le dos.  

Au moins, vous pourriez fermer les rideaux.  

Ma mère se leva et ferma le rideau de la cuisine. Elle riait.  

Si c'est pour te faire plaisir, je peux le faire.  

Richard, pour sa part, en avait assez vu.  

Je vais me coucher, j'suis trop jeune pour voir ça.  

Je me retournai en suppliant :  

S'il vous plaît, maman, est-ce que je peux m'habiller ?  

Ma mère avança vers moi, furieuse :  

C'est moé qui prends les décisions icitte, c'est pas toé.  

Elle me donna un autre coup de ceinture en disant :  

Tiens-toé droite qu'on puisse te voir comme il faut.  

Richard ayant filé dans sa chambre, eux restaient là à me  

regarder avec mépris tels des voyeurs en manque.  

Ouais ! t'es pas grosse des tétons.  

J'avais tellement peur encore une fois qu'il m'était vraiment  

impossible de contrôler mes nerfs. Mes yeux clignotaient, mes  

épaules sursautaient, j'avais froid, j'avais chaud, j'étais  

intérierrement outragée jusqu'au plus profond de mon être. Ma  

mère se pencha et tira quelques poils de mon bas-ventre en  

disant :  

T'as pas honte de te promener toute nue dans la maison ?  

Allez, va t'habiller et au lit.  

Une fois rendue dans ma chambre, Diane, qui ne dormait pas  

me dit :  

Ils sont ben simples de te faire promener toute nue dans la  

maison. Richard doit s'être rempli les yeux. Bande de vicieux  

qu'ils sont.  

Je me couchai sans rien dire. J'étais triste, j'étais honteuse,  

j'étais révoltée. Il me restait un seul refuge, le sommeil.  

Vie de chien  

Le printemps de cette année-là nous apporta de nombreux  

changements. Nous avons déménagé deux ou trois fois dans  

l'espace de quelques mois. Ou le logement ne convenait pas, ou  

les voisins s'étaient plaints du bruit et des chicanes incessantes.  

Je me souviens de cette période de ma vie comme d'un mauvais  

rêve sans fin. J'étais comme engourdie de peur, engourdie pour  

ne pas paniquer complètement. Ma vie avait toujours la même  

saveur. Des cris, des sacres, des coups. Les volées étaient de  

plus en plus sauvages. De plus en plus j'étais marquée. L'arrivée  

des vacances n'allait pas améliorer les choses. Ma mère et  

Arthur buvaient autant. Depuis quelque temps, ma mère avait  

pris l'habitude de sortir seule. Elle était de nouveau enceinte.  

Arthur continuait à tripoter mes sSurs. Avec moi, il n'arrivait  

pas à ses fins. Ça le rendait furieux ; sa haine pour moi devenait  

dangereuse.  

Un soir, ma mère décida d'aller visiter ma grand- mère. Elle  

emmena Richard et Diane avec elle. Supposément épuisé,  

Arthur dormait dans la chambre. Moi, je devais garder les plus  

jeunes. Après les avoir couchés, je profitai du fait que j'étais  

seule pour prendre mon bain. C'était rare que je pouvais  

savourer un tel répit.  

J'avais fait couler un plein bain d'eau tiède ; bien allongée  

dans la baignoire, je goûtais ce moment de silence et de paix.  

J'étais en train de me savonner quand j'entendis un léger bruit. Je  

levai les yeux et je vis la poignée de la porte qui tournait.  

Quelqu'un tentait d'ouvrir. Heureusement, j'avais poussé le  

verrou. Je sortis du bain en vitesse, et, sans m'essuyer, je sautai  

dans mes vêtements. De l'autre côté de la porte, Arthur, puisqu'il  

n'y avait que lui pour faire une chose pareille, essayait de forcer  

la serrure. Il poussait dans la porte et, comme il n'y avait qu'un  

petit loquet, je savais qu'il ne tiendrait pas longtemps. .J'avais  

tellement peur que je ne pris même pas la peine de me chausser.  

J'ouvris la fenêtre coulissante et me précipitai tête première  

dehors. Je me cognai la tête en tombant, mais ça valait mieux  

que de le rencontrer. Je me relevai et regardai par la fenêtre. Il  

venait d'entrer dans la salle de bains. Je reculai dans une  

encoignure pour me cacher. Arthur passa la tête à ma recherche,  

puis referma le châssis. Je longeai la maison avec mille  

précautions, jusqu'à la porte d'entrée, mais je l'aperçus en train  

de la verrouiller. J'étais emprisonnée dehors. Pour comble de  

malheur, il pleuvait. Je me rendis à la fenêtre de ma chambre.  

Sylvie ne dormait pas. Je lui fis signe d'ouvrir. Elle ne bougeait  

pas, elle mit un doigt sur ses lèvres me signifiant « silence ».  

J'eus juste le temps de me cacher, car il était déjà là qui avisait  

Sylvie :  

T'es mieux de rester couchée, toé. Élisa est dehors et elle va y  

rester.  

Je restai cachée dans mon coin de galerie. Il n'y avait plus  

aucun bruit. Puis, doucement, la porte s'entrouvrit :  

Élisa, rentre ! il pleut, tu vas attraper la grippe ! Élisa, viens-  

t'en ! Je te promets que je te toucherai pas.  

Il était sorti sur la galerie. Moi, ses belles promesses, je  

savais où me les mettre. Je ne bougeai pas. J'avais trop peur. II  

finit par rentrer et ré-verrouilla la porte derrière lui. J'avais froid,  

je tremblais de tout mon corps. Je me repliai sur moi-même pour  

me réchauffer. J'étais adossée au mur de la maison, tout près de  

la fenêtre de ma chambre. Je ne savais trop quoi faire, mais il  

n'était pas question d'affronter Arthur. Je suis restée là comme  

un chat mouillé, environ une demi-heure, puis Sylvie ouvrit la  

fenêtre de ma chambre, enfin !  

Chut ! Fais pas de bruit, Arthur est couché.  

J'enlevai mes vêtements mouillés et me glissai dans la  

chaleur de mes couvertures. Je ne réussis pas à m'endormir, car  

j'avais bien trop peur qu'il ne vienne vérifier dans la chambre.  

Vers minuit, j'entendis un vacarme à la porte de devant. On  

frappait et on criait. C'était ma mère qui revenait et qui ne  

pouvait pas entrer. Je me levai pour lui ouvrir.  

Pourquoi as-tu barré la porte ?  

C'est pas moi, c'est p'pa.  

Comme ça il s'est levé ? Pourquoi n'as-tu pas téléphoné chez  

ta grand-mère ? Tu voulais peut- être le garder pour toé !  

Maudite guidoune !  

Elle ne me laissa pas le temps de répondre et fila vers sa  

chambre. Je profitai du fait qu'elle s'engueulait avec Arthur pour  

retourner me coucher. Mais c'était trop beau pour que je puisse  

enfin dormir. De sa chambre, Arthur me cria de venir lui faire  

un sandwich au jambon.  

Pis j'ie veux toasté ! Sers-toé du gaufrier !  

Résignée, je sortis du lit pour exécuter son ordre.  

Ce n'était pas la première fois qu'il me réveillait ainsi la nuit,  

pour lui faire à manger. Je l'entendais chicaner parce que ça me  

prenait trop de temps. Je lui souhaitai mentalement de s'étouffer  

avec. Enfin, avec sa permission, je pus retourner me coucher. De  

peur qu'il ne veuille encore quelque chose, je fermai la lumière  

de la cuisine en vitesse et montai à ma chambre en courant.  

Le lendemain, je fus réveillée par une bordée de jurons dans  

la cuisine. Arthur commençait sa journée. Aussitôt qu'elle me vit  

sortir de ma chambre, ma mère me pointa du doigt.  

Voilà la coupable !  

Qu'est-ce que j'ai fait ?  

T'as laissé le gaufrier connecté toute la nuit... Et regarde le  

trou dans le mur !  

Je m'approchai pour mieux voir. C'était vrai. Il y avait un  

gros trou dans le mur, tout près de l'évier. De la fumée s'en  

échappait. Avec un pot à lait, Arthur vidait de l'eau dans le trou.  

Le feu aurait pu prendre, innocente !  

C'est pas de ma faute, je ne savais pas qu'il fallait le  

déconnecter, personne ne me l'a dit !  

Arthur venait d'acheter ce gaufrier. Je ne m'en étais jamais  

servi avant cette fois-là.  

Tu resteras toujours niaiseuse, hein ! T'es pas sortie du bois,  

ma fille. Y a pas un homme qui va vouloir de toi ! Pas  

dégourdie, pas d'allure ; t'as l'air d'une vraie folle !  

Vous en faites pas, je ne me marierai jamais.  

La journée commençait donc par des coups de baguette sur  

la tête. Le moindre prétexte me valut des engueulades durant  

toute la journée, et le soir, je repris mon poste de gardienne.  

Heureusement, ils ne revinrent pas trop tard de l'hôtel. Ma mère  

était encore fâchée contre moi et me bourrassa jusqu'à la  

dernière minute. J'allais enfin me glisser dans mon lit quand elle  

me rappela :  

Élisa, viens avec moé !  

Qu'est-ce que j'ai fait encore ?  

Va dehors !  

Je sortis, ne comprenant pas.  

Cette nuit, tu restes dehors. Tu as assez ri de moé comme ça !  

Puis elle ferma la porte, mit les verrous, éteignit les  

lumières. Elle me laissait là, vêtue seulement de mon éternel  

baby doll de coton, les pieds nus.  

Il faisait très froid. Je croyais qu'elle voulait me faire une  

peur et qu'elle allait m'ouvrir la porte, mais, hélas, je  

m'illusionnais. J'attendis. Je me repliai en « petit bonhomme »  

pour me réchauffer. J'avais peur que quelqu'un passe et me voie  

ainsi. Je pouvais voir, sur le gazon, le frimas que le froid de la  

nuit apportait. Je n'aurais jamais cru que ma mère pouvait me  

laisser ainsi à geler, sur la galerie. Je m'attendais à ce qu'elle  

m'ouvre la porte d'une minute à l'autre. Je grelottais. Le temps  

passait et rien ne bougeait à l'intérieur. Je tentai de me coucher  

sur la galerie tout en gardant mon dos collé sur la maison qui  

était encore chaude. Je cachai mes mains entre mes cuisses.  

Mais il y avait des séparations entre les planches de la galerie, et  

un petit vent glacé y passait. Je gelais littéralement sur place. Je  

me relevai et commençai à marcher de long en large en frottant  

mes bras et mes jambes. Je me risquai à frapper à la porte. C'est  

Diane qui, finalement, vint m'ouvrir.  

Laisse-moi entrer !  

J'peux pas. Maman nous a avertis de ne pas le faire entrer.  

Mais il fait froid, je suis gelée... Va voir maman et demande-  

lui.  

Elle revint très vite.  

Elle veut pas. Elle dit que t'es ben dehors. Il faut que j'aille  

me coucher, j'peux rien faire.  

Elle referma la porte en me laissant là, à pleurer. Je ne  

pouvais tout de même pas m'en aller en pleine nuit, à moitié nue.  

Pour aller où ? Tout le inonde allait rire de moi dans le village.  

Je me sentais misérable. Je continuai à marcher en me frottant  

les bras, en soufflant dans mes mains pour les réchauffer. J'étais  

désespérée. Je suppliai Dieu de m'accorder son aide ou de me  

faire mourir sans souffrance. Lorsque la porte s'ouvrit, les  

premiers rayons de soleil commençaient à apparaître. C'était ma  

mère :  

Entre. Dépêche-toé !  

J'étais engourdie de froid et de fatigue.  

Prends le tapis près de la porte, va te coucher sur le divan et  

abrille-toé avec.  

Je me penchai, ramassai le tapis et allai m'étendre sur le  

divan comme elle me l'avait dit. Elle retourna se coucher. J'étais  

enfin à l'abri du froid. J'ai grelotté quelques minutes puis je me  

suis endormie, sous mon tapis sale. J'aurais dormi des heures et  

des heures sous mon tapis qui sentait la poussière, mais je fus  

réveillée comme d'habitude par mes frères et mes sSurs qui se  

moquaient de moi.  

Troisième partie  

Le désespoir  

Isabelle  

L'automne suivant. La bière lui montant à la tête, je crois  

qu'Arthur était devenu fou... Et de plus en plus violent. Quand il  

avait bu, les enfants le craignaient comme la peste. Ce jour-là,  

nous étions en train de jouer dehors en attendant le retour de  

notre mère. C'est Arthur qui revint le premier de la ville.  

Visiblement, il était éméché et il semblait en colère. Il entra dans  

la maison en sacrant et en donnant des coups de poing partout. Il  

frappait sur les meubles, contre les murs et même dans la vitre  

de la porte qu'il fracassa. Puis il s'assit péniblement.  

J'ai envie de pisser. Élisa, viens m'aider à me lever ! Tu vas  

venir avec moé. Tu vas m'aider à pisser !  

Non, monsieur ! Si tu penses ! C'est pas moi qui va y aller,  

c'est certain... Richard, vas-y, toi !  

Pendant que j'argumentais avec mon frère, Arthur semblait  

s'être assoupi sur le bord de la table. En chuchotant, je les  

exhortai à sortir dehors. Nous avancions sans bruit quand  

soudain Arthur se leva :  

Vous allez rester dans la maison, je vous ai pas dit de sortir.  

Depuis quand vous m'écoutez pas ?  

Il s'approcha de nous. Ce fut un sauve-qui-peut général. Il  

réussit tout de même à attraper Patrick par un bras. Il le serrait  

tellement fort que mon frère en tomba à genoux.  

Tu m'aimes pas, mon p'tit crisse ! Tu ressembles à Élisa, toé !  

Patrick pleurait et criait de peur. Les autres criaient à Arthur  

de le lâcher. Mais Arthur le tenait fermement. Avec sa main  

libre, il essayait de m'attraper, moi qui voulais libérer mon petit  

frère. Mais je fus plus vite que lui, et lui agrippai la main en lui  

écartant les doigts de toutes mes forces. Il réussit à se défaire de  

mon emprise et, sans que j'aie eu le temps de réagir, m'attrapa  

par les cheveux, me tira à reculons et me fit tomber sur le dos. Je  

n'étais plus capable de me relever, car il me tenait couchée sur le  

plancher. Alors mes sSurs se jetèrent sur lui en le tirant par-  

derrière. Surpris, il lâcha prise. Je me relevai en vitesse et  

m'enfuis en criant aux autres :  

Vite, vite ! Allez dehors !  

Nous avions réussi à lui échapper ! Dehors, Richard faisait le  

ménage avec le râteau, nous sommes allés le rejoindre. Mais  

quand nous vîmes qu'Arthur sortait de la maison plus enragé que  

jamais, nous sommes tous partis en courant, abandonnant le  

râteau derrière nous. Je tenais Patrick par la main pour lui  

permettre d'aller plus vite. Entre-temps Arthur avait ramassé le  

râteau et s'était lancé à notre poursuite. Je regardai en arrière  

pour voir s'il venait de notre bord, mais Patrick qui courait  

devant moi me fît trébucher. Déjà, Arthur était sur moi et me  

frappa d'un grand coup de râteau entre les omoplates avant que  

j'aie le temps de lui échapper. Je sentis une vive douleur au dos,  

mais cela ne m'empêcha pas de m'enfuir, ma peur étant plus  

forte que ma douleur. Il finit par se décourager de nous courir  

après et rentra dans la maison.  

J'avais très mal au dos. J'étais en train de faire vérifier par  

Diane si je ne saignais pas quand ma mère revint en auto.  

Lorsqu'elle s'aperçut que nous étions tous dehors, elle nous  

demanda :  

Voulez-vous me dire ce que vous faites tous là ?  

C'est à cause d'Arthur, il est viré fou.  

Je vais entrer dans la maison, moé ! Et qu'il me touche pour  

voir ! Tabarnac !  

Elle entra.  

Nous attendions en silence pour voir ce qui allait se passer.  

Au bout de deux minutes, elle ressortit en tenant le râteau à la  

main. Elle le lança près de la maison. Nous pouvions rentrer, le  

danger était passé. À l'intérieur, Arthur était assis à table et  

dormait la tête posée sur ses bras.  

Vous allez m'aider à le transporter sur son lit !  

Je savais, moi, qu'Arthur faisait semblant de dormir, mais je  

ne parlai pas. J'avais trop peur. Diane, Sylvie et moi avons dû  

l'aider à coucher « notre père ». Quel hypocrite. Quel salaud de  

faire forcer ainsi ma mère qui était de nouveau enceinte et  

presque à son terme.  

Quelques jours plus tard, en effet, elle donna naissance à une  

petite fille. Elle resta trois jours à l'hôpital et Arthur resta trois  

jours avec nous à la maison. Il s'était calmé et se montrait même  

très gentil. Mais il continuait à nous poursuivre, mes sSurs et  

moi, pour qu'on le caresse et qu'on se laisse caresser. Il  

emmenait Diane et Sylvie avec lui dans sa chambre ; parfois  

l'une, parfois l'autre, parfois les deux ensemble. Puis ce fut le  

tour de Richard et de Patrick ensemble. Moi, la première  

journée, il ne me toucha pas. Il ne me disputa même pas. De la  

même manière, il était correct avec les deux petits, Nathalie et  

Michel, son fils.  

La seconde journée, j'avais une vilaine grippe. Très  

doucement, Arthur me dit de rester au lit et de me reposer. Je  

finis par m'endormir, je faisais beaucoup de fièvre. Je me  

réveillai peu de temps après, quelqu'un me frottait le dos. Je me  

retournai vivement : c'était Arthur.  

Pauvre p'tite, t'es brûlante ! Je vais chercher le Vicks et je  

reviens te frictionner.  

Non ! J'en ai pas besoin. Je suis correcte comme ça !  

Il sortit de la chambre. Je croyais l'avoir convaincu. J'allais  

me rendormir quand il revint avec un bocal d'onguent Vicks à la  

main. Il s'assit sur le bord du lit et me dit en souriant :  

Arrête de t'en faire ! Je veux seulement te frictionner le dos  

afin que tu respires mieux. Ta mère ne sera pas contente de moé  

si j'te laisse malade comme ça sans te soigner. Tourne-toé !  

Je me sentais trop malade et trop faible pour discuter. Je me  

retournai. Il leva mon haut de baby doll et commença à frotter. Il  

tenta de passer la main sous moi pour me toucher les seins.  

O.K. ! C'est assez ! J'suis correcte !  

Non, retourne-toé que je te frictionne en avant.  

J'en ai pas besoin !  

Il m'agrippa par les épaules et me tourna de force sur le dos.  

Il était rouge de colère.  

Câlisse ! Tu vas m'écouter ! Tu commenceras pas à  

m'embarquer sur la tête. Tu vas faire ce que je te dis, parce que,  

là, je suis en forme pour te sacrer une maudite volée.  

Il me força à enlever mes bras que je tenais fermement  

contre ma poitrine puis me massa les seins. Il respirait fort, il  

avait le visage rouge et les mains chaudes et mouillées sur ma  

peau. J'avais mal au cSur. Je sentais que j'allais vomir, je le  

suppliai :  

Arrête ! T'as pas le droit de faire ça. Lâche- moi !  

Ferme ta gueule, câlisse ! Pis bouge pas !  

Je roulai sur moi-même et me retrouvai debout de l'autre  

côté du lit. J'en avais assez.  

Toi, sors de ma chambre que je puisse m'habiller. Je suis  

écSurée de toi.  

J'avais parlé très fort. Arthur sortit sans discuter. Il ne voulait  

probablement pas que les autres viennent voir dans la chambre.  

J'étais écSurée de ses manigances avec moi, mais aussi avec  

mes sSurs et mes frères. Je n'étais plus capable de le supporter.  

Je m'habillai en vitesse et rejoignis les autres dans la cuisine. En  

passant, je le vis qui était étendu sur le lit de ma mère. Je  

m'approchai de Diane et Sylvie :  

Venez dehors, j'ai affaire à vous autres !  

J'étais décidée.  

Vous êtes pas tannées de vous faire taponner par Arthur ?  

