ÿþAvant-propos
Les parents sont des dieux pour leurs enfants. Disposant
d'une autorité absolue, ils ont l'immense pouvoir de créer ou de
détruire, de louanger ou de maudire, d'affaiblir ou de renforcer,
de punir ou de récompenser, de favoriser la vie ou de permettre
la mort.
L'histoire que vous allez lire est malheureusement
authentique dans ses moindres détails. Toutefois, nous avons cru
bon d'omettre les lieux et les dates et de changer les noms des
acteurs réels de ce drame peu commun. Ce véritable voyage aux
enfers a connu son dénouement dans un coin du Québec, en
1975. La victime principale a, aujourd'hui, quarante-cinq ans et
tous les témoins sont encore vivants. Très peu d'entre eux
cependant ont tenté un mouvement quelconque afin de sous-
traire Élisa aux tourments inhumains qu'elle a vécus pendant
seize ans. Voici, nous en convenons, une partie importante du
problème soulevé ici : le mutisme chronique des témoins.
Le but de cette publication n'est pas de raviver la souffrance
de cette enfant mais de l'atténuer, pas de condamner ses
abuseurs mais de convaincre la population qu'ils existent et
qu'ils ont besoin d'aide eux aussi, pas d'effrayer mais d'inciter à
réfléchir sur ce grave problème des enfants martyrs.
Il est vrai que la lecture de cette histoire invraisemblable fera
probablement naître chez le lecteur des sentiments d'agressivité
envers les coupables les plus apparents de cette situation pour le
moins inhabituelle. Les personnes sensibles, intelligentes et
équilibrées n'éprouvent aucun plaisir à la description de la
souffrance humaine surtout lorsqu'il s'agit de celle d'une enfant.
Aussi pénible que cela soit, il est impératif toutefois que le
drame des enfants maltraités puisse être porté à la connaissance
du public autrement qu'à travers des études statistiques,
médicales ou sociologiques. On le fait très ouvertement pour les
bébés phoques de Terre- Neuve, pour les chiens attachés aux
arbres sans nourriture en France et pour le braconnage des
orignaux pendant l'hiver !
En écrivant ses mémoires, cette courageuse auteure, Élisa, a
essayé de naître à nouveau, de s'éloigner de ce cauchemar en le
narrant une dernière fois en détail, d'accoucher elle-même, sans
aide extérieure, de toute la peine et l'angoisse contenues dans ce
corps qui se souvient encore trop bien tant des moindres sévices
physiques et mentaux que des quelques rares marques d'amour
que la vie lui a réservées.
Élisa toutefois n'a pas les capacités de tirer toutes les
conclusions philosophiques et psychologiques d'un tel vécu ;
elle ne connaît pas non plus tous les noms exacts des délits qui
ont été commis envers elle ; plus encore, elle était même
convaincue, il y a quelques années, que chaque famille dissi-
mulait un souffre-douleur à son exemple... Le lecteur aura donc
une double tâche, celle d'abord de parcourir à son rythme ce
témoignage exceptionnel et celle aussi de se faire une opinion
vraiment personnelle du problème à mesure de sa progression. Il
devra donc lui-même laisser émerger en lui les impressions du
moment, les messages directs, les rappels intimes de certains
passages de sa propre existence pour ensuite tirer ses propres
conclusions. Peut-être changeront-elles tantôt son comportement
futur, tantôt son opinion sur le sujet.
Malheureusement, dans la plupart des pays où existe une
législation destinée à protéger les enfants, les lois qui ont été
votées ne remettent pas réellement en question l'arbitraire de
l'autorité parentale et se contentent de sanctionner les crimes
après qu'ils ont été commis. En d'autres termes, on sévit lorsque
le mal a été fait et que les enfants sont déjà des victimes.
Mais si vraiment la première chose à faire est de briser le
mur du silence devant ces crimes contre les enfants qui sont
perpétrés dans l'ombre, nous voulons bien fournir notre quote-
part pour dénoncer, expliquer, convaincre, éduquer, mobiliser
les énergies et faire appel aux bonnes volontés pour que cesse le
massacre des jeunes, ces adultes de demain.
Prologue
Mes deux enfants dorment profondément dans leur petite
chambre. Je suis seule au salon et je regarde la télévision. Mon
homme, mon mari est parti travailler ; il quitte la maison le
dimanche et ne revient que le vendredi. Moi, je reste là, toute
seule...
Il y a des moments où j'aimerais changer ce monde dans
lequel je vis. Je me sens si triste, si craintive et dépressive que je
ne peux m'empêcher de revivre mon passé... Ce passé qui me
trouble profondément et qui m'amène parfois à me demander si
ce n'était pas plutôt un affreux cauchemar. Malheureusement, ce
fut la réalité, ma réalité, un cauchemar inoubliable auquel je me
confronte sans cesse.
Pour apaiser ma souffrance, je me tourne vers mes deux
enfants que je couve de toute l'affection possible. Il m'arrive
parfois d'être un peu jalouse et de me dire que j'aurais aimé avoir
une vie semblable à la leur et avoir tout ce qu'ils ont aujourd'hui.
Je me demande souvent s'ils se sentent heureux... J'imagine et
j'espère que oui. J'essaie de leur donner tout ce qui ne m'a jamais
été donné par mes parents dans ce passé maudit. Je voudrais les
gaver d'amour, de tendresse, d'affection, de confiance et de
sécurité surtout.
Je pense souvent à ce temps infernal de mon enfance où je
n'étais pour mes parents qu'une sorte de colis que l'on trimbalait
tant bien que mal, que l'on devait supporter faute de pouvoir le
faire disparaître. Mes parents me considéraient comme un
déchet, et pourtant j'étais une partie d'eux-mêmes, une de leurs
enfants. La vie s'est acharnée contre moi. J'ai eu désespérément
besoin d'être aimée et je n'ai récolté que coups et blessures,
haine et mépris. Je crois que c'est la pire chose qui puisse arriver
à un enfant. Jamais mon père ou ma mère ne m'ont pris dans
leurs bras pour me dire : Je t'aime. Ni ces deux mots pourtant si
faciles à dire, ni encore moins un simple baiser ni même aucun
geste d'encouragement.
Nous étions dix enfants et je fus la seule à subir un tel
traitement. Je ne sais pas pourquoi ; j'ai retourné cette question
dans ma tête jusqu'à l'obsession. Je n'ai jamais su véritablement
la raison de cette haine ; je sais seulement que j'étais de trop
dans cette famille. Ils ne m'ont jamais aimée. Ils ne m'ont jamais
donné les mêmes droits qu'à mes frères et sSurs. Tout ce qui
leur importait était d'avoir une parfaite emprise tant physique
que mentale sur ma petite personne. M'attendre à une pensée
gentille de leur part était comme de vouloir faire pousser des
fleurs sur la neige.
Je ne me suis jamais sentie comme les autres enfants ; on
aurait dit que j'appartenais à un autre monde que celui de ma
famille. J'ai désespérément voulu qu'ils m'aiment... J'ai tellement
essayé de les aider de mon mieux, qu'à la fin, je ne savais plus
comment exister pour les satisfaire. J'aurais tant voulu me faire
aimer. J'aurais décroché la lune, et donné ma vie en échange
d'un tout petit peu d'amour. Souvent j'ai pensé que j'étais punie
pour quelque vie antérieure où j'aurais été cruelle et méchante.
Si tel fut le cas, ma peine et mon cauchemar auront duré seize
années.
Maintenant, tout ce que je veux, c'est essayer d'effacer la
peur qui me ronge depuis des années et qui est devenue pour
moi une maladie incurable. Elle est ancrée en moi, gravée,
emprisonnée pour le reste de ma vie. Cancer, pourriture qui me
grugent. Comme la petite fille tyrannisée qui pleure dans ma
tête... encore et toujours.
Je livre ce témoignage pour mieux m'en délivrer ! J'accepte
de revivre une fois de plus ces affreux tourments afin que plus
jamais ils ne m'habitent. Rien qu'à y penser j'en ai la chair de
poule. Je n'ai plus le choix cependant, j'ai choisi de vivre. Je
demande à Dieu de m'aider à me rendre jusqu'au bout. Je
demande la force de regarder encore une fois la petite fille que
je fus, qui pleurait à demi gelée sur un bout de galerie. Qui
pleurait sur elle-même, elle dont même la mort ne voulait pas.
Première partie
A la recherche de la tendresse impossible
Mon père
Il y a très longtemps que j'essayais de retrouver mon père ; je
le cherchais mais n'aboutissais toujours à rien. Jusqu'au jour où
j'ai entendu discuter deux hommes au restaurant où je travaillais.
Mon attention a été attirée par leur conversation : il était
question de mon père. Je les connaissais un peu, car dans un
restaurant où la cuisine est acceptable, les clients deviennent
parfois familiers. J'attendis le moment propice et je m'approchai
d'eux tout en m'excusant. Je leur demandai simplement s'ils
savaient où demeurait mon père. Ils m'ont regardée d'un air
surpris en me demandant :
Serais-tu la fille à Gérard T., toi ?
Oui, j'aimerais savoir où il habite.
Je crois qu'il demeure à l'arrière du magasin X., dans un
logement au sous-sol. Je suis presque sûr que tu devrais le
trouver à cet endroit.
La journée s'étirait interminablement. Lorsque j'eus fini mon
travail, je m'habillai en vitesse et sortis pour rejoindre mon père.
C'était l'hiver et le vent glacial soufflait de toutes ses forces. Je
marchais péniblement, mais je voulais absolument revoir mon
père. Arrivée à l'endroit désigné, je contournai cette bâtisse grise
et anonyme. C'était un grand édifice de plusieurs logements avec
un magasin qui faisait face à la rue principale. À l'arrière il y
avait trois portes. Je frappai à la dernière. Je reconnus la voix de
mon père qui me répondait d'entrer. Alors j'ouvris, et je le vis, ce
père.
Enfin je vous ai retrouvé !
Et je me jetai dans ses bras pour l'embrasser. Il pleurait en
me disant :
Je suis très heureux de te revoir, ma petite fille.
Puis nous nous sommes assis. Papa, dans sa chaise berceuse,
baissa la tête et se croisa les bras. Silence. Malaise. Je jetai un
coup d'Sil autour de moi. L'appartement était petit ; deux pièces
et demie. Dans le salon, un seul divan, dans la cuisine, une table,
quatre chaises, un poêle, une petite armoire et un vieux
congélateur sur lequel on pouvait encore lire Coca-Cola. Le tout
sur le ciment ; il n'y avait ni prélart ni tapis excepté dans la
chambre dont je pouvais voir l'intérieur par la porte entrouverte.
Un lit défait, des draps froissés. Un univers pauvre et triste pour
un homme faible et écrasé. Papa enchaîna :
Moi aussi, je te cherche depuis déjà un bon bout de temps.
Cela me fit chaud au cSur, car j'avais un peu peur qu'il ne
soit pas content de me revoir. D'une certaine manière, je me
sentis aimée. L'après-midi passa à discuter de tout et de rien
jusqu'au moment où je lui posai cette question, depuis toujours
restée sans réponse :
Papa, pourquoi maman ne m'a-t-elle pas aimée ?
Papa se tut quelques secondes ; il semblait réfléchir. Je crus
qu'il n'avait pas compris ma question, alors je la lui posai à
nouveau :
Papa, dites-moi pourquoi maman ne m'aimait pas.
Ce fut le silence. Rien ne semblait vouloir sortir de sa
bouche. Il avait toujours la tête baissée et l'on aurait dit qu'il ne
voulait pas répondre. Alors j'insistai :
Répondez, papa, c'est très important pour moi. Je me pose
cette question depuis longtemps et je n'ai jamais été capable d'y
trouver une réponse sensée. Vous qui avez vécu auprès d'elle
plusieurs années, vous pourriez sûrement me répondre.
Il laissa passer un court instant, et enfin, d'un air coupable et
malheureux, il me dit :
Pauvre petite fille, il faut que je te dise : ce n'est pas ma faute
si je t'ai battue, c'est à cause de ta mère, elle me poussait à bout
pour que je te batte. Ta mère a toujours répété à qui voulait
l'entendre qu'elle ne t'avait jamais aimée et qu'elle te haïrait pour
le reste de ses jours.
Ces mots me firent très mal. J'avais le cSur serré, mais, il
n'avait pas pour autant répondu à ma question ; il semblait
embarrassé et désolé tout à la fois. Je sentis mon cSur se durcir
et mon sang bouillir et battre follement dans mes veines. Je
choisis d'oublier cette question sans réponse et j'enchaînai sur
mon passé en lui remémorant certaines choses qui m'étaient
arrivées. Ça n'a pas été très dur de lui faire avouer le mal que
parfois il m'avait fait. Il aurait voulu nier, mais il en était
incapable. Je me sentais implacable. Je lui rappelai aussi ma
mère, cette mère qui m'avait tant fait souffrir. Il me jura qu'il
n'avait jamais pensé qu'elle me maltraitait ainsi. Il se sentait en
faute à mon égard ; il disait qu'il regrettait, que ma mère était
une crisse de folle.
J'en avais assez entendu. Je ne voulais pas de ses remords, ni
de sa faiblesse.
Assez, papa. Le bon Dieu est là pour juger.
Il ajouta en pleurant :
Je sais qu'elle t'a toujours haïe, tu l'as sûrement constaté par
toi-même qu'elle ne t'a jamais aimée ; elle ne pouvait même pas
te sentir près d'elle.
J'éprouvais en moi une drôle de sensation, j'avais le visage
brûlant, toute la peine de mon enfance me revenait brusquement,
toute l'angoisse, toute la peur. Je regardai mon père avec
froideur. On aurait dit qu'il voulait absolument se disculper, qu'il
voulait mettre la faute entière de ses actes sur le compte de ma
mère. Il en faisait pitié. Il est vrai que c'est elle qui était la cause
de tout ; elle n'avait qu'à inventer un méfait, un mensonge à mon
sujet, et lui, le pauvre, la croyait sans le moindre doute.
Arrêtez, ça ne sert à rien de pleurer comme vous le faites,
cela n'arrangera pas les choses. Ce fut ma vie et non la vôtre et
maintenant j'aimerais que l'on oublie. Disons que ma vie
commence aujourd'hui. Changeons de sujet. Je crois que ce sera
mieux pour moi comme pour vous.
Au plus profond de moi, je savais que je devrais revoir ma
mère un jour, face à face. Il faudrait bien qu'elle me réponde, au
risque de lui arracher la langue. Ce qui me préoccupait le plus à
cet instant précis, c'était la vengeance ; je voulais vivre rien que
pour y arriver.
J'avais le cSur gros. Je ne faisais que penser à ce petit bout
de phrase que mon père m'avait répété : Elle ne t'a jamais
aimée, elle ne t'a jamais aimée.
Ces quelques mots retentissaient en moi comme un disque
égratigné qui revient toujours sur la même note. C'était à devenir
folle. Je me levai, bien décidée à partir de là :
Vous allez m'excuser, papa, mais j'ai des choses à faire chez
moi. Venez me voir quand le cSur vous en dira. Vous serez
toujours le bienvenu.
Oui, Élisa, comme tu veux, je te remercie. Tu sais, je ne sors
pas souvent d'ici, mais il se peut que j'y aille un bon jour. Si, par
contre, tu veux revenir me voir, ne te gêne pas, tu es ici chez toi.
Alors je m'habillai en hâte, car tout ce que je voulais, c'était
de sortir, d'être seule avec moi- même. Dehors je me suis mise à
pleurer. Pourrais- je seulement oublier un jour ? Ne pourrais-je
donc jamais trouver la paix ?
Tout en marchant, je pleurais toutes les larmes de mon
corps. Je pleurais même arrivée chez moi.
J'essayais de me changer les idées, mais, n'ayant personne à
qui me confier, j'y arrivais à peine.
Je voulais désespérément comprendre pourquoi ma mère
m'avait tant haïe. J'étais la seconde ; peut-être n'avait-elle pas eu
envie d'un autre enfant si tôt. Pourtant il y avait huit autres
enfants après moi. Peut-être ma naissance avait-elle été difficile
ou douloureuse ? Peut-être lui rappelais-je des moments terribles
de sa vie ? Alors pourquoi ne m'a-t-elle pas placée dans une
famille ou simplement à l'orphelinat ? Pourquoi a-t-elle voulu
que je devienne son esclave ? Elle me battait comme on bat un
vilain chien, sans jamais un instant de pitié. Tant de fois, j'ai lu
la haine dans ses yeux. Même pour la famille, j'étais une sorte de
bâtard, un fardeau qu'il fallait supporter.
Ce soir-là, je réussis à m'endormir, bien résolue à revenir en
arrière pour comprendre et peut-être effacer cette enfance
maudite.
L'escalier
Du plus loin que je me souvienne, je ne me rappelle ma
mère qu'avec crainte. Aucune souvenance d'une mère berçante
et caressante. Mon plus vieux souvenir me ramène un matin
d'hiver, de neige et de gris. Je n'avais pas encore deux ans.
J'étais assise dans ma chaise haute tout près de la fenêtre. Je
regardais dehors, il neigeait et ventait très fort. Il faisait
tellement tempête qu'on ne voyait presque rien sauf une grosse
voiture noire garée en avant de la maison. Il y avait des hommes
dans l'auto qui attendaient mon père. Il travaillait alors dans une
grande ferme. Ce matin-là, je m'en souviens très clairement,
mon père était là ainsi que ma mère. Il y avait aussi mon frère
Richard, un petit garçon à peine plus âgé que moi, car dix mois
et demi environ nous séparent. Richard était assis à table et
mangeait en silence. Mon père, un homme assez costaud,
s'habillait pour aller à son travail. Ma mère était debout non loin
de moi. Elle était petite, noire et nerveuse, mais elle avait fière
allure en ce temps-là. Ils s'engueulaient tous les deux,
terriblement. Et moi, assise tout près et si petite, j'ai commencé
à avoir peur. J'entendais le klaxon de l'auto garée devant chez
nous et je vis mon père s'apprêter à sortir. Ma mère criait de plus
en plus. Je me suis mise à pleurer, je ne voulais pas qu'il parte,
mais il est sorti sans me jeter un coup d'Sil. Et ma mère était
encore debout à gueuler et gueuler. Je ne pouvais plus me
contrôler ; j'avais si peur que je ne cessais de hurler. Mon père
était parti et moi, j'étais complètement paniquée de la violente
chicane et de la colère de ma mère. Elle me cria de me taire.
Puis elle s'approcha de moi avec un bol de gruau et la moitié
d'une toast :
Arrête ça, et mange ton déjeuner.
Et moi, je pleurais trop, je ne pouvais rien manger.
Crisse, vas-tu fermer ta grande gueule !
De sa main, elle me serra les joues de chaque côté afin que
j'ouvre la bouche et que j'avale une cuillerée de gruau. Je me
débattais, je hurlais de plus belle. J'ai tout rejeté, j'ai été malade.
Ma mère reprit mon gruau vomi et me le fit remanger de la
même manière. Je me suis mise à vomir une seconde fois.
J'avais si peur, j'étais incontrôlable. Je hoquetais. Elle me sortit
de ma chaise haute en me secouant et me monta dans ma
chambre où elle me coucha. Je pleurais encore dans mon petit
lit. J'étais sur le point de m'endormir quand j'entendis ma mère
remonter l'escalier en criant.
Je ne comprenais pas mais elle semblait très en colère. Elle me
prit furieusement dans mon lit, se dirigea vers le bord de
l'escalier et me laissa tomber dans les marches. Je ne me
rappelle plus ce qui est arrivé ensuite, j'ai perdu conscience.
Une de mes tantes, sSur de mon père, venait chaque
semaine à la maison pour aider ma mère au ménage. C'est elle
qui me trouva au pied de l'escalier.
Bien des années plus tard, elle me raconta qu'en me trouvant,
elle m'avait crue morte. Combien elle fut soulagée de voir que je
respirais encore même s'il avait fallu beaucoup de temps pour
que je revienne à moi.
Pendant tout ce temps, ma mère était restée figée en haut de
l'escalier, certaine qu'elle était de m'avoir tuée. Cette tante
décida alors de ne plus revenir aider ma mère, trop écSurée de
voir les traitements qu'elle me faisait subir quand elle était en
colère. Selon elle, ma mère était très « malade », une folle ; et
mon père aussi fou de l'avoir mariée.
Les patates
Les années passèrent, j'avais maintenant quatre ans. Pendant
ces années qui m'ont souvent été pénibles, une petite sSur est
née. On l'appela Diane. Elle était fort jolie ; une petite fille aux
yeux bruns et aux cheveux d'un blond châtain. Ma mère et mon
père l'aimaient beaucoup. Elle était d'un an et demi ma cadette.
C'était un dimanche, un dimanche avec un soleil splendide.
J'étais assise sur la galerie à l'avant de la maison. Je regardais
mes frère et sSur qui s'amusaient ensemble dans le sable.
J'aurais bien aimé jouer avec eux, mais il me fallait la per-
mission de ma mère, et celle-ci ne me la donnait que très
rarement sous prétexte que j'étais indocile et n'écoutais jamais.
J'essayais de lutter tant bien que mal à l'envie d'aller les
rejoindre, mais je savais la volée qui m'attendait si j'avais le
malheur de désobéir. C'était l'heure du dîner et mon père nous
cria de venir manger. Richard et Diane y allèrent en courant,
mais moi, je ne bougeais pas, car il me fallait aussi la permission
pour venir manger. J'attendais toujours que ma mère vienne me
chercher quand soudain je la vis venir vers moi. Elle avait l'air
furieuse. Je me sentis si mal, j'avais si peur que j'aurais préféré
ne rien manger. Je n'avais plus faim. J'avais mal au cSur rien
qu'à la voir s'approcher de moi avec cet air-là.
Maudite niaiseuse, qu'est-ce que t'attends pour venir manger.
T'as pas entendu ton père ?
Elle me prit par le bras en me serrant très fort, tellement fort
que ses ongles me pénétraient la peau. Elle me tira derrière la
maison en me secouant et me disant toutes sortes de bêtises.
J'avais peur, j'avais le bras engourdi et douloureux. Je me suis
mise à pleurer et à crier, à me débattre pour me libérer, mais elle
serrait de plus en plus fort.
Arrête de crier. Tu veux que les voisins te plaignent, c'est ça,
hein ? Attends demain matin, tu vas l'avoir ton biscuit quand ton
père sera parti au travail.
Le mot biscuit, mot terrible qui signifiait pour moi les
claques, les coups, les cheveux perdus, les pleurs.
Par la suite, elle me traita de tous les noms possibles tout en
me tirant à l'intérieur. Elle me lâcha le bras juste avant d'entrer.
T'es mieux d'arrêter de chialer ; sans ça, tu vas avoir affaire à
moé. Compris ?
J'entrai en essayant de ravaler mes sanglots, car ma mère
était derrière moi. Tous les autres étaient assis à table et nous
attendaient pour commencer. Ma mère prit sa place auprès de
mon père tout en lui expliquant notre retard. Je demandai à mon
père si je pouvais m'asseoir aussi. Ma mère reprit :
Ton père va avoir affaire à toi. Tu l'as mis en colère. Ça va
chauffer.
Je piquai du nez dans mon assiette. Mon père, tête baissée,
commença à me chicaner. Ma mère essaya de s'en mêler, mais
mon père se mit en colère contre elle. J'étais assise là, à les
écouter s'engueuler à mon sujet. Je sentais ma peur monter, mon
cSur se serrer. Je me mis à pleurer. J'essayais de manger, mais
je n'en étais pas capable ; j'avais des haut-le-cSur comme
toujours quand j'avais peur ou que j'avais l'impression qu'il allait
m'arriver quelque chose.
Papa mangeait très vite en me regardant d'un air furieux sans
dire un mot. Moi, je me sentais tellement mal que je ne pouvais
rien avaler. Je pignochais dans mon assiette, le cSur au bord des
lèvres. Soudain mon père se leva brusquement de sa chaise en
faisant tout voler derrière lui. Il se dirigea vers le poêle et
s'empara de la marmite de patates chaudes. Il vint vers moi et
me lança toutes les patates dans le visage, avec colère. Je
hoquetai de surprise et de douleur, j'étais brûlée partout dans le
visage, je tentais de m'essuyer avec les mains, car ça chauffait
terriblement. Mon père s'éloigna en sacrant, se rendit au lavabo,
prit les assiettes qui s'y trouvaient et commença à les jeter par
terre. Bien sûr ma peur augmenta et je me levai en hurlant,
courant de toutes mes forces vers les marches de l'escalier qui
menait aux chambres. Je montai jusqu'au milieu en pleurant,
essayant d'enlever ce qui me brûlait le visage. Je voyais encore
mon père qui cassait les assiettes en disant que c'était de ma
faute ce qui arrivait. J'avais mal, j'avais peur, j'étais terrorisée...
La querelle reprit entre mon père et ma mère. Je ne me
rappelle pas ce qu'ils disaient, seulement que c'était moi la
responsable de tout ce gâchis. Richard et Diane criaient à leur
tour. C'était l'enfer. Je pleurais et les larmes sur mes joues me
brûlaient encore plus. J'essayais de ne pas m'essuyer trop fort.
J'avais des pommes de terre jusque dans les cheveux. Ils se sont
finalement calmés. Papa alla chercher le balai et nettoya le tout
sans rien dire. Alors je descendis les marches une à une tout
doucement pour m'asseoir sur une chaise droite et ne plus
bouger du reste de l'après-midi.