Moi, je suis écSurée. Si vous voulez, on va tout raconter à  

maman. Elle va pas le laisser faire. Écoutez, c'est la seule  

solution. À moins que vous aimiez ça, vous autres ? C'est la  

seule façon... Il faut lui en parler.  

Diane et Sylvie restaient silencieuses. Je savais bien qu'elles  

avaient peur de se faire réprimander, peur de faire de la peine à  

notre mère, peur de la chicane entre elle et Arthur. Je savais bien  

qu'elles avaient peur d'avoir des raclées, comme moi. Je  

n'arrivais pas à les convaincre de parler.  

Ça alors ! Quelle sorte de filles êtes-vous donc ? Moi, je veux  

lui dire dès qu'elle reviendra. Et il faut que vous veniez avec  

moi, parce que, moi, elle ne me croira pas ! Maudit ! Réveillez-  

vous !  

Elles n'eurent pas le temps de me répondre. La porte s'ouvrit,  

laissant apparaître Arthur qui vint vers nous. Nous devions avoir  

l'air coupables, toutes les trois, plantées là ! Il ramassa une  

planche et nous en donna un coup sur les cuisses.  

Rentrez dans la maison au lieu de vous cacher pour bavasser.  

Vivement, à l'intérieur, Diane me glissa :  

O.K. ! Je suis prête à parler et Sylvie aussi. Mais c'est toé qui  

va lui parler la première.  

D'accord. Mais vous êtes mieux de tout dire.  

Le troisième jour, après souper, Arthur devait aller chercher  

ma mère à l'hôpital. Toute la journée, à l'école, j'avais essayé  

d'élaborer un plan afin de tout raconter à ma mère et qu'elle nous  

croie. Je profitai de l'absence d'Arthur pour raffermir leur  

résolution. J'avais vraiment peur qu'elles changent d'avis. Alors  

je serais seule comme toujours et Dieu sait ce qui m'arriverait.  

Nous avons discuté et décidé qu'il serait plus facile d'attendre un  

moment où Arthur serait absent.  

Ma mère arriva en tenant le nouveau bébé dans ses bras. Elle  

semblait contente d'être de retour à la maison. Nous étions  

curieux de voir cette nouvelle petite sSur. Nous la suivîmes  

dans la chambre, faisant attention de ne pas faire trop de bruit.  

La petite fille dormait. C'était un minuscule bébé, une autre  

enfant d'Arthur, un autre bébé que j'allais garder. C'est Arthur,  

en sa qualité de père, qui allait devoir choisir le nom de sa fille.  

Nous voulions lui demander le nom qu'il avait choisi quand il fit  

irruption dans la chambre.  

Vous n'avez pas d'affaire à vous fourrer le nez dans ma  

chambre. C'est pas à vous autres, ce bébé-là ! Sortez, pis vite !  

Nous sommes revenus à la cuisine, piteux et silencieux. Ma  

mère vint nous rejoindre.  

Il est fâché parce que vous ne l'avez pas félicité, et pourtant,  

c'est lui le père. Envoyé, Élisa, grouille-toé. Fais les premiers  

pas.  

Encore une fois, c'est moi qui devais être le porte-parole du  

reste de la tribu. Je le félicitai et lui dis que c'était une belle  

petite fille. Ma mère s'empressa d'ajouter :  

Vu que c'est toé, le père, tu devrais lui trouver un nom !  

Je l'ai trouvé depuis longtemps. Elle va s'appeler Isabelle.  

Arthur avait repris son rôle de père-lion, comme il l'avait fait  

pour Michel.  

Je vous défends de toucher au bébé sans ma permission. C'est  

moé qui va tout faire, la laver, la changer... C'est ma fille à moé  

et je veux pas vous voir la face près d'elle. Surtout toé, la Noire.  

Mais ma mère ne l'entendait pas de cette façon. Elle ne  

pouvait pas rester toute seule avec deux bébés sur les bras. Il la  

rassura :  

J'vas rester, moé, une semaine !  

Tu peux pas lâcher ton travail, on a trop besoin d'argent. J'vas  

garder Élisa avec moi. Elle sait tout faire dans maison.  

J'étais surprise que ma mère me fasse confiance à ce point.  

Mais Arthur me haïssait bien trop pour me laisser prendre soin  

de ses enfants.  

Non, t'as bien menti ! c'est pas elle qui va toucher à mes  

enfants. Elle ne salira pas mon bébé avec ses grandes mains  

sales !  

Mais ma mère était bien décidée à faire à sa tête. Chaque  

nuit, j'entendais le bébé pleurer. Je ne bougeais pas jusqu'à ce  

que ma mère me dise d'y aller. Je devais le changer et le faire  

boire. C'est moi qui devais me charger des horaires de nuit.  

Mais je croyais qu'Arthur ne voulait pas que je m'occupe  

d'Isabelle ?  

Laisse faire Arthur ! Dépêche-toé pour pas qu'elle réveille  

Michel et Nathalie.  

Je savais bien comment m'occuper d'un bébé. Je l'endormais  

très vite. Ces nuits-là, pendant que je le berçais, j'ai tourné et  

retourné dans ma tête la façon dont j'allais aborder le problème  

avec ma mère. Il fallait faire vite, car je savais que mes sSurs  

finiraient par vouloir se taire encore une fois. Le temps des  

aveux était arrivé.  

Je profitai du premier dimanche après le retour de ma mère  

pour lui raconter les méfaits d'Arthur. Il était sorti et les enfants  

jouaient dans la cour. Je fis signe à mes sSurs. C'est Diane qui  

parla la première :  

Moi et Sylvie, on est écSurées d'Arthur ; il nous laisse jamais  

tranquilles... Il fait juste nous poignasser... Pis, il veut qu'on le  

touche et qu'on le caresse...  

Je savais à quel point Diane pouvait être mal à l'aise. C'était  

gênant et on avait honte, toutes les trois. Ma mère restait  

silencieuse. Elle nous fit répéter toute l'histoire. J'ajoutai :  

Il m'a déjà dit qu'il m'aimait et qu'il vous aimait juste pour  

jouer aux fesses ! Une autre fois, il m'a dit qu'il se foutait de  

vous et que vous étiez juste une crisse de folle !  

C'est ça qu'il pense de moé, lui ! En plus, il abuse de mes  

propres filles ! J'aurais jamais dû lui conter l'histoire du  

bonhomme Beaulieu... Est-ce que ça fait longtemps qu'il vous  

fait ça ?  

Presque depuis qu'il habite avec nous.  

Ma mère était stupéfaite, en colère et stupéfaite. Elle nous  

dit que nous aurions dû l'avertir au début. Elle ne voulait pas se  

rendre compte que j'avais essayé plusieurs fois de lui parler et de  

lui ouvrir les yeux. Elle avait toujours préféré ne rien voir de  

tout ça. Mais là, elle ne pouvait plus reculer. Elle prit le  

téléphone et appela la police. C'est à ce moment qu'Arthur  

rentra. Nous étions devenues muettes, au milieu de la cuisine.  

Qu'est-ce qui se passe ?  

En le voyant, ma mère se mit à pleurer.  

Quand je pense que t'as abusé de mes filles. Je ne te croyais  

pas comme ça ! Avoir su, tu serais resté où tu étais... Dans la  

rue, câlisse !  

Arthur ne prononça pas un seul mot. Il nous regarda à tour  

de rôle, puis il s'enferma dans sa chambre. Nous l'entendions  

ouvrir les tiroirs de bureaux. Ma mère alla le rejoindre. Richard  

et Patrick étaient rentrés et se demandaient ce qui se passait. Je  

me demandais bien ce qui allait arriver entre ma mère et Arthur.  

Je sentais que déjà mes sSurs fléchissaient. Diane voulait  

revenir sur sa décision :  

Vois-tu ce qu'on lui a fait ? Je l'aime, ma mère, moi. Et  

Arthur aussi.  

Je me sentais comme dans l'eau bouillante. Je ne voulais pas  

me retrouver toute seule face à ma mère et à Arthur. Déjà elle  

ressortait de la chambre, son manteau sur le dos. Elle semblait  

pressée. Elle ferma les rideaux de la cuisine. Arthur apparut, le  

bébé dans les bras. Elle habilla le petit Michel et nous pressa de  

nous préparer.  

Préparez-vous pour partir, faites vite !  

Tout le monde sortit au pas de course et s'engouffra dans  

l'auto. À peine les portières refermées, l'auto démarrait. Je  

compris que nous nous sauvions avant l'arrivée de la police.  

Bien entendu, c'est contre moi que cela tourna.  

Toé et tes maudites menteries, j'en ai assez ! Attends que je  

sois plus forte. Tu vas avoir affaire à moé ! J'vas te placer dans  

une école de réforme ! Eux autres, ils vont te faire passer le goût  

du vice.  

J'aurais dû m'attendre à ce que l'histoire se termine comme  

ça. J'aurais dû savoir qu'Arthur finirait par embobiner ma mère.  

Elle avait bien trop peur de le perdre et préférait de beaucoup se  

raccrocher à la moindre explication de sa part. Mon seul espoir  

était que mes sSurs maintiennent leur déclaration. Arthur  

ajouta :  

Oui, c'est elle qui invente tout ça pour qu'on se sépare. Elle  

est jalouse de toé. Elle m'a déjà dit qu'elle m'aimait et qu'elle  

savait quoi faire pour prendre ta place.  

J'étais insultée et découragée de tant d'audace.  

Vous voyez pas clair ? Vous me mettez ça sur le dos ! Vous  

pensez que c'est moi qui ai tout fait, mais vous vous trompez !  

Vous pensez qu'il est un ange, mais...  

Dis donc, toé ! Tu prends pas mal de piquant et même que  

t'es effrontée ! Arthur pourra faire de toé ce qu'il voudra. Qu'il te  

crisse une volée pour que tu ne te relèves plus jamais. Quand je  

pense que j'ai fait venir la police ! Une maudite chance qu'on  

s'est parlé. Arthur pis moé ! Vois-tu ce que t'allais faire ? Tu  

voulais que je me sépare de lui, mais tu n'auras pas cette chance-  

là ! Si tu veux un chum, on va t'en trouver un pour te contenter.  

Après, tu vas peut-être laisser Arthur tranquille.  

Rendus à la maison, elle demanda à Diane et Sylvie si j'avais  

inventé tout ça. Mes sSurs n'ont pas répondu. Et ma mère  

n'insista pas. Encore une fois, c'était moi la coupable. C'était  

plus facile ainsi. Ça lui évitait de prendre des décisions. Étran-  

gement, et d'un accord tacite, ils n'en parlèrent plus. Je n'eus pas  

de volée non plus pour mon soi- disant mensonge. Ils se hâtèrent  

de fêter leur réconciliation à l'hôtel.  

La semaine suivante, alors qu'Arthur travaillait et que j'étais  

seule avec ma mère à la cuisine, elle revint sur le sujet :  

Est-ce que c'est vrai que t'as essayé d'exciter Arthur ? Que tu  

t'es déjà déshabillée plusieurs fois quand j'étais pas là ?  

Jamais de la vie ! Je me suis déshabillée uniquement lorsque  

vous m'avez forcé à le faire devant Arthur et Richard. C'était  

quand il m'a donné une volée à coups de ceinture ; j'étais toute  

nue, mais vous étiez là... Pis même si je vous dis la vérité, vous  

ne me croyez pas. Vous ne me croyez jamais. Vous me mettez  

tout sur le dos.  

T'es rendue, la Noire, que tu réponds assez sec ! Fais bien  

attention, Élisa T., tu vas t'apercevoir qu'il y a un maître ici.  

C'est pas toé qui vas gouverner dans cette maison. Fais bien  

attention qu'Arthur te crisse dehors. Je pense qu'il est ben tanné  

de vous autres. Il vous loge, vous nourrit et vous lui faites  

manger de la merde derrière son dos. Sais-tu combien d'argent il  

a dépensé pour vous autres ?  

Je ne répondis rien. Ça n'en valait pas la peine. Ma mère ne  

croyait et ne voyait que ce qui faisait son affaire. Je voyais bien  

qu'elle ne voulait pas rester toute seule avec ses enfants, sans un  

homme dans son lit. On ne comptait pas beaucoup pour elle, et  

moi, encore moins.  

À l'école, on commença à dire que je voulais voler le chum  

de ma mère. Les gars se moquaient de moi, me demandaient si  

j'étais encore vierge, si je voulais coucher avec eux. C'était  

l'enfer et l'humiliation. Je soupçonnais mon frère Richard d'être  

à l'origine de ces calomnies.  

Le coussin  

À l'école, je suivais un cours de tricot. Il fallait payer la  

laine, mais ma mère avait toujours refusé de me donner de  

l'argent pour une chose qu'elle considérait comme inutile. SSur  

Florence, mon professeur, me donnait tout de même de la laine  

pour que je puisse faire comme les autres. Les autres filles  

pouvaient apporter ce qu'elles faisaient à la maison. Mais moi,  

comme je travaillais avec de la laine prêtée, je laissais mes  

travaux à mon professeur. Je n'avais pas le choix de ce que je  

pouvais tricoter, ni des couleurs. Elle me faisait l'aire des choses  

qu'elle pouvait offrir à des personnes choisies d'avance. Ça  

limitait mon intérêt pour le tricot. Nous étions un peu avant les  

vacances de Noël. Les filles de ma classe avaient entrepris de  

confectionner des coussins de laine qu'elles allaient offrir en  

cadeau. J'aurais donné n'importe quoi pour en faire un, moi  

aussi. Je n'avais pas d'argent et je savais qu'il était inutile d'en  

demander à ma mère. Pourtant il devait bien y avoir un moyen...  

À la fin du cours, je traînai un peu pour rester seule avec  

SSur Florence. Je ne voulais pas que les autres m'entendent. Je  

lui dis mon désir de fabriquer un de ces beaux coussins.  

J'essayai de me faire convaincante ; je savais exactement quel  

modèle et quelle couleur je voulais.  

Mais, Élisa, ça coûte environ dix dollars de laine !  

Je vous en prie ! Je vous le paierai un peu plus tard ! Je  

voudrais tant faire un cadeau à ma mère !  

Je ne peux pas te donner la réponse tout de suite. Je vais y  

penser. Je te dirai ça plus tard !  

Je vous le promets que je vais le payer...  

J'ai dit que je te donnerais la réponse plus tard. Va-t'en ! J'ai  

un autre cours à donner.  

J'étais terriblement déçue. Je pensais que si je pouvais faire  

ce cadeau à ma mère, elle verrait combien je l'aimais. Elle  

n'avait pas souvent de cadeaux, elle non plus. Puis elle serait  

contente de voir comme j'étais habile...  

La semaine suivante, SSur Florence me donna tout le  

matériel nécessaire à la fabrication du coussin. Je flottais de joie.  

J'étais bien inquiète quant à la façon de le payer. Peut-être qu'en  

le recevant, ma mère serait si contente qu'elle cesserait de me  

battre et de me chicaner ! Peut-être même allait-elle accepter de  

me donner un peu d'argent pour payer ma dette. J'avais des ailes  

aux doigts pour tricoter. J'ai pris le temps de cinq cours pour  

finir mon coussin. Et j'en étais très fière ! Il était doré ; un amas  

de pompons dorés. C'était vraiment joli ! Même mes compagnes  

vinrent me dire à quel point j'avais bien réussi. J'étais très  

excitée. Pour la première fois de ma vie, j'avais hâte de revenir à  

la maison.  

En arrivant, comme ma mère était sortie, j'en profitai pour  

montrer mon cadeau à mes sSurs et à mes frères. Ils le  

trouvèrent fort beau et se montrèrent même un peu jaloux. Ils  

disaient que notre mère allait être très contente. Je cachai  

soigneusement le coussin dans ma chambre en me disant que  

j'allais trouver le temps bien long jusqu'à Noël.  

À son retour, ma mère semblait de mauvaise humeur. Elle  

était impatiente et trouvait le moindre prétexte pour me  

chicaner. Je voulus lui faire plaisir. Je voulais qu'elle change  

d'humeur avec moi. Je voulais qu'elle soit patiente avec moi. Je  

voulais qu'elle m'apprécie un peu. Je voulais... je voulais tant de  

choses !  

Maman, je vous ai fait un beau cadeau.  

Elle se tourna vers moi, souriant.  

Ah ! oui ? Montre-moé ça ?  

Elle ne me l'a pas répété deux fois. Je courus jusqu'à ma  

chambre et revins avec le coussin que j'avais mis dans un sac  

pour augmenter sa surprise.  

Qu'est-ce que c'est que ça ?  

C'est moi qui l'ai fait à l'école, c'est un coussin.  

Il est très beau... Viens avec moé pour voir ce que je vas en  

faire.  

Elle se leva avec le coussin dans les bras et se dirigea vers la  

descente de cave.  

J'en veux pas, de tes cadeaux, la Noire. Descends avec moé !  

Je ne comprenais pas. Je la suivis comme un automate. Dans  

la cave, nous avions une grosse fournaise au bois qui chauffait la  

maison pendant l'hiver. Elle ouvrit la porte et jeta le coussin  

dans le feu. Je restai figée sur place. C'est comme si elle m'avait  

jetée, moi, dans le feu. Je remontai en courant. Je pleurais,  

pleurais. J'avais peine à respirer ; j'avais la gorge tellement  

nouée que je manquais d'air.  

J'en veux pas, de tes cadeaux. T'as vu où je les mets ! Je veux  

rien qui vienne de toé. Si ça avait été un cadeau d'un autre de  

mes enfants, j'aurais été tellement heureuse de le garder. Mais  

comme ça vient de toé, j'en veux pas. Je t'haïs assez la face  

comme ça, je ne garderai aucun souvenir de toé.  

Je pleurais sans contrôle. J'essayais de me boucher les  

oreilles et de ne plus entendre ses paroles tellement elles étaient  

méchantes. Pourquoi ? Pourquoi me faisait-elle ça ? J'étais si  

heureuse de le lui offrir, pourquoi ? Pourquoi me haïssait-elle  

tant ? Pourtant j'essayais tellement de lui faire plaisir !  

Pourquoi ? La peine et la douleur me pliaient en deux. Je  

sanglotais.  

Arrête de chialer !  

J'essayais de me contrôler, mais j'en étais incapable. Plus  

j'essayais, plus je hoquetais.  

Je t'ai dit d'arrêter de chialer, vas-tu la fermer ?  

Elle me donna une grande poussée dans le dos qui me fit  

trébucher. Je me frappai la tête contre le coin de la table en  

tombant. Au lieu de me calmer, je me mis à crier et à pleurer de  

plus belle. Je m'étais blessée en tombant. Il y avait une fente  

près de l'Sil gauche et je saignais. Ma blessure enfla en un rien  

de temps. Je me relevai et m'assis à ma place. Je pleurai pendant  

toute l'heure du dîner malgré les avertissements de ma mère. Je  

n'ai pu avaler une seule bouchée. Elle avait brisé le très fragile  

lien de tendresse et l'espoir d'une relation améliorée qui restaient  

entre elle et moi. le me retrouvais avec une grande peine au  

cSur et surtout une immense haine pour elle qui était si dure,  

mais aussi pour moi qui n'arrivais pas à me faire apprécier.  

J'étais toute seule, toute seule contre elle qui me rejetait, toute  

seule contre Arthur qui me maltraitait. Je n'avais rien dans la vie,  

nul endroit où j'étais bien, personne pour m'aimer... Personne  

pour m'aider...  

Quand vint le temps de prendre l'autobus scolaire, je tentai  

de cacher ma blessure avec ma frange. J'avais le visage rouge et  

boursouflé, les yeux enflés. Je montai derrière Diane et Richard  

en gardant la tête basse. Je pleurais en silence ; tout était  

embrouillé. Je tremblais comme une feuille et j'avais un hoquet  

nerveux. Tout le monde me regardait curieusement, mais  

personne n'osa se moquer de moi. J'étais assise toute seule et  

j'essayais de me raisonner pour arrêter de pleurer. Mon frère,  

assis derrière moi, se pencha en avant pour me chuchoter :  

Arrête, tu nous fais honte !  

Quel imbécile ! Il était bien de la même race que les autres.  

Il ne pensait qu'à lui sans se soucier de ce que je pouvais  

ressentir. À la Polyvalente, j'attendis pour sortir la dernière de  

l'autobus. Malheureusement, mes deux amies m'attendaient près  

de la porte. Je ne voulais pas qu'elles me voient dans cet état. Je  

passai près d'elles, la tête basse, en faisant semblant de ne pas  

les voir. Mais elles m'ont suivie en criant mon nom. Je m'arrêtai  

et me tournai brusquement vers elles. Je leur criai en relevant  

mes cheveux sur mon front :  

Regardez ! C'est ça que vous vouliez voir ? Vous êtes  

contentes maintenant ? Laissez-moi tranquille.  

Je les laissai en plan et m'enfuis vers les casiers. Ma sSur  

Diane vint me retrouver et voulut me réconforter. Je lui dis le  

plaisir que j'avais eu à faire le coussin et la blessure que m'avait  

infligée ma mère par son acte impitoyable. Je lui dis ma détresse  

d'être l'éternel souffre-douleur, et combien la haine de ma mère  

me désespérait. Je lui dis tout cela d'une seule traite, sans  

pouvoir m'arrêter de pleurer.  

Pis le pire, c'est que la laine du coussin est pas payée. SSur  

Florence va m'étriper.  

Fais-toi-z'en pas ! Des fois, Arthur me donne de l'argent. Je  

vais t'aider à payer SSur Florence. Je veux t'aider. J'aimerais  

être ton amie, même si des fois tu reçois des volées à ma place.  

Il était fatal que SSur Florence me demande de la payer,  

quelques jours plus tard. Mais je n'avais pas d'argent et je m'en  

excusai. À chaque cours de tricot, elle me rappelait, ma dette.  

J'étais très mal à l'aise. J'en étais venue à craindre et à détester ce  

cours qui me plaisait tant auparavant. Je ne savais vraiment plus  

quoi lui dire. J'allais passer encore une fois pour une mauvaise  

tête. J'essayais de l'éviter le plus possible, j'arrivais au cours à la  

dernière minute en me faufilant et en repartais au premier son de  

cloche. J'avais beau me creuser la cervelle, je ne savais pas  

comment rembourser. À la fin, SSur Florence ne me demandait  

plus d'argent. Elle se contentait de me fixer avec un air sévère.  

Je pensais que les vacances de Noël allaient arranger les  

choses. Mais au retour, pendant un cours de français, mon  

professeur étant malade, SSur Florence vint la remplacer. Nous  

étions en train de travailler dans nos livres, quand je me levai  

pour tirer les rideaux. Le soleil m'aveuglait et j'avais du mal à  

lire dans mon cahier. Comme je retournais à ma place, SSur  

Florence s'approcha de moi en disant :  

Qu'est-ce que tu fais debout ?  

J'ai fermé les rideaux, j'avais le soleil dans la face.  

Sans que je m'y attende le moins du monde, elle me donna  

une claque dans la figure. Je restai sidérée ; puis une grande  

chaleur m'envahit, une immense colère. Sans réfléchir, je lui  

rendis son geste en criant :  

Laissez-moi la paix ! Il y a assez de mes parents qui me  

battent, vous commencerez pas à me battre vous aussi, non  

jamais !  

Assieds-toi à ta place. Ça ne finira pas là.  

Je suis retournée à ma place sans répliquer, je regrettais mon  

geste, mais c'était trop tard.  

Durant l'après-midi, je fus demandée au bureau du directeur.  

Il voulut des explications. Je n'avais rien à lui dire. Je baissai la  

tête sans répondre. À bout d'arguments, il me tendit une lettre.  

C'était une lettre de renvoi. Mes parents devaient la signer pour  

que je puisse revenir à l'école.  

J'avais carrément la frousse de rentrer à la maison. J'étais  

certaine que ma mère ne voudrait pas signer ça. J'étais certaine  

qu'elle ne voudrait pas me garder à la maison. J'allais encore être  

prise dans une situation absurde.  

Bien sûr, elle m'engueula, refusa de signer et menaça de  

m'envoyer à l'école de réforme. Puis, finalement, elle me remit  

le papier signé.  

J'vas signer juste pour ne plus voir ta crisse de face dans la  

maison. Tu mériterais pire que ça, ma câlisse !  

Le directeur accepta que je revienne dans ma classe. Je  

retrouvai mes amies et je m'excusai de mon attitude. SSur  

Florence ne me parla plus jamais d'argent. Elle ne me parla plus  

du tout d'ailleurs.  

Artifices  

Entre-temps, pendant les vacances de Noël, nous avions  

encore déménagé. Cependant, nous n'allions jamais assez loin  

pour changer d'école. J'aurais aimé pourtant; si mes compagnons  

et mes compagnes se moquaient de moi, mes professeurs, eux,  

avaient beaucoup de choses à me reprocher. Mes devoirs étaient  

mal faits, sans soin, j'étais distraite pendant les cours, ne  

démontrant aucun intérêt pour les matières scolaires. Depuis  

longtemps, j'avais démissionné. Je n'avais jamais d'argent pour  

payer les livres et fournitures scolaires ; il me manquait toujours  

quelque chose. On me gardait à la Polyvalente par charité, parce  

que, l'école étant obligatoire, on ne pouvait me renvoyer pour  

des raisons de manque. Manque d'attention, manque d'intérêt,  

manque de livres, manque de vêtements convenables, manque  

de bonne humeur, manque de coopération...  

Quant à la nouvelle maison, c'était désespérément la même  

chose. Un logement trop petit où nous étions entassés les uns sur  

les autres. Un logement où les chambres des enfants étaient à  

l'étage et où Arthur pouvait continuer ses manigances. Une  

maison où j'avais encore mon coin. Ce logement avait bien ceci  

de particulier : une cave où il y avait des souris et des rats, ce  

qui permit à Arthur de m'y enfermer bien des fois. Il m'est arrivé  

même souvent d'y demeurer prisonnière pendant des heures,  

terrorisée, avec la certitude de sentir bientôt les souris me  

grimper le long des jambes. Ce logement était, à mes yeux, un  

piège, une prison.  

Quant à l'école, je dus retourner à la même Polyvalente, avec  

les mêmes élèves et les mêmes professeurs. C'était toujours  

pareil : j'étais toujours en guenilles, mal coiffée, sale. Plus je  

vieillissais, plus j'avais honte de moi. Je manquais toujours de  

tout. Je devais voler mes crayons et mes gommes à effacer aux  

autres élèves. Il m'est arrivé de devoir effacer un ancien cahier  

écrit au plomb afin d'en avoir un nouveau. J'étais tellement  

fatiguée de toujours quêter, de toujours me justifier, de toujours  

me sauver. Heureusement que j'avais mes deux amies. Je crois  

qu'elles avaient compris ce qui se passait à la maison. Elles  

étaient toujours gentilles avec moi, essayant de me rendre  

service et allant même jusqu'à me fournir les cigarettes que je ne  

pouvais m'acheter. Je me sentais gênée de tant leur devoir.  

À la maison, j'allais de raclées en humiliations. Rares étaient  

les matins où je ne montais pas dans l'autobus scolaire le visage  

rouge et les yeux gonflés d'avoir trop pleuré.  

Un matin, ma mère avait posé sur la table un gros sac de  

linge. Quand je vins déjeuner, elle me dit en fouillant dans le sac  

et y prenant une boule d'éponge :  

Tiens ! J'ai quelque chose d'extraordinaire pour toé ! Tu vas  

être contente.  

Elle prit des ciseaux et coupa la boule en deux. Elle  

s'approcha de moi avec les deux éponges ; elle riait. Je ne  

bougeai pas. Elle leva mon gilet et mit les boules dans mon  

soutien-gorge.  

Garde ça ! Touches-y pas !  

Je voulus les enlever, mais elle me dit sévèrement, en me  

tapant sur les doigts :  

Laisse ça là ! Ça te fait grossir les seins. T'es assez plate  

comme ça ; ça ne te fera pas de tort.  

Non, je ne veux pas garder ça !  

T'es pas contente des cadeaux qu'on te fait ? Tu vas  

m'écouter, un point c'est tout. Tu vas rester comme ça et tu vas  

aller à l'école comme ça aussi. Pis toé, Diane, tu vas la guetter et  

me dire si elle les enlève.  

Tout le monde à table riait comme des fous ! Pour moi,  

c'était loin d'être drôle. Hier, je n'avais presque pas de seins et  

aujourd'hui j'avais l'air d'une nourrice.  

S'il vous plaît, maman, ne me laissez pas aller à l'école  

comme ça. C'est trop gênant. Les autres vont rire de moi ! S'il  

vous plaît !  

Je me crisse de ce que les autres vont dire. C'est moi le « boss  

» et tu vas m'obéir.  

J'ai dû partir à l'école comme ça. Mon manteau me cachait  

un peu et je me demandais comment je pourrais le garder une  

fois rendue dans la classe.  

À l'école, j'essayai de convaincre Diane de me laisser les  

enlever. Mais elle avait trop peur de se faire attraper par ma  

mère. Elle trouvait cela très drôle de me voir arrangée comme  

ça.  

Je laissai mon manteau dans mon casier et pris mes livres en  

les serrant sur ma poitrine. À ma grande surprise, la journée se  

passa bien. Certains me regardaient curieusement, mais ne  

parlèrent pas. Dès que je devais changer de cours et même  

pendant la récréation, je prenais mes livres contre ma poitrine  

pour me cacher.  

J'ai dû porter ces bourrures pendant un mois. Un très long  

mois...  

Les jours suivants, ma mère me fit cadeau d'une jupe neuve.  

Moi qui n'en portais jamais, j'étais vraiment gênée. D'autant plus  

qu'elle était trop courte pour moi. Une mini-jupe à la limite de la  

décence. Avec mes bourrures et cette jupe qui me frôlait le ras  

des fesses, je n'étais vraiment plus la même. Je me sentais  

ridicule, c'était atroce. Quand je descendis pour déjeuner ainsi  

attifée, mes frères et Arthur se mirent à siffler. Bien sûr, Richard  

ne put s'empêcher d'y mettre son grain de sel :  

Ça lui va pas bien. Diane et Sylvie, ça leur fait bien, une  

mini-jupe, mais pas elle. Elle a l'air d'un squelette.  

Ma mère me regardait d'un air critique.  

Ton chandail ne va vraiment pas avec ta jupe. Non, ça fait  

dur !  

Je crus qu'elle me permettrait de remettre mon vieux pantalon.  

Mais elle revint de la chambre avec une blouse de nylon. Elle  

me la lança.  

Enlève tes bourrures et ta brassière et mets ça. Ça va aller  

avec l'allure que t'as.  

Je suis allée dans la salle de bains et j'ai enfilé la blouse comme  

elle l'avait dit. En me regardant dans le miroir, je vis que cette  

satanée blouse était presque transparente. Je lui dis :  

Maman, je ne peux pas mettre ça, elle est trop transparente !  

C'est pas grave, t'as rien à montrer. T'as pas honte ? T'es faite  

comme une planche !  

Je baissai la tête. J'étais assez malheureuse comme ça. Je le  

savais bien que j'étais laide et maigre. J'aurais pu me passer de  

ses commentaires. C'est pourtant ainsi accoutrée que je partis  

pour l'école. Ce fut ma journée de gloire. J'avais tellement honte.  

Tout le monde me regardait en rigolant. Certains s'approchèrent  

de moi en disant :  

T'as bien une belle jupe, Élisa ? On dirait que t'as fait du  

cheval !  

Un attroupement se fît autour de moi. Je ne pouvais m'enfuir.  

Sous leurs sarcasmes, je me mis à pleurer.  

Tiens, elle n'a plus ses bourrures !  

Elle a dû les oublier sur son bureau !  

Elle ne porte même pas de brassière !  

Ils riaient et sifflaient. Je n'en pouvais plus. À coups de poing  

et de coude, je me frayai un chemin et je me sauvai en courant à  

travers les allées de casiers. Je pleurais de rage et de honte. Je  

me maudissais, je me haïssais. J'étais laide, maigre et ridicule. Si  

j'avais été comme les autres, peut-être qu'on aurait pu m'aimer.  

Mais avec mes grandes dents et mes longues mèches de cheveux  

noirs, je comprenais ma mère de me renier. J'étais comme le  

vilain petit canard de sa couvée. Un jour, j'ai essayé de  

m'arracher les dents avec des pinces. Si je n'ai pas réussi, c'est  

que je n'étais pas assez forte et que cela faisait trop mal.  

Mais j'en avais assez d'avoir honte. Je décidai de remettre  

mon soutien-gorge. Ma mère devrait me battre au sang pour que  

je retourne à l'école ainsi attifée. J'en avais assez de me  

promener à moitié nue et de faire rire de moi. J'ai dû finir l'année  

en mini-jupe, jusqu'à ce que je rapporte à la maison le costume  

que j'avais fait au cours de couture. Quand j'arrivai chez nous  

avec le vêtement, ma mère me dit :  

Qu'est-ce que c'est que ça ?  

C'est le costume qu'on a fait au cours de couture. Le  

professeur nous l'a donné. Me permettez-vous de le mettre pour  

aller à l'école ?  

T'es pas fière pour porter ça. Moé, j'ie mettrais même pas  

pour aller à l'étable. Mais c'est toé qui décides. Fais ce que tu  

veux. Si tu veux avoir l'air folle, c'est ton affaire.  

Je ne m'attendais certainement pas à ce que ma mère soit  

fière de moi. Je ne m'attendais plus à rien de sa part. De plus,  

qu'elle haïsse mon costume me prouvait qu'il avait de l'allure.  

De toute façon, j'aimais mieux porter ce costume décent qu'être  

vêtue de cette mini-jupe trop courte et de cette blouse de nylon  

trop transparente.  

Les épingles  

Cette époque de ma vie n'aura été que violence. Un mauvais  

rêve. Je ne savais pas comment en sortir. J'étais incapable de  

m'imaginer autrement. J'étais véritablement emprisonnée dans  

un cocon d'humiliation, de violence et de souffrance. J'étais  

incapable de réagir, sans cesse préoccupée à me protéger, à  

surveiller et à prévoir les attaques d'Arthur et de ma mère.  

J'avais peur. Une peur maladive. J'avais peur et je n'avais aucune  

confiance en moi. Je ne me voyais aucune qualité, aucune  

intelligence. C'était injuste mais vrai. Personne au monde  

n'aurait pu m'aimer. À la maison, on continuait à me harceler  

sadiquement. Combien de fois suis-je restée emprisonnée  

dehors, en pyjama, souvent l'hiver, pendant que ma mère et  

Arthur m'observaient par la fenêtre de la cuisine en riant. Je  

connaissais bien cette bonne vieille farce de la bière oubliée  

dans l'auto que je devais aller chercher pour eux. Je savais bien  

comment cela finirait ; mais je n'avais pas le choix. Si j'avais  

refusé d'y aller, on m'aurait sortie de force. J'étais fatiguée,  

découragée ; je dormais peu, je mangeais encore moins. Je me  

sentais sans force et tellement, tellement déprimée.  

Un jour, à l'école, j'entendis les autres raconter un fait divers.  

Une femme était morte après avoir avalé une épingle. Toute la  

journée, j'ai été distraite en pensant à cette femme. Le soir, je  

dormis à peine. Cette histoire me hantait. S'il pouvait m'arriver  

la même chose. Si je pouvais avoir le courage...  

Le lendemain, au cours de couture, je volai une boîte  

d'épingles. J'étais tellement découragée de ma vie que j'avais  

décidé d'en finir. Je passai la journée avec le précieux talisman  

dans ma poche. À tout moment, je passai mes doigts sur la petite  

boîte, la petite boîte magique qui allait solutionner mes  

tourments. J'avais entouré la boîte d'un Kleenex pour ne pas  

qu'on l'entende tinter. C'était comme une petite bête très douce  

tapie au fond de ma poche, une bête trompeuse et maléfique qui  

n'attendait qu'un ordre de ma part pour me mordre.  

Rendue à la maison, j'avais presque hâte que ma mère  

m'envoie au lit. Je les regardai à tour de rôle, mes sSurs, mes  

frères : peut-être que demain ma place serait vide. Je savais que  

je ne manquerais à personne. Je savais que je n'avais plus rien à  

attendre de la vie.  

Dans ma chambre, assise sur mon lit, j'étais seule. Je  

repensai à ma vie en regardant la boîte que je tenais à la main. Je  

ne ressentais rien. J'étais tellement fatiguée de vivre aussi  

tristement. Tout ce que je voulais était de quitter cette vie  

d'enfer. Je n'étais pas triste mais fatiguée, seulement fatiguée.  

J'ouvris la boîte, en sortis une épingle et la mis dans ma bouche.  

Je la sentais toute froide sur ma langue. Je l'avalai... Je n'avais  

rien ressenti. Je décidai d'en avaler plusieurs afin d'être certaine  

de ne pas manquer mon coup. J'en avalai une quinzaine, l'une  

après l'autre, puis cachai la boîte sous mon lit. Demain, je vais  

être morte... Je me couchai et me mis à pleurer. Adieu, tout le  

monde... Je ne regrettais rien. Je lis ma prière comme d'habitude,  

demandant à Dieu de me pardonner toutes mes fautes. Je  

dormais presque quand les autres sont montés se coucher.  

Nathalie vint se coucher près de moi. Je fis semblant de dormir.  

Au matin, je me réveillai comme si rien ne s'était passé.  

J'étais affolée. Mon Dieu ! Comment se fait-il que je sois  

vivante ? Je dois certainement être près de la mort ? Peut-être  

allais-je mourir à l'école ?  

En tout cas, j'étais bien vivante et je devais descendre pour  

préparer le déjeuner. Je m'habillai et pris la boîte d'épingles que  

je remis dans ma poche. Je ne voulais pas que ma mère trouve  

ma boîte pendant mon absence. Je ne voulais prendre aucun  

risque.  

A l'école, je racontai à mes amies ce que j'avais fait. Elles ne  

me crurent pas. Profitant de l'absence du professeur, j'avalai  

d'autres épingles devant tout le groupe,  

Mais t'es folle ! Pourquoi tu fais ça ?  

T'es si malheureuse que ça !  

Personne n'osa se moquer de moi. J'avais même suscité un  

certain respect. Toute la journée, je les sentais qui me  

surveillaient. Elles devaient s'attendre à me voir tomber d'une  

minute à l'autre, mais rien n'arriva. À la maison, Diane raconta  

tout à ma mère. Celle-ci se mit à rire.  

Tu crois ça, toé ? Pas moé.  

C'était comme si elle m'avait giflée. De peine et de dépit, je  

sortis la boîte de ma poche, l'ouvris et me mis à avaler des  

épingles.  

Vous ne croyez pas que je veux mourir, ben regardez !  

Elle me regardait, les yeux ronds. Mais elle se reprit bien  

vite.  

Avale toute la boîte si tu veux, ça me dérange pas. Je me  

crisse de ce que tu fais. T'as vu, je me suis même pas levée pour  

t'arrêter. Je tiens pas plus à ta vie qu'à rien, comme tu vois.  

Meurs, câlisse ! Il n'y a pas de danger que tu me fasses ce  

plaisir-là. Même le bon Dieu ne veut pas de toé !  

J'avais beau m'y attendre, chaque fois j'étais blessée  

douloureusement. Je la haïssais tellement. Si j'avais eu un fusil  

chargé entre les mains, je me serais tuée sur-le-champ, devant  

elle. J'aurais surtout voulu lui crier ma haine.  

Je vous déteste, je vous déteste, je vous déteste...  

J'aurais hurlé de peine. Je ne comprenais rien à rien. J'avais  

avalé une vingtaine d'épingles et je vivais normalement. Les  

filles de ma classe m'ont laissé la paix pendant près de deux  

mois. Puis, tout est redevenu comme avant.  

Espoir  

Un soir d'hiver, Arthur et ma mère étaient saouls et se  

disputaient. Comme j'étais là dans la cuisine à les regarder faire,  

ils me tombèrent dessus. Ma mère était particulièrement en  

colère. Elle m'ordonna de m'en aller. J'enfilai mes bottes et mon  

manteau lorsque ma mère rajouta :  

Je ne veux pas te voir dans la cour. Efface-toé ! Crisse ton  

camp où tu voudras, je ne veux plus te voir la face !  