Le dîner était fini ; je n'avais rien mangé. Mon père et ma
mère ne se parlaient pas, lui, dans sa chaise berceuse, les bras
croisés, la tête baissée. Elle, dans sa chaise à elle, à tricoter sans
nous regarder. C'est ainsi que se passa l'après-midi.
L'heure du souper approchait et personne ne bougeait pour
préparer à manger. Diane et Richard commencèrent à se
plaindre de la faim. Les parents étaient là, à se bercer sans dire
un mot, comme sourds. Puis mon père se leva brusquement et
dit :
Vous n'avez pas de mère, vous autres ? J'vas vous en préparer
un, souper, moé !
J'avais tellement peur que la chicane ne reprenne que j'osais
à peine respirer. Papa se dirigea vers moi et me souleva le visage
de sa main :
Viens, j'vas te mettre quelque chose là-dessus.
Cela ne brûlait presque plus. Je me levai et le
suivis. Je regardai aussi ma mère qui me fit de gros yeux en
voyant que je le suivais. Il prit une sorte d'onguent dans
l'armoire et en mit sur mes brûlures.
Bien sûr, il faut toujours qu'elle se fasse licher, celle-là.
Mon père la regarda froidement et me dit :
Je ne savais pas ce que je faisais, j'espère que ça n'arrivera
plus.
Nous avons enfin commencé à souper. J'étais soulagée, j'ai
pu manger tout ce qu'il me donnait sans rien rejeter, j'avais
tellement faim. Ma mère ne vint pas manger avec nous mais
mon père n'en fit pas de cas. C'est lui qui nous fit mettre en
pyjama et nous prépara pour la nuit. Il nous dit d'aller embrasser
notre mère ; elle donna un baiser à mon frère et à ma sSur ; moi,
elle me repoussa.
Le lendemain matin, c'était comme si rien ne s'était passé. Ils
ont recommencé à se parler. Nous pouvions respirer.
C'est vers cette époque que ma mère accoucha d'une autre
petite fille. Elle l'appela Sylvie. Nous étions maintenant quatre
enfants dans la famille.
Le bulletin
Et puis vint le temps d'aller à l'école. J'étais tellement
heureuse de pouvoir m'éloigner de chez moi. Je me sentais enfin
comme les autres enfants, libre comme l'air. Je pouvais respirer,
mais pas tout à mon aise, car ma mère avait demandé à Richard
de me surveiller. Il était bien trop gêné cependant pour me
surveiller continuellement ; les garçons de sa classe riaient de lui
parce qu'il fallait toujours qu'il sache où je me trouvais. Pour
pallier son manque de surveillance, il racontait toutes sortes de
mensonges à ma mère. Elle me battait donc pour ce que je ne
faisais pas.
À l'école, je n'étais pas capable de me faire une amie, j'avais
trop peur que Richard raconte encore des mensonges à mon
sujet. D'ailleurs, j'étais trop mal habillée, trop bizarre pour que
les petites filles puissent s'intéresser à moi. En fin de compte, je
restais toujours seule dans mon coin, mais c'était toujours mieux
que d'être chez moi, à la merci de ma mère.
Et puis arriva le jour de mon premier bulletin. Le directeur
vint dans la classe pour nous les remettre. J'avais peur de ne pas
avoir réussi, je me montais la tête en imaginant ma mère qui
regardait mon bulletin. Je n'avais pas hâte de l'avoir, ce bulletin.
Le directeur prononça mon nom en premier. Je me levai, tête
baissée, j'avais peur. Il dit :
Félicitations ! Tu es la première de la classe.
J'étais tellement surprise, figée. Il vint me le remettre lui-
même en me spécifiant que je devais le faire signer par mes
parents. J'avais peine à en croire mes oreilles. Je bafouillai des
remerciements. La maîtresse nous avait préparé des surprises,
aux trois premières. Des images pieuses pour toutes et un suçon
pour moi, la première. J'étais fière et heureuse. Pour la première
fois, j'avais hâte de retourner chez moi, pour montrer à ma mère
ce beau bulletin. J'étais tout excitée. Je ne pouvais m'empêcher
de me retourner sans cesse dans la classe et de regarder mes
compagnes. J'en vis quelques-unes qui me faisaient des gri-
maces. Je me retournai aussitôt, j'étais gênée. J'avais peur
qu'elles ne le refassent.
L'heure de la leçon terminée, nous nous regroupions en
rangs, deux par deux pour sortir de la classe. Dehors nous nous
séparions. Ce jour-là cependant quelques-unes se jetèrent sur
moi et me poussèrent en me tirant les cheveux et en m'appelant
le chouchou. Je tombai par terre, mais elles filèrent bien vite, car
la maîtresse avait été témoin de la chose. Elle vint m'aider à me
relever et me conseilla de rentrer chez moi le plus vite possible.
J'arrivai à la maison tout essoufflée et me rendis à la cuisine
d'une seule traite pour y voir ma mère.
Regardez, maman, j'ai eu mon bulletin et j'ai eu ça aussi.
Je lui montrai l'image de Jésus et le suçon. Aussitôt fait, elle
m'enleva mon suçon et mon image.
T'as pas besoin de ça.
Elle prit aussi mon bulletin sans le regarder et mit le tout sur
le Frigidaire. J'eus beaucoup de peine. J'étais plantée là sans
savoir quoi faire ni quoi dire. Les larmes commençaient à me
monter aux yeux.
Si t'arrêtes pas de niaiser, j'vas te donner une maudite volée.
Elle me souleva par la taille en me disputant, puis m'assit
brutalement sur ma chaise à table. Elle me servit mon repas et,
voyant que je pleurais, elle vint près de moi et me donna une de
ces claques, si fort que je faillis en tomber sur le dos. Ma peur
d'elle resurgit et j'essayais de manger mais je vomissais tout.
Elle prit une cuillère et tenta de me faire manger à son tour.
Peine perdue, j'avais trop peur d'elle ; j'étais incapable d'avaler
quoi que ce soit. Alors elle me prit furieusement par le bras et
me fit tomber de ma chaise. Elle prit sa ceinture, celle qu'elle
avait toujours à portée de la main et dont elle se servait pour me
corriger, et commença à m'en donner des coups en me disant
d'aller me coucher. J'y allai presque en rampant pour éviter ses
attaques. J'étais soulagée d'aller dans ma chambre et d'être
libérée d'elle et de ma peur d'elle.
J'attendais qu'elle me donne la permission de sortir. C'est ce
qu'elle fit ; mais, hélas, l'heure de retourner en classe était déjà
passée.
Elle me dit en riant :
Dépêche-toi donc, t'as seulement trois quarts de mille à faire,
ça va te dégourdir.
Et quand j'arrivai à l'école, la maîtresse n'était pas contente :
J'ai appelé chez toi, j'étais inquiète. Ta mère m'a dit que tu
étais partie en même temps que ton frère. Qu'est-ce que tu as fait
? Tu as traîné ? Tu vas te mettre à genoux dans le coin et ne pas
en bouger jusqu'à ce que je te le permette.
Je ne disais rien, j'étais trop gênée. Toute la classe me
dévisageait. Je pleurais, je pensais à ma mère qui avait menti. Je
suis restée dans le coin environ quinze minutes, mais qui me
parurent des siècles. Je me sentais ridicule et injustement punie.
À la sortie de la classe, les autres riaient de moi. Je partis en
courant, certaines coururent après moi pour me rattraper. J'étais
tellement habituée à me défendre que je filai comme un lièvre.
J'arrivai à la maison encore sous le coup de l'émotion. Je voulus
éviter ma mère qui était en train de préparer le souper. Elle ne
m'accorda même pas un regard. Mon frère Richard arriva. Il
avait reçu son bulletin au cours de l'après-midi. Il le présenta à
ma mère qui le prit et le regarda longuement. Cela me fit
beaucoup de peine de voir qu'elle s'intéressait plus à Richard
qu'à moi. Elle ne m'aimait pas. Alors elle se leva de sa chaise et
se dirigea vers sa chambre. Elle revint avec des bonbons dans sa
main. Elle dit à Richard :
Tiens pour ta récompense, tu l'as bien méritée.
J'étais encore à l'âge de m'étonner des injustices. Je ne
comprenais pas pourquoi elle me traitait ainsi. Pourtant je n'osai
parler, je restai assise. Tout à coup j'entendis mon père arriver.
Richard, qui l'entendit aussi, prit son bulletin et courut vers la
porte. Mon père entra :
Regardez, papa, j'ai reçu mon bulletin !
Papa se déshabilla en prenant son temps et vint
s'asseoir dans sa chaise berceuse. Il prit le bulletin que Richard
lui présentait et le regarda longuement.
Continue comme ça, bientôt tu seras peut- être le premier de
ta classe. Élisa aussi a eu son bulletin, il est sur le frigidaire.
Papa se leva et alla le chercher. Il le regardait ; moi, je
baissai la tête, j'étais tout près des larmes. J'avais peur d'être
punie. Papa dit :
Mais t'as eu plus que ton frère ! T'as eu de vraies belles notes.
Bravo, ma fille ! Continue comme ça.
Je me sentis tellement soulagée, à un point que je ne peux
vraiment l'expliquer.
Ce fut la première et la dernière fois que j'arrivai première à
l'école. Pour le reste de l'année et pour toutes les années d'école
qui suivirent, mes notes furent médiocres. On comprendra que je
n'ai jamais eu la tête aux études quand on verra la suite de ma
vie.
La lavette
Je venais d'avoir sept ans, c'était l'été. J'avais terminé la
vaisselle et j'étais en train de balayer. Ma mère n'arrêtait pas de
me faire des remarques :
N'oublie pas de balayer partout. Tu travailles si mal que tu
vas faire une maudite cochonne plus tard. Tu vas retenir de ta
marraine.
Cela me choquait parce que je faisais tout mon possible à
bien m'appliquer pour tout ce qu'elle me demandait. Mon travail
terminé, je m'approchai de mon père et de ma mère qui se
berçaient presque au même rythme. Mon père avait pris
l'habitude de tricoter ; c'était l'un de ses passe-temps. Lui, ce
soir-là, il faisait des mitaines et elle, des bas de laine, tout en se
berçant. Je leur dis :
J'aimerais que vous me montriez à tricoter. J'aimerais bien ça.
Alors papa mit son tricot de côté et alla chercher deux
aiguilles et une petite balle de laine.
Viens, je vais te montrer.
Je m'approchai tout près de lui et j'appris très vite. Mais cela
n'a pas duré longtemps, car c'était l'heure d'aller au lit. Au
moment d'embrasser ma mère, elle se détourna et me dit :
T'es correcte comme ça. Tu m'embrasseras pas toute ta vie.
Envoyé, va te coucher.
C'était clair. Je suivis les autres vers nos chambres. Je
couchais dans la même chambre que Diane. Je n'arrivais pas à
dormir, trop de pensées trottaient dans ma tête. Je me mis à
pleurer. Diane cria à ma mère que je pleurais et que je l'empê-
chais de dormir. J'entendis ma mère monter en vitesse, ce qu'elle
faisait toujours lorsqu'elle était fâchée. Elle se présenta de mon
côté du lit et me donna des coups de ceinture par-dessus les
couvertures. On ne peut pas dire que cela me faisait grand mal,
mais je criai pour qu'elle s'arrête plus vite. Elle cessa de me
fouetter et me saisit par les deux joues en m'enfonçant ses ongles
dans la peau.
Tu vas pleurer pour quelque chose. Tu vas voir demain
quand ton père sera parti, tu vas le manger, ton biscuit.
Ensuite elle me lâcha brutalement et descendit rejoindre mon
père. Je tremblais comme une feuille, j'avais peur au lendemain.
J'essayais de garder les yeux ouverts afin de faire durer la nuit,
mais je m'endormis de fatigue.
Lorsque j'ouvris les yeux, c'était déjà le matin.
Mon Dieu, je ne voulais pas me lever, mais il le fallait. Je
n'avais pas hâte de descendre. Je priai le ciel que ma mère ait
oublié ses menaces de la veille. Je récitai un Je vous salue,
Marie pour que tout se passe bien.
Je descendis avec mes frères. La cuisine était vide, ma mère
était dehors en train d'étendre son linge. Nous nous installâmes
pour déjeuner. Lorsqu'elle entra, elle était de fort méchante
humeur.
Je fais tout dans cette maison. Vous êtes même pas capables
de m'aider.
Je me sentais mal, je devinais que c'est moi qu'elle visait.
Elle prépara le déjeuner en disant :
Vous êtes assez vaches que vous êtes même pas capables de
vous lever de bonne heure. Vous allez tous faire des emplâtres.
Je suis pas une fille, moi, dit Richard.
C'est pas de toi que je parle. Je parle à cette grand'parche qui
est de l'autre bord de la table.
J'avais deviné juste. J'essayai de ne pas bouger. Je me sentais
si mal dans ma peau. Je voulais tellement qu'elle m'oublie. Je me
faisais des illusions.
Va t'étendre sur mon lit. Tu enlèveras ta culotte et ta «
bobette ». Pis t'es mieux d'être prête, car ça va faire plus mal,
O.K. ! là ?
J'avais une de ces peurs, c'était inimaginable. Je pensai un
instant qu'elle puisse changer d'idée. Je me levai, me rendis
directement à sa chambre et fis ce qu'elle m'avait ordonné. Je
pleurais à chaudes larmes, je n'avais pas hâte qu'elle vienne.
Finalement, elle entra, avec, dans la main, la lavette dont elle se
servait pour la lessive, lorsque l'eau
était trop chaude pour qu'elle y plonge la main. Elle ferma la
porte derrière elle. Je la suppliai :
Non, s'il vous plaît, je vais faire tout ce que vous voulez,
mais pas ça, s'il vous plaît !
Je ne vis dans ses yeux aucune pitié. Elle s'approcha du lit et
se mit à me battre comme un chien. On aurait dit qu'elle voulait
me tuer. Chaque coup reçu augmentait ma douleur ; j'avais beau
crier, supplier, elle n'arrêtait pas. J'essayais de me protéger les
fesses de mes mains, mais elle me battait de plus belle. Je
pensais qu'elle allait me casser les doigts. Elle me battait avec
rage en blasphémant et en m'injuriant :
Ma petite crisse de face ! Ton père prend toujours pour toé.
T'es sa préférée. Je t'haïs.
Ce n'est pas vrai ! Je n'en peux plus ! S'il vous plaît, arrêtez !
Elle me lâcha en me disant de me rhabiller. J'avais si mal
aux doigts et aux fesses que j'avais du mal à remonter mon
pantalon. Mes mains ne voulaient plus se replier, j'avais les
doigts raides comme du fer et tout rouges. Je me rendais bien
compte que ma mère prenait goût aux raclées qu'elle me donnait,
car il y a des jours où elle me battait quatre à cinq fois sans pour
autant se contenter. Aussitôt qu'elle considérait que j'avais fait la
moindre faute, c'était la volée.
Mon père ne savait jamais rien, il travaillait jusqu'à cinq
heures de l'après-midi. Les jours où il faisait la fenaison, il
pouvait arriver vers dix ou onze heures le soir. Ma mère,
pendant cette période, m'envoyait lui porter à souper ; il fallait
alors que je ne parle à personne sinon la ceinture m'attendait à
mon retour. Souvent j'avais des marques et mon père s'en
apercevait. Mais ma mère s'arrangeait pour trouver réponse à
tout. Lui, il la croyait éperdument.
Elle n'est même pas capable de se tenir debout, elle ne fait
que tomber. C'est une maudite imbécile. Elle ne sait rien faire de
bien dans la vie.
Mes frères et mes sSurs ne disaient rien. Ils avaient bien
trop peur de subir le même sort. Moi, j'étais certaine que, dans
toutes les familles, c'était la même chose que chez nous.
Le pensionnaire
Pendant cette même année, quelqu'un est venu habiter chez
nous. Il occupait une petite chambre voisine des nôtres, au
premier. C'était un homme seul, un vieux garçon âgé d'au moins
quarante ans. Il avait l'air sévère mais réservé. La solitude ne
semblait pas lui faire peur, car il y avait des jours où il
s'enfermait dans sa chambre pendant des heures et des heures.
Souvent il ne descendait que pour les repas et quelques minutes
après il remontait dans sa chambre. Il venait jaser avec les
parents seulement après notre coucher. On l'appelait monsieur
Beaulieu.
Un jour, mes parents, qui devaient se rendre en ville avec la
petite Sylvie, lui demandèrent le service de s'occuper de nous
pendant leur absence. Il répondit tout simplement :
Oui, ça ne me fait rien.
Alors les parents sont partis en nous avertissant d'être bien
sages.
Il était là, assis dans la maison, et nous, nous n'osions nous
approcher ; nous étions un peu sauvages et nous avions peur de
lui. Mal à l'aise, nous étions tous assis et personne n'osait parler.
C'est alors qu'il nous demanda si nous voulions aller jouer
dehors. Diane et Richard coururent vers la porte en disant :
Oui, mais pas Élisa. Maman ne veut pas qu'elle aille dehors.
Je baissai la tête, gênée de ce que mon frère venait de dire,
gênée de rester seule avec lui. Mais monsieur Beaulieu ajouta :
Vas-y quand même, je te donne la permission. Je ne le dirai
pas à ta mère.
O.K. ! J'y vais
J'étais si heureuse et joyeuse, je sortis en courant rejoindre les
autres. Je le trouvais vraiment gentil. Au bout de quelques
minutes, il sortit à son tour. Il avait un petit sac dans les mains.
Il s'installa sur la galerie en arrière et appela ma sSur.
Diane, viens ici. Je vais te donner quelque chose.
Ma sSur, qui avait environ cinq ans, s'avança timidement vers
lui, ne paraissant pas sûre de vouloir y aller vraiment. Il la
rappela près de lui et lui tendit le petit sac qu'il avait dans la
main.
C'est pour toi. donnes-en pas aux autres. Elle prit le sac et
revint vers nous. Il la retint par le bras en lui disant :
Viens ici, je vais te dire quelque chose dans l'oreille.
Elle se laissa faire, il lui chuchotait des choses. Un peu jaloux,
nous les regardions en nous demandant ce qu'il pouvait bien lui
dire. Il la laissa enfin partir et elle vint nous montrer son « trésor
». Le petit sac contenait de la gomme et des bonbons. Nous en
avions l'eau à la bouche.
Le monsieur ne veut pas que j'en donne.
Elle s'installa sur la galerie pour déguster ses friandises.
Richard et moi la regardions, plantés là, envieux. Monsieur
Beaulieu revint peu après avec un autre petit sac dans la main. Il
descendit les marches et se dirigea vers le hangar en disant :
Viens, Diane, j'ai d'autres choses pour toi.
Diane se leva et courut le rejoindre. Il la fit entrer dans le
hangar et ferma la porte derrière elle. Mon frère et moi nous
regardions, nous demandant ce qu'ils pouvaient bien faire. Je dis
à Richard :
Viens avec moi, on va voir ce qui se passe, O.K. !
Richard me répondit carrément, sur un ton dur :
Non !
Je décidai donc d'y aller toute seule. J'essayai de faire le
moins de bruit possible en marchant sur la pointe des pieds.
J'étais trop petite pour voir par la fenêtre. Mais j'avais repéré un
petit trou dans la cloison, un nSud de bois. Grimpée sur un
gallon de peinture vide, je pus l'atteindre. Je voyais parfaitement
à l'intérieur. Je le vois encore. Il avait le pénis sorti de son
pantalon. Je n'avais jamais vu de mes yeux d'enfant une telle
chose. Je trouvais cela écSurant. Il prit la main de Diane et se fit
caresser. Il lui parlait tout bas en lui tendant le sac. Elle avait
l'air apeurée. Il lui tenait la main et l'obligeait à le caresser. Mon
frère me regardait sans bouger.
Viens voir, Richard. Viens voir ce qui se passe !
Non, je veux pas y aller. Laisse-moi tranquille !
Je descendis de mon escalier de fortune et décidai de sortir ma
petite sSur de là. J'ouvris rapidement la porte. Il se retourna
vivement en remontant sa fermeture Éclair. Je lui criai :
Je vous ai vu par le trou. Je vais le dire à ma mère ce que
vous avez fait.
Si tu dis un mot de tout ça tu vas avoir affaire à moi, O.K.,
là ! Hein ! As-tu bien compris ?
Je n'ai pas eu le temps de dire ni oui ni non qu'il était déjà sorti
de la cabane. Je pris la main de ma sSur pour la ramener. Ma
mère arrivait presque au même moment. Aussitôt qu'elle me vit
dehors :
Qu'est-ce que tu fais là, toi ?
Je voulus répondre, toute gênée...
J'ai, j'ai...
Elle ne me laissa pas le temps de m'expliquer.
Rentre dans la maison et ça presse !
J'y suis allée, j'avais les yeux dans l'eau. En entrant, elle me prit
par une oreille et tira très fort.
Qu'est-ce que je t'avais dit, toi, de rester dans la maison. Je
t'avais pas donné la permission de jouer dehors.
Elle allait me battre lorsque je vis monsieur Beaulieu, cet
abuseur d'enfant, descendre de sa chambre. Ma mère me lâcha,
elle ne me battait jamais devant un étranger.
Va t'asseoir là-bas. Je vais m'occuper de toi plus tard.
Le salaud faisait mine de rien. Il continua à discuter avec ma
mère. Soudain mon père entra. J'étais soulagée de le voir ; je
savais que ma mère n'oserait pas me toucher devant eux. Je
devinais que monsieur Beaulieu, qui n'était pas un ange mais qui
en avait l'air, n'était pas là pour le plaisir de la conversation. Il
était là pour s'assurer de mon silence, car il savait que je n'aurais
pas osé parler devant lui. Finalement, il monta à sa chambre tout
en me jetant un Sil féroce. Je n'osai parler de cela à mon père ni
à ma mère, car j'avais peur qu'il redescende. Il n'est pas venu
souper, cloîtré qu'il était dans sa chambre.
À l'heure habituelle, nous sommes montés nous coucher.
Comme à l'accoutumée, il descendit jaser avec mes parents.
Le lendemain, c'était dimanche et il faisait un temps lourd et
orageux. La pluie se mit à tomber. Je me rappelle qu'il y avait du
tonnerre et des éclairs. Soudain monsieur Beaulieu se leva,
enleva sa chemise et sortit sous la pluie. Il marchait dans les
champs en parlant tout seul, les bras levés dans les airs. Mes
parents, en riant, disaient qu'il était devenu fou. Nous, les
enfants, regardions par la fenêtre. Nous le vîmes revenir, tout
trempé.
Il s'en vient ! Allez vous asseoir, bande d écornifleur.
Le bonhomme entra dans la maison, mouillé de la tête aux
pieds ; il riait en disant que c'était bien plaisant. Il monta à sa
chambre pour se changer.
Je ne le revis plus jamais.
Le lendemain, alors que nous étions à l'école, mon père
partit travailler et ma mère sortit pour la journée avec Sylvie.
En revenant de la classe, ma mère nous demanda :
Saviez-vous que le bonhomme Beaulieu allait partir ?
Elle avait pris l'habitude de l'appeler ainsi. Ce fut un non
unanime.
C'est correct, allez faire vos devoirs. Et j'veux pas entendre
un maudit mot.
Quand mon père revint de son travail, elle lui posa la même
question.
Non, je savais pas qu'il allait partir. As-tu été voir si ses
bagages sont là ?
J'y suis allée. La chambre est vide. Il a tout emporté avec lui.
Il est vraiment parti. En plus il est parti sans payer, c'est un
crisse de sauvage.
En entendant cela, je décidai de tout leur raconter au sujet de
Diane. Plusieurs fois j'essayai de parler, mais ma mère,
invariablement, me dit de me taire et de retourner faire mes
devoirs. Parce que j'avais peur d'elle et des punitions, je me tus,
me contentant de suggérer à Diane de tout lui raconter.
Non, je vais me faire disputer.
Le lendemain, j'arrivai de l'école la première. J'entrai dans la
maison en faisant le moins de bruit possible et retrouvai ma
mère qui tricotait dans le salon.
Bonjour, m'man !
Elle ne répondit pas. On aurait dit qu'elle faisait semblant de ne
pas m'avoir entendue. Je repris :
Je sais, m'man, pourquoi monsieur Beaulieu est parti !
Dis-le donc, si t'es si fine que ça ! Parle, si t'es plus fine que
les autres. Si tu n'as rien à dire, va- t'en. J'veux pas te voir la face
icitte.
Alors je décidai de parler. Je lui racontai en détail ce qui s'était
passé le samedi d'avant. Elle m'écoutait sans rien dire. Pour la
première fois de ma vie, je me sentais très importante. J'étais
soulagée. Puis elle me dit :
Nous allons attendre Diane pour lui en parler.
Je lui soulignai que peut-être Diane se tairait de peur d'être
disputée.
T'es mieux d'avoir dit la vérité, car si jamais t'as inventé tout
ça, je crois que tu vas en manger une crisse par ton père. Il te
gardera pas dans ses culottes, c'est certain !
À ces mots, un frisson me parcourut tout le corps. La peur
s'empara de moi encore une fois. Je regrettais presque d'avoir
parlé. J'espérais de toutes mes forces que Diane raconte la vérité.
Nous attendions. Ma mère avait l'air songeuse. J'entendis Diane
et Richard qui montaient sur la galerie et je suppliai Dieu de
m'aider.
Tu viendras ici, Diane, j'ai affaire à toé, dit ma mère.
Qu'est-ce que vous me voulez ?
Raconte-moé ce qui s'est passé avec monsieur Beaulieu.
Diane me regarda, puis elle baissa la tête en silence. Ces
quelques secondes me parurent une éternité. Je me sentais
faiblir. Mais soudain elle se mit à parler :
Ce n'est pas de ma faute.