J'ouvris la porte et sortis en pleurant. Il faisait noir et il  

neigeait. J'étais si découragée, là, toute seule, ne sachant que  

faire, ni où aller. Je sortis de la cour comme ma mère me l'avait  

ordonné et me mis à marcher sur la route. Je me sentais  

misérable... Où aller? Je voulais mourir. Je marchais en plein  

milieu de la route, espérant qu'à cause de la tempête la première  

voiture qui passerait me frapperait, sans avoir eu le temps de  

m'éviter. J'aurais voulu mourir comme dans les films, marchant  

vers un point lumineux pendant qu'une dame habillée de bleu et  

d'étoiles me prendrait par la main en me disant :  

Courage, Élisa !  

J'étais engourdie de froid, je titubai de fatigue. Je me mis à  

courir, les bras écartés, me répétant : Ne fais pas ça ! La vie peut  

être belle un jour ! Garde espoir, Élisa, aie la foi !  

À travers le vent, j'entendis qu'on criait mon nom. C'était  

Richard qui m'appelait :  

Élisa ! Élisa !... Reviens, Élisa !... Maman fait dire de  

revenir ! É-L-I-S-A !  

Je me rendis compte soudainement de ce que j'allais faire.  

J'eus à peine le temps de me tasser sur le bord de la route qu'un  

gros camion passa en trombe. Il roulait à toute allure dans une  

bourrasque mêlée de neige et en faisant un bruit infernal. Une  

seconde plus tôt, il m'aurait fauchée comme rien. J'avais failli  

mourir en me jetant sous ses roues... Pourtant, je me sentais  

étrangement calme et paisible. Je revins a la maison d'un pas très  

lent. Il faisait si bon dehors.  

Je n'étais pas aussitôt rentrée que ma mère se remit à  

m'engueuler. Sans me presser, j'enlevai mon manteau et mes  

bottes. Leurs insultes me laissent indifférente. Ils étaient si loin  

de moi maintenant. Je ne pouvais que penser à ce qui m'était  

arrivé. Comme d'habitude et machinalement je lavai Nathalie et  

Michel. Puis ma mère m'envoya au lit, parce qu'elle ne pouvait  

vraiment plus me supporter.  

Railleries  

Samedi saint, la veille de Pâques. Toute la famille se  

préparait à aller à la messe. J'aurais dû rester pour terminer le  

ménage, mais ma mère me dit de rejoindre les autres.  

Grouille-toé ! Je ne veux pas t'avoir icitte pendant que les  

autres sont à la messe. J'ai assez de te voir la face tous les soirs  

et pendant les fins de semaine. Débarrasse ! Et que ça ne te  

prenne pas une demi-heure, car Arthur est prêt à partir.  

Je montai à ma chambre. J'hésitai à choisir, car je trouvais  

tous mes vêtements si laids. Finalement, je mis les premiers qui  

me tombèrent sous la main. Les autres m'attendaient, il fallait  

faire vite. Je descendis aussi vite que je le pus. Arthur était près  

de la porte, impatient. Je passai devant lui pour rejoindre les  

autres quand il m asséna un coup de poing sur la bouche. Je  

tombai à la renverse, étourdie. Je saignais des lèvres et des  

gencives. Je crus qu'il m'avait cassé des dents. Il me dit :  

J'vas t'en faire, moé, de nous faire attendre ! On va être en  

retard à cause de toé. Câlisse !  

Ma mère, voyant que je saignais sérieusement, m'empêcha  

de partir.  

Elle peut pas y aller comme ça, avec la gueule enflée, le  

monde va la remarquer.  

Arthur sortit en sacrant, les autres suivaient. Je me relevai en  

tâtant mes dents :  

Un bon jour, je vais me tuer. J'en ai assez de cette maudite  

vie !  

Pauvre p'tite. Veux-tu dire qu'on te maltraite ? Toutes les  

volées que tu as, tu les mérites. Viens pas te plaindre, ça ne  

marche pas avec moé ! Essaie de te plaindre à Arthur pour voir  

ce qu'il va te dire. Pis si tu décides de te tuer, viens pas mourir  

dans ma maison.  

J'avais un grand froid au cSur. Je ne la pensais pas capable  

de dire de telles choses. Je la détestais ! Je souhaitais sa mort et  

celle d'Arthur aussi. Moi aussi, j'aurais voulu être débarrassée  

d'eux.  

Lorsqu'ils revinrent, le temps du souper était venu. J'avais  

mis la table. En attendant d'être servi, Richard se mit à agacer  

Patrick en lui donnant des coups aux épaules. Bien vite, Patrick,  

qui n'était pas de taille, se mit à pleurer. Arthur et ma mère firent  

cette constatation :  

Il est comme Élisa, celui-là. Ils sont tous les deux dans le  

même sac. Deux crisses de faces pareilles !  

Richard, se sentant épaulé par les parents, continuait de plus  

belle. Il faisait vraiment mal à Patrick. Je n'osais pas intervenir,  

sachant bien ce qui allait m'arriver. Patrick criait et pleurait. À la  

fin, ma mère, excédée par le bruit, leur dit d'arrêter. Mais  

Richard ne voulait pas lâcher.  

Ça me dit de me battre !  

La bataille réglée, elle nous fit tous passer à table. Richard lâcha  

Patrick qui vint s'asseoir à sa place en pleurant. Ma mère lui  

demanda en riant :  

Patrick, as-tu l'intention de te tuer, toé aussi ?  

Il ne répondit pas, se contentant de secouer la tête. Mais Arthur,  

qui ne comprenait pas :  

Pourquoi tu lui demandes ça ?  

Demande donc à ta Grande Noire ce qu'elle veut faire !  

Je les regardai tous tes deux. Trop méchants et indignes d'avoir  

des enfants.  

Je vous jure qu'un bon jour, je vais me tuer. J'en ai assez de  

tous vous autres, je suis écSurée !  

J'éclatai en sanglots. Arthur se leva :  

Veux-tu que je t'aide ? Ça me ferait plaisir !  

Non, je suis capable toute seule ! J'ai pas besoin d'aide.  

Pauv' p'tite, va !... Envoyez, les enfants, on va faire une  

séance de lutte avec Élisa. Ça va nous donner de l'appétit.  

Il me prit par le bras et me poussa au centre de la cuisine.  

Grouillez-vous, parce que je vais aller vous chercher et vite !  

Les autres s'approchèrent ; ils n'avaient pas le choix. Ils se  

mirent à me tirailler sans grande conviction. Arthur était là  

derrière à distribuer des coups de pied et des claques à ceux qui  

n'osaient pas me toucher. Ça ne faisait pas vraiment mal, mais,  

d'énervement, je me mis à pleurer. Je recevais des coups de  

poing, on me tirait les cheveux. Aveuglée de larmes, je  

trébuchai. Arthur cria :  

Ça va faire, gang de niaiseux ! J'vas vous montrer, moi,  

comment on fait. Toé, la Noire, t'es mieux de te laisser faire,  

sans ça tu vas en manger une maudite !  

Il m'immobilisa et se mit à me tripoter les seins. Je voulus lui  

enlever les mains, mais il me frappa en pleine figure. Je regardai  

ma mère pour qu'elle intervienne, mais elle ne bougea pas. Elle  

se contenta de regarder. Arthur était déchaîné, il cria :  

Richard ! Viens poigner les tétons de ta sSur, ça va les faire  

pousser.  

Puis il obligea mes frères et sSurs à faire pareil. Je fermai  

les yeux, humiliée, blessée. Il me traîna au milieu de la cuisine  

pour terminer sa séance de lutte. Il essaya sur moi toutes les  

prises qu'il connaissait. Enfin, il me lâcha. Je me relevai, malade  

de haine. Comme je le haïssais ; comme je les haïssais, lui et ma  

mère. Quelle sorte de mère avais-je donc qui me laissait  

poignasser et humilier par ce salaud ? Je n'avais même plus la  

force de pleurer. Je ne l'avais pas vu arriver derrière moi :  

soudain il passa un bas de nylon au-dessus de ma tête, le glissa  

autour de mon cou et serra. J'étouffais, je n'étais pas capable de  

crier, pas capable de respirer. J'essayais de passer mes doigts  

entre le bas et mon cou, mais c'était trop serré. J'étais paniquée...  

J'allais mourir. Je me sentais faiblir, étourdie, je voyais des  

étoiles. Il serrait de plus en plus; ça faisait horriblement mal. Je  

m'évanouis.  

Je m'éveillai en recevant un verre d'eau glacée à la figure. Je  

retrouvai mes sens péniblement. Je lotissais, j'avais mal à la  

gorge. Chaque bouffée d'air me brûlait la gorge. Je me relevai de  

peine et de misère, j'avais mal partout. Les autres regardaient,  

horrifiés. Ma mère brisa le silence :  

Viens manger ! Le souper est prêt. Pis cesse les simagrées.  

Arrête de te lamenter !  

Je lui jetai un regard de détresse et de haine. Je lui tournai le  

dos et montai à ma chambre. Pour une fois, ils me laissèrent  

tranquille. Assise sur mon lit, je regardai en pleurant la marque  

que j'avais au cou. C'était une grosse marque rouge violacé, très  

large, qui me faisait le tour du cou. En me débattant et en  

voulant enlever le bas, je m'étais griffée au visage.  

Tremblante de peur et de solitude, je me roulai en boule sous  

les couvertures.  

Cette histoire s'est reproduite souvent, hélas ! Il me serrait le  

cou jusqu'à ce que je m'évanouisse, mais pas assez pour que je  

meure. Je souhaitais qu'il ne s'arrête pas à temps. J'en avais assez  

de souffrir. De plus, Arthur me tripotait les seins à chaque fois  

qu'il le pouvait, sous prétexte de me battre. C'était devenu une  

vraie obsession. Il poussait mes frères et mes sSurs à faire la  

même chose. Et parfois ma mère se joignait à eux. Elle me  

pinçait les seins en les tordant. C'était douloureux. Douloureux  

et humiliant. Ma haine pour eux ne connaissait plus de bornes.  

J'avais du mal à les regarder en face. Ma fatigue aussi était  

immense. Je n'avais plus grand-chose qui me retenait à la vie.  

L'hôtel  

Avril. Le printemps revenu, Arthur était retourné au  

chantier. Comme il était parti toute la semaine, cela me donnait  

une sorte de répit. Ma mère était plus calme, plus patiente avec  

nous.  

Ce soir-là, à l'heure du coucher, ma mère, par signes,  

demanda à Nathalie si elle voulait coucher avec elle. Nathalie  

répondit négativement tout en lui signifiant, par gestes, qu'elle  

voulait dormir avec moi. C'était une habitude qu'elle avait prise  

depuis que nous avions emménagé dans ce logement. J'insistai  

auprès de Nathalie pour qu'elle accède au désir de ma mère.  

J'étais heureuse de la tendresse de ma petite sSur, mais j'avais  

peur que ma mère ne soit fâchée.  

Nathalie répéta les mêmes gestes, puis s'approcha de moi et  

me prit par la main. Ma mère était furieuse :  

Câlisse ! Tu l'as rendue aux femmes. T'es rien qu'une crisse  

de lesbienne. Tu vas voir ! T'as pas fini ! Je vais le dire à  

Arthur... T'es une crisse de vicieuse ! T'as tous les vices. Quand  

on est menteur, on est voleur, quand on est voleur, on est  

vicieux. C'est ton vrai portrait !  

Je ne savais quoi dire. J'étais peinée, mais je ne répliquai pas  

; j'avais trop peur d'elle. Ma mère reprit :  

Vas-y te coucher, maudite lesbienne.  

Je suis montée avec Nathalie sans broncher.  

J'étais insultée, stupéfaite et malheureuse. Je n'en revenais pas  

de ce que ma mère pouvait inventer à mon sujet. J'avais beau  

réfléchir, je ne voyais pas ce que j'avais fait de mal. J'eus  

beaucoup de peine à m'endormir.  

Le lendemain, ma mère fit quelques appels en ma présence.  

Elle racontait à tout venant que j'étais lesbienne et que j'avais  

rendu Nathalie comme moi, aux femmes...  

Mais, maman, je ne la touche même pas. Nous avons  

chacune notre couverture.  

Essaie pas de te réchapper. Je sais ce que t'es. T'es bien  

mieux de fermer ta gueule si tu veux pas aggraver ton cas.  

C'est ce que je fis. Elle avait raison, ça ne servait à rien de  

me défendre : elle avait toujours raison. Je me disais  

intérieurement que c'était probablement elle qui était lesbienne.  

Elle semblait s'y connaître. Elle avait peut-être déjà touché à  

Nathalie lorsque celle-ci couchait avec elle et ça pouvait  

expliquer le refus de ma sSur ; mais je ne pouvais en être sûre,  

et j'aimais mieux ne pas y penser.  

L'inévitable vendredi nous ramena Arthur. Ma mère  

s'empressa de tout lui raconter. Il prit la chose d'un air moqueur.  

Ça fait longtemps que j'sais ça. C'est pas nouveau, elle pense  

rien qu'à ça. J'te l'ai toujours dit.  

Ils continuèrent de placoter à mon sujet ; que de mensonges  

on inventait alors. Je me faisais toute petite afin qu'ils oublient  

ma présence.  

Ce soir-là, ma mère décida de m'emmener à l'hôtel avec elle  

et Arthur. J'étais surprise et surtout je n'attendais rien de bon des  

idées subites de ma mère.  

Mais, m'man, qu'est-ce que je vais aller faire là ?  

Rouspète pas pis dépêche-toé.  

Il n'y avait rien à faire, je devais suivre. Comme elle me l'avait  

dit si souvent : le « boss », c'était elle. Elle me donna, comme  

linge de sortie, un T- shirt rouge et une mini-jupe violette. Avec  

mes vieilles chaussures grises qui n'avaient plus qu'un petit bout  

de lacet, j'étais vraiment belle à voir.  

Rendus à l'hôtel du village, ma mère me présenta à beaucoup  

de monde. J'étais gauche et mal à l'aise, moi qui étais la timidité  

même. Je repris un peu sur moi lorsque nous nous sommes assis  

à une table. Je pouvais me cacher un peu et essayer de passer  

inaperçue. Arthur commanda trois bières dont une pour moi,  

mais je n'y touchai pas. Rapidement des hommes vinrent se  

joindre à nous. Tandis que ma mère et Arthur bavardaient,  

l'homme assis près de moi engagea la conversation.  

T'es la fille à Martha ?  

Oui...  

C'est quoi ton nom ?  

Élisa...  

J'pensais pas que Martha avait des belles filles de même !  

Moi, ça ?  

Oui, toé, pourquoi ? T'aimes pas ça ?  

Vous êtes bien le premier à me dire ça !  

Il continuait à parler, mais je ne l'écoutais plus ; j'aurais voulu  

retourner chez nous... sans attendre. Il parlait, parlait, en se  

rapprochant toujours un peu plus. Je me tassai sur ma chaise.  

Puis il tenta de passer son bras autour de mes épaules. Je le  

repoussai brusquement. Ma mère s'en aperçut.  

Va-t'en à ta table et laisse ma fille tranquille. Elle aime pas  

les hommes... Seulement les femmes...  

Le gars fronça les sourcils :  

T'as pas honte de parler de ta fille comme ça ? Elle mérite  

pas d'avoir une mère comme toé.  

Va donc chier, câlisse ! Tu veux-tu t'en aller l'asseoir  

ailleurs ?  

Arthur tenta de la calmer, mais elle continua de dire des  

bêtises jusqu'à ce que le gars décide de changer de place. Voyant  

qu'elle était en colère, Arthur se leva et sortit de l'hôtel. Elle le  

laissa partir sans essayer de le retenir. J'avais tellement honte.  

J'aurais voulu disparaître, m'évaporer !... Ma mère était  

déchaînée ; elle se mit à parler très fort à mon sujet.  

S'il y en a un qui veut ma fille, elle est à vendre ! S'il y en a  

un qui veut l'acheter, j'ia vendrais pas cher... même pour le prix  

d'une bouteille de bière !  

Tout le monde nous regardait. J'avais peur. Je me sentais  

terriblement sans défense. J'aurais voulu mourir sur place,  

disparaître en une fraction de seconde, me trouver à des milliers  

de milles de là. Gênée, honteuse, je sentais le sang bouillir dans  

mes veines jusqu'à mon visage, jusqu'à mes oreilles... J'en  

devenais presque sourde à entendre battre mon cSur si fort. Puis  

ma mère se mit à crier pour que tous puissent l'entendre :  

Qui la veut ? J'ia vends pas cher !  

Le serveur s'empressa à notre table.  

Arrête-toé, Martha, t'es pas toute seule icitte ! Si t'arrêtes pas,  

je vais être obligé de te sortir.  

Câlisse,.. ! Toé, la Noire, habille-toé pis viens-t'en. On s'en  

va d'icitte. J'ai pas besoin d'ordre de personne pour sortir.  

Je ramassai mes affaires et courus vers la porte. Elle me  

suivit bientôt avec un gars qui devait venir nous reconduire.  

Nous sommes montées dans son auto, moi à l'arrière, et avons  

mis le cap vers la maison. Bien sûr, c'est contre moi que ma  

mère était fâchée.  

Tu me fais honte. Tu te laisses poignasser par n'importe qui.  

Quoi ! Parce qu'il voulait mettre son bras autour de mes  

épaules... Vous l'avez vu ; je l'ai poussé. J'I'ai même pas laissé  

faire. Même que je trouvais qu'il était laid...  

Penses-tu que t'es belle pour parler des autres ? Il n'y a pas un  

maudit gars sur terre qui voudrait de toé. Ma plus belle, c'est  

Diane, elle va être bien bâtie. Pas un chicot comme toé. C'est pas  

toé qui vas plaire aux hommes...  

Peinée, je répondis, en baissant la tête :  

J'ie sais, maman, que je suis laide.  

Alors t'as pas besoin de dire aux autres qu'ils sont laids.  

Regarde-toé avant de parler.  

Le reste du voyage se fit en silence. Tassée dans mon coin,  

j'étais écrasée de fatigue, de chagrin, de honte. J'avais peur de  

notre arrivée à la maison, peur de ce qu'elle allait raconter à  

Arthur... peur de la suite de ce cauchemar. Mais nous étions  

rendues ; il a bien fallu que je descende. Elle prévint son ami de  

l'attendre quelques instants, elle repartirait avec lui. Nous  

sommes entrées dans la maison. De mauvaise humeur, elle était  

de mauvaise humeur et maugréait :  

Moé, j'reste pas icitte ! J'ai pas besoin d'Arthur pour sortir.  

C'était Richard qui gardait. Elle lui dit que je le remplacerais  

et qu'il devait aller avec elle. J'étais debout, immobile comme  

une statue de plâtre, bête et idiote, ne sachant plus où me mettre.  

Je la regardais aller et venir ; furieuse, elle ouvrait et fermait des  

tiroirs, replaçait une chaise... Puis elle monta l'escalier qui allait  

aux chambres, sans doute pour vérifier si Arthur y était. Moi, je  

n'en pouvais plus. Je ne comprenais pas pourquoi elle s'acharnait  

à vouloir m'humilier. Qu'est-ce que je faisais qui lui déplaisait  

tant. Pourquoi moi ? Pourquoi toujours moi ? Il fallait bien que  

je sache un jour. Lorsqu'elle passa devant moi pour sortir, je lui  

demandai soudainement :  

Maman, j'ai quelque chose à vous demander.  

Surprise, elle s'arrêta.  

Quoi ? Dépêche-toé, j'ai pas le temps d'écouter tes niaiseries.  

Alors, qu'est-ce que tu veux ?  

M'man, je... je...  

Vite, accouche !  

J'avais très peur de la réponse, mais je devais savoir,  

absolument, maintenant.  

Je voudrais savoir si vous m'aimez !  

Pourquoi cette question à soir ?  

Je vous demande si vous m'aimez... Ça a beaucoup  

d'importance pour moi, je veux le savoir, s'il vous plaît !  

Tu veux vraiment le savoir ?  

Oui.  

Ouvre-toé bien les oreilles. Je vais te le dire rien qu'une fois  

et je ne te le répéterai plus. Non, je ne t'aime pas. J'te considère  

même pas comme une de mes filles. Tu le sais maintenant.  