Continue, Diane, dis-moé tout.
Elle raconta toute la vérité exactement comme je l'avais fait
quelques minutes plus tôt. Je me sentis soulagée. Je m'adressai à
ma mère :
J'vous l'avais bien dit !
Elle me regarda, déconcertée. C'était l'une des premières fois
où elle me regardait sans haine.
Pourquoi vous ne l'avez pas dit tout de suite ? Là, c'est plus le
temps, il a crissé son camp. Il est peut-être rendu loin
aujourd'hui.
J'ai essayé de vous le dire plusieurs fois, mais vous m'avez
dit de m'en aller.
Elle semblait réfléchir. Soudain elle se leva et prit le
téléphone. Elle dit quelques mots que je ne compris pas et elle
raccrocha sec. Elle revint au salon et se mit à faire de l'ordre.
Diane et moi étions retournées à nos devoirs. Une auto entra
dans la cour. C'était ma grand-mère maternelle ainsi que deux
tantes. Ma grand-mère nous salua et dit à ma mère :
Qu'est-ce qui se passe de si terrible pour que tu nous fasses
venir à cette heure ?
Ma mère les invita au salon et nous dit :
Élisa, Diane, venez avec moi.
Elles ont commencé à se parler entre elles, et ma mère me
demanda de raconter tout ce que je savais. J'étais si gênée que
mes jambes en tremblaient. Quand j'eus fini, elles me posèrent
des questions et me firent répéter pour être sûres d'avoir bien
entendu. Quelques-unes riaient de cela, et ma mère dit à Diane :
Essaie de raconter ce que tu as fait.
... Il a pris ma main pour que je flatte son « affaire » et il m'a
donné des bonbons.
Alors mes tantes nous emmenèrent en auto vers le poste de
police. Ma mère me mit en garde :
C'est mieux d'être vrai ! Comme je te connais, pour te rendre
intéressante, t'aurais pu inventer tout ça. Si jamais on a fait le
voyage pour rien, tes petites fesses en mangeraient une maudite
que tu serais plus capable de t'asseoir.
Voyons, Martha, penses-tu qu'elle aurait pu inventer ça ?
Diane l'a dit aussi. Qu'est-ce qu'elles connaissent aux hommes ?
C'est vrai qu'elles ont jamais vu leur père tout nu.
Raisonne un peu. C'est trop jeune pour savoir comment c'est
bâti, un homme !
Et elles en discutèrent jusqu'à ce que l'on arrive à
destination. C'était une grosse bâtisse tout en briques. Nous
sommes entrées. Nous marchions dans un couloir très long et
très large. Au bout, il y avait un bureau et des chaises. Nous
nous sommes assises et avons attendu que quelqu'un vienne.
Nous avons attendu comme cela une bonne demi- heure et ma
mère s'impatientait. Finalement elles ont décidé de revenir chez
nous. Pour ma mère, il était important de revenir avant que mon
père ne rentre de son travail.
De retour à la maison, Diane et moi avons dû faire nos
devoirs. Ma mère et ses sSurs papotaient dans le salon. Elles
rigolaient à qui mieux mieux, quand ma mère m'appela auprès
d'elles.
Approche, j'te mangerai pas ! On dirait que je te maltraite !
Elle me tira à elle. J'avais peur comme à chaque fois qu'elle me
touchait. Elle me tourna face à elle, releva mon gilet et baissa
mon pantalon. Elle me montra à mes tantes en disant :
Regardez, elle est à moitié homme et à moitié femme.
Elle me lâcha et je remontai mes culottes du plus vite que je
pus. Elles riaient de moi parce que j'avais un peu de poil sur les
reins. J'avais tellement honte, je voulais me cacher. Je m'enfuis
dans la cuisine, mais je l'entendais qui riait en expliquant :
Elle en a encore plus sur les bras !
J'essayais de camoufler mes bras derrière moi.
Je me mis à pleurer, je me trouvais horrible. Je me dis, à partir
de ce jour, que j'étais vraiment trop laide pour qu'on m'aime.
Que c'était la raison pour laquelle ma mère me détestait. J'étais
repoussante.
Les tantes se préparaient à partir. J'étais contente. J'allais
pouvoir cacher ma honte. Mais ma mère n'en avait pas fini avec
moi.
Je ne sais vraiment pas quoi faire d'elle.
J'avais si peur, j'essayai de me cacher le plus possible. Elle me
prit le bras. Moi, je mis mes deux mains dans ma figure pour ne
pas les voir me regarder comme si j'étais un animal rare. Elle
leur montrait mes bras et, toutes, elles riaient de moi.
Quand elle me lâcha, mes tantes et ma grand- mère allèrent
embrasser Diane, en disant qu elle deviendrait une très belle
fille plus tard. Moi, je restai dans mon coin en les regardant
partir. Tout ce que j'avais dans le cSur, c'était du chagrin. Je
haïssais tout le monde.
Après leur départ, je dus ranger le salon avant que mon père
n'arrive. Ma mère expédia la préparation du souper. À son
arrivée, il demanda qui était venu, mais ma mère répondit avant
que nous n'ayons le temps de parler :
Bien, il est venu un vendeur. Il voulait que j'achète des
produits de toutes sortes. Je l'ai mis dehors. C'est vrai, les
enfants, hein ?
Je me contentai de la regarder froidement, écSurée de la voir
raconter de tels mensonges à mon père. Aucun mot de l'aventure
de Diane avec le pensionnaire. Je crois que mon père n'en a
jamais rien su.
À partir de ce jour, je n'ai plus jamais fait confiance à ma
mère. À partir de ce jour aussi, je commençai à me regarder, à
me comparer aux autres petites filles de ma classe. Je finis par
me maudire. Je me trouvais laide, affreuse en tous points. Je
n'avais pas d'amies, ma mère me détestait. Et c'était ma laideur
qui était cause de tout.
L'hôpital
Je me rappelle qu'en ce temps-là, à chaque fois que j'avais
peur, je vomissais. Surtout pendant les repas lorsque mon père
n'était pas là et qu'elle passait derrière moi en me donnant une
gifle derrière la tête, ou bien lorsqu'elle me promettait une volée
ou encore qu'elle me chialait. Je me rappelle un repas où elle m'a
fait manger un pain complet. Je n'avais pas le choix ; il fallait
que je mange tout ce qu'elle me donnait ou c'était la volée. À
certains repas, elle ne me donnait presque rien, et, à d'autres, elle
me faisait manger comme un ours.
Lorsque mon père était là, elle me donnait la même portion
qu'aux autres, mais elle s'arrangeait pour encore mentir à mon
sujet et, lui, il me disputait. Ce qui fait que je vomissais encore
lorsqu'il se fâchait contre moi.
Un jour, mon père, voyant que j'étais souvent malade, décida
de m'envoyer à l'hôpital afin de subir des examens. Il voulait
savoir pourquoi je vomissais si souvent. J'ai passé une semaine à
cet hôpital et personne de ma famille n'est venu me voir. C'est
ma mère qui vint me chercher et qui s'informa auprès de
l'infirmière.
Savez-vous ce qu'elle a ?
Nous ne lui avons rien trouvé. Elle a une maladie imaginaire.
Ma mère vint vers moi. Elle semblait fâchée. Elle m'habilla
en me bourassant. Je n'avais nulle hâte de retourner chez nous, je
savais que j'allais vivre de nouveau dans la peur. Je connaissais
la raison de mes vomissements, mais je ne pouvais en parler, car
ma mère me défendait de raconter ce qui se passait chez nous.
Pendant mon séjour à l'hôpital, je me sentais très bien, je
mangeais bien et sans vomir.
Arrivée à la maison, mon père et ma mère eurent une petite
discussion, et mon père, qui était assis à table, se tourna vers
moi :
Viens souper. Tu m'as assez coûté les yeux de la tête.
L'assurance-maladie n'existant pas, mon père avait dû tout
payer. Il avait l'air furieux.
J'ai pas faim, papa.
Mange ce que t'as dans ton assiette, sans ça je vais te faire
avaler de force.
C'était plus fort que moi, je me suis mise à pleurer. J'essayais
de manger, mais rien à faire, tout ressortait. Mon père se leva
brusquement en sacrant :
Elle a quelque chose c'est certain, elle ne vomirait pas
comme ça.
Il me prit dans ses bras, me vira sur ses genoux et me donna
la fessée. Puis il me monta dans mon lit. Il me couvrit et
m'attacha. Il m'attachait, car je remuais tellement pendant la nuit
que je ne gardais aucune couverture. Ce lit était pourtant mon
refuge. C'est là que je me sentais le plus en sécurité.
Plus les jours passaient, plus je m'apercevais que ma mère
avait réussi à me faire haïr par mon père. Il me punissait et me
battait de plus en plus. Mais lorsqu'il avait le malheur de punir
Richard ou Diane, ma mère l'arrêtait :
Et Élisa, elle, c'est ta préférée. Tu la chiales pas ?
On dirait que ça te fait plaisir que je la batte. Tu as toujours
ton cher Richard en dessous de ta jupe.
Les disputes entre eux ne faisaient alors que commencer.
Le stylo
Tout le temps que j'ai été à l'école, j'ai eu beaucoup de
difficultés à apprendre. J'essayais de garder les mots dans ma
tête, mais rien n'y faisait. J'étais parfaitement absorbée, obsédée
par une seule et même pensée... Quand je vais arriver à la
maison, qu'est-ce que ma mère va me faire ! Va- t-elle me battre
encore ? Me crier après ? Quelle nouvelle humiliation va-t-elle
inventer encore ?
J'étais de plus en plus mal vue à l'école. Ma mère ne me
laissait pas la chance de faire mes devoirs et d'apprendre mes
leçons. J'étais disputée par le professeur qui m'envoyait chez le
directeur, celui-ci m'avertissait toujours très sévèrement, mais je
ne pouvais lui expliquer la raison de mes fautes. Je ne pouvais
que baisser la tête et me taire.
Un jour que j'avais besoin d'un cahier et d'un crayon, je pris
mon courage à deux mains et les demandai à ma mère, le plus
poliment possible.
Où as-tu mis ton crayon ? Et ton cahier, où est-il ?
Mais, maman, mon cahier est tout écrit et il ne me reste qu'un
tout petit bout de crayon, même pas assez grand pour que je
puisse écrire avec !
Tu vas t'en passer, car c'est pas moi qui va te donner un sou
noir, O.K. !
Je baissai la tête et j'allai m'asseoir dans mon coin habituel.
Et puis, t'es mieux de ne pas te lamenter à ton père, car je suis
capable de te la fermer pour toujours, ta petite gueule, moé !
Les jours qui suivirent, je réussis à voler un crayon dans le
pupitre d'une petite fille qui en avait plusieurs. Mais il y avait
encore le cahier que je ne pouvais trouver et le professeur me
disputa. Je racontai à ma mère la punition de la maîtresse et la
suppliai de me donner un cahier. Elle disparut dans sa chambre
et revint avec un cahier qui portait mon nom. C'était un cahier de
l'année passée ; mais il restait quelques feuilles blanches à la fin.
En écrivant petit, ça pourrait durer un certain temps. J'étais
correcte encore pour quelques pages.
Quelques jours après cet événement, mes parents me
confièrent mes frères et sSurs à garder pour leur permettre une
sortie. Je les regardai partir avec soulagement, et je les surveillai
car j'avais une idée en tête : aller fouiller dans la grosse valise
bleue qui appartenait à mon père et dans laquelle il y avait toutes
sortes de papier, de crayons, de stylos. Je m'assurai que les
enfants s'amusaient et ne prenaient garde à moi. Je m'assis dans
l'escalier, grimpant une à une les marches, innocemment, sans
bruit. Les enfants s'amusaient ferme sans s'occuper de moi. Je
filai à toute vitesse vers la chambre-remise. La valise était là,
dans un coin, toute bleue, bien grosse, un véritable coffre aux
trésors. Elle était pleine. Je me mis à chercher sans trop déplacer
car, après tout, je n'avais besoin que d'un crayon. Je devais me
dépêcher. Je ne trouvais ni cahiers ni crayons. Je pris alors un
stylo bleu et refermai la valise en prenant bien soin de tout
replacer. Je filai retrouver les autres le plus vite possible, en
cachant le stylo dans la manche de mon gilet. Mine de rien,
j'allai le porter dans mon sac d'école. J'étais très nerveuse. Il me
semblait que je portais la marque de mon délit inscrite sur le
front. J'étais certaine que mes parents verraient sur mon visage
que j'avais fait quelque chose de mal. J'essayai de m'asseoir bien
tranquillement en surveillant les autres. C'est ainsi que les
remords de conscience commencèrent à me tirailler. J'avais
décidé de remettre le stylo à sa place quand mes parent
revinrent. En les voyant, j'avais tellement peur de me trahir que
mon cSur se mit à battre follement. Je faillis m'évanouir. Je
voyais presque le stylo à travers mon sac d'école.
Le lendemain, je suis allée à l'école comme d'habitude. Je ne
pensais qu'à me débarrasser de ce stylo le plus vite possible.
Dans l'autobus, je ne pouvais pas, puisque Richard et Diane
étaient là pour me surveiller. Dans la classe, je le sortis de mon
sac et j'écrivis un peu avec. Il était tout neuf, mais j'aurais aimé
être capable de le vider de son encre en quelques minutes. Je me
levai pour aller le jeter à la poubelle et revins m'asseoir à ma
place. Ouf !
Mais la maîtresse m'avait vue faire. Elle se leva, marcha
jusqu'au panier et prit le stylo. Elle vint vers moi, écrivit
quelques mots avec... et le déposa sur mon pupitre.
Voyons, Élisa ! Il est encore bon, ce stylo ! Pourquoi tu le
jettes ? Il ne faut pas gaspiller ainsi !
J'étais gênée... et prise avec le même problème. L'idée me
vint de le casser en tout petits bouts. Je le pris entre mes doigts
et le brisai en plusieurs morceaux entre mes genoux. J'essayai
d'étouffer le bruit, j'avais l'impression que toute la classe
entendait les craquements sinistres du plastique et que la
maîtresse me faisait les gros yeux. Aucune réaction, le cours
continuait. J'étais toujours en possession de ce qui restait de
l'objet. Je décidai de cacher les morceaux dans mon pupitre. Je
me remis au travail en regrettant amèrement l'idée de génie que
j'avais eue de me procurer ce crayon.
Après la classe, je retournai chez moi. Mon père était déjà
arrivé et travaillait à ses papiers. Il nous fit venir auprès de lui.
J'ai quelque chose à vous demander à tous les trois ! Il y a
quelqu'un qui est venu prendre deux stylos bleus dans ma valise.
Vous auriez pu le demander, et au moins m'en laisser un. Qui les
a pris ? Répondez ! Je veux savoir qui a fait ça, vous avez
compris ? Si personne répond, je vais vous flanquer une maudite
volée jusqu'à ce que le coupable se nomme. Avez-vous
compris ? Et pas avec mes mains, non ! Elles font pas assez mal.
Avec ma ceinture. Vous allez voir si vous allez vous taire
longtemps !
J'allais mourir là. Aucun de nous n'osait parler. Il y avait
donc deux coupables puisque je n'avais pris qu'un seul stylo. Je
ne savais plus quoi faire, je ne pouvais raconter la vérité au sujet
de mon besoin de crayon, car il ne m'aurait sûrement pas crue, et
plus encore, ma mère m'aurait sûrement battue. J'ai donc décidé
d'attendre la suite et de me taire. Mon père continua :
Richard, viens ici. Baisse ton pantalon et étends-toi sur mes
genoux !
Richard semblait très effrayé, il pleurait déjà. Il était penché
sur les genoux de mon père, nu-fesses et mon père avait ôté sa
ceinture. Il fit claquer un premier coup d'avertissement. Mais ma
mère intervint :
Arrête, Gérard ! C'est moi qui ai donné un stylo à Richard, il
en avait besoin à l'école. Un, mais pas deux. Alors continue à
faire ton enquête et laisse Richard tranquille.
Papa décida d'abandonner son enquête. Mais elle, elle avait
décidé de trouver la coupable coûte que coûte.
Si t'es pas capable de trouver la coupable, c'est moé qui va la
trouver.
Je me sentis faiblir. J'aurais mieux aimé avoir affaire à mon
père plutôt qu'à ma mère, car je connaissais ses manières
sadiques.
Élisa, va t'habiller, on va aller faire un tour toutes les deux !
Dépêche-toé.
Je me hâtai de me préparer afin de ne pas empirer les choses.
Je ne savais pas quoi penser ou quoi dire. Elle me poussa dehors
et me dit en me serrant le bras :
Viens, on va aller voir à l'école.
Je me consolai en pensant que l'école devait sûrement être
fermée à cette heure. Nous ferions le voyage pour rien.
Si c'est barré, demain j'irai à l'école en même temps que toé,
et si t'as l'autre stylo, tu vas en manger une câlisse par ton père.
Tout le long du chemin, je retins mes larmes avec peine. Je
me maudissais d'avoir eu l'idée de voler ce sacré stylo. Il ne
m'avait apporté que plus de malheur.
À l'école, ma mère tira la porte, et elle s'ouvrit.
Pour comble de malheur, la porte de ma classe était ouverte et la
maîtresse était là qui travaillait. Ma mère discuta un peu avec
elle, et lui expliqua le but de sa visite.
Oui, je l'ai vue avec un stylo bleu. Elle l'avait jeté dans la
poubelle et je l'ai ramassé. Lorsque je me suis aperçue qu'il
écrivait encore, je le lui ai redonné.
Ma mère se tourna vers moi avec un air triomphant, ses yeux
pleins de haine et de méchanceté.
Où est ton pupitre que je regarde dedans ?
Je le lui montrai du doigt, je ne pouvais mentir.
l'Ile s'avança et souleva le dessus pour voir à l'intérieur. Elle
fouilla partout jusqu'à ce qu'elle ait trouvé tous les morceaux.
Je savais que c'était toi, maudite voleuse ! Je vais emporter
tout ça chez nous pour le montrer à ton père ; là il ne pourra pas
nier que t'es une maudite menteuse et une voleuse. Après ça ton
père ne doutera plus de moé.
Elle paraissait toute fière d'elle. Pourtant si elle me l'avait
donné quand je le lui avais demandé, tout cela ne serait pas
arrivé. Elle salua l'institutrice et me tira en dehors de la classe.
Sur la route, elle souriait d'un air moqueur tout en me
poussant dans le dos pour que je marche plus vite. En même
temps elle me traitait de menteuse, de voleuse et d'hypocrite. Je
traînais les pieds. Ce qui allait m'arriver m'était égal désormais.
Je préférais que ce soit mon père qui tranche la question à sa
manière. Cette histoire allait me faire perdre mon seul allié. En
plus des coups de ceinture et de la punition, c'est le chagrin dans
ses yeux, la déception qui me firent le plus mal. Ma mère avait
repris sa gaieté et chantonnait en préparant le souper...
Le visiteur
Les jours de peur et de chagrin se succédaient. Chaque
matin, je me levais dans l'espérance d'une journée paisible. La
plupart du temps, je me couchais en pleurant, le cSur en peine.
Les journées de trêve étaient rares.
Ce jour-là, ma mère était sortie toute seule et mon père nous
gardait. C'était un bel après-midi d'hiver, un après-midi de soleil
et de froid. Nous étions maintenant cinq enfants. Ma mère avait
mis au monde Jean-Marc qui n'était alors âgé que de deux mois.
C'était la première fois que ma mère sortait sans mon père.
Comme toujours, mon père se berçait en fixant un point sur le
plancher. Il réfléchissait. Il était silencieux et de mauvaise
humeur. Nous n'osions pas le déranger même pour lui demander
la permission d'aller aux toilettes.
Une auto entra dans la cour ; je pus voir ma mère en
descendre en compagnie d'un homme. L'auto repartit et ils
entrèrent tous les deux dans la maison. Ma mère semblait gaie,
de très bonne humeur. Elle était joyeuse comme une petite fille.
Elle rangea le pardessus de l'homme et nous le présenta. Il
s'appelait Arthur. Il avait un sac de papier dans les mains qu'il
déposa sur la table. Puis il vint à chacun de nous pour nous
serrer la main. Il semblait très gentil. Ça faisait curieux de voir
ma mère ainsi. J'étais soulagée, car, tant qu'il y aurait un
étranger dans la maison, elle ne me disputerait pas et ne me
battrait pas. Arthur se mit à placoter avec mon père, puis il
réclama un plat à ma mère pour y mettre les bonbons qu'il avait
apportés dans le sac de papier. C'était de petits poissons
brillants, des rouges et des blancs. Nous étions autour de la table
et les dévorions des yeux.
Allez, les enfants ! Prenez-en. Je les ai achetés pour vous
autres.
J'en pris deux de chaque couleur. Deux blancs et deux
rouges. Je goûtai aux rouges en premier. Ils étaient piquants
avec un fort goût de cannelle. Je les recrachai dans ma main. Les
blancs étaient délicieux ; je voulus en prendre d'autres, mais il
fallait que je me débarrasse des rouges que j'avais dans la main.
Je demandai la permission d'aller aux toilettes, mais mon père
intervint brusquement :
Tu viens juste d'y aller. Viens pas me faire accroire que t'as
encore envie !
Mais comme ils ne s'occupaient pas de moi, je réussis à me
faufiler dans la salle de bains et à me débarrasser des poissons
rouges dont je n'aimais pas le goût. Quand je revins, les grandes
personnes discutaient toujours. Je m'avançai pour prendre un
autre bonbon, mais ma mère, qui me regardait, se leva et dit :
C'est assez ! Ils ne souperont pas. Ils n'ont pas l'habitude de
manger entre les repas.
Et elle demanda à mon père d'inviter Arthur à souper.
Pendant le repas, ma mère ne savait pas trop quoi lui donner
pour qu'il soit satisfait. Jamais elle n'avait fait autant de
simagrées pour mon père. Celui-ci semblait ne rien remarquer,
mangeant comme à l'accoutumée, la tête basse, étranger à tout
ce qui se passait autour de lui. Comme il était défendu de parler
pendant les repas, il n'y avait que ma mère et Arthur qui
discutaient ensemble.
Après le souper, ma mère demanda à Diane de m'aider à
faire la vaisselle, et Arthur vint nous donner un coup de main.
Chose rare, ma mère desservit la table. C'était beau à voir, je
n'en revenais pas. En plus, elle nous aida à ranger la vaisselle
dans les armoires. Incroyable !
Je me demandais ce qui arrivait pour qu'elle change ainsi, du
tout au tout. Elle était même gentille avec moi. J'avais envie de
chanter et de rire. Je fis un grand sourire à cet ami si gentil, qui
avait un tel pouvoir de bonne humeur sur ma mère. J'espérais
que cet homme revienne souvent et qu'il ramène la gaieté dans la
maison. J'espérais que ma vie d'enfer fût enfin terminée. Je
cherchais à surprendre le regard de ma mère, et je riais pour
qu'elle comprenne bien que je partageais sa joie.
Malheureusement, la vie reprit son cours normal. Pourtant,
je dois dire que ma mère semblait mieux. Elle sortait plus
souvent et mon père ne savait plus quoi inventer pour lui faire
plaisir.
L'auto
Un jour de cette même époque, mon père prit congé et partit
avec ma mère afin de faire des emplettes. Comme d'habitude,
j'étais la gardienne et j'essayais de profiter de ces moments de
calme. Il était presque seize heures et, malgré tout, j'étais
inquiète ; les parents étaient partis depuis le matin. Bientôt une
grosse auto noire entra dans la cour. Aussitôt dit, les enfants
étaient tous dans la maison, curieux, embêtés par l'arrivée
d'étrangers mais curieux tout de même de savoir qui était dans
l'auto. Nous avions l'air d'une bande de sauvages peu habitués à
voir du monde...
Mais quand on se rendit compte que c'était ma mère qui
conduisait l'auto, ce fut la plus grande stupéfaction de notre vie.
Elle était au volant, mon père à ses côtés, et personne d'autre
avec eux. C'est en courant et en criant que nous les accueillîmes.
Mon père sortit le premier, très fier de lui.
Regardez, les enfants, j'ai fait un beau cadeau à votre mère !
Nous étions ébahis devant une si belle voiture. C'était une
grosse auto noire, brillante, neuve... Et ma mère, assise au
volant, le sourire éclatant, les yeux brillants de plaisir, avait l'air
d'une actrice. Elle était belle et triomphante. Elle ouvrit dou-
cement la portière et sortit de l'auto.
Que tu es chanceuse, maman ! Que tu es chanceuse !
Et on sautait comme une volée de moineaux, et on battait
des mains. Et on courait tout autour en touchant ici et là, le nez
collé aux vitres afin de mieux voir à l'intérieur. Les parents se
tenaient par la main, heureux, et nous étions contents de les voir
ainsi.
Après le souper, ils décidèrent de nous emmener l'aire un
tour avec cette merveilleuse auto. La folie reprit de plus belle. Je
courus auprès de ma mère pour la remercier.
Arrête de t'énerver parce que tu vas rester icitte ! me dit-elle.
Cette phrase glaciale eut le don de calmer mon exubérance.
Le charme était rompu. Je me résignai à me montrer sage car je
ne voulais pas rater cette promenade. Les autres étaient énervés ;
ils se bousculaient en se chamaillant, pourtant c'est à moi qu'elle
s'en prit :
Tu pourras pas dire, la grande, que tu fais jamais comme les
autres !