Veux-tu savoir autre chose ?  

Elle sortit.  

Elle sortit sans un regard, sans un geste, rien. Un grand vent  

glacé était entré dans mon cSur. J'étais figée sur place. C'était  

comme si elle m'avait donné un coup de couteau en plein cSur.  

Je n'oublierai jamais ses yeux durs et froids. Je souffrais  

terriblement... J'avais l'impression de manquer d'air. Je  

m'attendais bien à un simple non. Mais pas à être ainsi anéantie,  

annulée, effacée ! Je savais maintenant que ma mère ne m'aimait  

pas. Je n'étais pas son enfant. Je n'étais rien ; une erreur, un oubli  

; un vide... Rien.  

Mes jambes tremblaient, je me sentais faiblir ! Je me suis  

assise dans mon coin, sur ma chaise tout près de la porte d'entrée  

et j'éclatai en sanglots... Je pleurais sans retenue. J'étais une  

nullité, sans personne pour m'aimer, sans place, celle qui était  

toujours de trop, la laide, celle qu'on voudrait effacer, oublier. Je  

n'étais ni aimée ni digne d'être aimée. Combien de fois ma mère  

ne m'avait-elle pas répété que personne ne voudrait jamais d'un  

agrès comme moi. Je voulais mourir... Arrêter la peur, la  

souffrance... Oui, mourir...  

Je me rappelai les pilules que ma mère gardait dans  

l'armoire. Elles étaient pour mon père quand il avait des crises  

de foie. Je savais que plusieurs personnes s'étaient enlevé la vie  

en prenant des pilules. Comme une somnambule, je réussis à  

,nirâper le flacon. J'en versai une dans ma main, elle était grosse,  

ovale et orange ! Je la regardai pendant cinq minutes. Bien sûr  

que j'avais peur. Mais j'étais rendue à bout. Au bout de moi et de  

ce que je pouvais supporter de la vie. Je remplis un grand verre  

d'eau, mis la pilule sur ma langue et bus. Puis une autre et une  

autre... Jusqu'à ce que j'aie pris la dizaine qui restait dans le  

flacon.  

Je retournai m'asseoir, il ne me restait plus qu'à attendre. Je  

me sentais calme, je ne pleurais plus.  

Adieu, tout le monde, mes frères et mes sSurs...  

J'espérais que ma mère et Arthur regrettent un jour tout le  

mal qu'ils m'avaient fait.  

Cette fois, mon Dieu, viens me chercher, s'il te plaît !  

Puis je ressentis un malaise à l'estomac ; une grande brûlure.  

Ça empirait de seconde en seconde. Une tempête de feu au  

milieu de mon ventre. Je me mordis la main pour ne pas hurler  

de douleur. La pièce se mit à tourner, j'avais mal au cSur, et ce  

feu, ce feu qui me ravageait le ventre.  

Je vomis plusieurs fois avant de tomber et de perdre  

connaissance. Lorsque j'ai ouvert les yeux, j'étais étendue par  

terre dans la salle de bains. J'avais tellement mal au ventre et à la  

tête ; je crus éclater de toutes parts. Je me sentais perdue. Je  

priai Dieu de venir me chercher vite, d'arrêter ma souffrance. Je  

passai la nuit à vomir, les mains agrippées à mon ventre. Mais  

peu à peu les douleurs s'estompèrent. Je pus de nouveau  

m'asseoir sur ma chaise. J'étais sans force, j'avais envie de  

dormir.  

Même Dieu ne veut pas de moi ! Ni rien ni personne ! Même  

la mort ne veut pas de moi !  

Je me haïssais tellement ! Je pleurai encore et encore. J'étais  

si malheureuse de vivre dans la peur, sans jamais savoir quelle  

nouvelle torture ils allaient inventer ; sans espoir d'une vie  

meilleure. Même mes nuits étaient remplies de cauchemars.  

Je remis la bouteille vide à sa place. Et j'attendis le retour de  

ma mère en pleurant sur moi-même.  

Dehors, il faisait presque jour...  

Le garage  

Le chantier où Arthur travaillait étant fermé pour une  

semaine, il décida de construire un garage. Il faudrait donc  

l'aider dans nos temps libres.  

Oui, je vais bâtir un garage et, vous autres, vous allez m'aider  

parce que j'n'engage pas personne, c'est certain.  

Nous nous sommes tous regardés, les yeux grand ouverts...  

Nous savions que nous allions alors subir ses colères. Il était  

tellement paresseux que, lorsqu'il était obligé de travailler, il le  

faisait en sacrant sans arrêt.  

Élisa ! Viens avec moé, pis grouille-toé l'cul !  

Il me saisit par le bras et me poussa vers la porte d'entrée.  

Comme il n'y avait que la porte moustiquaire et qu'elle ne  

clenchait même pas, elle ne put me retenir et je me retrouvai sur  

le ventre en bas de la galerie. Ma sortie fut saluée par les éclats  

de rire des autres et Arthur qui se pavanait, fier de lui. Je me  

relevai et le suivis à bonne distance. Je savais trop ce qu'il en  

coûtait de s'approcher de ce fou.  

On va mesurer le garage que je vais faire !  

Je l'aidai à placer quelques planches en un rectangle qui  

devait représenter la forme du garage. Puis il me donna le bout  

du ruban à mesurer en me précisant où je devais le tenir. Jusque-  

là tout allait bien. Arthur marmonnait pendant qu'il travaillait,  

mais j'étais habituée à ses manies. Ayant fait le tour, il me  

demanda quelles mesures il avait prises.  

J'sais pas, moé ! Vous me l'avez pas dit !  

Câlisse de niaiseuse ! Comment veux-tu que je m'en  

souvienne ?  

Furieusement, il attrapa un bout de planche et se mit à courir  

derrière moi en sacrant. Je fis le tour de la maison à toute allure,  

Arthur derrière moi, armé de sa planche. Ma mère, qui avait vu  

le drame, sortit :  

Arrête-toé ! S'il y a des chars qui passent, ils vont se  

demander ce que tu fais là !  

Viens, câlisse, on va recommencer, par ta faute.  

Je n'étais pas très brave. Je courus à la maison chercher du  

papier et un crayon pour marquer les mesures. Heureusement,  

ma mère resta avec nous pour aider.  

Je dus passer toute la journée avec lui à démêler des  

planches, à les ranger, le tout ponctué de quelques bons coups de  

pied, question de mieux me faire comprendre ses directives.  

Heureusement, le lendemain, il décida d'aller chercher un  

homme pour l'aider. Nous avions bien hâte de voir le  

malheureux qui aurait à subir son vilain caractère. Quand  

l'homme sortit de l'auto, nous fûmes bien surpris de reconnaître  

notre père. Nous étions tous un peu gênés. Ça faisait si  

longtemps que nous ne l'avions pas vu. Comme les autres fois, il  

nous avait apporté des bonbons et des liqueurs. Pendant qu'il  

était à l'intérieur avec ma mère, Arthur nous avertit :  

Vous êtes mieux de rester tranquilles même si votre père est  

icitte ! Ça m'empêchera pas de vous donner une volée ! Pas de  

bavassage, pas de caucus, compris !  

Je ne comprenais pas pourquoi mon père était revenu ici.  

Bizarrement, il travaillait en harmonie avec son ancien rival. La  

journée se passa bien, le garage commençait à prendre forme. Je  

restais à l'écart, à surveiller mon père. J'aurais voulu courir  

l'embrasser, mais je savais bien que ma mère et Arthur me  

guettaient. Je ne comprenais pas comment mon père faisait pour  

travailler avec l'homme qui l'avait volé et qui l'avait battu.  

J'imagine qu'il avait voulu revoir ses enfants...  

Mais la seconde journée se passa moins bien. Ils burent plus  

de bière qu'ils ne posèrent de clous. Ils finirent par se chicaner.  

Finalement, mon père ramassa ses affaires.  

Martha, dis à Arthur de venir me reconduire. Je m'en vas. Pis  

en même temps, qu'il me paie ce qu'il me doit.  

Nous allions rentrer nous coucher, quand Arthur revint du  

village.  

Élisa, viens ici, tu n'as pas ramassé les outils. Depuis quand  

on laisse ça là ?  

Il semblait de bonne humeur, mais je me tenais loin de lui.  

Je n'avais pas envie de recevoir un coup de planche ou bien  

d'égoïne sur les cuisses. Tous les outils étaient rassemblés.  

Où voulez-vous que je mette ça ?  

Il n'y a plus de place dans le coffre. Viens, je vais te montrer  

où tu peux les ranger.  

Je le suivis dans le portique arrière. Je devais mettre les  

outils sur une tablette qu'il avait posée à cet effet. Il faisait très  

sombre dans ce portique puisque la journée se terminait. Je me  

hâtai. J'essayais de rejoindre la tablette qui était un peu haute  

pour moi, quand soudain il se colla derrière moi et me saisit par  

les seins. Je me débattis, mais il me tenait ferme en me poussant  

contre les tablettes. Je voulus crier, mais il mit violemment une  

main sur ma bouche et de l'autre il me touchait partout. Il me  

serrait très fort et promenait sa main partout sur mon corps. Je  

me débattais de toutes mes forces, je pleurais. Je réussis à lui  

mordre les doigts.  

Lâchez-moé ! J'en ai assez !  

Je lui donnai des coups de talon sur les jambes et sur les  

pieds, mais sans grand résultat. J'essayai de lui écarter les doigts,  

mais il me donnait des coups de genoux par-derrière... Et sa  

main comme une grande araignée poilue qui me tripotait... Et  

son souffle fort et rauque dans mon cou...  

« Mon Dieu, comment vais-je faire pour m'en sortir ? »  

Il respirait de plus en plus fort, il me faisait mal à me tenir si  

serrée. Il tenta de passer sa main entre mes cuisses. J'étais sûre  

qu'il allait me violer. Soudain, j'entendis ma mère crier :  

Qu'est-ce que vous faites là, dans le portique ? Ça vous prend  

bien du temps ?  

Arthur me lâcha aussitôt et se tourna vers les tablettes  

derrière lui en faisant semblant d'y mettre de l'ordre. Ma mère  

ouvrit la porte. Elle me donna quelques claques derrière la tête,  

puis me tira par l'oreille :  

Rentre dans la maison !  

Oui, m'man, j'y vais.  

J'entrai sans rouspéter. Je suis montée à ma chambre en  

pleurant. Je ne pouvais m'empêcher de penser à ce que je venais  

de vivre dans le portique. Je me sentais sale, souillée ;  

j'entendais encore son râle dans mes oreilles. Même s'il m'avait  

touchée par-dessus mes vêtements, j'aurais voulu me laver, me  

frotter encore et encore jusqu'à ce que j'oublie le souvenir même  

de cette histoire. Non, au contraire, j'étais contrainte de rester  

comme j'étais, avec ma honte et ma souillure. Je tremblais,  

j'avais l'impression qu'il était là, à me guetter.  

Les jours suivants, ma mère m'interdit d'aider Arthur au  

garage. Elle avait du travail pour moi à l'intérieur. J'aimais  

mieux subir les sautes d'humeur de ma mère que les attaques  

sournoises d'Arthur.  

L'oncle Alfred  

Comme un malheur n'arrive jamais seul, nous avons eu, ces  

jours-là, un invité. L'oncle riche d'Arthur, Alfred, nous honora  

de sa visite. C'était bien le même, un peu plus vieux, certes, mais  

toujours le même vieux dégoûtant. Il soupa à la maison avec  

nous. Ma mère se fendait en quatre pour lui. Il me regardait bien  

souvent en disant que j'étais sa préférée. Après le souper, il avisa  

Arthur qu'il aimerait bien faire une promenade en auto ; je  

devais les accompagner.  

Non, je ne veux pas. Je reste ici. C'est moi qui garde  

d'habitude.  

Mais ma mère ne l'entendait pas de cette manière.  

Va t'habiller ! C'est pas toé qui mènes icitte !  

J'enfilai mon manteau et je les rejoignis. Je dus  

prendre place à l'arrière avec l'oncle Alfred. Ma mère rigolait en  

regardant Arthur. L'auto démarra. Je m'enfonçai dans le siège,  

espérant que cette promenade se termine le plus vite possible.  

L'oncle passa son bras par-dessus mes épaules :  

Colle-toé un peu contre moé !  

Je repoussai son bras et, à chaque fois, il recommençait. Il  

sentait le vieillard et le tabac. Ses mains décharnées tachées de  

brun me dégoûtaient. Allait-il me laisser tranquille à la fin ? Il  

essayait de me serrer et je le repoussais ; ce petit jeu-là, je l'ai  

fait pendant tout le trajet, pendant que ma mère riait sur le siège  

avant.  

T'es mieux de te laisser faire ! T'es mieux de t'habituer parce  

qu'il m'a demandé ta main.  

Quoi ! Qu'est-ce que vous avez répondu ?  

J'étais complètement affolée. Ma mère était bien capable de me  

vendre à cet individu. L'oncle Alfred confirma mes pires  

appréhensions.  

Elle m'a répondu oui. On va se marier dans à peu près trois  

mois.  

Êtes-vous tous devenus fous ? Plutôt que de me marier avec  

vous, j'aime mieux mourir.  

Ce vieux dégoûtant avait près de soixante-dix ans. J'espérais que  

cette plaisanterie prenne fin le plus vite possible.  

Il faut que tu t'habitues, ma fille, parce que moé, je t'aime !  

Moi, je vous aime pas. Vous m'écSurez !  

Il tenta de m'embrasser.  

Non ! Lâchez-moi !  

Embrasse-moé !  

Non ! Maman, dites-lui qu'il arrête ou bien je me jette en bas  

de l'auto.  

Ma mère ne se retourna même pas. Elle semblait indifférente à  

ce qui se passait à l'arrière. Il ne me lâchait pas, alors je lui  

donnai un coup de coude à l'estomac.  

Voyons, ma tigresse ! Je saurai t'apprivoiser !  

Combien d'argent ma mère vous a demandé pour m'avoir ?  

Ma mère se retourna vivement. J'avais touché juste.  

Maudite mal élevée. T'as pas à te mêler de mes affaires. T'as  

qu'à obéir, compris ! Pis reste  

polie ! Quand je te dis que tu vas te marier avec lui, tu le feras !  

Ça n'arrivera jamais. Je me tuerai avant.  

Elle est sauvage, cette enfant ! Écoute-moé, Elisa ; je te  

donnerai tout ce que tu voudras. En échange, je veux que tu  

t'occupes un peu de moé.  

Je me tus, tassée dans mon coin. On allait bien voir si j'allais  

me laisser faire par ce vieux fou. Comme nous étions de retour à  

la maison, je courus rejoindre les autres. Je m'offris à laver les  

petits et à les coucher. Je ne voulais pas être obligée de veiller  

au salon avec l'oncle Alfred. Je les entendais discuter du  

logement qu'Arthur finirait pour nous en haut... Comme nous  

serions bien installés... Ma mère pourrait venir nous voir tous les  

jours... Ils avaient de bien grands projets. Mais je me jurai que  

jamais, jamais au grand jamais, l'oncle ne porterait la main sur  

moi. Je me tuerais avant et cette fois je ne me manquerais pas.  

Élisa, viens dire bonsoir ! L'oncle Alfred s'en va !  

Non !  

Forcez-la pas. Elle viendra bien d'elle-même. À bientôt, ma  

petite Noire. Sois pas inquiète, je vas revenir te voir !  

À leur retour, Arthur et ma mère étaient en grande colère  

contre moi. J'étais mal élevée et ingrate. Ils allaient m'en faire  

voir.  

M'as te montrer à écouter ta mère, moé ! Viens icitte, Élisa T.  

!  

Arthur me lança sa bouteille de bière à la tête. Elle me frôla  

d'un cheveu. Je me réfugiai derrière la chaise, où Sylvie berçait  

la petite Isabelle, pour me protéger. Mais Arthur était enragé. Il  

me lança une seconde bouteille qui faillit assommer son bébé.  

La vitre derrière la chaise fut fracassée d'un seul coup. Je réussis  

à me sauver en haut. Il lançait des chaises à travers la pièce en  

hurlant des menaces à mon égard. Il finit par se calmer et par  

aller se coucher. Derrière la porte de ma chambre, je surveillais  

l'évolution de la crise, prête à me sauver à la moindre tentative  

d'Arthur de monter à ma chambre.  

Heureusement, je n'eus pas à m'inquiéter bien longtemps de  

ces projets de mariage. L'oncle Alfred est décédé quelque temps  

après. J'en avais été quitte pour une bonne frousse.  

La barre de fer  

Le lendemain, l'humeur d'Arthur à mon égard n'était pas  

tellement meilleure. J'essayais de me faire oublier. J'étais en  

train de laver la vaisselle, les autres regardaient la lutte à la  

télévision. Je ne sais pas ce qui se passait, mais tout le monde  

criait et tapait des mains. Je ne pus contenir ma curiosité, et je  

m'avançai, sur la pointe des pieds, pour jeter un Sil à l'écran.  

Malheureusement, j'arrivai nez à nez avec ma mère.  

Qu'est-ce que tu fais là ? Va mettre ton nez dans la vaisselle !  

À va-tu finir par écouter ce qu'on lui dit, elle, câlisse ! A va-  

tu finir par nous sacrer la paix !  

Il se leva brusquement et sortit en faisant claquer la porte.  

Ma mère me fit les gros yeux en me disant :  

Pour moé, tu l'as fait fâcher pour de bon !  

Parce que j'ai regardé ce qui se passait à la télé ?  

Pour moé, c'est pas rien que ça ! Il a pas digéré l'affront que  

tu as fait à son oncle. T'as fait déborder le vase, la Noire !  

Je me disais que, si Arthur ruminait sa colère depuis hier, ça  

ne présageait rien de bon pour moi. J'avais peur. Soudain, il  

rentra à toute allure, tenant dans ses mains une petite barre de  

fer. Il s'élança sur moi en frappant de tous côtés. J'avais été  

tellement surprise par son attaque que je n'eus pas le temps de  

réagir. J'essayais de me protéger avec mes mains, mais c'était  

impossible d'empêcher tous les coups. Il frappait de toutes ses  

forces. Je crus qu'il allait me briser tous les os. Il se mit à me  

frapper sur la tête et au visage. Je perdis conscience et tombai  

par terre. C'est la douleur qui me réveilla. Il frappait toujours. Je  

me couvris le visage de mes mains, j'étais trop faible pour faire  

autre chose. Il frappait et frappait sans cesse. Je ne sentais  

presque plus les coups. J'étais comme engourdie de douleur.  

Mon corps n'était plus qu'une seule et grande blessure. Je pensai  

que j'allais mourir. Enfin il s'arrêta.  

Câlisse ! Est pas mourable ! À sa place, ça ferait longtemps  

que je serais morte. C'est pas tuable, ces gibiers-là !  

J'étais tout étourdie. Je n'étais plus capable de bouger, mais il  

fallait que je me relève. Si je restais là, j'allais mourir. Je savais  

que j'allais mourir. Je croyais que j'avais les jambes cassées,  

mais je pouvais encore les bouger. Je saignais de la bouche et du  

nez. Mes jambes n'obéissaient plus. Je rampai vers la chaise la  

plus proche et m'agrippai à elle pour me relever péniblement.  

Les autres étaient regroupés dans la porte du salon pour voir ce  

qui se passait dans la cuisine. Arthur ouvrit la porte et lança la  

barre de fer à l'extérieur, puis il retourna s'asseoir à la télévision.  

Diane, Sylvie, Patrick et Nathalie me fixaient intensément. Ils  

avaient les larmes aux yeux.  

Inquiétez-vous pas. J'ai rien de cassé.  

Mes sSurs s'approchèrent pour m'aider à me relever, mais  

ma mère intervint :  

Laissez-la, elle est capable de se relever toute seule.  

Elles ont reculé pour ne pas la contrarier. Je les regardai  

durement. J'en avais assez de ces témoins silencieux et  

impuissants. J'en avais assez d'être le spectacle de la maison. Je  

réussis à me lever et à m'asseoir quelques instants. Je remuai  

doucement les doigts pour vérifier s'il y en avait de cassés. Avec  

d'infinies précautions, je tâtai mes jambes, mes bras et ma tête.  