Je me renfonçai dans mon coin de siège, me contentant de
savourer en silence le plaisir de la randonnée. Ils nous
ramenèrent à la maison et décidèrent de repartir seuls, sans nous
dire où ils allaient. Je fis entrer mes frères et sSurs. C'est moi
qui les lavai et les préparai pour la nuit.
Une nouvelle ère venait de commencer. Ma mère avec sa
nouvelle auto allait sortir de plus en plus, me laissant le soin de
garder les autres jusqu'à son retour.
L'invité de ma mère
Quelques jours plus tard, ma mère allait obtenir son permis
de conduire. À partir de ce jour, elle passerait le plus clair de son
temps sur les routes. Aussitôt que nous étions partis pour l'école,
elle emmenait les plus petits et ne revenait qu'à notre retour. Et,
bien sûr, notre père n'était pas au courant.
Un jour, en revenant de la classe, nous avons trouvé la porte
verrouillée. L'auto n'était pas là, ma mère n'était pas de retour. Il
pleuvait. Nous étions tous là, à attendre qu'elle revienne, sans
abri pour nous protéger. J'espérais qu'elle fût rentrée avant que
mon père ne revienne de son travail. Malheureusement, il arriva
le premier, en auto, avec ses compagnons de travail.
Qu'est-ce que vous faites là, avec vos sacs d'école, à attendre
sur la galerie ?
La porte est barrée, on ne peut pas entrer !
Il nous fit répéter nos leçons pendant qu'il préparait le
souper. Nous sentions qu'il était en colère. Mous avons donc
mangé en silence, puis lavé la vaisselle et tout rangé dans la
cuisine. La longue attente commença. Nous n'osions ni parler ni
bouger de peur de le contrarier. Il était assis dans sa chaise près
de la fenêtre et se berçait, la tête basse et les bras croisés,
songeur et buté.
Bientôt une auto entra dans la cour. L'éclat des phares balaya
la vitre. C'était ma mère qui arrivait, mais pas seule ; elle était
accompagnée d'Arthur. Mous regardions tous par la fenêtre, en
nous poussant les uns sur les autres. Ils n'entrèrent pas tout de
suite. Mon père ne se leva pas. Il devint immobile. Finalement,
ma mère sortit de l'auto ainsi qu'Arthur. Aucune trace des deux
petits. Ma mère semblait avoir de la peine à marcher. Je pensai
qu'elle avait eu un accident.
C'est ainsi qu'ils entrèrent dans la maison, l'un soutenant
l'autre. Elle avait dans la main une grosse cruche brune.
Salut, mon Gérard ! Comment ça va ? Comment ça se fait
que les enfants ne sont pas couchés ?
Ils voulaient tous voir leur mère arriver dans cet état. Penses-
tu que tu as l'air bien intelligente arrangée comme ça ? T'es
complètement saoule.
En riant, elle reprit :
Tu devrais faire pareil comme nous autres. C'est le grand
temps que tu te déniaises, mon Gérard ! Envoyé, je vais aller te
chercher un verre pis tu vas goûter à ça.
Elle faillit tomber deux ou trois fois en se rendant à
l'armoire. Je croyais qu'elle était malade. Arthur était assis à la
table et ne parlait pas. Il se contentait de regarder et d'écouter. Je
commençai à avoir peur.
Papa, est-ce que nous pouvons aller nous coucher ?
On se demandait où étaient Sylvie et Jean-Marc, mais on
n'osait pas poser de questions.
Oui et je vais y aller aussi.
Ma mère me regarda, furieuse :
Vas-y te coucher, maudite Grande Noire et laisse faire les
autres. T'as pas besoin des autres pour dormir, alors va-t'en te
coucher et laisse- nous tranquilles.
Je ne répliquai pas et montai vers ma chambre, suivie des
autres et de papa.
Allez, les enfants, dormez vite. Je ne veux pas monter une
deuxième fois, compris !
Et il descendit les rejoindre. La fête ne faisait que
commencer ; plus ça allait et plus ça parlait fort. Je ne pouvais
dormir, ils faisaient trop de bruit ; j'étais très inquiète des petits...
Chacun dans son lit, les enfants avaient les yeux grand ouverts,
les couvertures tirées jusqu'au menton ; ils étaient effrayés de
cette nouvelle situation.
Des verres et des bouteilles furent brisés. Ils tombaient par
terre avec leur chaise. Je fis rapidement mes prières afin de
conjurer le mauvais sort et faire qu'ils aillent se coucher bien
vite. C'était inquiétant, un tel vacarme. Je finis pourtant par
m'endormir, mais déjà le jour commençait à se lever. Je
m'endormis, la tête sous les couvertures, ma poupée serrée dans
mes bras.
À mon réveil, je fis lever les autres, car nous devions nous
rendre à l'école. Je descendis la première. La cuisine était sens
dessus dessous. Je n'avais jamais vu un tel carnage chez nous.
Des bouteilles et des verres renversés ou cassés, des chaises sur
le dos, des grandes flaques de bière sur le plancher. La grosse
cruche brune que ma mère avait apportée avec elle était presque
vide, et, tout près de la porte, une caisse de bière, vide, elle
aussi. Je pus ramasser un peu, nettoyer la table, et préparer le
petit déjeuner. Avant de partir pour l'école, je voulus m'assurer
que les parents étaient bien là. Ils étaient là, tous les deux,
affalés sur le lit, tout habillés. Ils semblaient dormir profon-
dément. Je fermai la porte tout doucement.
Je me rendis ensuite au salon. Arthur était là, qui dormait sur
le divan ; il ronflait. Je revins sur mes pas, et sans faire de bruit
nous partîmes pour l'école.
À l'heure du dîner, mon père était levé. Il était assis au bout
de la table, la tête entre les mains :
Maudite boisson !
Il avait l'air tellement malade, je ne l'avais jamais vu dans cet
état. Puis vint Arthur, tout perdu, se demandant ce qu'il faisait
chez nous. Ma mère se traîna vers le frigidaire pour boire un
Pepsi presque d'une seule traite en maugréant.
Comment ça se fait que je me sois pas levée à matin ?
Pourquoi vous m'avez pas réveillée. Et toé, Gérard, pourquoi t'es
pas allé travailler, c'est pas samedi aujourd'hui.
J'ai fait comme toé, j'ai passé tout droit. T'inquiète pas, je
vais y aller cet après-midi. J'ai assez perdu de temps comme ça.
C'est de ta faute aussi, si tu m'avais pas fait prendre un coup, ça
serait jamais arrivé. Je serais à mon travail à l'heure qu'il est.
Et la chicane reprit de plus belle. Ma mère dit à mon
intention :
Qu'est-ce que t'attends pour faire à dîner « nannoune » ?
Qu'est-ce qu'on va manger ?
Regarde dans le Frigidaire et faites-vous à manger. À ton
âge, ça faisait longtemps que je me grouillais le derrière.
Mon père intervint :
Parle pas, Martha. Quand je t'ai mariée, tu savais même pas
faire cuire une patate sans la faire brûler. C'est moi qui t'ai tout
montré, alors ferme- la, ta sacrée gueule sale pis arrête de chialer
après les enfants.
Ma mère était rouge de colère. L'engueulade reprit à mon
sujet. Arthur, qui était là à écouter, décida soudain d'y mettre un
terme. Peine perdue. C'était pire encore. C'est dans cette
atmosphère que nous avons mangé nos sandwiches et que nous
sommes retournés à l'école. Mon père sortit pour aller travailler,
laissant ma mère et Arthur ensemble. Ce fut la plus grande
erreur de sa vie.
À notre retour, Arthur était encore avec ma mère, une bière à
la main. De plus, ma mère avait récupéré les petits, sains et
saufs, sans aucune explication. J'étais soulagée. Arthur nous
avait acheté des friandises : des chocolats, des chips, de la
liqueur ; une vraie fête. Comme les autres je m'approchai de la
table.
T'as pas besoin de ça. Laisse ça là !
Étrangement, Arthur essaya de prendre ma part,
de faire comprendre à ma mère de ne pas être injuste, de me
traiter comme les autres.
Toi aussi tu prends pour elle ! Je l'haïs, sa maudite p'tite face,
qu'elle s'efface de moé ! Envoyé, prends-les, tes maudits
bonbons, et débarrasse !
J'étais incapable de me retenir. Je pleurais à chaudes larmes.
En me giflant, ma mère me dit :
Vas-tu la fermer, ta maudite gueule ! T'es mieux de t'arrêter
avant que ton père arrive parce que tu vas avoir affaire à moi
lundi matin, O.K. ! là?
Oui, maman, oui !
Puis mon père est revenu du travail et tout s'est déroulé
normalement. Après le souper, ils ont commencé à fêter avec
Arthur. Encore une fois, ils ont gueulé, chanté, crié jusqu'aux
petites heures du matin. C'est à partir de ce moment qu'ils ont
pris l'habitude de boire. De plus en plus, mon père
manquait des journées d'ouvrage. Ils en étaient arrivés au point
où ils me faisaient manquer la classe pour que je garde mes
frères Jean-Marc et Patrick qui n'allaient pas encore à l'école. Et
surtout, on voyait Arthur à toutes les fins de semaine. Les
commérages allaient sûrement bon train.
Toute cette bière apporta de gros changements dans notre
existence. J'étais presque obligée de tout faire dans la maison :
laver, étendre le linge sur la corde, repasser, laver et cirer les
planchers à genoux et les frotter jusqu'à ce qu'ils brillent. Les
autres petites filles jouaient encore à la poupée mais moi, j'avais
une vraie maison pour m'exercer. Au début, ma mère m'aidait à
tout faire et si, par malheur, je faisais quelque chose qui n'était
pas à son goût, je recevais une taloche derrière la tête. Je me
sentais maladroite, les mains pleines de pouces. Je voulais
tellement bien faire que je faisais tout de travers. Après quelque
temps, quand elle jugea que j'avais bien appris ma leçon, elle
s'assit et me regarda faire. Elle ne cessait de critiquer mon
travail. Moi, j'avais peur d'elle, de ses colères, et plus j'avais
peur, plus j'étais maladroite. Jamais elle ne m'a remerciée ou
félicitée pour ma bonne volonté. Jamais. J'étais, pour elle, pire
qu'une servante, juste bonne à être chialée et battue. Jamais un
sourire, jamais le moindre soupçon de satisfaction même quand
j'avais travaillé à la limite de mes forces. J'étais comme un
chien, toujours à ramper devant elle, toujours à quêter un peu de
caresses du bout des doigts, du bout des lèvres, pour à la fin me
faire sans cesse rabrouer, pour me faire repousser du bout du
pied. J'avais un juge et un bourreau pour mère.
La gardienne
Je me rappelle un samedi, où mes parents étaient sortis
depuis le début de la journée. Une gardienne nommée Michèle
s'occupait de nous. Mous l'aimions beaucoup. Elle inventait de
nouveaux jeux, nous racontait des histoires, elle était gentille et
patiente. Nous respections son autorité. Avec elle, je redevenais
une petite fille presque joyeuse.
Comme à l'habitude, mes parents revinrent avec Arthur et
complètement saouls. Ils titubaient en baragouinant, la bouche
pâteuse, des paroles presque incompréhensibles. Chacun avait
une bouteille de bière à la main. J'avais honte, je les détestais.
Arthur venait de plus en plus souvent à la maison. Mes parents
le considéraient comme un ami et cela nous était bien égal à
nous, les enfants, car il était très gentil avec nous et souvent il
réglait les chicanes entre mes parents. Ils s'assirent tous autour
de la table en rigolant. La party continuait. Bien sûr, la chicane
finit par prendre entre mon père et ma mère. J'avais peur ; nous
avions tous peur, y compris Michèle la gardienne. Je l'ai bien vu
dans ses yeux. Elle demanda à ma mère si elle pouvait partir.
Va t'asseoir, je te dirai quand partir ! O.K. Attends !
Le visage de Michèle était rouge de gêne et de colère. Elle
ne savait plus où se mettre.
Comme ils manquaient de bière, ils décidèrent d'aller en
acheter. Ils sortirent donc en zigzaguant. Nous nous regardions à
la dérobée en soupirant de soulagement. Pourvu qu'ils ne
tombent pas dans l'escalier, nous aurions la paix pour le reste de
la veillée. Comme ils avaient oublié de fermer la porte en
sortant, je me levai de ma chaise. Ils étaient encore sur la galerie
et s'apprêtaient à descendre lorsque je vis Arthur donner une
poussée à mon père, qui n'a pu faire autrement que de tomber à
la renverse du haut de l'escalier. Je voyais ma mère et Arthur qui
riaient en descendant, se foutant éperdument de mon père, qui
ne bougeait plus, assommé. Il revint vite à lui en criant qu'il
avait mal. Ma mère lui dit de cesser de se lamenter et perdit pied
à son tour. Je regrettai qu'elle réussisse à s'agripper. J'aurais tant
voulu qu'elle se tue. Je la haïssais tellement.
Mon père était allongé sur le trottoir et ne cessait de se
plaindre. Je demandai à Dieu de l'épargner, car il aurait pu se
tuer en se cognant la tête sur le ciment. Je criais et me lamentais
en haut de l'escalier. Michèle me tira par le bras à l'intérieur de
la maison, car les autres commençaient à s'affoler et à pleurer.
J'étais la seule à savoir qu'Arthur avait poussé mon père. Je le
considérais désormais comme un faux jeton, de mèche avec ma
mère. Il voulait se débarrasser de mon père. Il l'avait poussé
délibérément. Il voulait donc le tuer. Je courus me réfugier dans
la salle de bains en pleurant à chaudes larmes. Heureusement,
car ma mère revint soudainement.
Gérard est blessé. Il faut que j'appelle quelqu'un pour le
monter à l'hôpital. S'il n'est pas capable de prendre de la boisson
sans se tenir debout, qu'il reste à jeun. C'est un maudit niaiseux
et en plus il me fait perdre ma veillée !
C'est un de mes oncles qui vint pour reconduire mon père à
l'hôpital. Ils réussirent à le hisser dans la voiture, mon père
continuait à se lamenter, il semblait tout mou. Ma mère s'assit
auprès de lui, mais Arthur, pour sa part, revint vers la maison ; il
restait avec nous. La soirée se passa à attendre des nouvelles et à
placoter avec Arthur. À un certain moment, il nous demanda de
venir dans la salle de bains et nous le suivîmes, car nous
n'avions aucune raison de le contredire. Michèle berçait un des
petits dans la cuisine. Il referma la porte derrière nous et mit le
verrou. Il nous dit qu'il nous aimait comme ses propres enfants,
il nous promit toutes sortes de bonnes choses et nous dit qu'il
allait nous faire une bonne vie... Nous ne comprenions rien. Il
nous dit alors de baisser nos culottes de pyjama et nos « bobettes
». Nous avons refusé en prétextant que notre mère ne voulait pas
et que ce n'était pas bien de faire ça.
Je ne le dirai à personne, même pas à votre mère, O.K. !
Nous ne comprenions pas pourquoi Arthur nous gardait ainsi
dans la salle de bains, pourquoi il était rouge et respirait si fort.
Nous commencions à avoir peur. Alors il se décida à baisser la
culotte de Richard. Celui-ci était tellement gêné qu'il se tourna
dos à nous pour que nous ne puissions le voir ainsi ; il cacha son
visage dans ses mains. Mais Arthur le tourna et nous obligea à le
regarder :
Regardez, il n'y a rien de péché dans ça. C'est naturel et c'est
beau. C'est le bon Dieu qui nous a faits de même, il ne faut pas
avoir honte de ça !
Quand il eut fini son sermon, il prit la main de Diane et lui fit
toucher le pénis de Richard. Elle recula et essaya d'ouvrir la
porte, mais la « barrure » était trop haute. Il nous raconta que ma
mère lui avait tout dit au sujet du bonhomme Beaulieu. Je ne
savais plus quoi penser. Il avait détaché son pantalon et
s'apprêtait à sortir son pénis lorsque je réussis à déverrouiller la
porte et m'enfuis dans la cuisine. Attirée par le bruit, Michèle
arrivait.
Qu'est-ce qui se passe là-dedans ?
Affolée, je lui racontai tout, en lui faisant promettre de ne rien
dire. Elle devint blanche comme un drap :
Je m'en vais ! Je ne reste pas une minute de plus icitte !
Soudain Arthur sortit de la salle de bains, les autres le suivaient.
Il demanda à Michèle :
Où vas-tu comme ça ?
Je m'en vais chez nous ! On n'a pas besoin de deux gardiens
dans la maison.
Arthur lui barra la route pour l'empêcher de sortir. Elle
s'éloigna ; elle avait peur. Il se mit à rire et à la poursuivre en
disant :
Donne-moi un bec et je te laisse partir, O.K. !
Non, laissez-moi partir, maudit vicieux !
Il réussit à l'attraper et à la serrer contre lui en lui disant qu'il
l'aimait, qu'elle était belle. Elle se débattait de toutes ses forces
et réussit à s'échapper en courant vers la porte. Elle cria en
sortant :
Vous direz à votre mère que je ne viendrai plus jamais garder
chez vous !
Elle sortit en claquant la porte ; Arthur riait comme un fou. Il
me faisait peur, je courus me réfugier dans le fond de la cuisine.
Il dit à mes sSurs :
Vous autres, vous êtes gentilles, vous êtes pas comme
elle, elle veut rien savoir de moé. Tant pis, vous autres, je vas
vous acheter des bonbons, des chips. Mais elle, elle aura rien de
moé. Si Élisa veut se rattraper, qu'elle vienne me voir et
j'oublierai tout.
Comme je ne bougeais pas, il se leva de sa chaise. Je me
levai aussi. Il commença à me poursuivre tout autour de la table.
J'étais comme un animal affolé, décidée à ne pas me laisser
prendre. Il essaya la manière douce en me parlant gentiment.
Rien n'y fit, je ne voulais pas l'écouter. Il me poursuivit de
nouveau, en colère. Par chance, il était encore saoul et j'étais
plus rapide que lui. Je réussis à lui échapper de nouveau.
Finalement, il abandonna pour s'installer dans la berceuse avec
mes sSurs sur ses genoux. J'avais beau leur faire des signes pour
qu'elles s'enlèvent, elles avaient trop peur pour bouger. Alors je
me calmai un peu, et je m'assis au bout de la table pour le
surveiller. Mais j'étais assise juste sur le bout des fesses afin
d'être prête à déguerpir au moindre mouvement de sa part. Il
commença à me faire des menaces pas très drôles.
Je vais dire à ta mère que tu ne m'as pas écouté, tu vas voir
qu'elle va s'occuper de toé... elle.
J'essayais de ne pas tenir compte de ses paroles, de ses
menaces. Je me contentais de le surveiller et il continuait de
radoter sur mon compte. J'avais l'habitude d'être battue pour des
riens par ma mère ; même si je lui cédais, ma mère trouverait
encore un prétexte pour me frapper. Pourtant les paroles
d'Arthur me faisaient peur. Il me dit qu'il ne m'aimait pas, que
ma mère faisait bien de me corriger et que dorénavant il ne ferait
rien pour prendre ma part. Je me suis mise à pleurer en pensant
qu'il y en avait un de plus sur mon dos. Il répétait :
Tu vas voir, je vas le dire à ta mère !
C'est moi qui vais lui dire ce que vous avez fait dans les
toilettes !
Ça fait rien ; elle ne te croira pas.
J'avais pris mon courage à deux mains pour lui répondre. Lui se
contenta de me regarder en glissant ses mains dans la culotte de
pyjama de mes sSurs. J'en avais assez vu, j'étais écSurée. Je
décidai d'aller me coucher et mes frères me suivirent. Un peu
plus tard, il vint coucher mes sSurs en les embrassant sur la
joue. Je me cachai sous les couvertures, et il quitta la chambre.
Quand j'entendis arriver mes parents, je me glissai près de la
porte afin de voir ce qui se passerait. Mon père avait la tête
entourée d'un pansement. Il avait peine à marcher et se plaignait
d'un mal de tête. Ils l'amenèrent au salon pour l'étendre sur le
divan. Je retournai dans mon lit de peur que ma mère ne vienne
faire son inspection, mais j'étais bien décidée à ne rien perdre de
leurs paroles. Je voulais savoir ce qu'Arthur raconterait à mon
sujet. Je n'entendais que mon père qui se lamentait et ma mère
qui disait :
C'est un maudit imbécile qui n'est même pas capable de
rester debout. J'ai perdu ma veillée à cause de lui... Ferme ta
gueule, Gérard ; t'es pas mort, prends ton mal en patience !
Ils décidèrent d'aller prendre une bière en ville. À part les
faibles plaintes de mon père, c'était le silence le plus complet. La
paix, la vraie paix.
Pourtant je me réveillai en sursaut. J'entendais des pas
pesants qui venaient vers notre chambre. Je me replongeai sous
les couvertures, ne gardant qu'un faible espace pour voir d'un
Sil. C'était mon père... Il était tout nu... Il ferma soigneusement
la porte de notre chambre avant de s'en retourner vers la sienne.
Ouf ! quel soulagement. Il n'était pas devenu comme Arthur.
Bien sûr, le lendemain matin, ils ne purent se lever. Ils firent
bien quelques tentatives, mais ils avaient trop mal à la tête. Ma
mère fit le déjeuner et ils retournèrent se coucher. Très
doucement, je commençai à mettre de l'ordre. Je voulais que tout
reluise afin qu'elle n'ait pas de raison de me chicaner à son
réveil. L'heure du dîner était passée et les enfants avaient faim.
Je fis cuire des patates et du « balloné ». J'étais fière de moi;
pour la première fois j'avais réussi toute seule à faire le dîner. Je
me trouvais débrouillarde et bonne gardienne. J'avais presque
hâte que ma mère se réveille pour voir sa surprise. Elle était
encore endormie quand elle vint dans la cuisine :
C'est toé qui s'est pas mêlée de ses affaires, maudit grand
talent ? Y faut ben que tu fourres ton nez partout. Et vous autres,
vous étiez pas capables d'attendre un peu, bande de crève-faim ?
On dirait que vous n'avez jamais mangé de votre vie. Vous êtes
bons d'avoir mangé ça ! Vous aviez pas peur de vous faire
empoisonner par elle ?
Elle s'approcha de moi avec sa maudite ceinture. Elle ne
regardait pas où elle donnait des coups. Ça arrivait de tous les
côtés. Je portais une petite robe courte et elle en profita pour me
fouetter les cuisses. J'avais de grosses marques rouges qui
enflaient. J'en avais sur le visage, sur les bras et sur les jambes.
Ça faisait mal, ça cuisait... Je criai à ma mère de s'arrêter. Afin
de me faire taire, elle me donna un coup sur la bouche si fort que
je me mis à saigner.
Si tu fermes pas ta grand'gueule, tu vas en avoir d'autres.
J'essayais de ne plus pleurer, mais j'en étais incapable. Elle
me serra les bras et me fit asseoir durement sur une chaise.
J'avais mal ; les cuisses me brûlaient. Je la regardai en pensant :
J't'haïs, maudite fille, va-t'en, je veux plus te voir.
Pourtant je n'avais rien fait de mal. J'avais juste essayé de lui
rendre service. Je ne comprenais plus rien. Elle allait me rendre
folle. Mon père et Arthur se levèrent en se demandant ce qui
pouvait bien se passer pour faire un tel vacarme.
Qu'est-ce qui se passe, ma foi du bon Dieu ? On peut donc
pas dormir en paix ?
Plutôt que de chialer, tu devrais t'occuper de ta Grande Noire
assise là-bas !
La peur m'envahit, je n'allais tout de même pas subir la
colère de mon père aussi ! Qu'on me laisse respirer un peu. La
chicane reprit entre eux à mon sujet. Voyant qu'il n'allait pas me
battre, ma mère se mit à lancer tout ce qui lui tombait sous la
main. C'est Arthur qui s'interposa :
J'suis écSuré d'entendre chialer !
Toé, prends donc la porte, dit mon père. Si tu la prends pas,
je vais faire ce que tu m'as fait hier soir. Je sais que c'est toé qui
m'a poussé en bas. J'étais pas si chaud que ça, alors fais attention
!
Et la dispute reprit de plus belle entre mon père et Arthur,
dispute où il était surtout question de ma mère. Dispute de coqs
pour une poule.
J'essayais de filer doux et je demandai à ma mère si elle
avait besoin de moi :
Remets la table !
Et le reste de la journée se passa dans la bière, comme
d'habitude. Puis ils sont sortis ensemble et j'ai gardé toute la
soirée.
Le seau d'eau
Le lendemain, ma mère lavait le plancher. Elle était affairée
et pas du tout d'humeur à se faire déranger. Comme j'avais le
don d'être toujours dans ses jambes, elle m'ordonna d'aller
ailleurs. Je devais passer tout près d'elle afin de ne pas marquer
le plancher fraîchement lavé. Je ne me fis pas prier et, comme
j'avais une peur bleue de me faire disputer, je m'empressai de
passer le plus vite possible, mais... au même moment elle se
releva. Ayant une peur d'elle tout à fait incontrôlable, je crus que
j'avais encore fait quelque chose de mal et qu'elle voulait me
corriger. Je sautai donc en arrière, ce qui me fit tomber dans le
seau d'eau savonneuse. Ma mère, en colère contre mon insi-
gnifiance, se mit à me fouetter le visage avec sa guenille
mouillée. Puis elle m'agrippa par le bras et me tira du seau en
me traitant de tous les noms. J'avais très peur ; j'étais énervée ; je
ne savais plus où me mettre. Je ne savais pas si je devais rester
mouillée ou me changer... Je restais plantée là, à dégoutter sur le
plancher. Elle alla me chercher un pantalon sec et je me
changeai. Elle ne faisait que répéter :
Regarde le dégât que t'as fait, t'es contente ? T'es même pas
capable de te tenir debout.
Elle remplit à nouveau son seau et recommença son travail.
Elle travaillait à genoux, en frottant vigoureusement le plancher.
J'aurais voulu disparaître, me faire oublier. Je devais donc passer
près d'elle pour aller là où elle m'avait dit d'aller précédemment,
mais elle me cria :
Passe pas par là, je viens juste de laver. Tu vois pas clair ?
Même scénario, je sursautai violemment et reculai... pour
tomber encore une fois dans le seau d'eau. Quelle ne fut pas sa
colère ! Elle me traîna dans ma chambre pour me battre avec sa
ceinture. La plus belle volée de ma vie pour le plancher le plus
propre...
Les boules noires
Un jour, revenant de l'école, je surpris mon frère qui
ramassait des bouteilles vides. Il apportait ces bouteilles dans un
magasin et en ressortait avec un petit sac contenant des boules
noires qu'il dégustait avec plaisir. Il était défendu, chez nous, de
s'acheter des bonbons et encore plus de vendre des bouteilles
vides. Je le surpris en pleine dégustation et menaçai de le
dénoncer s'il ne partageait pas avec moi. Je monnayai mon
silence pour le prix d'une seule de ces petites boules si appétis-
santes. C'était un vrai délice ! Trop dures pour les croquer, il
fallait les sucer lentement, couche après couche, couleur après
couleur, pour finalement arriver à un petit grain d'anis au goût
étrange et irrésistible. J'en faisais une vraie obsession. Comme
mon frère, je m'étais mise à ramasser des bouteilles et à les
échanger contre les précieux bonbons. Un jour que j'apportais
ma cueillette au restaurateur, il m'avertit que c'était la dernière
fois qu'il prenait mes bouteilles et qu'il allait avertir mes parents
de mon petit commerce. Je le suppliai de n'en rien faire et je
sortis du magasin en serrant mon sac contre moi. Bien entendu,
j'allais les déguster bien plus attentivement que d'habitude.
J'ouvrais le sac, en faisant bien attention de ne pas me faire voir
de mes frères ou de mes sSurs, j'en sortais un bonbon et je le
mettais dans ma bouche. Parfois, je le ressortais pour voir la
couleur. Je refermais le sac et je continuais ma route vers l'école.
C'était tellement bon. Mais lorsque je glissai le sac à moitié vide
dans ma poche, je m'aperçus que mes gants - car je portais des
gants blancs - étaient devenus tout noirs et tachés. Idiote que
j'étais ; j'étais trop préoccupée à surveiller les autres pour
m apercevoir que je salissais mes gants. Je savais que ma mère
s'en rendrait compte et que je devrais donner des explications.
Toute la journée, j'essayai de trouver une excuse. Je n'osai même
pas imaginer ce qui allait m'arriver. Ce qui toutefois ne
m'empêcha pas de manger le reste des boules sur le chemin du
retour. Mais cette fois-là, j'avais enlevé mes gants.
Immanquablement, ma mère, dès mon arrivée, remarqua
l'absence des gants.
Où as-tu mis tes gants blancs ?
Dans ma poche, maman.
Sors-les, j'veux les voir !
Je savais que j'étais mûre pour une volée. J'avais si peur que
je croyais entendre mes genoux trembler. Je me reculai, mais
elle me rattrapa par les cheveux en disant :
Attends un peu ! Tu vas me dire ce que t'as fait avec ces
gants là !
Je les ai salis sur les barres de fer noires qui sont en face de
l'école. J'ai pas fait exprès. Je savais pas que ça salissait.
Tu t'en passeras de tes gants. Je vais les donner à ta sSur
pour la pénitence.
Je n'osai rien dire. Je me contentai d'aller m'asseoir dans
mon coin habituel. Pourtant, un sombre soupçon ne me quittait
pas. Je voulus vérifier si j'avais la langue toute noire.
Maman, je peux-tu aller à la toilette ?
Vas-y, mais que ça te prenne pas une heure, car je vais aller
te chercher.
Je montai sur le bol de toilette et, debout, sur le bout des
orteils, je pus me voir dans le miroir. Je sortis la langue et
m'aperçus qu'elle était toute noire. Je pris une débarbouillette et
entrepris de faire disparaître la couleur suspecte. Peine perdue,
seul le goût du savon acheva de me donner mal au cSur. Je
devrais donc garder la bouche fermée sur mon méfait. Muette et
coupable, je retournai dans mon coin.
Mon coin, mon domaine. Un bout de mur et une chaise où
l'on me renvoyait fréquemment et d'où je ne pouvais même pas
voir la télévision. Parfois, quand elle avait le dos tourné,
j'avançais ma chaise de quelques pouces et ainsi je pouvais voir
l'écran. Mais si elle s'en apercevait, elle me ramenait à l'ordre
immédiatement. Si je voulais aller aux toilettes, je devais
demander la permission. Si je devais faire mes devoirs, je devais
également demander la permission. À l'heure des repas, je
devais attendre son ordre pour m'avancer avec les autres à table.
Pour aller me coucher, elle me disait :
Va te coucher, c'est le temps !
Mon père se taisait ; il me regardait tristement, mais il se
taisait de peur de raviver de vieilles disputes qui devenaient très
vite violentes. D'ailleurs, ma mère disait toujours :
Là où elle est, au moins, elle ne brise rien et ne fait pas de
mal.
Les rares fois où mon père prit ma défense, elle me le fit
payer chèrement le lendemain, au moment où il était au travail.
Mes frères et mes sSurs avaient trop peur pour dire quoi que ce
fût. C'était moi qui servais d'exutoire, et bien entendu, personne
n'avait envie de prendre ma place. Le mieux qu'il pouvait
m'arriver, c'était d'être confinée à mon coin. Je m'habituais peu à
peu.
Le gros chien noir
L'hiver s'étirait. C'était une belle journée de soleil frisquet,
une belle journée de fin d'hiver. Mon père m'envoya chercher du
lait chez le voisin qui était fermier. Il n'habitait pas trop loin, à
quelques maisons de chez nous, juste de quoi faire une bonne
marche. Je mis mon manteau, pris la petite chaudière et sortis
dehors. Il était bon de respirer ce vent glacé, toute seule, sans
personne pour me commander ou me faire des reproches. Je
marchai lentement afin d'avoir le plus de temps possible de
liberté. Je n'étais pas pressée de revenir à la maison.
Chez monsieur Girard, tout se passa bien. Il me remit la
petite chaudière pleine de lait en ayant bien soin de refermer le
couvercle hermétiquement. J'étais contente. Je me sentais bien.
Sur le chemin, devant moi, il y avait un gros chien noir. Je
n'étais pas très brave et je changeai de côté. Il me suivit et vint
vers moi en battant de la queue. Je marchai de reculons en
criant:
Va-t'en ! Va-t'en, il faut que je rentre chez moi !
Il se jeta sur moi, les pattes sur mes épaules. Je tombai sur le
dos et le chien commença à me lécher le visage, sans me
mordre. J'essayai de le repousser, mais il était trop lourd. Je me
mis à pleurer, à crier, mais le chien me léchait de plus belle. Son
museau froid me chatouillait le cou, mais j'avais bien trop peur
pour me raisonner. J'entendis soudain des gens crier ; enfin on
venait à mon secours. Ils sont vite parvenus à faire déguerpir le
gros chien. L'un m'aida à me relever, l'autre me demanda, tout
en me tendant le seau, si le chien m'avait fait mal. J'avais eu plus
de peur que de mal. Je m époussetais, vérifiais si la chaudière
était intacte. Comme tout était parfait, ils me saluèrent et je
repris ma route. Au loin, je vis mon père venir à ma rencontre. Il
tenait quelque chose dans ses mains, mais nous étions trop loin
l'un de l'autre pour que je distingue de quoi il s'agissait.
Quelques pas de plus et mes pires appréhensions se précisèrent.
C'était bien mon père et, en plus, il tenait une ceinture, « la »
ceinture. Il semblait dans une terrible colère. Je commençai à
pleurer en demandant :
Qu'est-ce que j'ai fait, papa ?
Crisse, ça te prend deux heures pour aller chercher du lait.
Il commença à me donner des coups sur les jambes. J'avais
seulement un petit collant à peine assez épais pour me protéger
du froid. Ça faisait très mal. J'essayais d'éviter les coups en
sautillant. Il continua pourtant à me fouetter les jambes jusqu'à
la maison. Je pleurais, je le suppliais de cesser, j'essayais de
m'expliquer, mais rien n'y faisait. Nous avons continué ainsi, lui
en colère et me battant et moi, sautillant et pleurant. Dans la
maison, il me dit :
J'aurais dû y aller, ça m'aurait pris cinq minutes plutôt que
deux heures. Et il a fallu que je m'habille pareil pour aller te
chercher.
J'essayai de m'expliquer, de raconter l'histoire du chien, mais
il m'interdit de parler et m'envoya dans mon coin. Je me dis que
ça aurait pu être pire.
Le dix dollars
Le printemps est vraiment une saison très appréciée des
enfants. La fonte des neiges nous réserve toujours de bonnes
surprises. Des vieux jouets oubliés, des bouteilles vides, des
sous noirs et plus rarement des sous blancs ; merveilleux trésors
qui nous permettaient de nous acheter des gâteries.
Un jour, en revenant de l'école, je trouvai un beau billet de
dix dollars juste devant la maison de monsieur Lemieux. Je
sonnai à sa porte pour lui demander s'il lui appartenait. Comme
il n'avait perdu aucun billet, il m'assura que je pouvais le garder.
Je marchai plus vite, car j'avais hâte de le montrer à ma mère. Je
croyais naïvement qu'elle serait contente de ma trouvaille et
qu'elle ne me battrait plus jamais.
Après m'avoir jeté un coup d Sil, elle ne prit même pas la
peine de dire un seul mot et m'arracha le billet des mains.
Tu m'as volé dix piastres ! Tu l'as pris dans mon portefeuille ;
espèce de voleuse !
Elle pointa sa chambre du doigt en menaçant :
Va t'étendre sur mon lit, tu vas voir !
J'avais si peur. Je me rendis dans la chambre pendant qu'elle
allait chercher la ceinture. Elle m'ordonna de baisser mon
pantalon, ce que je fis sans répliquer, car je savais ce qu'il en
coûtait d'essayer de lui résister.
Tu vas savoir ce que c'est que de voler.
Elle me corrigea pour le prix de mon soi-disant forfait.
Comme j'étais misérable ! Et dire que j'étais contente de lui
remettre ce maudit billet de dix dollars. Voilà ! c'était ma
récompense. J'aurais dû simplement me taire et le garder.
J'aurais pu ainsi le dépenser à ma guise. Je voulais tant l'amour
de ma mère.
Quelques minutes après, elle alla vérifier dans son tiroir de
bureau et revint en disant :
Tu m'avais dit la vérité, car je viens juste de trouver mon dix
dollars. Mais c'est pas grave. La volée que je t'ai donnée va
remplacer celle que t'as pas eue. Je ne sais toujours pas d'où
vient ce dix dollars.
Je la maudissais au fond de moi. J'aurais voulu l'écraser
comme une bestiole malfaisante. Elle reprit :
Le dix dollars, je le garde, il est à moi maintenant.
Et je me retrouvai dans mon coin, comme d'habitude à
tourner et à retourner mes pensées qui n'étaient pas bien belles
envers ma mère. Elle était méchante et injuste.
Le retour d'Arthur
Je ne me souviens pas de la raison pour laquelle nous avons
dû déménager. Je sais seulement que nous sommes allés chez le
voisin et que celui-ci a pris notre maison. C'était très comique de
voir les caisses se promener, car les deux déménagements eurent
lieu la même journée, en même temps. La moitié des meubles
ont été transportés manuellement d'une maison à l'autre et vice-
versa, dans un concert de cris, de sacres et de rires d'enfants. Le
même camion a servi pour les meubles lourds des deux familles.
Le nouveau logement était beaucoup plus spacieux que
l'autre, car nous pouvions utiliser l'étage. Cela nous donnait
quatre chambres de plus et une grande cave où trônait une
immense fournaise à bois. Papa était très content ; il pensait
même acheter la nouvelle maison. Une nouvelle ère venait de
commencer.
Les jours suivants, Arthur vint aider mon père à bâtir un
garage pour l'automobile de ma mère. Il fallait penser remiser
l'auto pendant l'hiver. Arthur venait à la maison très souvent. Il
était facile pour nous tous de remarquer le lien qui se formait de
plus en plus étroitement entre ma mère et lui. À mes yeux, ma
mère en était follement amoureuse. D'ailleurs, un jour, elle nous
déclara à nous, les enfants, qu'elle l'aimait et qu'elle avait
l'intention de quitter notre père. Elle voulait que nous
l'acceptions et que nous l'appelions papa. Elle voulait même que
nous l'appelions ainsi devant notre père. Bien sûr, c'est moi qui
fus choisie pour faire la première tentative. Elle pensait que la
cassure serait plus vive, si moi, sa préférée, je choisissais un
autre père. Je savais que ma mère désirait que je me fasse haïr
de mon père. Je ne voulais pas faire ce jeu-là. Je ne voulais pas
faire une telle peine à mon père. Cependant je n'avais pas le
choix : ma mère me menaçait des pires sévices si je n'obéissais
pas. Comme j'avais le cSur gros ! Mon père allait me haïr sans
savoir vraiment la cause de mes actes ou de mes paroles. J'allais
servir encore à tout briser, à bouleverser notre vie, à faire de la
peine à la seule personne qui avait de la tendresse pour moi.
Lorsque mon père revint du travail, Arthur était déjà à la
maison. Il demanda à ma mère de lui remettre le livret de Caisse
et il sortit sans rien dire, sans leur accorder le moindre regard. Il
se rendit au village et revint peu de temps après. Je le vis, par la
fenêtre, qui marchait d'un pas vif et résolu. Ma mère aussi le vit
et vint se réfugier tout près d'Arthur en lui parlant tout bas. Elle
était pâle comme un drap. Mon père entra en claquant la porte, il
était furieux.
Martha, veux-tu ben m'dire ce que t'as fait de mon argent ?
J'arrive de la Caisse pis j'ai pus une crisse de cenne. Tu m'as
ruiné, ma câlisse, jusqu'au bout des doigts. J'ai pus une crisse de
cenne ! Quand je pense que je te donnais toutes mes économies
pour que t'ailles les déposer à la Caisse ! Je voulais acheter cette
maison, et j'ai pus une crisse de cenne ! Qu'est-ce que t'as fait
avec mon argent, câlisse !
Papa était comme fou. Il criait et gesticulait. Il finit par se
mettre à pleurer comme un enfant. À cette époque, les dépôts et
les retraits étaient inscrits à la main dans le livret de Caisse. Il
avait été facile à ma mère d'inscrire des montants fictifs puisque
c'est elle qui avait la responsabilité d'aller à la Caisse. Lui, naïf,
ne faisait que vérifier le solde.
Il comprenait de quelle façon il avait été berné. Il devinait
tout. Il brandit dans sa main l'argent de sa paie en disant :
Débrouille-toé pour manger. Je ne paierai rien du tout. Avec
tout l'argent que tu m'as volé, tu en as assez pour tout payer. Ma
paye, j'ia bois toute. T'auras pas une cenne noire !
D'une main, il agrippa le téléphone et commanda une caisse
de vingt-quatre à l'épicerie, livrée à domicile. Ma mère n'osait
dire un mot. Elle semblait avoir très peur.
Sortez d'ici, je veux plus rien savoir de vous autres. Crisse
ton camp pis emmène tes enfants avec toé !
Elle ne se fit pas prier ; elle s'exécuta, suivie d'Arthur et de
nous, les enfants. Nous nous sommes réfugiés dans le garage,
c'était le seul abri possible.
Vous voyez comment il est, votre père. À cause de son
maudit caractère, on est tous dehors.
Quand le livreur se présenta à la maison, mon père lui
répondit en souriant, gentil comme à l'accoutumée, ne faisant
voir de rien.
On va attendre un peu. Ça lui en prend pas beaucoup pour
qu'il tombe saoul pis il va finir par s'endormir, comme
d'habitude.
Environ une heure après, elle m'envoya voir si mon père
dormait. Je sortis du garage et m'avançai très prudemment vers
la maison, jusqu'à la fenêtre de la cuisine. Mon père était assis
dans sa berceuse et sirotait sa bière tout en fumant. Je revins
vers le garage pour faire mon rapport. Ce fut ainsi pendant au
moins trois heures. Je devais m'exécuter à toutes les vingt
minutes. Quand il fut enfin endormi, elle nous dit de l'attendre,
qu'elle reviendrait. En effet, elle revint très vite en disant :
Vous allez vous coucher, les enfants. Il est assez tard pour
vous autres.
Elle nous accompagna à l'intérieur tandis qu'Arthur
l'attendait dehors. Elle prit les clefs de l'auto et profita du
sommeil de mon père pour vider ses poches. Puis elle disparut
avec Arthur et ne revint que le lendemain après-midi.
Parfois, pendant la nuit, et même le lendemain matin, mon
père faisait une crise. Il criait, sacrait, il donnait coups de pied et
coups de poing partout. Il lançait les chaises dans la maison et,
souvent, il partait lui aussi. Je n'ai jamais su si c'était pour
rechercher ma mère ou pour se rendre à l'hôtel prendre un verre
à son tour.
Avec le temps, cela devint un mode de vie normal. Nous, les
enfants, ne dormions presque plus. Nous avions peur qu'un
malheur ne survienne. C'était l'enfer. Ma mère ne laissait plus
Arthur ; elle lui avait même donné une chambre au premier. Il
emporta tous ses bagages chez nous et vivait avec nous. Papa
n'aimait pas ça du tout, il disait qu'elle lui jouait dans le dos, que
sa maison était rendue dans la chambre d'Arthur... Mais il ne
faisait rien pour s'en débarrasser. Il était facile d'imaginer
qu'Arthur était devenu pour elle plus qu'un simple ami...
Les jours passaient, de plus en plus pénibles à vivre. La bière
coulait à îlot dans la maison. Un jour, ma mère, en revenant du
premier étage, dit à mon père :
Gérard, je peux-tu te parler tranquillement ? Qu'est-ce que tu
dirais de placer les enfants ? On pourrait sortir comme on
voudrait et ça nous coûterait moins cher pour vivre. En plus, ça
nous ferait du bien à tous les deux d'avoir un peu de vacances.
Penses-tu ?
C'est vrai, je suis rendu tanné des enfants et c'est vrai que ça
nous ferait du bien.
J'écoutais leur conversation. J'étais tout énervée. Moi, je ne
demandais pas mieux que d'aller demeurer ailleurs et ne plus me
faire battre ni crier après ; c'était un rêve. Mon père se laissait
convaincre. Il disait :
Je vais abandonner mon travail à la ferme et je vais donner
mon nom comme chef-cuisinier dans un chantier. Je vais partir
pendant trois semaines ou encore un mois, je ne descendrai pas
de la « run ». Tu peux dire à Arthur de descendre, je lui
pardonne tout. Mais pas à toi.
Et Arthur descendit du grenier. Ce fut la grande
réconciliation. Tous trois réunis, ils commencèrent à boire et à
faire la fête. Ma mère fit venir ses frères pour célébrer
l'événement. Nous, les enfants, les regardions sans parler, le
cSur gros tout de même, car nous ne savions pas ce qui nous
attendait. Personne ne s'occupait de nous jusqu'au moment où
ma mère me vit :
Viens un peu icitte, toé !
Bien entendu, je figeai sur place comme à chaque fois qu'elle
m'interpellait.
Marche plus vite, car c'est moé qui va aller te chercher.
Arrivée à portée de sa main, elle me saisit par le bras et me
demanda si j'étais capable de faire à manger, si j'étais capable de
prendre soin des autres.
T'es mieux d'être capable. Même si je suis « réchauffée », ça
veut pas dire que je suis pas capable de me lever et de te sacrer
une maudite volée.
Inutile de dire que je me hâtai de faire ce souper. Je me
rappelle que je fis des patates et des tartines de cretons. Richard
se mit à critiquer en disant que ce n'était pas mangeable, que ça
lui donnait mal au cSur, qu'il n'allait pas manger ça. J'avais beau
lui faire les gros yeux, rien n'y faisait. Il me fit la grimace et
continua à rouspéter. Évidemment ma mère s'est approchée pour
voir ce qui clochait. Je tremblais comme une feuille, je n'avais
plus faim. J'avalai ma bouchée péniblement en attendant
l'inévitable. Les autres mangeaient en silence.
Si t'es pas capable de faire à manger, crisse, tu laisseras faire,
O.K. !
Pour être certaine que j'avais compris, elle me donna une
bonne gifle en plein visage. Les larmes aux yeux, la rage au
cSur, je me retirai dans mon coin. Si j'avais pu, je l'aurais fait
disparaître, elle et son cher petit Richard. Il me regardait en
rigolant tout en s'empiffrant de patates et de tartines.
Monsieur le Vicaire
Un bon matin, ma mère, regardant dans le Frigidaire et dans
les armoires, constata que la nourriture commençait à manquer.
Alors elle téléphona à sa mère et à ses sSurs et leur raconta que
mon père ne lui donnait plus un sou pour nourrir ses enfants.
Elle se plaignit qu'il buvait tout son argent et qu'il nous laissait à
l'abandon. Quand elle était mal prise, elle se tournait toujours
vers sa famille ; cette fois-ci ma grand-mère et mes tantes se
contentèrent de l'écouter et de sympathiser. Elle eut alors l'idée
de demander de l'aide à monsieur le Vicaire. À cette époque, le
curé et son vicaire aidaient souvent les familles nécessiteuses.
Ma mère reprit le téléphone et recommença son numéro. Après
avoir raccroché, elle se mit à ramasser les traîneries et à faire un
peu d'ordre. Elle nous dit :
Aidez-moi à faire le ménage, le vicaire va arriver d'une
minute à l'autre. Grouillez-vous ! Il faut que ça ait l'air comme
du monde.
Il fit une entrée très majestueuse. Nous le regardions comme
une apparition. Il nous serrait la main en nous demandant notre
nom, à chacun de nous. Il était doux et gentil ; il nous remit à
chacun une médaille de Jésus. Nous étions gênés et contents et
n'en finissions plus de le remercier. Puis il parla quelques
minutes avec ma mère à voix basse et elle se tourna vers nous en
demandant :
C'est vrai, les enfants, que votre père ne veut plus me donner
de l'argent pour acheter à manger ?
Figés, en rang d'oignons, nous avons tous fait un signe
affirmatif. Elle ajouta qu'il buvait toutes ses payes, qu'il était
sans cSur et irresponsable. Elle avait les larmes aux yeux. Pour
lui prouver notre malheur et notre désolation, elle se leva et
ouvrit les armoires et le Frigidaire afin qu'il constate lui-même.
Il jeta un coup d'Sil et dit :
Je vais m'occuper de vous envoyer à manger.
Elle commença à pleurer.
Nous n'arrivons plus à payer nos dettes, il va falloir que je
place mes enfants.
Ne vous en faites pas. Tout va s'arranger.
Vous pouvez vous fier à moi, je vais faire mon possible pour
vous aider. Excusez-moi, je dois partir.
Je vous remercie beaucoup. Je ne sais pas ce que j'aurais fait,
sans vous.
Si vous voulez me remercier, vous viendrez à la messe
dimanche.
Et il sortit en nous saluant. Peu de temps après, un livreur se
présenta chez nous avec la nourriture promise. Il y en avait bien
pour toute une semaine. Ma mère était toute souriante et
heureuse. Elle n'en revenait pas.
Bien sûr, tout cela n'était qu'une comédie. Arthur et elle
s'étaient mis d'accord et nous avaient bien avertis d'avance de
répondre correctement et de dire comme ma mère, sinon...
Pendant la visite de monsieur le Vicaire, Arthur s'était caché
dans le garage. C'est elle qui est allée le chercher lorsque le
danger de se faire voir fut passé. Ils riaient de bon cSur. Ils
avaient réussi leur coup. Mon père n'en sut rien, car il était au
loin ; il travaillait au chantier. Mais Arthur était au chômage et
passait ses journées à la maison.
Deux semaines plus tard, ma mère téléphona de nouveau à
monsieur le Vicaire et lui dit que nous n'avions plus rien à
manger encore une fois ; même pas de quoi faire un dîner.
C'était faux, archifaux et j'avais honte. Quand elle raccrocha,
elle et Arthur descendirent à la cave chercher de grosses boîtes
de carton. Ils ramassèrent tout ce qu'il y avait de nourriture dans
le Frigidaire et dans les armoires et les portèrent dans le
portique. Elle nous expliqua alors pour se justifier :
C'est pas Arthur votre père ; c'est pas à lui de vous nourrir.
Gérard est capable de vous nourrir, surtout toé, ma grande face.
C'était, bien sûr, à moi qu'elle s'adressait.
Le vicaire vient nous porter encore à manger. Ça va en faire
pour plus longtemps. Comme ça on va être deux ou trois
semaines sans vous payer à manger, bande de crève-faim. Je
vous avertis de rien dire de ça à personne. Que ça vienne surtout
pas aux oreilles du vicaire.
Les trois boîtes furent transportées dans le portique. Arthur
se rendit au sous-sol pour s'y cacher.