J'avais des bosses partout. Je n'avais même plus la force de  

pleurer. Les autres me regardaient faire sans dire un mot. Ma  

mère mit fin au spectacle.  

OK. ! C'est assez ! Vous avez tout vu, alors allez vous  

asseoir.  

Toujours sans un mot, et d'un seul et même mouvement, les  

autres sont retournés s'asseoir au salon. Je savais qu'ils avaient  

trop peur pour rouspéter. Je réussis à me lever debout et en  

boitant je retournai à ma vaisselle. J'eus beaucoup de mal à faire  

obéir mes doigts, j'étais meurtrie de partout. Je voulais me  

cacher dans un coin, disparaître, ne plus voir, ne plus entendre,  

ne plus souffrir surtout...  

Le lendemain matin, j'étais presque paralysée dans mon lit.  

Mon corps avait l'air coulé dans le béton. Je ne pouvais bouger  

ni mes bras ni mes jambes sans aide. Je réussis finalement à me  

lever en descendant mes jambes une à une, en bas du lit. Elles  

étaient raides et douloureuses. En serrant les dents, je réussis à  

les plier et à les bouger. Je me levai en m'agrippant à ma tête de  

lit. Je devais prendre de grandes respirations pour ne pas  

m'évanouir. Je réussis à m'habiller lentement, mouvement par  

mouvement. Je marchais difficilement et en boitant. Puis je  

descendis l'escalier en me tenant contre le mur. En me voyant,  

ma mère dit à Arthur :  

J'peux pas l'envoyer à la messe comme ça ! Qu'est-ce que le  

monde va penser ! Tu vas rester icitte, Élisa, et m'aider avec les  

petits.  

J'étais contente de n'avoir pas à bouger. Mais en me voyant  

dans le miroir de la chambre, je restai estomaquée. J'étais  

méconnaissable : fendue sous l'Sil gauche, l'Sil droit cerné d'un  

grand cercle bleu et mauve, et ma lèvre inférieure était  

démesurément enflée. Mes jambes et mes cuisses, mes bras et  

mes épaules étaient couverts de bleus. J'avais aussi très mal au  

ventre.  

Je me pressai de m'occuper de la petite Isabelle et de sortir  

de la chambre pour ne pas me faire chicaner par ma mère. Les  

autres me regardaient curieusement. Ils ne pouvaient s'empêcher  

de m'observer à la dérobée. J'aurais voulu ne plus bouger, me  

cacher sous mes couvertures, attendre  

que le mal finisse... J'essayais d'aider du mieux que je pouvais.  

Mais à la moindre occasion, je regagnais mon coin pour m'y  

reposer. Je me faisais toute petite sur ma chaise ; j'avais ramené  

mes cheveux sur mon visage pour qu'ils cessent de me regarder  

comme une curiosité.  

Après le dîner, j'eus la permission d'aller dehors. Je  

m'éloignai des autres et m'assis dans le sable chaud, tout près de  

la maison. Je regardai le ciel en priant. Combien de temps allais-  

je encore endurer tout cela ? Par quelles douleurs, par quels  

sévices devrais-je passer avant que le ciel me fasse la grâce de  

venir me chercher. Je me mis à pleurer, malgré moi. Mes sSurs,  

l'ayant remarqué, vinrent me trouver.  

Pauvre toé ! Pleure pas, Élisa ! T'es pas la seule qui les haït,  

nous autres aussi... C'est pas juste.  

Que voulez-vous que j'y fasse ? On dirait que je suis venue  

au monde rien que pour ça !  

Soudain, Arthur apparut au coin de la maison. Il courut  

chercher un bâton. Les autres se sauvèrent. J'essayai de me  

relever pour me sauver aussi, mais je n'étais pas capable de  

courir. Je serrai les dents pour me forcer à marcher plus vite.  

Mais il me rejoignit facilement et me donna quelques coups de  

bâton dans le dos puis me laissa m'enfuir. Il criait :  

Câlisse ! T'en as pas assez eu hier ? Faut que tu fasses encore  

des caucus ? Fais attention, j'suis capable d'aller chercher ma  

barre de fer et t'en sacrer une autre.  

Je sentis ma peau se hérisser le long de mon dos.  

Non ! Non ! Je vous en supplie ! Ayez pitié !  

Il lança son bâton et rentra à la maison. Je me  

sentais comme un chien malade. Je me rendis derrière le garage  

pour m'y cacher, pour pleurer et y couver mon mal, sans que  

personne me voie.  

Il a bien fallu que je retourne à l'école, le lundi matin. Je  

marchais un peu mieux et ma mère ne voulait pas me voir la  

face une minute de plus dans la maison. Il faisait chaud et je ne  

portais qu'une mini-jupe et un tricot à manches courtes. Mes  

blessures étaient plus qu'apparentes. Pourtant elle m'envoya à  

l'école malgré tout. J'avais la tête baissée, les yeux cachés par  

mes cheveux. J'avais l'impression que si je ne les voyais pas, les  

autres ne les verraient pas non plus. J'aurais voulu être invisible.  

Je ne pouvais supporter les regards curieux. À l'école, je me  

cachai entre les casiers, afin de laisser les autres monter à leur  

classe ; je ne voulais plus me faire remarquer. Malheureusement,  

le directeur, qui faisait sa ronde, me trouva là, à travers les  

casiers.  

Qu'est-ce que tu fais là ?  

Moi ? Rien ! Justement j'allais à mes cours, j'avais oublié  

quelque chose dans mon casier.  

Il me regardait des pieds à la tête d'un air interrogateur.  

J'étais vraiment gênée.  

Je veux que tu viennes t'expliquer dans mon bureau. Mais  

attends que je te demande à l'interphone !  

Oui, monsieur le directeur !  

Et il partit. J'avais si peur que je me remis à grelotter. J'étais  

incapable de me contrôler. Mon tic de la bouche et des yeux me  

reprit. Je n'en pouvais plus. Je devais pourtant aller à mon cours.  

J'avais à peine mis un pied dans la classe que le professeur  

m'apostropha.  

Élisa, as-tu rapporté, la paire de ciseaux et le patron que je  

t'avais prêtés ?  

Je balbutiai d'une façon incompréhensible. Les sons ne  

voulaient pas sortir de ma bouche tellement je tremblais.  

Non, j'ai oublié !  

Viens avec moi dans le corridor. Je ne te crois plus. Veux-tu  

me dire la vraie raison, s'il te plaît ?  

Je voulais finir mon travail... Ma mère... veut pas... je peux  

pas travailler à la maison... dans la poubelle... elle l'a jeté dans la  

poubelle... toutes les affaires de l'école... dans la poubelle... je  

les ai plus... ma mère veut pas...  

J'étais parfaitement incohérente. Plus je voulais être claire,  

moins elle semblait me comprendre. Ma mère m'avait avertie  

que si je rapportais du travail scolaire à la maison, elle le  

jetterait à la poubelle. C'est ce qu'elle avait fait pour le patron et  

les ciseaux. Je n'avais pas pu lui dire la vérité, elle ne m'aurait  

pas crue. Elle me dit alors très doucement :  

Calme-toi, Élisa ! Je ne vais pas te chicaner. Mais je voudrais  

que tu m'expliques ce qui ne va pas chez toi.  

J'avouai toute l'histoire des ciseaux en pleurant.  

C'est pas grave, je vais les payer et on en reparlera même  

plus. Tout ce que je veux savoir maintenant, c'est ce qui se passe  

chez vous.  

Tiens, prends une cigarette ! Ça fait assez longtemps que tu  

es dans ma classe, j'ai bien remarqué que tu portais des marques  

très souvent, le voudrais que nous soyons amies. Si tu veux  

parler, je suis prête à t'écouter.  

Encore une fois, je me sentais coincée. Je ne voulais pas  

parler. Je ne pouvais pas parler. Je commençai à pleurer.  

Parle, Élisa. Ça va te faire du bien. Je vais l'aider.  

Sans réfléchir, comme on se jette à l'eau, je lui racontai ce  

que ma mère et Arthur me faisaient. Mais je ne pouvais arrêter  

de pleurer. Elle me laissa me vider le cSur. Je cessai de pleurer  

peu à peu.  

Il faut que tu ailles continuer ton travail. Si tu veux, on en  

reparlera encore, une autre fois.  

Oui, mais à une seule condition... Si vous me promettez de ne  

rien dire à personne.  

Ne t'inquiète pas.  

Je séchai mes yeux et remis de l'ordre dans ma tenue. Je pus  

enfin regagner ma classe. Pourtant, j'étais très nerveuse. Je  

pensais au directeur. S'il fallait qu'il me mette encore à la porte !  

J'allais me faire battre.  

La journée était presque terminée et j'étais sans nouvelles.  

En me croisant les doigts, je me mis à espérer que le directeur  

m'ait oubliée.  

Doux Jésus, faites qu'il m'ait oubliée !  

Pourtant, vers trois heures, j'entendis mon nom à  

l'interphone. Il m'attendait dans son bureau. Je me levai et sortis  

la tête basse. Mes jambes et mes bras se remirent à trembler de  

nervosité. Mon cSur battait très fort. J'aurais voulu mourir  

subitement, là, dans le corridor ; mais je savais bien  

que ça n'arriverait pas. J'étais trop malchanceuse pour ça...  

J'étais toute seule avec lui dans son bureau. Assise sur ma  

chaise, j'avais l'impression qu'il entendait mes dents claquer  

tellement j'étais nerveuse. Il prenait son temps, replaçant des  

choses sur son bureau. Il finit par s'asseoir, leva la tête et me  

regarda.  

Ça fait longtemps que je t'observe. Si je t'ai fait venir à mon  

bureau, ce n'est pas pour te réprimander. J'ai l'impression que  

quelque chose ne va pas. J'ai l'impression qu'il se passe quelque  

chose chez vous !  

Non, monsieur le directeur, tout va bien. Pourquoi me dites-  

vous ça ?  

Je me doutais un peu de ta réponse. Les enfants qui sont  

battus répondent tous la même chose que toi. Pourquoi ? Aurais-  

tu peur de moi ?  

Non.  

Je t'ai fait venir à cette heure pour que tu puisses parler. Si tu  

ne veux rien dire, tu ne sortiras pas d'ici jusqu'à ce que tu aies  

parlé. M'as-tu bien compris ?  

Il faut que je m'en aille chez nous. Il faut que je sois à l'heure  

à la maison, sans ça, je vais me faire tuer.  

Si tu parles, tu sortiras en même temps que les autres.  

J'éclatai en sanglots. J'en avais assez.  

Ma mère ne reste plus avec mon père, elle reste avec un autre  

et ils me battent pour des riens... J'ai peur, je voudrais mourir, ils  

vont finir par me tuer, j'en suis sûre... Ils n'arrêtent pas de me  

maltraiter, ils me battent avec n'importe quoi, je suis fatiguée,  

tannée, écSurée de la vie...  

Bon ! Arrête-toi, Élisa ! C'est assez ! Prends ces Kleenex et  

essuie-toi. Je vais te laisser seule. Reste ici, et quand la cloche  

sonnera la fin des cours, tu pourras t'en aller. D'accord ?  

Oui... Mais ne parlez pas de ça à mes parents, s'il vous plaît,  

parce que si jamais ils savent ce que je vous ai dit, ils sont  

capables de me battre à mort.  

Il me sourit en me mettant la main sur les épaules.  

Qui t'a fait ces marques-là ?  

C'est mon deuxième père, avec une barre de fer !  

Comment ça ?  

Je lui racontai la scène de la veille. Il avait le visage crispé. Il se  

tourna et sortit sans rien dire. Je ne savais pas si j'avais eu tort de  

trop parler. De toute façon, rien ne pouvait empirer mon cas. Si  

ma mère et Arthur me tuaient, ils ne pourraient le faire qu'une  

fois ; après je ne souffrirais plus.  

De retour à la maison, je ne faisais qu'y penser. J'avais des  

remords de conscience. J'étais en train de peler les patates quand  

ma mère me poussa :  

T'as rien compris, tête de cochon ?  

Elle me saisit par les cheveux et, je ne sais pourquoi, je la saisis  

à mon tour. Elle tirait et je tirais plus fort encore.  

Tu vas me lâcher ?  

Non ! Vous me ferez tout ce que vous voudrez ! Frappez-  

moi, battez-moi, ça ne me dérange plus. Les coups, je ne les  

sens plus. Vous m'avez donné une volée ce matin et je n'ai rien  

senti. C'est à votre tour maintenant de me lâcher, car je suis  

capable de tout. Faites attention...  

Elle me lâcha, je fis de même. Elle recula de quelques pas.  

Elle avait peur de moi. Elle avait peur de moi... Je me mis à  

pleurer, je tremblais de tout mon corps. Je ne voyais plus rien,  

n'entendais plus rien. Je me mis à crier, crier, crier... Je crus  

devenir folle. J'eus soudain une violente crampe à l'estomac. La  

douleur me plia en deux. Que m'arrivait-il ? La douleur était  

intolérable.  

Maman, s'il vous plaît ! Aidez-moi !  

Mais elle recula davantage. Je réussis à m'asseoir, les deux  

bras repliés, croisés sur mon ventre. Le mal disparut doucement.  

Je me remis à trembler de plus belle. Une grande peur m'envahit.  

Je ne pouvais plus contrôler mes mouvements. Je me levai en  

courant et en criant. Je hurlais comme un animal effrayé. Je ne  

savais plus ce que je faisais. Ma mère s'élança sur moi et me  

donna une claque en plein visage. Je me calmai.  

Es-tu folle, câlisse ! Tu délires ? Tu me feras pas croire que  

t'as peur de nous autres. Tu peux être sûre que j'vas avertir  

Arthur de la façon dont tu m'as traitée ce soir.  

C'est comme si elle m'avait brûlée au fer chaud. Je fus  

parcourue d'un grand choc, une grande vibration électrique. Je  

me remis à crier comme une folle :  

Va-t'en ! Va-t'en ! Va-t'en... J't'haïs ! J't'haïs !  

Je ne sais plus combien de fois je l'ai répété. Ma mère  

disparut. Je me retrouvai toute seule dans mon coin... Je me  

calmai...  

Le lendemain, à la récréation, Diane en profita pour venir  

me parler :  

Élisa, monsieur le directeur m'a fait demander à la salle  

pastorale. Il n'était pas seul, il y avait deux femmes que je ne  

connaissais pas, un juge, et même monsieur le Vicaire.  

Qu'est-ce qu'ils voulaient ?  

Ils m'ont posé des tas de questions sur toi, sur moi. J'ai tout  

raconté ce qui se passait pour toi chez nous ; j'ai tout dit.  

Pourquoi as-tu parlé ? Si jamais maman sait cela, tu sais ce  

qui va nous arriver ; ils sont capables de tout. Cette fois-ci, ça ne  

sera pas rien que pour moi, toi aussi, Diane. Sais-tu dans quel  

pétrin tu t'es embarquée ? Tu le sais, ça ?  

Ça ne me dérange pas. Tout ce que je veux, c'est t'aider. Tu  

me fais assez pitié, Élisa. Si tu pars pas, j'ai peur que tu meures.  

Je t'aime, je ne veux pas te perdre !  

Nous avions, toutes les deux, les larmes aux yeux.  

Pleure pas, Diane. Les autres vont te voir. Ne t'en fais pas,  

maintenant que c'est fait, c'est fait.  

À la fin de l'après-midi, je fus demandée au bureau du  

directeur. Mon professeur me regarda en souriant ; je sortis.  

J'étais très nerveuse. Je me rongeai les ongles. Il y avait  

beaucoup de monde dans le bureau du directeur ; ce qui me  

rendit quelque peu craintive. Aussitôt entrée et en voyant tout ce  

monde, je voulus fuir.  

Non ! je m'en vais.  

Mais une des femmes intervint :  

Reste ! On sait tout de toi. Tout ce qu'on te demande, c'est  

que tu confirmes ce qui se passe chez toi. Personne ne te posera  

de questions. On va seulement t'écouter. O.K. ?  

Je repris confiance. Je n'étais pas là pour être malmenée. Je  

m'assis sur la chaise qu'on m'avait assignée. J'étais nerveuse et  

angoissée, mais je savais que je devais parler un jour. Le temps  

était venu de m'expliquer, de raconter mon enfer à des gens qui  

pouvaient peut-être m'aider. J'avais peur cependant que tout cela  

se retourne contre moi. La vie m'avait enlevé toute confiance  

dans la parole des adultes. Je leur racontai des bouts de mon  

histoire, les volées, les coups de couteau et ma vie récente. Je  

racontai, et les larmes coulaient sans que je puisse les arrêter. Je  

parlais, je pleurais mais je continuais de parler. Mais jamais,  

jamais je n'aurais osé parler des « poignassages » d'Arthur.  

J'avais bien trop honte. J'ai parlé ainsi pendant environ une  

quinzaine de minutes, mais je ne pus continuer, je pleurais trop.  

On me laissa me calmer. Tout le monde était silencieux dans le  

bureau. Une des femmes présentes vint vers moi :  

Elle et moi, nous travaillons toutes les deux pour les services  

sociaux. On s'occupe des enfants maltraités comme toi. On veut  

t'aider, Élisa. On veut que plus jamais personne ne te batte. Tout  

est possible maintenant. Même que toi, Diane, ta mère et cet  

homme passiez devant la cour. Penses- tu que tu serais capable  

de passer en cour ?  

Je ne sais pas. J'ai peur, vous ne pouvez pas savoir comment !  

Veux-tu que je t'aide à sortir de chez vous ?  

Oui, je le voudrais bien !  

Il va falloir que tu nous aides.  

Si je vais en cour, est-ce que ma mère va être là ? Parce que  

je ne pourrai pas parler devant elle, c'est certain. Je ne serai pas  

capable.  

Ne t'inquiète pas. Ta mère n'y sera pas ; elle va rester dans  

une autre pièce et elle ne pourra pas t'entendre, je te le promets.  

Je vais venir te voir à toutes les semaines jusqu'à la fin des  

classes. On va te faire surveiller ; même toi, tu ne t'en apercevras  

pas parce qu'il faut le plus de preuves possible. Ce ne sera pas  

difficile. Tu en as déjà sur toi. Même ta sSur en a dit beaucoup.  

Te souviens-tu s'il y a des amis ou des parents qui auraient pu  

s'apercevoir que ta mère ou Arthur te battait ?  

C'est difficile à dire, parce que, lorsqu'il vient du monde chez  

nous, mes parents font voir de rien ; ils me traitent comme les  

autres. Ils ne m'ont jamais battue devant la visite.  

Ne t'en fais pas. Rien ne sera dévoilé à ta mère ou à Arthur.  

Tu peux nous dire les noms sans danger. Nous serons très  

prudents et très discrets.  

C'était fini. J'avais ouvert comme une grande porte sur une  

vie possible et maintenant ils me laissaient là, toute seule, à  

continuer mon existence habituelle. J'avais dénoncé ma mère,  

mais je devais retourner vivre avec elle. J'espérais de toutes mes  

forces que ces femmes ne m'abandonnent pas. Avant de sortir,  

elles m'avaient remis un bout de papier sur lequel était inscrit un  

numéro de téléphone. Je pourrais toujours les appeler en cas de  

besoin, en cas d'urgence. Je serrai le petit rouleau de papier dans  

mon poing fermé. C'était mon talisman, ma lanterne magique,  

ma raison d'espérer...  

Je les remerciai et je sortis. Je me retrouvai toute seule dans  

le corridor, toute seule avec quelques chiffres inscrits sur un  

bout de papier serré dans ma main. J'étais soulagée d'avoir parlé.  

J'étais inquiète surtout.  

Comme elle me l'avait dit, elles sont revenues à chaque  

semaine pendant le reste du mois de juin. Ça me rassurait et me  

donnait confiance. Mais les vacances arrivèrent et me laissèrent  

plus démunie et perdue que jamais. Qu'allais-je devenir ? Elles  

m'assurèrent qu'elles ne m'oublieraient pas.  