Monsieur le Vicaire ne vint pas, il envoya plutôt le livreur
avec la commande d'épicerie. Ma mère riait ; elle sautait presque
de joie. Elle cria à Arthur de remonter et ensemble ils
regardèrent ce qu'il y avait dans les boîtes en riant à perdre
haleine. Elle rangea le tout et téléphona à sa mère pour lui
raconter. Nous, pendant ce temps, nous devions surveiller à la
fenêtre la venue possible de monsieur le Vicaire. Nous avions
beaucoup de provisions et eux, plus d'argent pour acheter de la
bière. Environ un mois plus tard, elle appela monsieur le Vicaire
à son secours ; mais cette fois elle n'obtint rien du tout. Peut-être
avait-il découvert la supercherie ? Je ne le sais pas. Je me
rappelle qu'elle disait :
À quoi ça sert des curés et des vicaires s'ils ne sont pas
capables de nous aider !
Dans ma tête d'enfant, je pensais qu'ils étaient punis par le
bon Dieu pour le mal qu'ils faisaient. C'était pourtant vrai cette
fois, qu'il ne restait plus rien à manger. Peut-être que monsieur
le Vicaire s'était renseigné auprès des voisins et avait découvert
qu'Arthur vivait avec nous. Plutôt que d'économiser un peu
d'argent, ils le dépensaient à sortir et à acheter de la bière. Ils
n'étaient plus capables de payer les dettes et ils achetaient à
crédit, crédit qui, bien vite, leur ferait défaut. Même le téléphone
y a passé ; il a été débranché à plusieurs reprises. Pour boire, ils
trouvaient toujours le moyen de dénicher de l'argent. Arthur a
vendu ses scies mécaniques et même son retour d'impôt. Parfois,
nous avions la visite de créanciers qui venaient réclamer leur dû,
mais ils repartaient tous bredouilles.
Cocu mais content
Mon père devait revenir du chantier pour passer quelques
jours avec nous. J'étais heureuse qu'il revienne, j'avais grande
hâte de le voir et de me sentir un peu protégée de ma mère. Elle
nous avisa :
Si jamais vous dites à votre père ce qui se passe icitte
quand il n'est pas là, vous aurez affaire à moé lorsqu'il repartira
et vous allez regretter d'être venus au monde. Tu dois être
contente, « grandes dents » ?
Il fallait, bien sûr, qu'elle me ridiculise sans cesse. J'avais
ainsi plusieurs surnoms qu'elle prenait plaisir à m'attribuer. Je
savais bien que j'avais des grandes dents. J'en avais assez honte.
J'en faisais un véritable complexe.
Enfin, mon père arriva. Ma mère l'embrassa ; elle faisait
semblant d'être heureuse. Je la trouvais menteuse et hypocrite.
Arthur, lui, était assis à la table et se roulait des cigarettes ; lui
aussi se disait heureux de le revoir. Ils ne prirent pas longtemps
à déboucher leur première bouteille ; les vieilles habitudes
revenaient vite.
Le lendemain, après souper, mon père partit au village. Il
avait des choses à régler et des amis à voir. Ma mère nous
envoya jouer dehors. Même moi. J'étais surprise, mais heureuse.
Après quelques minutes de jeux, j'eus une soudaine envie de
faire pipi. Il n'était pas question de faire pipi dehors ; c'était une
de ces choses formellement défendues. En même temps je ne
pouvais m'empêcher de me demander ce qu'elle faisait. J'aurais
dû profiter de ma liberté, pourtant je ne pouvais être éloignée
d'elle sans me demander ce qu'elle traficotait. J'étais curieuse de
voir ce qui se passait à l'intérieur. La maison semblait vide. Tout
était silencieux. Je voulus me rendre aux toilettes sans me faire
prendre. Par mesure de prudence, je vérifiai dans le salon pour
m'assurer qu'elle n'y était pas. Je ne voulais pas risquer de subir
une raclée pour être entrée sans permission.
Quelle ne fut pas ma surprise ! Ma mère était bien là, mais
trop occupée avec Arthur pour se rendre compte de ma présence.
Ils étaient étendus l'un sur l'autre sur le divan, et ils
s'embrassaient. J'en restai muette, paralysée ; l'envie d'aller aux
toilettes disparut sur le coup. Je voulais m'en aller avant qu'ils ne
me voient, mais mes pieds refusaient d'obéir. Soudain ma mère
s'aperçut de ma présence :
Comment ça se fait que t'es rendue dans la maison, toé ?
Qu'est-ce que tu veux !
Est-ce que je peux aller aux toilettes, s'il vous plaît ?
Vas-y ! T'es rentrée rien que pour ça ? T'aurais pu attendre,
maudite écornifleuse ! Pis dépêche-toé de retourner avec les
autres !
J'entrai dans la salle de bains et me dépêchai pour sortir le
plus vite possible. Je ne savais que penser. J'étais troublée,
j'avais peur. Je sentais bien qu'il se passait quelque chose de
mal. En sortant, ma mère me rappela :
Viens icitte ! J'ai affaire à te parler.
Elle était assise sur le divan à côté d'Arthur. Je m'approchai
et elle me saisit par le bras ; elle me serra tellement fort que j'en
tombai à genoux.
Tiens-toé debout, maudite senteuse ! Sans ça tu vas avoir
affaire à moé. Si tu dis à ton père ce que t'as vu, t'as pas fini avec
moé. Je suis capable de te casser un bras, de t'arracher les yeux...
As-tu bien compris, là ?
Oui, maman, je vous jure que je ne dirai rien, c'est certain.
Lâchez-moi, maman, vous me faites mal.
Je ne sais pas si elle a tout vu, si ça fait longtemps qu'elle
était plantée là. Dis-nous ce que t'as vu, reprit Arthur.
Je vous ai vus, vous vous donniez des becs, tous les deux !
Ma mère voulut s'assurer de mon silence.
Alors tu vas me prouver que tu es de mon bord et pas juste
une maudite « stooleuse ». À soir, quand ton père sera arrivé, tu
vas lui dire que tu ne l'aimes plus et que ton deuxième père, c'est
Arthur. Pis t'es mieux de m'écouter parce que tu vas en manger
une câlisse !
Oui, maman, oui ! S'il vous plaît, lâchez- moi ; vous me
faites mal !
Elle m'avait tellement serrée fort avec ses ongles que de
petites gouttes de sang apparaissaient sur mon bras. En
tremblant, je sortis rejoindre les autres. J'étais cependant très
angoissée à l'idée de dire à mon père ce que ma mère m'obligeait
à dire. Cette idée me chicottait tellement que je ne sais plus très
bien si j'avais hâte ou non que mon père revienne.
Lorsque mon père arriva, ma mère me serrait de près et je
cédai au chantage, la peur aidant. Je lui avouai que je ne l'aimais
plus, la gorge serrée et des sanglots dans la voix. Il me regarda
avec surprise, stupéfait. Puis il se fâcha contre moi, me traitant
d'ingrate et de folle. Il questionna mes frères et mes sSurs qui
lui dirent la même chose. Il avait l'air terriblement malheureux.
C'était insupportable. Il avait les bras ballants, les mains
ouvertes, l'air de se demander vraiment ce qui lui arrivait. Nous
appelions mon père « monsieur », et Arthur, « papa ». Je n'avais
que neuf ans et je ne comprenais rien à leurs histoires ; je
croyais que j'avais deux pères ; c'était insensé.
Finalement mon père parut ne plus y accorder beaucoup
d'importance. C'était des histoires « d'enfants ». C'était peut-être
parce qu'il avait bu quelques bières. C'est d'ailleurs dans la bière
que se termina la soirée.
Le lendemain matin, nous, les enfants, nous nous sommes
levés très tôt. Mon père était déjà debout. Il nous dit de ne pas
faire de bruit afin de laisser ma mère se reposer. Il nous fit rire
un peu et puis nous demanda :
Pourquoi appelez-vous Arthur « papa », et moi, « monsieur »
?
Chacun piqua du nez dans son assiette. Je répondis, les autres
n'osant pas :
Nous étions obligés. Si je vous l'avais pas dit, maman
m'aurait battue.
Pourquoi ?
Parce que j'ai vu, hier au soir, maman et Arthur qui étaient
tous les deux couchés sur le divan et qui se donnaient des becs.
J'étais venue pour aller aux toilettes quand je les ai vus. Maman
m'a disputée et m'a obligée à dire ça.
Il semblait atterré. Il y eut un long silence, puis :
Vous continuerez à m'appeler comme ça, OK. ! Dis-moi,
Élisa, as-tu vu autre chose ?
Non, papa, ils faisaient rien que ça !
Il était blanc comme un drap. Il se leva et nous prépara à
déjeuner. Pendant que nous mangions, il alla s'asseoir dans sa
berceuse. Il commença à parler tout seul, à dire des mots que je
ne comprenais pas. Peu après, ma mère se leva et vint nous
rejoindre pour déjeuner. Elle essayait de parler à mon père, mais
il se détournait en serrant les lèvres.
Qu'est-ce que t'as de travers, toé, à matin ?
C'est alors que mon père sortit de son état quasi comateux, se
leva et entra dans une colère terrifiante. Jamais je ne l'avais vu
dans cet état : il tremblait de tous ses membres, il blasphémait et
traitait ma mère de tous les noms possibles. Elle prit peur et
recula de quelques pieds, de l'autre côté de la table. Il lui jeta à
la tête tout ce que je lui avais révélé. Puis il sortit en courant
pour descendre à la cave. Nous l'entendions bardasser ; ma mère
semblait figée, elle n'osait bouger. Elle me regarda avec des
yeux brillants de haine :
T'es contente, petite crisse ? Tu vas en avoir une maudite, tu
vas t'en rappeler le restant de tes jours. Je t'avais dit pourtant de
fermer ta grande gueule, mais t'as fait à ta tête de cochon !
Après tout, il fallait bien qu'il l'apprenne un jour ou l'autre !
Elle n'eut pas le temps de m'attraper. Papa remontait de la
cave ; il avait un couteau de poche dans la main, il se précipita
vers ma mère. Une course folle commença autour de la table. Il
la menaçait :
T'es rien qu'une câlisse de putain ! J'm'en vas te tuer ! T'as
fini de rire de moé ! J'm'en doutais que tu couchais avec lui,
crisse de putain !
Elle réussit alors à se réfugier dans l'escalier et à monter
retrouver Arthur. Mon père lança son couteau dans le coin de la
cuisine et s'assit à table, la tête entre les mains. Il semblait se
calmer.
Vous avez une mère vicieuse et folle... Le maudit set de
chambre neuf que je viens de lui acheter, vous allez voir ce que
je vas faire avec.
Il descendit de nouveau à la cave. Richard me dit :
T'es une maudite folle. Je sais que tu l'aimes ton père et pas
maman. Moi, je l'haïs en maudit, mon père, j'aime mieux que ce
soit Arthur, mon père !
C'est pas lui, ton vrai père !
J'aime plus Arthur que lui !
Papa revint de la cave en tenant une pelle carrée dans les
mains. Il s'enferma dans sa chambre à coucher. Il donnait des
coups partout, tout en sacrant. C'était infernal. Quand il eut fini,
il nous appela :
Venez voir ce que j'ai fait avec son set de chambre.
Dans la chambre, tout était brisé, dévasté. Le miroir, les
bureaux, les tiroirs et le lit, tout était bon pour la poubelle. Papa
sortit de la chambre, s'assit dans sa berceuse et n'ouvrit plus la
bouche de l'avant-midi. Ma mère et Arthur n'osèrent pas se
montrer le bout du nez. Je crois qu'ils étaient en proie à la terreur
la plus totale.
À l'heure du midi, papa se leva et, sans rien dire, nous fit à
manger. Lorsque le repas fut servi, il cria :
Arthur, Martha, venez manger, c'est prêt !
Ils descendirent du premier sans oser prononcer
une parole et vinrent s'asseoir à table. Personne n'a parlé pendant
tout le repas. Ils desservirent la table, rangèrent la vaisselle dans
les armoires, toujours sans parler. C'était à n'y rien comprendre :
quelques minutes avant, ils voulaient se tuer et maintenant ils se
frôlaient sans se toucher, bien poliment. Le pire : ils se sont assis
et ont bu tout l'après-midi.
Veux-tu une bière, Gérard ?
Oui, merci !
C'était le monde à l'envers. Le souper se déroula de la même
manière et ils nous envoyèrent nous coucher de bonne heure.
Bien sûr, nous nous sommes levés très tôt le lendemain
matin. Mes parents dormaient encore et comme d'habitude mes
sSurs se rendirent dans leur chambre pour les taquiner et les
réveiller. Je courus derrière elles, pour leur dire de ne pas les
déranger. Mais quelle ne fut pas ma surprise de les voir là, tout
nus, couchés sans couvertures et tous les trois. Elle était au
milieu, mon père à droite et Arthur à gauche. Nous n'avions
jamais vu une telle chose à la maison. Mon père se réveilla :
Qu'est-ce que vous faites là ?
Nous n'osions répondre, nous avions peur qu'il s'aperçoive
de la présence d'Arthur. Il n'en fit aucun cas.
Attendez un peu, allez-vous-en dans la cuisine, je vais y aller
tantôt !
Ils se sont tous levés et c'était comme si rien ne s'était passé.
Arthur était maintenant admis et ce, jusque dans le lit de mon
père.
L'abandon
Deux jours plus tard, une violente discussion reprit entre
mon père et ma mère. Comme à chaque fois, il la mettait à la
porte ainsi que nous, les enfants et Arthur, son cher Arthur. Je
suppose qu'il s'était rendu compte qu'il était absurde de tout
démolir dans la maison ; pourtant ce qu'il fit ne démontra pas
une grande amélioration de sa part. Comme à chacune de ses
colères, nous nous étions réfugiés dans le garage, tous les
enfants, barricadés avec la mère, l'amant et l'automobile. Cette
fois-là, il profita de notre « réclusion » forcée pour ramasser tout
le linge de ma mère, le sortir dehors à bout de bras, disposer le
tout sur le sol, derrière la maison, et y mettre le feu. Ma mère le
regardait faire, la main sur la bouche pour s'empêcher de crier.
Elle avait l'air catastrophée, mais elle n'osait pas intervenir. Elle
se contentait de regarder, c'est tout. Il ne lui restait qu'un petit tas
de cendres et le linge qu'elle portait sur le dos.
Quand mon père fut entré dans la maison et parut calmé,
nous sommes sortis du garage. Il nous laissa entrer sans
problèmes. Arthur, le peureux, attendait dehors. Ma mère entra
chercher les clefs de l'auto et dit à mon père :
Je pars et j'emmène les enfants avec moé !
Si tu veux t'en aller, va-t'en. Mais laisse les enfants ici.
Pas question ! Vous autres, les enfants, allez m'attendre dans
l'auto.
Comme j'étais la dernière à sortir, papa me saisit par un bras
afin de m'empêcher de partir. Maman, qui était dehors sur la
galerie, me saisit par l'autre bras pour me faire sortir et je me
retrouvai involontairement écartelée entre les deux.
Lâchez-moi. Lâchez-moi !
Ma mère lâcha la première et je fus projetée brusquement
vers mon père. Je tombai sur le plancher. Ma mère perdit
patience.
Si tu veux les garder, garde-les, tes enfants. Je vas être ben
débarrassée. Vous autres, sortez du char ! Je pars toute seule
avec Arthur. Vous restez avec votre père !
Les enfants sortirent de l'auto sans trop savoir ce qui se
passait, bien dociles, habitués aux colères de nos parents,
habitués aussi aux drames. Mais cette fois, ma mère monta dans
l'auto et démarra. Elle s'enfuyait avec son amoureux. Les plus
jeunes se mirent à pleurer. Comme mon père ne réagissait pas, je
sortis pour aller les chercher et les faire entrer dans la maison.
Alors, comme je revenais, mon père nous claqua la porte au nez
et la verrouilla.
Allez trouver votre mère. Je veux plus vous voir icitte.
Cette fois nous étions abandonnés. Je me mis à pleurer, ce
qui provoqua une réaction en chaîne. J'implorai mon père pour
qu'il ouvre la porte, mais il ne voulut rien savoir. C'était
définitif. Ma mère était partie et mon père nous abandonnait à
son tour. Nous étions seuls au monde. Plus de famille, plus de
maison, plus personne pour prendre soin de nous. Nous nous
sentions si misérables. Le jour tombait et je décidai avec mon
frère d'aller chez notre grand-mère.
Nous sommes donc partis en marchant doucement, car le
plus jeune de mes frères, Patrick, avait à peine un an. Il pleurait
sans cesse, d'ailleurs, il savait à peine marcher. Je le pris dans
mes bras et fis un bon bout de chemin ainsi. J'essayai bien de le
mettre par terre quelquefois, mais, terrorisé, il s'accrochait à
mon cou. J'étais épuisée. Je demandai à Richard de m'aider à le
porter un peu, mais il avait peur de faire rire de lui.
Non ! T'es-tu folle ! Si tu penses que je vais porter Patrick
dans mes bras ! C'est bien trop gênant, tout le monde nous
regarde.
Il est vrai que nous devions former une bien curieuse
procession à marcher ainsi sur le trottoir, pleurnichant, les uns
derrière les autres. Les gens assis sur leur galerie nous
dévisageaient en se demandant quel drame avait bien pu arriver
encore une fois chez Gérard T. Certains chuchotaient, d'autres
nous pointaient du doigt. J'avais tellement honte. De plus j'étais
au bout de mes forces. Je déposai Patrick par terre et il se remit à
pleurer. Je demandai à Richard :
Ça sera chacun notre tour de le porter, O.K. !
Non, j't'ai dit que j'veux pas !
Écoute, toi. Je suis fatiguée, je ne suis pas capable de le
porter, alors si tu veux pas que je te sacre là avec toute la bande,
tu fais mieux de m'aider. C'est autant ton frère que le mien.
Les grands-parents étaient assis sur leur galerie et se berçaient.
Grand-père se leva pour nous accueillir. Il était très surpris.
Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce que vous faites là ?
Est-ce que maman est là ?
Non, on l'a pas vue, pourquoi ?
Je lui racontai tout, depuis le début de l'histoire avec Arthur.
On pourra pas vous garder longtemps, mais vous pouvez
entrer dans la maison.
Grand-maman nous fit à chacun un verre de chocolat.
On va attendre un peu votre mère et si elle arrive pas je vous
ferai une place pour vous coucher.
Nous étions contents. Nous étions en sécurité, un peu moins
orphelins. Ma mère ne revint que le lendemain après-midi. En
entrant, elle parut bien surprise de nous voir.
Comment ça se fait que vous êtes rendus ici, vous autres ?
Votre père vous a crissés dehors, vous autres aussi ? C'est mieux
comme ça, je vais pouvoir prendre des procédures pour vous
faire placer par le Bien-Être social. Eux autres, y niaiseront pas
avec ça. Comme ça, je vas avoir la paix. Je vas pouvoir prendre
des vacances.
Alors ma grand-mère se fâcha et commença à lui faire la
morale. Grand-papa se mit de la partie :
Quelle sorte de mère es-tu donc ? T'es même pas capable de
ramasser tes petits. Moi pis ta mère, on vous a élevés pis on n'a
pas eu besoin du Bien-Être.
Ma mère finit par se mettre en colère et ramasser ses affaires
en disant :
Venez-vous-en, on s'en va chez nous. Je ne sais pas si votre
père va être là, mais il va falloir quand même prendre une
décision.
Elle nous fit monter dans l'auto et nous conduisit jusque chez
nous. Mon père n'était plus là ; je crois qu'il était reparti
travailler en forêt. Elle nous installa et ne tarda pas à faire un
appel au Bien-Être.
Bientôt ma mère vint nous reconduire chez un oncle, où
nous devions rester pour quelque temps. Nous avons habité là
pendant un long mois, peut- être plus. Ils étaient gentils avec
nous ; j'étais bien. Cet oncle et sa femme n'avaient qu'un seul
enfant et celui-ci ne nous parlait presque jamais tellement il était
timide. Je m'habituais à vivre tranquille, nous n'avions aucune
nouvelle des parents.
Et puis, un jour, ma mère vint nous chercher pour retourner à
la maison...
Harcèlement
J'espérais qu'une nouvelle vie commence pour moi à la
maison. Ça avait changé, oui ; ils étaient maintenant trois à
s'acharner contre moi. Ma mère avait bien réussi ; cette fois,
mon père me haïssait. J'espérais seulement que ma mère ait de
nouveau besoin de vacances et nous « place » encore chez un
des oncles. Pourtant, une année allait s'écouler avant que mon
vSu ne s'exauce.
Cette année me parut encore plus longue que les autres, car
cette fois, Arthur s'en donnait à son aise. Il ne quittait plus la
maison, il était de la famille. Il avait une chambre qu'il
partageait avec ma mère. Lorsque mon père revenait de la forêt,
il reprenait sa place, mais ne faisait aucun cas de ma mère qui ne
voulait plus de lui. D'ailleurs son congé se passait à prendre un
coup. Mais la plupart du temps, il était à son chantier.
Un jour que ma mère était sortie pour faire des courses et
qu'Arthur faisait office de gardien, il m'appela au premier pour
lui donner un coup de main. Je m'empressai de lui obéir comme
me l'avait recommandé ma mère. Je me rendis à la chambre où il
se trouvait. Il me fit entrer et ferma la porte derrière lui.
Tu sais, je t'ai déjà dit que je ne t'aimais pas. Et que ça m'était
égal que ta mère te batte ; mais si tu veux m'écouter et faire ce
que je te dirai, je pourrai devenir ton ami et empêcher ta mère
d'être sévère avec toi.
Que voulez-vous que je fasse ?
C'est pas grand-chose et je vais te donner cinquante cents
avec ça ! Es-tu contente ?
Oui.
J'étais curieuse, un peu inquiète, peu habituée à ce qu'on soit
gentil avec moi. Je ne comprenais pas ce qu'il voulait.
Avant, il faut que tu me jures de faire ce que je te dirai.
Correct ?
Oui, c'est juré !
Alors déshabille-toi. Fais-toé-z'en pas, j'te ferai pas mal !
Non, papa, maman veut pas !
Déshabille-toé et je te regarderai pas, O.K. ! Élisa, si tu veux
pas que j'me choque, obéis.
Il se détourna et, très apeurée, j'obéis.
Quand t'auras fini, couche-toé en dessous des couvertes.
Je fis ce qu'il me dit. Dans ma tête d'enfant, je ne pouvais pas
deviner ses intentions. Mais il se déshabilla, complètement. Je
remontai les couvertures sur mes yeux ; il se glissa dans le lit et
se colla à moi. Je tentai de le repousser, j'essayai de trouver un
prétexte pour qu'il s'éloigne un peu.
J'pense que j'entends quelqu'un monter !
Il leva la couverture et prit ma main. Il voulut l'amener à lui.
Touche.
Je ne voulais pas. J'avais mal au cSur, je ne comprenais pas. Je
savais qu'il allait encore m'arriver quelque chose de terrible.
J'essayai de toutes mes forces de me sortir de là.
Attends, je te dis que j'entends du bruit !
Il me lâcha la main et j'en profitai pour me croiser les mains et
les serrer sur moi, pour me protéger. Je demandai à Dieu de
m'aider.
Pour moé, tu m'as conté une menterie !
Non, c'est vrai, écoute !
Il cessa de bouger, de respirer presque, afin de mieux entendre.
Je profitai de ce moment pour me lever brusquement afin de
m'échapper, mais il fut plus vite que moi.
Lâche-moi, quelqu'un pourrait arriver.
Couche-toé, je t'ai dit, et pas un mot !
Il me poussa sur le lit.
Laisse-moi partir, je te promets qu'un autre jour je le ferai.
Pas question !
Je veux pas te toucher.
Je commençais à m'afloler et à pleurer.
C'est correct, mais laisse-moé te regarder et enlève tes
mains... Je vais te toucher rien qu'un peu.
Il me toucha la poitrine. Je n'osai bouger ni parler.
As-tu hâte d'avoir des seins comme ta mère ?
Je ne pouvais pas répondre, car je ne savais même pas de quoi il
parlait exactement.
Il se pencha et voulut me toucher plus bas, mais je lui enlevai
la main et il n'insista pas.
Tu sais que tu vas avoir du poil, là, un jour ? Quand tu seras
plus vieille ?
J'étais en train de me demander s'il était devenu fou.
J'en ai dans le dos et sur les bras. Maman m'a dit que je
resterais toujours comme ça.
Tout le monde en a aussi en bas, tu vas en avoir aussi comme
tout le monde.
Non, je ne veux pas !
Et il continuait ainsi à raconter des bêtises. Il se rapprochait
de moi. Il était tout rouge, en sueur et il sentait mauvais. Il
essaya de nouveau de me toucher au pubis, mais je me levai du
lit. Il me saisit par le bras et me retint.
Non, non, je m'en vais, lâche-moi, s'il vous plaît. J'ai trop
peur que maman arrive.
Il me lâcha et je m'habillai en vitesse.
Tu m'as promis qu'une autre fois, tu te laisserais faire !
Quand je t'appellerai, t'es mieux de venir parce que sans ça...
Oui, oui certain.
Et je sortis de la chambre. Je m'en étais tirée à bon compte et
plus jamais l'on ne m'y reprendrait. J'espérais qu'Arthur oublie
l'aventure. Mais j'étais dans l'erreur. Chaque fois qu'il était seul
avec moi, il me rappelait :
Oublie pas ta promesse. Je t'ai donné cinquante cents.
J'essayais de me tenir le plus loin possible de lui. Et lui,
voyant cela, il se permettait de me donner des coups de pied et
même des coups de planche lorsqu'il en avait une sous la main.