Étranglements  

Une de mes tâches de vacances était le « bain » des plus  

jeunes. Quand je dis « bain », je veux dire le lavage quotidien  

sur le comptoir de la cuisine, à la débarbouillette. Je lavais les  

bébés et même Patrick qui avait neuf ans. J'avais bien essayé de  

faire comprendre à ma mère qu'il était assez grand pour se laver  

tout seul, mais ça ne servait à rien.  

Ce soir-là, comme d'habitude, il était assis sur le comptoir,  

près de l'évier, et je le lavais. Patrick était terriblement  

chatouilleux. Il n'arrêtait pas de rire et de bouger. Plusieurs fois,  

Arthur, qui se roulait des cigarettes, nous avait avertis d'un ça va  

faire tonitruant. Mon frère essayait bien de se calmer mais il n'y  

pouvait rien. Je l'effleurais à peine qu'il se mettait à se tortiller  

en rigolant. Soudain, Arthur se leva et me repoussa :  

Câlisse ! C'est moé qui va le laver !  

Il le frottait de toutes ses forces. Patrick faillit tomber. En  

colère, Arthur l'agrippa à la gorge et le serra en l'adossant contre  

les armoires. Patrick battait des mains et des pieds, essayant  

désespérément de se dégager. Il ne pouvait même pas crier  

tellement Arthur serrait fort. Il avait les lèvres bleues et les  

narines pincées. Je me mis à crier :  

Lâchez-le ! Vous allez le tuer !  

J'avais beau crier, il serrait de plus belle. C'est ma mère qui,  

arrivant en courant, le fit lâcher prise.  

Lâche-le ! Il est sans connaissance. Lâche-le, Arthur !  

Enfin, il lâcha prise. Je dus retenir mon frère pour qu'il ne  

tombe pas. Il essayait de reprendre son souffle, mais en vain. Il  

était tout mou. Je criais, je pleurais  

Il est en train de mourir !  

Ma mère le saisit et lui mit la tête sous le jet d'eau froide.  

Puis elle lui tapa dans le dos jusqu'à ce qu'il semble aller mieux,  

jusqu'à ce qu'il respire à peu près normalement.  

Bon, c'est fini. Toé, Élisa, continue à le laver.  

Je me sentais terriblement coupable de ce qui  

arrivait. Par ma faute, il aurait pu mourir. Je continuai à le laver  

en pleurant et en m'excusant auprès de lui. J'étais en train de  

nettoyer l'évier et de ramasser les serviettes quand Arthur me  

prit à la gorge :  

Toé, ma p'tite crisse, je vais t'apprendre à énerver les autres !  

C'était mon tour. Il serrait très fort, trop fort. Il me serrait  

avec toute la haine qu'il avait pour moi, en me criant des  

insultes. Je me sentais défaillir.  

Tout devenait de plus en plus noir. Mes jambes flanchèrent.  

Même tombée par terre, Arthur m'étranglait encore. Je me  

sentais mourir. Je mis tout ce qui me restait de force à  

m'agripper à son pouce pour lui faire lâcher prise. Je voulais  

écarter ces doigts qui m'empêchaient de respirer. J'étais devenue  

sauvage ; je me cramponnais à son pouce avec l'énergie du  

désespoir. Je réussis à le lui écarter ; je l'aurais cassé si j'avais  

pu. Tout ce que je voulais, c'était qu'il lâche prise, et, en effet, il  

me laissa brutalement tomber en criant :  

Elle m'a cassé le pouce, la câlisse !  

Je roulai sur le côté pour me mettre à l'abri de ses coups. Je  

toussai et toussai en me tenant la gorge. Je réussis à gagner le  

pied de l'escalier. Nathalie vint me rejoindre et se mit à me  

caresser les cheveux. Mais je la repoussai. Je ne voulais pas  

qu'Arthur la batte pour m'avoir témoigné de la tendresse. Mais  

Nathalie ne voulait rien comprendre. Elle s'assit sur mes genoux  

et me prit par le cou. Ma mère vint pour la chercher, mais ma  

sSur se mit à se débattre en faisant comprendre qu'elle voulait  

rester avec moi.  

Viens icitte ! C'est à moé que tu dois obéir !  

Nathalie se caressait la joue en me montrant pour dire que  

c'est moi qu'elle aimait.  

Tu m'aimes pas, moé !  

Ma sSur était catégorique. C'était NON. Ma mère, en colère,  

la repoussa violemment.  

Reste avec elle, moé non plus, je t'aime pas.  

Et ma mère s'en prit à moi :  

C'est d'ta faute. Tu essaies de l'avoir pour toé. Je ne sais pas  

ce que tu lui as fait, mais elle t'aime mieux que sa propre mère.  

J'te la donne, tu lui achèteras à manger et du linge... J'veux plus  

avoir affaire à elle.  

Arthur décida de s'en mêler. Il enleva sa ceinture et  

commença à frapper Nathalie sur les jambes en lui montrant  

d'aller s'asseoir à table. Encore une fois, je portais malheur à  

ceux qui prenaient ma défense. Je devais être maudite.  

J'apportais le malheur avec moi. Arthur prit ma sSur par un bras  

et l'assit durement sur une chaise. Le salaud. Elle était toute  

petite et sans défense. Je lui jetai un regard rempli de haine.  

Qu'est-ce que t'as à me regarder de travers ? Maudite  

lesbienne ! Maudite écSurante ! Tu penses rien qu'au vice.  

Il se mit à me donner des coups de ceinture. J'étais sans  

réaction. J'étais si lasse de cette vie d'enfer. Quoi que je fasse,  

bien ou mal, ça finissait toujours par des coups et des menaces.  

Je me consolai dans mon coin en pensant aux dames des  

services sociaux. Mon Dieu ! Qu'elles ne m'oublient pas ! J'avais  

si hâte que mon jour de délivrance arrive.  

La visite  

Au beau milieu de l'été, ma mère décida d'organiser une  

grande fête pour sa famille. Les frères, les sSurs de ma mère  

étaient présents, mes cousins et mes cousines et même les  

grands-parents. Les enfants jouaient en faisant un chahut  

terrible. Moi, j'étais debout dans la cuisine et j'écoutais les  

conversations des grands. À un certain moment, je vis que ma  

mère et une de ses sSurs se chicanaient. Je ne pouvais  

comprendre pourquoi elles se disputaient, je sais seulement que  

le ton montait et qu'elles se criaient des injures. Tellement que le  

grand-père dut intervenir. Ce n'était pas nouveau. Ma mère ne  

s'entendait pas avec ses sSurs. Chaque fête familiale se  

terminait en désastre.  

Pour changer l'atmosphère, tout le monde sortit dans le  

jardin installer des tables pour le souper. J'étais très contente que  

la visite reste. Ça nous changeait de notre vie monotone.  

Ma mère me prit à part, dans la cuisine :  

Tu iras t'habiller autrement que ça ! On se chicanera plus  

pour ta maudite face. Pis toé, Arthur, tu vas arrêter de la battre !  

Tout ça me passe sur le dos. Élisa, va mettre un pantalon et une  

blouse avec des manches que je n'entende plus parler de tes  

maudits bleus !  

Et on se mit à préparer le souper. C'était agréable. Nous, les  

filles, devions préparer les sandwiches, et les garçons aidaient  

Arthur à dresser des tables de fortune. À un moment donné ma  

tante Luce me demanda d'aller lui montrer les lapins. Je la suivis  

près des clapiers. Mais dès que nous avons été seules, elle me dit  

:  

Élisa, dis-moi la vérité. Est-ce que ta mère et Arthur te  

battent encore ?  

Je fus très surprise. Je ne savais pas quoi répondre. Si  

j'avouais, je finirais par avoir une bonne raclée de ma mère. Je  

me contentai de baisser la tête.  

Les coups que tu portes, c'est eux qui les ont faits ?  

Oui.  

Je me mis a lui raconter ce qui se passait chez nous. Pour  

moi, bien sûr, mais aussi pour Patrick et Nathalie qui étaient  

maltraités également. Je voulus lui montrer les dents qu'Arthur  

m'avait cassées. Mais à ce moment, je vis que ma mère me  

regardait par la porte de la cuisine. Je restai saisie.  

Ma tante, ma mère me regarde ! J'ai peur ! S'il vous plaît, ne  

dites rien !  

Fais-toi-z'en pas, t'as bien le droit de me montrer les lapins.  

Je me sentis soulagée et je lui souris. Je me tournai un peu  

pour voir ce qui se passait avec ma mère, car je redoutais le pire.  

Elle chuchotait à l'oreille d'Arthur. Il sortit de la maison précipi-  

tamment et vint vers nous. J'aurais voulu mourir. Je me sentais  

faible, je devais avoir l'air coupable.  

Il sont beaux, tes lapins, Arthur ! Élisa m'expliquait comment  

tu en prenais soin !  

Ma tante Luce m'avait sauvée. Arthur ne savait plus très bien  

quoi dire. Ma tante changea de sujet en criant à ma mère :  

Martha ! On va tu manger bientôt ?  

Il a donc fallu que j'aille donner un coup de main à ma mère  

dans la cuisine. Arthur derrière moi. Une fois dans la maison, il  

fit part de ses craintes à ma mère.  

Moé, j'pense qu'elle a tout bavassé à la sSur. Elle passe son  

temps à placoter dans notre dos.  

Il voulut me frapper, mais ma mère l'arrêta.  

Arrête ! Si quelqu'un entrait, t'aurais l'air fin ! Tu t'en  

occuperas quand tout le monde sera parti. Mais là, souris !  

Elle l'embrassa sur la joue et sortit pour le souper. Moi, je  

n'avais soudainement plus le goût à la fête. Je savais qu'il y  

aurait un après, un moment où je serais seule, à leur merci.  

Après le souper, les tantes voulurent aller danser. L'une  

d'elles suggéra que Diane et moi venions aussi. Mais ma mère  

ne voyait pas ça du même Sil.  

Il n'en est pas question. Je passe toute la semaine avec eux et  

je tiens, pendant mes fins de semaine, à rester seule avec  

Arthur... À part de ça, pourquoi me proposes-tu d'emmener  

justement ces deux-là ?  

Ben, Martha ! Ce sont les deux plus vieilles. Puis emmène  

qui tu voudras ; qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ?  

Moi, je ne sors plus. Je reste icitte. Ça va être plus simple  

comme ça !  

Voyons, Martha ! On est venus souper pour avoir du plaisir  

ensemble, pas pour se chicaner !  

T'es venue souper pour me placoter dans le dos avec ma  

fille ! Tu penses que je ne le sais pas ? Je ne suis pas si folle que  

tu penses.  

Dis-moi pas qu'on est plus capables de parler à tes enfants ?  

T'as peut-être peur qu'ils disent quelque chose ? Aurais-tu des  

remords, par hasard ?  

Je n'ai rien à me reprocher. Demande à Arthur !  

Voyons ! Vous êtes tous les deux dans la même poche.  

C'est ça, tu veux savoir si je bats ma Grande Noire ? Mais  

demande-lui donc, elle te le dira elle-même !  

La chose est déjà faite !  

Pis, qu'est-ce qu'elle ta répondu ?  

Je ne me sentais pas bien du tout ! Je savais que c'est moi qui  

allais payer pour cette discussion. J'avais peur de la réponse de  

ma tante.  

Elle m'a dit que vous ne la battiez pas, qu'elle était heureuse,  

mais moi, je n'y crois pas.  

Je ne pus entendre la suite. Arthur me fit entrer dans la  

maison.  

Maudite écornifleuse ! T'as pas besoin d'écouter ce qu'elles se  

disent pour aller bavasser ça à tout le monde. Tu perds rien pour  

attendre. Attends à demain ! En attendant, fais la vaisselle, ça va  

t'occuper !  

Il fît entrer mes sSurs aussi. Il nous distribua des claques par  

la tête pour nous donner du cSur au travail. Diane et Sylvie  

étaient en colère contre moi. Elles me tenaient pour responsable  

de la corvée et des coups.  

Mais c'est pas de ma faute s'il est fou ! J'en ai assez de vous  

autres, de toute la famille. Je suis vraiment écSurée. Pour qui  

me prenez-vous, maudit ?  

Je me sentais humiliée et blessée. Personne ne s'occupait de  

moi, sauf pour me battre ou pour se servir de moi pour régler ses  

chicanes. J'étais nerveuse, angoissée, j'aurais voulu ne jamais  

avoir existé. Je commençai à perdre espoir que ça change un  

jour. Je racontais ma vie pour que quelqu'un m'aide, mais je ne  

réussissais qu'à monter davantage ma mère contre moi. J'aurais  

voulu me taire pour toujours.  

Patrick  

L'été allait passer et ma vie ne connaissait aucun  

changement. Je croyais maintenant qu'il était impossible que  

quelqu'un s'intéressât à moi au point de vouloir affronter ma  

mère et me sortir de cette maison maudite. J'étais pas mal  

découragée. Je me trouvais beaucoup trop insignifiante pour que  

quelqu'un s'attachât à moi. De toute façon, j'imaginais que ce  

serait la même chose partout ailleurs. Je gardais maintenant  

presque tous les soirs. C'étaient de belles vacances que j'avais là.  

Durant le jour, j'aidais ma mère dans les tâches de la maison et,  

le soir, je gardais. Entre-temps, je me faisais chialer et battre. Et  

pas question d'aller jouer dehors avec les autres ou de m'asseoir  

au soleil.  

Il était presque quatre heures du matin. Je me berçais dans la  

chaise de ma mère en attendant le retour des parents. Une auto  

entra dans la cour. Je bondis vers mon coin, car je n'avais pas la  

permission d'utiliser la berceuse de ma mère. D'un coup d'Sil, je  

m'assurai que tout était en ordre. Mais Arthur était seul. Le  

connaissant suffisamment quand il était saoul, je me levai  

brusquement et me dirigeai vers l'escalier pour monter à ma  

chambre. Mais il fut plus vite que moi et me bloqua l'accès à  

l'escalier.  

Donne-moé un bec avant d'aller te coucher !  

Laissez-moi tranquille !  

On est tout seuls, la Noire ! J'vas te pogner, ça sera pas long !  

Essayez-vous pour voir !  

Je courus derrière la table. L'éternelle lutte allait  

recommencer. Je n'avais plus de force pour me sauver encore  

une fois. Seulement, la haine féroce de cet homme me  

galvanisait, me donnait un surplus d'énergie pour ne pas me  

laisser faire. Je me sauvai à travers la maison avec Arthur  

derrière moi. J'étais plus vive que lui et je réussissais toujours à  

lui échapper. Mais il finit par me coincer. Il m'attrapa par un  

bras et m'enlaça. Je me débattais de toutes mes forces et réussis  

à lui donner un coup de poing dans le visage. Je me débattais  

tellement, à coups de poing et de pied, que je réussis à me  

libérer. Je repartis à toute vitesse dans la cuisine. Encore une  

fois, j'allais être piégée. Il éteignit les lumières. Seules les lueurs  

du petit jour éclairaient la cuisine. Il rigolait en s'approchant de  

moi.  

Cette fois-là, ma belle, tu pourras pas m'échapper.  

Affolée, je reculai vers le comptoir. Une fois là, je ne  

pourrais plus m'enfuir. Près de l'évier, il y avait un couteau, un  

grand couteau qu'on avait oublié de ranger. Mes doigts se  

refermèrent dessus. Je tenais mon couteau fermement, je n'avais  

plus peur de lui. J'allais me défendre.  

Approche pour voir ! J'suis capable de te tuer !  

J'étais vraiment décidée ; rien ne pouvait m'arrêter. Il avança  

pas à pas, sur moi. Je ne bougeai  

pas, tenant le couteau d'une main ferme, devant moi.  

Avance un peu, tu vas voir ! Je te jure, si tu me touches rien  

qu'un poil, je te tue comme un animal, comme un chien que tu  

es.  

Il ne bougeait plus, étudiant la situation. Moi, je n'avais plus  

rien à perdre. Je frapperais sans aucune hésitation tant je le  

haïssais. Soudain, les phares d'une voiture éclairèrent la cuisine.  

Je savais que c'était ma mère. Arthur aussi. Il s'assit à la table, la  

tête entre les bras et fit semblant de s'être assoupi. Je mis  

vivement le couteau dans le tiroir et allai m'asseoir dans  

l'escalier. Ma mère tardait à entrer. Elle venait avec un homme  

que je ne connaissais pas. Ils allumèrent la lumière et me  

découvrirent.  

Qu'est-ce que tu fais là, toé ?  

Sans attendre la réponse, elle poussa Arthur pour le réveiller,  

mais l'hypocrite ne bougeait pas.  

O.K. ! Dors, câlisse, si t'as envie de dormir !  

Il marmonna quelques mots, se leva en titubant  

comme s'il était bien saoul et se dirigea vers les toilettes. Après,  

au lieu d'aller dans sa chambre, il passa derrière moi et monta au  

premier. Ma mère, affairée à ouvrir des bières, ne s'occupait pas  

de lui. D'ailleurs, elle semblait s'en ficher éper- dument. Moi,  

j'étais encore assise dans l'escalier, et Arthur ne redescendait  

pas. Tant qu'il était en haut, je ne voulais pas monter. Pas  

question qu'il m'attende caché quelque part pour me sauter  

dessus et me poignasser. Il savait que je n'avais plus mon  

couteau. Je ne savais plus quoi faire. J'essayai de ne pas bouger,  

de me faire oublier.  

Avant que ma mère puisse intervenir, je me levai tout  

doucement et me rendis aux toilettes. Je pris beaucoup de temps,  

espérant qu'il redescende. Mais je ne pouvais pas passer toute la  

nuit là. Lorsque je sortis, ma mère était assise sur les genoux de  

l'homme. Elle le tenait par le cou. J'hésitai un moment, mais elle  

me vit et m'envoya me coucher.  

Je montai les marches lentement en essayant de voir où était  

Arthur. Arrivée aux dernières marches, je l'aperçus qui était  

assis sur le bord du lit de Patrick. Je pouvais très bien le voir, car  

mes frères couchaient dans une grande pièce sans séparation,  

que nous devions traverser pour aller à nos chambres. Si je  

montais davantage, Arthur allait m'apercevoir ; par ailleurs, là  

où j'étais, ma mère ne pouvait me voir non plus. En outre, elle  

était bien trop occupée pour vérifier si j'étais montée. Je ne  

bougeai pas et je regardai. Il disait à Patrick :  

Si tu fais pas ce que je te dis, tu vas avoir la volée de ta vie.  

Patrick, encore endormi, pleurait.  

Laissez-moi tranquille !  

Je vis Arthur : il entrait la main dans le pyjama de mon frère  

qui se tortillait pour l'en empêcher. Je n'en croyais pas mes yeux,  

j'étais vraiment écSurée. Même les gars y passaient. Ensuite,  

Arthur sortit son pénis et força Patrick à le masturber. Le pauvre  

petit pleurait en silence, sa main libre couvrant ses yeux. Je  

devais faire quelque chose pour le tirer de là. J'étais mal prise. Si  

je montais, Arthur allait m'attraper, et si je descendais, je serais  

mal reçue par ma mère. Impasse.  

Je redescendis quelques marches et remontai en faisant le plus  

de bruit possible. Ma mère se mit à gueuler parce que je n'étais  

pas encore couchée. Je passai devant Arthur qui se « renculottait  

», et Patrick qui avait l'air d'avoir terriblement honte. Je lui fis  

un petit sourire pour qu'il oublie. Dans ma chambre, j'aurais  

voulu pouvoir barrer la porte, car je savais qu'Arthur était encore  

là.  

C'était inévitable. Je le vis apparaître dans la porte de ma  

chambre. Il était arrivé sur la pointe des pieds sans faire de bruit.  

Il enleva sa ceinture. Je sautai de l'autre côté du lit. Nathalie, qui  

dormait avec moi, ouvrit les yeux et aperçut Arthur. Elle sortit,  

du lit sans attendre et vint se cacher derrière moi. Il se mit à  

nous frapper un peu partout, empêtré dans le lit et les  

couvertures. Nathalie criait, recroquevillée dans un coin.  

Finalement, nous avons fait assez de bruit que ma mère se  

décida à intervenir. Arthur dut descendre et s'expliquer. Une  

auto démarra, l'étranger d'un soir était parti...  