Quand ma mère s'aperçut qu'il me battait, elle ne dit rien pour
me défendre. Elle eut même comme réflexion :
C'est ça, Arthur, je suis tellement écSurée de la battre, c'est à
ton tour. T'as plus de force que moé.
Les jours et les semaines passaient, j'étais devenue
prisonnière. À plusieurs reprises, elle me dit :
Ton père était trop lâche pour te battre, mais j'ai trouvé celui
qui va prendre sa place.
J'étais malheureuse. Je les haïssais davantage à chaque jour.
À neuf ans, il m'était alors difficile de trouver le moyen de m'en
sortir. Ma mère me faisait peur et Arthur m'écSurait.
La liberté
Ce fut enfin le départ tant souhaité ; mais cette fois, nous
étions tous séparés. Diane et moi chez mon oncle Guy, Sylvie
chez ma marraine, Richard chez un certain monsieur Turcotte,
Jean-Marc et Patrick, les plus petits, chez je ne sais qui. La
famille était dispersée. Moi, je partais vraiment en vacances.
L'auto était pleine d'enfants et de sacs en papier qui contenaient
nos vêtements. Diane et moi fûmes les dernières à être
reconduites.
Je me rappelle l'auto arrêtée dans la cour de la ferme, chez
l'oncle Guy, le soleil cuisant, la chaleur, le silence aussi, brisé
seulement par le chant des cigales. Ma mère déposa nos bagages
par terre et remonta dans l'auto sans un baiser, sans un au revoir.
Elle était partie. Je regardai l'auto disparaître au bout du petit
chemin bordé de peupliers. Quand je fus bien certaine qu'elle ne
ferait pas demi-tour, je respirai. Je pris les sacs de papier qui
nous servaient de valises et poussai Diane vers la maison. C'était
sombre et frais à l'intérieur. Seule ma cousine Élaine était
présente ; elle nous mentionna que tout le monde était aux
champs.
Je décidai d'aller les retrouver. Diane me suivait comme un
chien de poche. Je sautai par-dessus la clôture de bois. Je sentais
mon cSur battre, le soleil sur ma peau et le foin qui me piquait
les jambes. Je courais dans l'éclat poudreux du soleil de cette
journée de fin d'été. Je n'avais jamais eu cette impression de
bonheur et de liberté. J'étais comme délivrée d'un grand poids,
j'avais le cSur léger. J'étais une petite fille de neuf ans, en
vacances et joyeuse. J'avais envie de chanter et d'attraper les
papillons. C'était comme trop de bonheur subitement. Je me mis
à courir, courir comme une folle, les bras écartés dans l'air doux
et odorant. Ça sentait le trèfle et le foin frais coupé. Parfois, je
jetais un coup d'Sil derrière moi pour vérifier si Diane me
suivait, mais surtout pour m'assurer que ma mère n'était pas
revenue. Je n'arrivais pas à croire qu'elle m'avait enfin aban-
donnée.
Je stoppai brusquement ma course en voyant ma tante
grimpée sur le tas de foin, qui empilait les balles les unes sur les
autres. Mon cousin Ghislain conduisait le tracteur. Mon oncle et
un autre garçon chargeaient les balles de foin. Elle nous vit la
première et nous fit de grands signes de la main, en sautant à
terre.
Bonjour, la belle visite ! On ne vous attendait pas si tôt, mais
ce n'est pas grave. Où est votre mère ?
Elle est repartie ! Elle avait des choses à faire.
Elle est fine, votre mère, de vous laisser toutes seules. En tout
cas... Montez sur le voyage et faites bien attention de ne pas
tomber.
Elle portait des salopettes de travail et une blouse de coton
fleurie. Elle avait les cheveux attachés, un grand sourire et de
bons bras qui sentaient le foin et le soleil. Elle nous serra contre
elle en riant et nous donna un gros bec sur chaque joue. Je la
trouvais très belle. Le tracteur démarra et le chargement
recommença. Elle continuait de parler tout en travaillant.
Pis comment ça va chez vous ?
Comme ci, comme ça.
T'as maigri, ma « Lysa », et t'es toute pâle ! Mais t'en fais
pas. Vous allez être bien chez nous. Nous autres, on aime ça, les
enfants !
Ce fut une belle première journée. Nous avons soupé dehors,
sur une grande table de bois. Tout le monde parlait et riait ; tout
le monde donnait un coup de main. Après le repas, ma tante
m'appela auprès d'elle dans la balançoire.
Dis-moi, ma belle. Ta mère et Arthur te battent-ils encore ?
Qui vous a dit ça ?
Tu sais, tout vient à se savoir !
J'aime mieux pas en parler.
Comme tu voudras. Mais si tu as besoin de parler, ne t'en fais
pas pour nous, nous serons là pour t'écouter, n'importe où,
n'importe quand, comme tu voudras, O.K. !
Je retournai jouer avec mes cousins et mes cousines. J'étais
épuisée et heureuse ; pleine de soleil et de vent doux. Parfois, en
courant, je m'arrêtais brusquement, croyant entendre ma mère
qui me criait de retourner m'asseoir sur la galerie, les pieds sur la
dernière marche de l'escalier. Mais je revenais vite à la réalité,
bien plus belle, et le jeu recommençait.
Le lendemain, je décidai de tout raconter à ma tante. Ma vie
chez nous, ma mère, Arthur, les coups et les humiliations. Et
surtout ma peur, ma terrible peur. Elle me prit dans ses bras et
me serra très fort.
Pauvre petit cSur ! Si tu savais comme je peux te
comprendre. Je vais te dire un secret... Moi aussi, j'ai été
maltraitée par mes parents. Et si on peut te garder, je te jure que
ça ne t'arrivera plus jamais.
Puis les semaines passèrent. Nous participions tous aux
travaux de la ferme. Jamais, de tout le temps que j'ai demeuré
chez eux, ils n'ont élevé la voix contre moi. Il était même permis
de faire des erreurs en autant que chacun fasse de son mieux. Ils
étaient très bons avec nous. J'aurais aimé vivre ici toute ma vie,
mais je me doutais bien que cela ne durerait pas. Après cinq
mois de liberté, ma mère revint nous chercher. Ma tante essaya
de la convaincre de nous laisser là, mais elle avait décidé qu'elle
voulait ses enfants pour Noël.
À la maison, mon père ne venait plus, mais Arthur était roi
et maître. Ils se montrèrent bien gentils, même avec moi. La
période des fêtes se déroula dans la joie, sans chicane. Il y eut
beaucoup de visites, et beaucoup de « partys ». Pourtant, la
réalité s'imposa durement à moi. Le retour à l'école amena une
vie encore plus difficile qu'avant. Pour commencer, ma mère
m'enleva tous les cadeaux que j'avais reçus en me disant que
j'étais trop vieille pour jouer encore à ça, ou bien que les
vêtements ne me convenaient pas. De toute façon, elle était
certaine que j'avais raconté toutes sortes de menteries à la
femme de l'oncle Guy avec ma grande langue sale. Bien sûr, elle
vérifia auprès de Diane, mais bien que celle-ci affirmât que je
n'avais rien dit, elle finit l'histoire en m'enlevant aussi ma
poupée Louise, ma vieille poupée, ma confidente. J'avais le
cSur brisé. J'avais déjà perdu l'habitude de telles injustices et
voulus protester et me rebeller. Chaque fois que j'essayais de
répliquer, je recevais de grandes claques sur la bouche qui
parfois me faisaient saigner. Arthur, lui, avait pris l'habitude de
me donner des coups de pied sur les jambes ou au derrière
chaque fois qu'il avait affaire à moi. Je pleurais souvent. Ma
mère me consolait en me donnant des tapes sur la tête pour que
je cesse de me lamenter pour rien. Pour que les corrections
soient plus cuisantes, ma mère exigeait maintenant que je sois
toute nue pour me fouetter. Ce fut le début d'un règne de terreur
et de sadisme effrayant. Souvent, lorsque je sortais de la
chambre après une de ces volées, mes frères et mes sSurs
avaient les larmes aux yeux. Mais ma mère les avait bien avertis.
Le premier qui prendrait ma part aurait le même sort que moi.
La vie était tellement dure que j'en arrivais à douter de la réalité
de l'été passé à la ferme de l'oncle Guy. C'était là comme un
conte de fées que je me racontais pour reprendre courage.
D'ailleurs ils ne revenaient plus à la maison, ma mère s'étant
chicanée avec eux.
L'orphelinat
Un matin de cet hiver-là, maman, après avoir reçu un coup
de téléphone, nous avertit :
Bon, préparez-vous, on s'en va cet après- midi. Je vais aller
vous porter dans une grosse école ; vous allez vous faire
dompter le derrière. Je vais enfin me débarrasser de vous autres
pour un bon bout de temps ! Ça va faire du bien !
J'étais toujours inquiète de ce qui nous arrivait, mais, tout au
fond de moi, je savais que, de toute façon, cela ne pouvait être
pire que la vie que je menais en ce moment.
Allez préparer vos bagages tout de suite pour être prêts à
partir et n'emportez que le strict nécessaire, compris ?
C'est alors que Richard prit panique.
Non, je ne veux pas y aller, maman ! Je veux rester avec vous
!
Les autres se mirent de la partie :
Moi aussi, maman, je veux rester avec vous, s'il vous plaît,
maman.
Je mêlai ma voix à la leur, mais bien faiblement. Patrick et
Jean-Marc, qui n'avaient que deux et quatre ans, se contentaient
d'écouter et de regarder, sans trop comprendre ce qui se passait.
Criez, chialez si vous voulez, vous allez y aller pareil.
Dépêchez-vous d'aller faire vos bagages pis je veux plus
entendre parler de ça. M'avez-vous compris ?
Aucun de nous n'a répondu et nous sommes montés au
premier afin de nous préparer. Nous n'avions comme seul
bagage qu'un petit sac qui contenait notre pyjama.
Et ce fut le départ. Ma mère avait fait venir un taxi. Le trajet
fut très long, presque deux heures de route pour finalement
arriver dans une grande ville. Après plusieurs tournants, après
avoir monté et descendu plusieurs côtes, nous avons gravi une
longue pente au bout de laquelle se trouvait une immense et
imposante bâtisse de briques rouge foncé. Je remarquai qu'elle
était entourée par une grande et haute clôture faite de barreaux
de fer. Cela ressemblait plus à une prison qu'à autre chose. Je
crus donc que c'était l'école de réforme dont ma mère me
menaçait si souvent.
Tu vas voir, j'vais t'envoyer dans une école de réforme pour
te faire dompter. Ils niaiseront pas longtemps avec toé, eux
autres ; des petites affaires comme toé, ils en ont déjà vues.
J'étais maintenant certaine que la prison m'attendait. Je me
mis à hurler de terreur :
Non ! non ! je veux pas aller là.
Je pleurais, je me débattais. J'étais certaine que, si j'y entrais,
plus jamais je ne pourrais en ressortir. Maman descendit de
l'auto, ouvrit la portière arrière et me tira par le bras.
Toé, t'es mieux de me suivre, sinon...
Je n'avais pas le choix, elle était bien plus forte que moi et je
la suivis. Les autres firent de même sans dire un mot. Nous
sommes entrés par la grande porte de devant, une grande porte
épaisse et lourde qui fit un bruit lugubre en se refermant. Je
sursautai. Dans le bureau vide près de l'entrée, personne pour
nous accueillir. Nous étions là, plantés dans le grand corridor,
serrés les uns contre les autres et ma mère qui faisait les cent
pas. Bientôt quelqu'un vint ; c'était une religieuse. Elle était
toute de noir habillée, avec juste un peu de blanc à l'intérieur de
sa coiffe. Elle s'approcha et dit :
Bonjour, les enfants !
Cela nous réconforta un peu. Elle se mit à discuter avec ma
mère tout en nous regardant parfois par-dessus son épaule.
Vous pouvez partir maintenant, madame. Soyez tranquille,
nous aurons bien soin d'eux.
Venez m'embrasser, les enfants, je dois y aller !
Nous lui avons tous donné un baiser sur la joue. Jean-Marc
et Patrick pleuraient ; ils voulaient la suivre. C'était la première
fois depuis longtemps qu'elle me permettait de l'embrasser. Elle
sortit et marcha d'un pas rapide vers le taxi qui l'attendait, sans
se retourner une seule fois, sans nous faire un dernier signe
d'adieu. J'étais certaine qu'elle était folle de joie. J'avais la gorge
qui me faisait mal, et le cSur serré. J'étais bien contente qu'elle
parte. Je la détestais. J'étais certaine que nous ne la reverrions
plus jamais. Et je suis sûre que mes frères et mes sSurs ont dû
ressentir la même chose et encore plus profondément que moi.
Moi, je me ressaisis bien vite, encouragée par le sourire et la
voix chaleureuse de la religieuse. Deux autres sSurs vinrent
nous rejoindre et demandèrent à emmener les plus petits. Je pris
Jean-Marc dans mes bras en leur disant de faire bien attention à
lui car il était très malade. Les médecins avaient dit qu'à cinq ans
il devrait être opéré pour le cSur. C'était une opération délicate
et il avait encore un an à attendre. Nous avions tous peur qu'il
meure avant cela. Parfois il avait mal aux jambes et elles
devenaient toutes bleues quand il faisait trop d'efforts. Souvent
je priai Dieu qu'il le guérisse, car je n'en pouvais plus de le voir
souffrir. À la maison, il n'était pas très bruyant. Il passait ses
journées à se bercer sans dire un mot. Tout le monde disait que
c'était un petit ange et ma mère l'affectionnait particulièrement.
J'étais heureuse qu'elle l'aime, car il avait besoin de beaucoup de
tendresse.
Je les regardai disparaître au bout du couloir. Puis ce fut à
Richard de s'en aller rejoindre l'étage des garçons. Il ne restait
que Sylvie, Diane et moi. La religieuse s'était assise à son
bureau et écrivait. De temps à autre, elle levait les yeux un court
instant et nous regardait. Sylvie fut placée chez les petites,
pendant que Diane et moi suivions une autre religieuse. Tous ces
mystères étaient loin de me rassurer. Je pris mon courage à deux
mains et décidai de me renseigner :
Est-ce vrai que vous battez les enfants, ici ? On appelle ça
l'école de réforme, hein ?
Elle se tourna vers moi avec un grand sourire.
Qui t'a dit de si mauvaises choses ?
Bien, c'est ma mère qui m'a dit qu'un jour, elle allait
m'emmener dans une école de réforme pour qu'ils me domptent.
N'aie pas peur ! Ici c'est un orphelinat, pas une école de
réforme.
C'est quoi, un orphelinat ?
C'est une place pour les enfants qui n'ont plus de parents ou
que les parents viennent mener parce qu'ils ne peuvent plus s'en
occuper. Il y en a même qui sont ici depuis qu'ils sont nés. C'est
comme leur vraie maison. Vous allez voir que vous serez bien
avec nous ; on ne mange pas les petites filles comme vous
autres.
Elle souriait tout en passant ses mains dans mes cheveux.
Même si elle me parlait de la sorte, je ne fus pas pour autant
rassurée. Je crois que c'était la grosse clôture que j'avais vue en
entrant qui me faisait penser à une prison. Elle nous fit monter
jusqu'au cinquième étage. Elle s'arrêta devant deux portes et
nous dit que c'est là que nous allions vivre désormais. Elle nous
invita à entrer. De l'autre côté, il y avait un long corridor. Je fus
émerveillée.
C'est bien grand ici ?
Oui. Et vous ne serez pas seules, car il y a beaucoup de
petites filles.
Elle nous mena jusqu'à la salle à manger où il y avait
plusieurs tables, des tables suffisamment grandes pour six
personnes. Tout était propre et reluisant.
C'est là que vous allez manger. Je vais en profiter pour vous
montrer vos places. Vous devrez toujours prendre la même. À
chaque repas.
Diane et moi n'étions pas placées à la même table, mais de là
où j'étais je pouvais facilement la voir. Puis elle ouvrit un tiroir
qui correspondait à ma place et me montra qu'il y avait tous les
ustensiles dont j'aurais besoin pour chacun des repas.
Remarquez bien comment tout ça est placé, car il va falloir
que vous les replaciez de la même manière. Compris ?
Oui, ma sSur.
Lorsque vous avez fini de manger, vous lavez vos ustensiles
à l'évier qui est là-bas.
Elle nous expliqua le cérémonial du repas. Les aliments
arrivaient sur un grand chariot et nous devions aller nous faire
servir à tour de rôle. Elle nous montra la petite cuisine où les
sSurs devaient dîner.
Ensuite, elle nous conduisit au dortoir. C'était immense. On
y voyait une vingtaine de lits, séparés par une petite commode
où nous devions ranger nos effets personnels. Dans le milieu du
dortoir, on voyait un espace carré et entouré de rideaux dans
lequel étaient les chambres des religieuses qui veillaient sur
nous. Elle nous désigna nos lits et nous remit, à chacune, une
serviette, une débarbouillette, un porte-savon et son savon, une
brosse à cheveux et une brosse à dents. Je n'avais jamais possédé
autant de trésors. Elle ouvrit une armoire et nous dit d'y placer
notre linge propre. Elle était fermée à clef, mais nous n'avions
qu'à demander pour prendre ou ranger les vêtements.
Puis ce fut le tour de la salle de bains. Il y avait deux rangées
de lavabos surmontés de très grands miroirs. De plus on y
trouvait deux baignoires à droite et deux à gauche, sans
séparation. Je demandai :
Mais, il n'y a pas de séparation, les autres vont nous voir ?
Pauvres vous autres ! Vous n'avez rien à montrer, c'est pas
grave ! Vous êtes toutes faites pareil !
Je restai abasourdie, car moi, qui étais tellement gênée et
complexée, je devrais me faire voir par les autres. Ma mère
m'avait tellement répété que j'étais toute poilue, moitié-homme
et moitié- femme, que j'en étais marquée à tout jamais. Je n'avais
nullement envie de me montrer toute nue à qui que ce soit.
Puis ce fut le tour du grand salon avec sa bibliothèque, la
radio, et la télévision... J'étais de plus en plus excitée. J'allais
enfin pouvoir regarder la télévision comme les autres. De l'autre
côté du corridor, il y avait la salle de jeu avec tous ses jouets.
Bon ! Avez-vous des choses à serrer ?
Nous avons seulement apporté notre pyjama !
Je vais aller avec vous autres vous chercher d'autres
vêtements dans le magasin d'en bas. Vous allez vous choisir
quelques morceaux de linge.
Elle nous mena au magasin et nous confia à la religieuse en
charge.
Elles sont nouvelles. Elles viennent juste d'arriver cet après-
midi. Il va falloir les habiller, car elles n'ont pas grand-chose à
se mettre sur le dos. Elles n'ont qu'un pyjama et il est bon à
mettre à la poubelle.
Commença alors une séance d'essayage. Nous gardions ce
qui nous faisait. C'était comme un grand magasinage. J'avais
beaucoup de plaisir. Puis celle qui s'occupait du magasin me
dit :
J'aurais quelque chose pour toi ! Attends un peu !
Elle revint en tenant une belle robe de nylon jaune avec de la
dentelle.
Tu vas l'essayer, je parie qu'elle va te faire.
De toutes mes forces je souhaitai qu'elle me
fasse ; je la trouvais tellement belle. Je ne me fis pas prier pour
l'essayer.
Elle te va comme un gant. On dirait qu'elle a été faite juste
pour toi. Garde-la, je te la donne.
Je n'en croyais pas mes oreilles. Je n'avais jamais possédé
une si belle robe. À la maison, la plupart du temps, je devais
porter des vêtements usagés qui étaient donnés à ma mère par je
ne sais trop qui. Jusqu'à ce jour, je n'avais jamais rien eu d'aussi
beau que cette robe. Ensuite elle me donna un chapeau blanc
tout rond, avec de grands rubans qui me descendaient dans le
dos. Elle me donna aussi des souliers blancs et des bas.
Tu peux tout garder, c'est ta toilette du dimanche. Quand tu
partiras d'ici, tu pourras tout apporter avec toi.
J'étais heureuse. J'étais maintenant certaine que cet endroit
n'était pas une prison. Je l'aurais volontiers embrassée, mais
j'étais bien trop gênée.
Maintenant va te choisir les jouets qui te plaisent.
Je regardai longuement les jouets. Il y en avait beaucoup. Je
finis par prendre deux poupées, une fille et un garçon. Je choisis
aussi une balle de laine et des aiguilles à tricoter.
Lorsque Diane eut fini de choisir ses jouets, sSur Monique,
celle qui était responsable de nous, nous ramena au cinquième.
Cette fois nous n'étions pas seules ; il y avait d'autres petites
filles. Diane et moi étions figées de gêne. Mais sSur Monique
nous dit :
Allez les rejoindre et faites-vous quelques amies. Je dois
vous laisser maintenant.
Malgré cela, nous restions là, dans le salon, debout, sans
bouger, comme des statues. Diane décida d'aller rejoindre une
fille qui était seule dans un coin. Elle commença à parler avec
elle. Elles semblaient bien s'entendre. Moi, j'étais toujours
plantée là, attendant que quelqu'un vienne me voir ; mais
personne ne vint. Je pris mon courage à deux mains et me
dirigeai vers un groupe non loin de moi.
Pouvez-vous me dire s'il y a un endroit où l'on peut écrire et
dessiner ?
L'une d'entre elles se détourna pour me regarder et me dit :
Il y a une salle de jeux en face du dortoir.
Elle se retourna et elles continuèrent à placoter.
J'étais toujours à l'extérieur du groupe. Et elles ne s'occupèrent
plus de moi. Je n'avais guère le choix : je sortis à la recherche de
la salle de jeux.
La salle qu'on m'avait indiquée était déserte. Tout était rangé
en ordre sur des tablettes ; le papier, les crayons et tout ce qu'il
fallait pour dessiner. Je m'assis à l'un des pupitres de classe et je
soulevai le panneau. Il y avait des cahiers à colorier et des
crayons de couleur. Alors je commençai à dessiner, mais une
religieuse entra sans que je m'en aperçoive et mit la main sur
mon épaule ; je sursautai. C'était sSur Thérèse :
Je t'ai fait faire un saut ?
Voyant que j'étais restée muette et pétrifiée :
N'aie pas peur ; je ne te ferai pas de mal, je veux seulement
parler avec toi. On va s'asseoir toutes les deux et jaser,
d'accord ?
Oui.
Pourquoi as-tu peur ?
Bien... Je ne sais pas... Je n'ai pas peur...
C'est pas grave. Je voulais seulement te dire que ce n'est pas
permis de venir seule ici. C'est nous qui devons vous dire quand
vous pouvez venir.
Je ne le savais pas.
Ne t'en fais pas. Maintenant range tes affaires et suis-moi.
Je la suivis jusque dans le passage et elle me ramena devant
l'entrée du salon.
Ta sSur s'est fait une amie tout de suite, n'est-ce pas ?
Pourquoi tu ne fais pas pareil ?
Je ne sais pas !
Je savais bien, moi, qu'aucune petite fille ne voudrait de moi
comme amie. J'étais laide, j'avais du poil sur les bras et surtout,
surtout j'avais de vilaines grandes dents. Ma mère m'agaçait
souvent en me disant que j'avais des crocs et j'en étais très
complexée. Même à l'école tout le monde se moquait de moi, en
se relevant la lèvre supérieure, c'est pourquoi aucune fille ne
voulait être amie avec moi de peur qu'on rit d'elle aussi.
Bon, essaie de te faire des amies, d'accord ?
Elle partit en me laissant là, dans l'entrée du salon. Tout le temps
que j'ai passé dans cet orphelinat, je n'ai jamais pu me faire une
véritable amie. Aussitôt que j'essayais d'entrer en conversation
avec l'une d'elles ou avec un groupe, plutôt que de me répondre,
elles se tournaient vers leurs voisines et m'oubliaient. Mais ça ne
me faisait rien, car j'y étais habituée.
Bientôt ce fut le temps d'aller souper. Je suivis le groupe à la
cuisine. Nous allions chercher notre plat à soupe et nous
attendions les unes derrière les autres, à la file indienne. Les
portes s'ouvrirent avec fracas et un lourd chariot apparut, poussé
par une dame. Ce chariot nous apportait une énorme soupière
fumante, d'autres marmites fermées, ainsi que le dessert. Nous
avancions une à une en tendant notre bol et elle le remplissait.
Cela se faisait en silence, dans un ordre parfait et cela sentait
bon. Pourtant, lorsque mon tour vint, je me sentis mal. Je voyais
toute cette bonne nourriture, mais j'eus un haut-le-cSur. Je
rapportai mon bol de soupe à ma place et j'essayai de manger.
J'en étais incapable, je sentais que j'allais vomir. Je décidai de
mettre ma soupe de côté et voulus aller chercher le plat de
viande. Je ne savais pas qu'il fallait attendre que toutes les autres
aient fini leur soupe avant de passer à autre chose. Je me levai
donc, et me rendis au chariot sous le regard surpris ou ironique
des autres petites filles. Quelques-unes se donnaient même des
coups de coude. La dame remplit mon assiette sans rien dire et
je retournai m'asseoir. Je m'aperçus qu'il y avait d'autres filles
qui avaient fini de manger et qui attendaient je ne sais quoi.
Soudain une sSur dit :
Bon, vous pouvez aller vous faire servir.