Dans les jours qui suivirent, Patrick vint me supplier de ne  

pas raconter à ma mère ce que j'avais vu. Je dus lui expliquer  

qu'Arthur faisait la même chose à tout le monde et qu'il fallait  

essayer de se défendre. Mais Patrick avait trop peur des menaces  

et des raclées. Vraiment, Arthur était le plus grand salaud de  

toute la terre.  

Quatrième partie  

La délivrance  

Ma délivrance  

Comme j'étais toujours à la maison et qu'elle ne pouvait  

supporter de me voir la face bien longtemps, ma mère ne savait  

plus quoi inventer pour me faire souffrir. Elle avait l'esprit très  

imaginatif. Je la dérangeais ; je lui rappelais sans cesse qu'elle  

aurait préféré que je ne vienne jamais au monde. J'étais la Noire,  

la paria, la laide. Je comptais tellement peu pour elle qu'il lui  

était égal que je souffre. Elle ne le voyait même pas. Même un  

chien errant et blessé lui aurait inspiré de la pitié. Pas moi. Elle  

me haïssait d'une haine incontrôlable, inéluctable. Je n'étais pas  

sa fille. J'étais son fardeau, une punition, la malvenue. Tous mes  

efforts pour me faire aimer n'avaient fait que lui rappeler  

davantage ma présence et ma disgrâce.  

Sa dernière expérience sur moi fut de me refuser d'aller aux  

toilettes, sous prétexte que j'y restais enfermée trop longtemps.  

Cette interdiction dura deux jours ; deux longues journées à  

supporter les crampes à l'intestin, à me retenir, pliée en deux. Le  

résultat : quand j'eus à nouveau la permission d'aller aux  

toilettes, j'étais totalement constipée. Bloquée. Le ventre comme  

de la pierre. C'était atroce à endurer.  

Il ne restait plus que deux semaines avant que l'école ne  

recommence. J'étais découragée, tannée, fatiguée. J'avais  

totalement perdu espoir en un jour nouveau, en une vie nouvelle.  

J'avais perdu confiance en la parole de ceux et celles qui avaient  

voulu m'aider. Chaque jour, chaque matin, depuis une certaine  

journée du mois de juin, j'attendais qu'on vienne me délivrer,  

qu'on vienne m'extirper de cet enfer. Rien. J'avais attendu pour  

rien. Il n'y aurait jamais de répit pour moi. C'était mon destin.  

Chaque jour, chaque matin, je me levais avec l'espoir au cSur, et  

chaque journée était plus atroce que la précédente. Je flottais  

quelque part dans le coin de ma vie. Je flottais dans le vide en  

tenant à peine le bout d'une corde qui me rattachait encore à la  

vie. À peine une ficelle, un souffle d'espérance si léger, si léger.  

Devais-je me résigner à ouvrir les mains et à me laisser glisser  

dans le vide ou bien tenir bon et attendre du secours qui ne  

viendrait peut-être jamais ?  

Je ne me voyais pas recommencer l'école sans rien, sans  

cahiers, sans crayons, sans argent pour tout, avec mes vêtements  

étriqués et en guenilles. Je ne pourrais plus supporter d'être la  

risée de mes camarades et la bête noire des professeurs. Je ne  

pouvais plus. Plus jamais. Jamais. Je n'en pouvais plus d'être  

obligée de voler tout ce dont j'avais besoin.  

Toutes les portes de ma vie s'étaient refermées les unes après  

les autres. J'étais passée du côté de l'ombre. Il fallait que ça  

finisse une fois pour toutes...  

Je pensai de nouveau au suicide. Mais comment ?  

Je ne voulais pas le manquer encore une fois. J'étais incapable  

de penser, d'accepter d'avoir mal une fois encore. Mon corps  

n'en pouvait plus. J'avais déjà assez souffert. Je regrettais  

seulement de m'être débattue les fois où ma mère et Arthur  

avaient voulu me tuer. Je déplorais ces sursauts de vie qui  

m'avaient sauvée. Ce serait terminé maintenant.  

Ce jour-là, j'étais seule avec Isabelle à la maison. La famille  

était en promenade chez un oncle. J'étais bien décidée. C'était ce  

jour-là ou jamais. J'allais coucher ma petite sSur et partir toute  

seule sur la route. J'allais marcher au beau milieu jusqu'à ce que  

j'arrive au bout, jusqu'à ce qu'une voiture me fauche de plein  

fouet. J'espérais seulement, que cela se fasse vite. Je n'en  

pouvais plus d'attendre. Je pensai à madame Benoît et à ses  

belles promesses du mois de juin. Il était trop tard maintenant.  

Dans une de mes vieilles bottes d'hiver, je récupérai le bout  

de papier qui depuis longtemps avait cessé d'être mon talisman :  

le numéro de téléphone au cas où j'en aurais besoin. Je voulais  

lui dire de tout laisser tomber, que c'était fini, que ça n'en valait  

plus la peine. La main sur le téléphone, je changeai d'idée de  

peur qu'elle essaie de me convaincre avec de belles et lointaines  

promesses. Sans que j'aie fait quoi que ce soit, il se mit à sonner.  

J'enlevai ma main en sursautant. Je le regardais sonner, sonner.  

Je finis par me décider à répondre. C'était une voix de femme  

qui demandait ma mère. Elle voulut savoir à qui elle parlait.  

C'est Élisa, sa fille.  

Comment vas-tu ? C'est madame Benoît, la travailleuse  

sociale que tu as vue au printemps !  

Je n'en croyais pas mes oreilles.  

C'est drôle. J'étais sur le point de vous téléphoner... Ça ne va  

pas bien du tout. C'est pour ça que je voulais vous appeler !  

Tu vas m'écouter, Élisa. Es-tu capable de dire à ta mère de se  

rendre à la cour à l'Hôtel de Ville pour onze heures demain  

matin. Elle devra venir avec Diane et son nouveau... « mari ». Il  

faut que tu sois là, toi aussi.  

J'peux pas lui dire ça. Elle va me tuer ! Elle va me poser des  

questions et j'ai peur. Pourriez- vous lui téléphoner chez mon  

oncle et le lui dire à elle. Mais ne lui dites pas pourquoi, s'il vous  

plaît, car j'ai peur qu'elle me batte encore plus. Je ne sais pas ce  

qui pourrait arriver. Ma mère est capable de faire n'importe quoi.  

Si jamais elle sait que c'est pour moi, elle pourrait ne pas vouloir  

y aller, à la cour. Je la connais trop. Dites-lui que vous ne savez  

pas pour quelle raison nous devons aller là.  

Tu as peur ?  

Oui.  

C'est bien, Élisa. Ne t'en fais pas, je ne lui dirai rien. Je te  

souhaite bonne chance et à demain !  

À demain et merci beaucoup !  

Merci, merci beaucoup, Mon cSur battait comme un fou.  

J'avais envie de crier ma joie, mais j'aurais tout aussi bien pu  

crier ma peur. Mon Dieu, la liberté était si proche, faites qu'elle  

ne m'échappe pas ! Qu'est-ce qui allait bien m'arriver ?  

Si le juge devait me sortir d'ici, où pourrais-je aller ? Qui  

prendrait soin de moi ? Peut-être m'enverrait-il dans une école  

de réforme ? Ou bien à l'orphelinat ? Si on m'envoyait dans une  

autre famille, est-ce qu'eux aussi allaient me battre ? N'était-ce  

pas partout pareil ? Et si jamais ça ne marchait pas et que je  

revienne ici, ma mère et Arthur allaient sûrement me tuer ! Mon  

Dieu ! Faites que ça marche.  

J'étais tellement affolée que je regrettais presque tout ce que  

j'avais fait pour sortir des griffes de ma mère. Mais il était trop  

tard, je devais continuer jusqu'au bout, même si je devais y  

laisser ma peau. De toute façon, elle ne valait pas très cher à mes  

yeux.  

Comme je le prévoyais, ma mère et Arthur ne tardèrent pas à  

arriver. Ils étaient soucieux, leur journée ayant été gâchée par  

cet appel.  

M'man, il y a quelqu'un qui vous a appelée ! J'ai donné le  

numéro de téléphone de mon oncle.  

Ouais ! J'ai eu un beau téléphone. Il faut que je t'emmène en  

cour avec Diane et Arthur. Je voudrais bien savoir pour quelle  

raison.  

Je me sentis soulagée.  

Si jamais t'as parlé de ce qui se passe icitte, j'te jure que,  

quand on va revenir, j'te tue. Il n'y aura aucun pardon pour toé.  

D'abord, ton trou, Arthur l'a creusé. Si jamais t'as parlé, il te  

restera pas grand temps à vivre. M'as-tu bien compris ?  

Oui, m'man, je ne dirai rien.  

Arthur, lui, semblait très mal à l'aise. Il avait peur,  

visiblement. À son tour maintenant de connaître la peur.  

J'te dis, moé, Martha, que c'est pour elle qu'on nous fait venir.  

C'est mieux de ne pas être ça, Élisa T., parce que tu vas  

regretter d'être venue au monde. Ton trou est fait. Pis j'me  

demande même pourquoi on te met pas dedans tout de suite.  

Je ne savais pas quoi dire, j'avais surtout très peur que Diane  

avoue que nous avions parlé. Je suis allée m'asseoir sur ma  

chaise pour me faire oublier un peu. Je me sentais très mal.  

J'étais sur-angoissée. Elle continua de parler avec Arthur,  

essayant de se réconforter elle-même en minimisant la chose. La  

journée se termina sur la même note. De temps à autre, elle  

revenait sur le sujet et me pointait du doigt en m'avertissant.  

Arthur, de son côté, ne parlait presque pas. Il avait l'air très  

pensif.  

Je n'ai pas mangé, je n'ai pas dormi. J'ai prié Dieu qu'il  

m'aide ; ma vie était entre Ses mains. Diane vint me rejoindre  

dans mon lit. Elle était morte de peur.  

Élisa, il ne faut pas que tu parles. Si tu parles, on va se faire  

tuer toutes les deux. J'ai peur, Élisa ! Moi, je parlerai pas en tout  

cas. J'ai bien trop peur.  

Elle se mit à pleurer.  

Il faut pas que tu parles, ça va empirer les choses, crois-moi !  

Pleure pas, Diane. Je vais tout nier.  

Je voulais la rassurer. Je savais qu'elle allait flancher avant  

que nous partions.  

Le lendemain matin, le temps n'arrivait pas à passer. Tout  

pouvait se produire. Je ne tenais pas en place. J'étais nerveuse et  

Diane ne tenait qu'à un fil. À tout moment, ma mère me disait :  

J'ai envie de pas y aller du tout. Nous déranger pour des  

niaiseries !!!  

Mais Arthur n'était pas du même avis.  

On est mieux d'y aller parce que la police peut aussi bien  

venir nous chercher.  

O.K. ! On va y aller. Mais c'est mieux de ne pas être pour toé,  

Élisa.  

Je ne répondis pas. Diane me regarda et baissa les yeux.  

Puis, enfin, nous sommes partis. Dans l'auto, personne ne  

parlait. Je n'avais vraiment pas hâte d'être devant le juge. Si ma  

mère devait être présente, je ne serais pas capable de parler.  

Mon Dieu que j'avais peur !  

Vers onze heures moins le quart, nous entrions tous à l'Hôtel  

de Ville. Nous attendions, debout dans le hall, que quelqu'un  

vienne nous chercher. De temps à autre, des policiers entraient  

et sortaient, le poste de police étant dans le même édifice. En les  

voyant, je me sentis un peu plus en sécurité, mais je ne pouvais  

pas trop m'y fier, d'autant moins que ma mère ne cessait de nous  

menacer :  

Vous êtes mieux de vous fermer la gueule !  

Si elle croyait que j'allais mentir, elle se trompait. C'était  

peut-être ma seule chance de partir de la maison. Je ne pouvais  

plus reculer. J'en avais trop dit aux professeurs, aux femmes du  

service social et au vicaire, c'était trop tard. Je me sentais très  

mal dans ma peau, toute petite et tremblante. J'avais l'impression  

de rétrécir. Ma mère devenait de plus en plus impatiente.  

On devrait s'en aller, ils sont en train de nous niaiser.  

Soudain, une grande femme s'approcha de nous :  

Madame T. ? Ça ne sera pas long, vous allez passer dans  

quelques minutes.  

Qu'est-ce qu'ils me veulent ?  

Je n'en sais rien. Patientez un peu, ça ne sera pas long !  

J'entendais le bruit des aiguilles du cadran. J'ai vécu ce  

moment, minute par minute. Mon cSur battait tellement fort que  

je crus qu'il allait sortir de ma poitrine. Puis on appela mon nom.  

Élisa T. Voulez-vous me suivre, s'il vous plaît ?  

Je me levai, raide comme une barre, consciente des regards  

de ma mère qui me brûlaient le dos. Je suivis la dame jusque  

dans une grande pièce où il y avait beaucoup de monde. Deux  

hommes étaient assis face aux autres à l'avant de la pièce. Un  

homme avec une longue cape noire à un grand bureau et un  

autre assis à un petit bureau. On me fit prêter serment et  

m'asseoir sur une chaise face au juge. Je n'avais plus de voix,  

j'étais morte de peur. Je tournais le dos à tous ceux qui étaient là  

et cela me dérangeait de devoir parler devant tant de gens que je  

ne voyais pas. Le juge tenta de me rassurer :  

Imagine-toi que je suis seul avec toi. Occupe- toi pas des  

autres... Es-tu heureuse chez toi ?  

Non.  

Peux-tu m'expliquer pourquoi ?  

Ma mère ne m'aime pas. Elle aime tous les autres, mais pas  

moi.  

Combien êtes-vous d'enfants ?  

Huit.  

Pourquoi penses-tu que ta mère ne t'aime pas ?  

Ça se voit qu'elle ne m'aime pas. Elle me bat à tous les jours  

au moindre prétexte. Elle me chiale quoi que je fasse. Avec les  

autres, elle n'est pas comme ça.  

Peux-tu me donner des exemples des coups qu'elle te donne ?  

Et je racontai les volées à coups de lavette, les cheveux tirés,  

le harcèlement continuel, la noyade ratée, les coups de couteau.  

Je racontai tout ce que je me rappelais de ma vie avec elle.  

Et l'homme qui vit avec elle, te bat-il ?  

Oui ! C'est un maudit fou. Il frappe avec tout ce qu'il peut  

trouver, un marteau, une planche, une égoïne, ou n'importe quoi.  

Il m'a même battue avec une barre de fer.  

Je répondis à toutes ses questions. Je racontai toute ma  

misère. Je ne pus faire autrement que pleurer tellement j'avais de  

la peine et tellement j'avais honte d'étaler ma vie devant tout le  

monde. Il me laissa me calmer et continua de me poser des  

questions. Toujours les mêmes questions, mais posées  

différemment. Je n'ai pas raconté les agressions et les «  

poignassages » d'Arthur. J'avais trop honte ; sans comprendre  

pourquoi, je me sentais coupable. À la fin, il me laissa sortir.  

Madame Benoît vint vers moi pour me réconforter. Elle me  

dit d'aller retrouver les autres. Diane et Arthur n'auraient pas  

besoin de témoigner, seulement ma mère. Toute seule dans le  

corridor, j'avais les genoux qui tremblaient. Ma mère vint me  

chercher.  

Qu'est-ce qu'ils voulaient ?  

Rien.  

Tu peux pas me faire croire que tu as passé une heure là-  

dedans et qu'ils ne t'ont rien dit ?  

Heureusement, on vint rapidement la chercher à son tour.  

J'avais tellement peur d'elle que j'en devenais idiote. Il régnait  

maintenant un silence de mort dans le couloir où nous  

attendions. Je savais que mon sort était en train de se jouer. Puis  

ma mère est apparue, seule et en colère.  

Toé, tu vas voir ce qui va t'arriver. Voir si je t'ai battue à  

coups de bâton sur la tête, à coups de lavette. T'as osé leur dire  

ça ? Tu vas voir que tu vas être heureuse dans ton trou. C'est pas  

Arthur qui va te toucher, c'est moé ! Comme j'aurais dû  

m'occuper de toé avant ça. Venez-vous-en. On s'en va !  

Non !  

Toé, t'as rien à dire. Tes mieux de suivre pis vite.  

C'était fini. Ça n'avait pas marché. On me retournait à mon  

enfer. Mais cette fois, elle ne m'aurait pas. Quand l'auto serait en  

marche, sur la grand-route, j'allais ouvrir la porte et me lancer  

dehors... Peut-être que j'allais mourir? Mais, bon Dieu, pourquoi  

est-ce que ça n'avait pas marché ?  

Ma mère m'agrippa par le bras et, au moment où Arthur  

poussait la porte pour sortir, madame Benoît intervint d'un ton  

énergique :  

Madame, nous vous avions demandé de nous attendre !  

On s'en va, on n'a pas de temps à perdre !  

Élisa n'ira pas avec vous. Elle vient avec moi.  

Vous ne pouvez pas. Elle revient chez nous. Tout ce qu'elle  

vous a dit, c'était des menteries.  

C'est trop tard ! Vous avez signé devant le juge que vous  

donniez votre enfant. Vous n'avez plus aucun droit sur sa  

personne, madame.  

Ma mère, furieuse, s'avança vers moi :  

Toé, ma câlisse de menteuse ! Ça finira pas comme ça !  

Je levai le bras pour me protéger, mais madame Benoît  

s'interposa :  

Viens ici, Élisa, elle ne peut plus te toucher, elle aggraverait  

les choses.  

Ma mère tourna les talons et sortit en sacrant, suivie de Diane  

et d'Arthur. J'étais sauvée, enfin !  

Nous allons attendre qu'ils s'en aillent pour qu'ils ne nous  

suivent pas et j'irai te reconduire dans ton nouveau foyer. Il n'y a  

aucun danger que ta mère ne vienne te reprendre. Suis-moi.  

Nous allons y aller avec mon auto.  

Je suivis sans rien dire. L'auto démarra. C'était fini. Aussi simple  

que ça. C'était fini.  

Épilogue  

C'était fini !  

Je me retrouvais à l'intérieur de l'auto de madame Benoît,  

toute seule, vide, avec seulement ma vieille robe, sans aucun  

bagage de ma vie d'avant. J'attendais que ma bienfaitrice me  

présente à ma nouvelle famille. Ma vie commençait aujourd'hui.  

L'auto qui emportait ma mère et Arthur avait disparu depuis  

longtemps, mais je ne pouvais m'empêcher de surveiller la route,  

de peur de les voir réapparaître pour me reprendre. Ils avaient  

disparu... étaient effacés. Les traces de mon enfance, elles,  

seraient plus difficiles à disparaître. Je me retrouvais comme une  

vieille petite fille marquée de grandes souffrances, de grandes  

peines et de désillusions constantes. J'avais seize ans, j'avais  

cent ans, et ma vie commençait.  

Je n'avais aucune idée de ce qui m'attendait. Je me sentais  

exaltée. Il allait me pousser des ailes ; de pauvres petites ailes  

bien fripées, mais des ailes tout de même.  

J'ai eu la chance de rencontrer des gens merveilleux, bons et  

généreux, qui acceptèrent de me prendre en charge et de  

m'apprendre que la vie pouvait être belle et joyeuse. Des gens  

qui m'aimèrent comme leur enfant ; qui, avec leur tendresse,  

réussirent à me déplier le cSur et à me faire accepter mon  

écorce d'Élisa T. J'appris qu'il y avait des hommes et des  

femmes qui s'aimaient profondément, tendrement, et qu'ils  

étaient patience, chaleur et générosité envers leurs enfants. Ils  

m'apprirent à me tenir debout, à ne plus avoir peur au simple  

énoncé du nom de ma mère, à reconnaître mes désirs, à vouloir  

et à prendre. Ils m'ont redonné la vie.  

Je sais bien, moi, que la petite fille terrorisée qui m'habite  

encore me hantera toujours. Jusqu'à ce que j'aie compris  

pourquoi ma mère me détestait tant. Par mes mots et ma peine,  

je lui tends encore la main. Il n'y a qu'elle qui pourra me délivrer  

totalement. Mais je sais bien maintenant qu'il est presque  

impossible de voir pousser des fleurs sur la neige...  

Fin

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