Et toutes se sont levées, tenant leur assiette et se plaçant de
nouveau à la file. Je compris mon erreur. J'avais le visage en feu
et honte de ma bêtise. Elles me jetaient des regards furtifs et cer-
taines rigolaient franchement. J'étais gênée de rester tonte seule
assise à table, mais le mal était fait. Cette fois, je les attendis
pour commencer à manger. Je portai la première bouchée à mes
lèvres. Aussitôt que je commençai à mâcher, j'eus une seconde
fois un haut-le-cSur, mais je réussis tout de même à avaler. Je
pris une autre bouchée et m'aperçus que tout le monde me
regardait, même les deux sSurs et la cuisinière. Encore une fois
je réussis à avaler. À la troisième bouchée, tout se gâcha ; je
vomis sans pouvoir me retenir. Les filles qui étaient assises à ma
table se tassaient les unes contre les autres et se mettaient les
mains sur les yeux pour ne pas voir. Les deux sSurs s'amenèrent
en vitesse en apportant les rouleaux d'essuie-tout. SSur Thérèse
me demanda ce qui n'allait pas, mais sSur Monique lui assura
que ce n'était qu'une indigestion et qu'elle allait m'amener au lit
pour que je me repose. J'étais malheureuse.
Donnez-moi le papier et je vais ramasser mon dégât.
Penses-tu en être capable ?
Oui, j'en ai l'habitude !
Je ramassai tout et sSur Monique me conduisit au dortoir.
Après m'être lavée et avoir mis ma jaquette, je me couchai dans
mon lit et je dormis.
Le lendemain matin, au déjeuner, je réussis à avaler
quelques bouchées, mais je ne pus me retenir et je vomis à
nouveau. Je m'excusai auprès des sSurs et je ramassai tout. Elles
avaient l'air de se demander ce qui se passait avec moi, et mes
compagnes devaient me trouver dégoûtante. Le
même scénario se produisit au dîner et au souper. J'en étais
rendue à avoir mal au cSur juste à penser au repas. Au souper,
après que j'eus vomi dès la première bouchée, sSur Monique me
conduisit jusqu'à mon lit. Elle me fit des compresses avec une
débarbouillette mouillée d'eau froide.
Tiens, ma belle, ça va te faire du bien.
Soudain Diane apparut dans le dortoir et dit :
Je sais, moi, pourquoi elle est malade. Chez nous elle faisait
toujours ça. Dès que ma mère s'apercevait qu'Élisa avait mal au
cSur, elle passait derrière elle et lui donnait une grande claque
derrière la tête. Alors Élisa vomissait. C'était comme ça tout le
temps.
Non, Diane, raconte pas ça !
Je ne le dirai pas à maman !
C'est parce qu'elle a peur ?
SSur Thérèse, qui nous avait rejointes, dit :
Voyons il ne faut pas avoir peur. Nous, on ne te fera pas de
mal.
C'est pas de ma faute, ça sort tout seul !
Mais tu n'as jamais faim ?
Oui, j'ai faim, mais je ne suis pas capable de garder mon
manger.
J'étais à bout de nerfs. Je me mis à pleurer. Elles discutaient
entre elles et disaient que ça n'avait aucun sens, qu'il fallait que
je voie un médecin. Puis elles me laissèrent dormir.
Au matin, elles me firent déjeuner avec elles dans la petite
cuisine. Je réussis à tout manger sans rien vomir et, au cours de
l'avant-midi, elles m'amenèrent voir le médecin de l'orphelinat
qui m'examina et me posa plusieurs questions. Puis il vit les
marques et les bleus que j'avais sur les jambes et sur le corps.
Veux-tu bien me dire comment tu t'es fait cela ?
J'ai tombé. Je tombe tout le temps.
J'aurais préféré mourir plutôt que d'en dire plus.
J'avais bien trop peur que ma mère ne l'apprenne ! Le médecin
me regarda longuement sans rien dire, puis me laissa rejoindre
sSur Monique qui m'attendait.
Par après, je mangeai toute seule à chaque repas, dans la
cuisinette. Ce fut ainsi pendant quatre ou cinq semaines jusqu'à
ce que je réussisse à reprendre le contrôle de moi-même.
Ensuite, je pus retourner m'asseoir avec les autres filles.
Mon dixième anniversaire
Il y avait tout près d'un mois que nous vivions à l'orphelinat
et je m'acclimatais doucement. Ce matin-là, en m'éveillant, je
m'aperçus que j'étais toute seule dans le dortoir. J'étais en retard.
Catastrophée, je me dépêchai de faire ma toilette afin de
rejoindre les autres à la cuisine. Je pris mon assiette et
m'approchai du chariot pour me faire servir, quand sSur
Monique m'interpella :
Élisa, veux-tu venir ici ?
J'étais angoissée; je savais que j'avais commis une faute en
me réveillant en retard et j'avais une peur terrible qu'elle me
dispute. Sans parler, j'allai vers elle en essayant de ravaler mes
larmes. La tête basse, les larmes aux yeux, je décidai d'expliquer
mon retard.
C'est pas de ma faute, j'ai pas eu connaissance que les autres
se sont levées.
Voyons, arrête de pleurer, c'est nous qui t'avons laissée
dormir, on voulait te faire une petite surprise.
Mais, pourquoi ?
Quelle date est-on aujourd'hui ?
Je ne sais pas.
C'est ton anniversaire aujourd'hui. Tu as dix ans !
Elle se tourna vers les autres et fit un signe de la main.
Toutes se levèrent et commencèrent à chanter « Bonne fête ». Je
ne savais quoi faire. J'avais envie de rire et de pleurer. J'avais
surtout envie de me sauver.
Diane vint à moi en portant un petit gâteau couvert de
bougies. C'était simplement un gâteau Jos-Louis, mais il avait
pour moi la splendeur d'un délice de conte de fées. Je retournai à
ma place le cSur gros. Je ne comprenais pas pourquoi elles
avaient fait cela. Chez nous on ne fêtait pas les anniversaires.
C'était comme si ma fête n'avait jamais existé ; jamais de
chansons, jamais le moindre souhait. À la maison, je savais bien
que mes frères et sSurs avaient tous une journée pendant l'année
où ma mère leur remettait un cadeau quelconque. Mais jamais
on n'avait parlé de fête ou d'anniversaire. Je croyais bêtement
que ce cadeau servait à récompenser un bon résultat de classe. Je
n'avais jamais vu de gâteau d'anniversaire de ma vie. Bien sûr, je
n'ai jamais eu de journée à moi, encore moins de cadeau ou de
gâteau. Je me souviens que ma mère disait parfois en parlant de
quelqu'un que nous connaissions :
C'est la fête de X aujourd'hui. Quand ce sera votre tour, vous
aurez la même chose.
J'avais hâte à mon tour, depuis toujours ; mais ce jour-là
n'est jamais venu. Et je me gardai bien de demander à ma mère
quand viendrait enfin mon tour, car j'avais bien trop peur d'elle.
C'est pourquoi, en cette journée de ma première fête, au lieu
de me réjouir, je pleurais amèrement, car, pour la première fois,
je comprenais avec certitude que mes parents ne m'aimaient pas
du tout. Je m'essuyais les yeux et je me consolai en regardant
mon gâteau.
Après le déjeuner, au moment où je sortais de la cuisine,
sSur Monique m'arrêta :
Attends-moi un peu ici, veux-tu ?
Tiens, Élisa, j'ai un petit cadeau pour toi.
Et elle me remit des petits livres de Jésus, illustrant chacun
un des commandements de Dieu. Et elle me donna un billet d'un
dollar pour que je m'achète une gâterie. Bien nantie de mes
trésors, je fis quelques pas, mais je revins vite vers elle :
SSur Monique, je peux-tu vous donner un bec ?
Elle se pencha et je lui donnai un baiser sur la joue. J'étais
affreusement gênée.
Merci, sSur Monique, je suis tellement contente.
Si tu es contente, je le suis aussi. Va jouer maintenant !
Je marchai en vitesse vers le dortoir, en cachant mon billet
dans la main. Je feuilletai les livres, et Diane vint me retrouver.
Je lui montrai mes cadeaux. Elle me trouvait chanceuse et
m'enviait beaucoup. Je décidai alors de partager mon argent
avec elle, puisqu'elle n'avait jamais rien, elle non plus. Je lui
montrai le dollar, mais, sans me laisser le temps de dire quoi que
ce fût, elle se mit en colère :
C'est pas juste, c'est pas juste. J'en veux, moi aussi !
Puis elle s'enfuit dans le salon, me laissant plantée là comme
un piquet. Un peu déconfite, j'allai porter mes livres dans ma
petite commode, puis je rejoignis ma sSur pour tenter de me
réconcilier avec elle et lui expliquer que je voulais partager mes
sous.
Écoute-moi, Diane, dimanche, après souper on va s'acheter
de la liqueur, des chips, ce que tu voudras. Je vais te donner la
moitié de mon argent... et la moitié de mes livres si tu veux...
Réponds-moi !
Elle s'éloigna de moi en boudant, elle ne voulait rien
entendre. Je commençai à pleurer :
C'est pas de ma faute, c'est les sSurs qui ont fait ma fête, j'ai
rien demandé, moi ! Sois pas fâchée... Je vais tout te le donner si
tu le veux absolument !
Elle se détourna de moi sans parler. Le dimanche, je séparai
tout en parts égales qu'elle accepta volontiers. Tout finit par
rentrer dans l'ordre et elle recommença à me parler comme
avant.
La piscine
Quelques jours après mon anniversaire, par une belle journée
ensoleillée, les religieuses décidèrent de nous permettre d'aller
nous baigner dans la piscine extérieure. Cette piscine comportait
trois compartiments. Un pour les petits, un autre pour nous, les
moyens, et finalement, une partie très creuse, pour les grands où
il y avait un plongeoir. Un mur de ciment séparait chacune des
parties. Moi, qui n'avais jamais nagé, je me contentai d'entrer
tout doucement dans l'eau en me tenant très fort sur le rebord de
la piscine. Une bouée flottait tout près de moi ; je m'avançai un
peu et je la saisis. Comme c'était une vieille chambre à air
d'automobile, je pus la passer par-dessus ma tête.
Je me laissai porter, je me sentais en sécurité. J'étais bien,
heureuse, profitant du soleil qui miroitait sur l'eau. Soudain je
me sentis agrippée. Une petite fille, qui venait de me rejoindre
en nageant, avait décidé que je devais lui laisser ma bouée. Bien
sûr, je m'y opposai.
Non, ôte-toi de là. C'est moi qui l'ai vue la première et je la
garde.
Elle essayait de me faire chavirer, mais du pied je tentai de
la repousser. J'avais drôlement la frousse de tomber à l'eau, moi
qui ne savais pas nager. Nos cris et nos éclaboussures ne
pouvaient passer inaperçus et une religieuse qui était là pour
surveiller m'appela.
Toi, viens ici, tout de suite !
Non, c'est correct, je lui donne la « trip ».
Élisa, je veux que tu viennes ici tout de suite !
J'étais furieuse contre la petite fille. Mais je ne pouvais rien
faire, je dus sortir de la piscine. SSur Monique avait rejoint
l'autre surveillante. Alors elles me prirent chacune par un bras et
une jambe et me balancèrent une fois, deux fois... pour me
lancer à l'eau. J'avalai de l'eau en essayant de reprendre pied et
de refaire surface. Je ne faisais que glisser et m'enfoncer de
nouveau. Je me débattis avec désespoir, je sentais mes forces me
quitter peu à peu. Je réussis pourtant à me relever. Je crachai et
je toussai. Je tremblais de tout mon corps ; j'essayai de reprendre
mon souffle sans en être capable. Je crus que j'allais mourir.
Quelques minutes après avoir repris le contrôle de moi- même,
je vis les deux religieuses qui me regardaient, heureuses des
efforts que j'avais fournis pour m'en sortir toute seule.
Maintenant je voulais apprendre à nager afin qu'une telle
expérience ne m'arrive plus jamais. Je n'oublierai pas de sitôt
combien je suffoquais, prisonnière de l'eau. SSur Monique
m'apprit à flotter comme une planche. Elle m'apprit à sauter
dans l'eau sans perdre le contrôle de mes mouvements et à nager
en chien. Après quelques jours, ma peur de l'eau disparut tout à
fait. Maintenant elles auraient beau me lancer de nouveau à
l'eau, je saurais comment m'y prendre pour sortir de là.
Un certain après-midi, il arriva que nous partagions la
piscine avec le groupe des petits. Je les regardais approcher
quand je vis Jean-Marc, mon petit frère, parmi eux. J'étais
contente et émue, ça faisait si longtemps que je ne l'avais vu. Il
était si frêle, si petit. La religieuse qui s'occupait d'eux prit la
main de Jean-Marc et descendit dans la piscine avec lui. Il y
avait très peu d'eau ; environ deux pieds. Relevant sa robe de sa
main libre, elle lui lançait un peu d'eau en plongeant la main et
en faisant beaucoup d'éclaboussures. Jean-Marc en perdait
presque le souffle... Puis elle le saisit par un bras et une jambe et
le lança dans l'eau. Il essayait et essayait encore de se relever,
mais il en était incapable. Je ne pus m'empêcher de crier :
Vous allez noyer mon frère ! Sortez-le de l'eau, il est
malade ! Il est pris du cSur ! Je vais le dire à ma mère ce que
vous faites là. JE VOUS HAIS. Laissez-le tranquille, vous
comprenez pas qu'il est malade !
La religieuse me regardait, figée sur place, puis elle réalisa
que Jean-Marc était vraiment en train de se noyer. Elle l'attrapa
dans ses bras et l'emmena hors de l'eau. Il étouffait et toussait.
Elle essaya de le mettre debout, mais ses jambes étaient toutes
molles et toutes bleues. J'avais si peur qu'il meure... Déchaînée,
je hurlai :
Vous allez le tuer !
Tout le monde était figé sur place, les yeux fixés sur Jean-
Marc. Personne ne parlait. Une autre religieuse, voyant la
gravité de la situation, prit mon petit frère dans ses bras et partit
en courant vers l'orphelinat. Je pleurais :
Si vous tuez mon frère, je vous tue toutes, COMPRIS !
Maintenant que Jean-Marc avait disparu, j'étais devenue
l'attraction. SSur Monique me dit, sur un ton qui en disait long :
Viens ici, toi. J'ai affaire à te parler ! Viens et viens vite.
La voix colérique de sSur Monique me ramena toutes mes
vieilles peurs. Elle me tendit une serviette :
Mets ceci sur tes épaules et suis-moi.
Non, je ne veux pas. Je veux aller me baigner. Je vous
promets que je ne le ferai plus.
Viens avec moi !
Elle me saisit un bras, mais j'essayai de me libérer en suppliant
et en pleurant :
Non, laissez-moi tranquille ! Qu'est-ce que j'ai fait ?
Tu mérites une punition et suis-moi !
Mon petit frère est malade. Il ne pouvait pas aller à l'eau... j'ai
eu peur qu'il meure... j'ai essayé de le défendre... il est peut-être
mort... je veux aller le voir... je veux le voir... S'il vous plaît !
Je hoquetai :
S'il vous plaît !
Tu vas venir avec moi tout de suite !
Vous n'êtes pas ma mère, laissez-moi tranquille ! Je veux
voir mon petit frère !
J'avais beau pleurer et me débattre, elle réussit à me traîner
jusque dans le dortoir. Je tremblais comme une feuille. Je sentais
mon cSur battre jusque dans ma tête, je tenais à peine sur mes
jambes tellement j'avais peur.
Non, s'il vous plaît, je ne veux pas la volée, s'il vous plaît.
Entre dans le dortoir et va mettre ton pyjama.
J'enlevai mon maillot encore humide, enfilai culotte, camisole,
robe de chambre et pantoufles. Je demandai à sSur Monique :
C'est quoi, ma punition ?
Maintenant tu vas te déshabiller !
Étant habituée à me déshabiller avant d'être battue, je suppliai de
nouveau !
NON, S'IL VOUS PLAÎT ! PAS ÇA !
Écoute-moi et déshabille-toi !
Elle avait parlé très doucement. Je me calmai un peu. J'enlevai
seulement ma robe de chambre et je levai les yeux sur elle. Elle
s'assit sur le lit d'à côté et dit :
J'ai dit TOUT ; enlève tout ! Tes sous-vêtements aussi.
J'avais le cSur pris dans un étau. Je ne voulais pas aggraver ma
situation et je fis ce qu'elle voulait. Je me fermai les yeux le plus
fort possible et, les dents serrées, j'imaginais déjà les coups qui
pleuvraient sur mon dos, mes fesses et mes jambes. J'étais
tendue à éclater... et pourtant rien ne vint. Je la regardai de
nouveau, elle dit :
Rhabille-toi !
Je fus surprise, je n'arrivais pas à comprendre ce qui m'arrivait.
Je crus qu'elle avait changé d'avis et je me rhabillai en vitesse.
Lorsque j'eus fini, elle me dit :
Déshabille-toi !
Je ne comprenais plus rien ; avait-elle décidé tout à coup de me
battre ? Mais elle m'ordonna :
Rhabille-toi !
Et je recommençai de nouveau. Elle me fit refaire le manège
quatre ou cinq fois jusqu'à ce que les autres filles remontent dans
le dortoir.
Bon, c'est assez ! Tu peux te mettre au lit.
Il était temps, car j'étais au bord de la crise de nerfs. Je me
couchai pendant que les autres filles se préparaient à aller
regarder la télévision. Je pleurai doucement, la tête sous les
couvertures...
Plus tard, au moment où les filles vinrent se coucher, je
demandai à sSur Monique :
Serait-il possible de me donner des nouvelles de mon petit
frère ?
Oui, je vais essayer. Essaie de dormir, je vais revenir.
Un peu plus tard, elle me réveilla pour me dire qu'il allait
très bien. Je pouvais enfin dormir tranquille, il était sain et sauf.
Le lendemain, je pris des feuilles et une enveloppe pour
écrire à ma mère. Je lui expliquai ce qui s'était passé à la piscine
avec Jean-Marc. Je lui racontai toute l'histoire. Je terminai en lui
demandant de m'apporter de la laine le jour où elle pourrait venir
nous voir. Je cachetai la lettre et sSur Thérèse s'offrit à la poster
pour moi.
La semaine suivante, ma mère vint à l'orphelinat. Elle monta
nous voir, Diane et moi, au cinquième. Elle me remit la laine
que je lui avais demandée. C'est la première fois qu'elle
m'achetait ce que je lui demandais. Elle nous expliqua qu'elle
ramenait Jean-Marc avec elle dès aujourd'hui et qu'elle viendrait
nous chercher plus tard. Quand elle nous quitta, Diane pleurait.
Elle aurait voulu repartir avec elle. Moi pas. Pourtant j'avais la
gorge nouée, avec une grande envie de pleurer.
Chaque dimanche, nous attendions sa visite en vain. Nous
étions les seules qui ne recevaient jamais de visite. Nous avions
beau attendre et espérer, personne ne venait. Je pensais que
peut- être ma mère commençait à m'aimer un peu. Puisqu'elle
m'avait apporté de la laine et des broches... Je me disais que les
choses avaient dû changer pendant tout ce temps. Peut-être
qu'un jour elle viendrait nous chercher et que la vie serait belle,
tous ensemble. J'espérais.
Le retour à la maison
C'est à cette époque que les sSurs nous annoncèrent un beau
voyage. Nous devions aller à Montréal visiter l'Exposition
universelle. Nous étions tellement heureuses. Les filles sautaient
et riaient. Nous avions tellement hâte que nous comptions les
jours. Pourtant, Diane et moi ne fûmes jamais de la partie.
Quatre jours avant le départ, ma mère vint nous chercher. Nous
étions déçues de manquer ce beau voyage, mais nous n'avions
pas le choix. Et nous ne savions pas ce que notre nouvelle vie
nous réservait.
Elle vint nous chercher en taxi et elle nous fit monter à
l'arrière. L'auto se mit en route et nous vîmes disparaître
l'orphelinat par la lunette arrière. Voyant que Jean-Marc n'était
pas avec elle, je lui demandai :
Maman, où est Jean-Marc ?
C'est pas de tes affaires, dit-elle d'un ton très sec.
Elle reprit :
Il est resté avec Arthur. Après ça, veux-tu savoir d'autres
choses, mon grand talent ?
Si j'avais pensé un court instant qu'elle avait changé à mon
égard, je m'étais bien trompée. Je ne savais pas à quel point
l'orphelinat me manquerait. J'y serais retournée sur-le-champ, si
elle m'avait demandé de choisir. Je la regardais parler et rire
avec les autres. Elle avait le petit Patrick dans les bras et lui
donnait parfois des baisers dans le cou. Je me demandais
pourquoi elle était toujours en colère contre moi. Je me
demandais pourquoi elle ne m'aimait pas. Pourquoi moi ? J'avais
toujours envie de pleurer toutes les larmes de mon corps, mais il
fallait que je me retienne ; je ne voulais pas qu'elle me voie
pleurnicher pour rien puisque ça lui tombait tellement sur les
nerfs.
Le voyage se termina dans un petit village que je ne
connaissais pas. Nous avions déménagé. La maison était petite,
peinte en blanc, et sensiblement pareille à l'autre. Arthur était là
qui nous attendait tout en gardant Jean-Marc. Celui-ci se berçait
dans sa petite chaise. J'étais tellement contente de le voir. Je
courus vers lui et l'embrassai sur une joue. J'étais heureuse de le
revoir et de pouvoir le toucher, car à l'orphelinat nous étions
séparés. Il ne nous était pas permis de nous visiter. Ma mère,
voyant cela, m'avertit :
Laisse-le tranquille, il ne s'est pas ennuyé de toi.
Moi, je m'étais ennuyée de lui. Moi, je m'étais inquiétée de
lui. Ne pouvait-on pas comprendre ce que je ressentais ?
Dès le premier soir, je repris mon rôle de gardienne. Je
devais ranger la maison. Puis, je devais attendre sans dormir
qu'ils reviennent. De plus, je n'avais pas le droit de grignoter, ni
d'écouter la radio ou regarder la télévision.
Après leur départ, je suis restée là, toute seule, car les autres
étaient couchés depuis longtemps. Le temps passait très
lentement. Je me berçais dans la chaise près de la fenêtre. Tout
en surveillant, je me fis une tartine de moutarde, car j'avais très
faim. Je n'étais toujours pas capable de manger à la même table
que ma mère sans avoir envie de vomir. Ma tartine était très
bonne, je m'en fis une autre en prenant bien soin de tout remettre
à sa place, le pot de moutarde dans le Frigidaire, le pain dans
l'armoire, le couteau bien essuyé et rangé à sa place, pas une
miette sur le comptoir. Il était bien trois heures quand ils
revinrent et que je pus me coucher, enfin.
Le lendemain, même scénario. Le temps passait et j'avais les
yeux qui fermaient tout seuls. Je pris le risque de regarder la
télévision afin de rester éveillée. Je regardai le dernier film en
étant sur mes gardes, prête à fermer la télé dès qu'une auto
entrerait dans la cour. Quand ils arrivèrent, j'avais réintégré ma
chaise berceuse. Ils étaient saouls et Arthur parlait très fort.
J'étais debout près de l'escalier, sur le point de monter me
coucher, quand Arthur se rendit compte de ma présence.
Tiens, la Grande Noire ! As-tu passé une bonne soirée ? On
va aller voir si t'as regardé la télévision !
Je devais avoir l'air coupable. Je me sentis toute petite. On
aurait dit qu'il avait lu mon forfait dans mes yeux. Il se dirigea
vers le salon et mit la main sur la télévision.
Tiens, elle l'a regardée, la lampe est toute chaude encore.
Est-ce que c'est vrai, Élisa, que t'as désobéi ?
Je voulais juste voir ce qu'il y avait. Mais à cette heure, il n'y
avait rien, alors je l'ai fermée.
Ma mère regarda Arthur en disant :
Moé, je suis fatiguée. Tu régleras ça demain !
Puis elle m'envoya me coucher. Je pus m'endormir malgré la
pensée de la volée qui m'attendait le lendemain. Pourtant, le
lendemain, ils semblèrent oublier ma faute. Mais les jours qui
suivirent furent très pénibles à vivre. J'étais battue sans raison ;
tout était toujours de ma faute. Parfois j'étais battue simplement
pour leur simple plaisir.
Je me rappelle la fois où Arthur voulut essayer sa nouvelle
ceinture. C'était une ceinture très large, toute capitonnée avec
une grosse boucle à un bout et ferrée à l'autre. J'étais habillée
d'une culotte courte et d'un gilet sans manche. J'avais beau
pleurer, supplier et crier, il n'avait aucune pitié. Ma mère
intervint, car je crois qu'il aurait pu me tuer.
Arrête, Arthur ! Arrête-toé, tu veux la tuer ? Arrête-toé, elle
en a assez.
C'est bon, j'arrête, mais elle est mieux de se tenir tranquille,
sinon...
En pleurant, je réussis à parler :
Oui, oui, papa, je vais vous écouter.
J'avais la figure enflée, les lèvres fendues et je saignais. J'avais
l'Sil gonflé avec une coupure au- dessus qui saignait également.
Mes jambes et mes bras étaient striés de marques rouges. J'avais
du mal à bouger tellement tout mon corps me brûlait. Comme un
animal, je me retirai dans mon coin en pleurant et en essuyant
mes blessures avec mes mains. Je mettais de la salive sur mes
doigts et je la répandais sur mes coupures, ma mère n'ayant plus
l'air de s'occuper de moi. Dans mon coin, je pleurais sur moi en
pensant avec regret à l'orphelinat.
L'emprise d'Arthur
L'orphelinat était maintenant bien loin dans mes pensées. De
nouveau, j'étais tout entière habitée par la peur ; peur de ma
mère, mais peur d'Arthur surtout puisque ma mère ne jurait que
par lui. Ce jour-là, il travaillait dans la cour à placer des
planches par ordre de grandeur. J'étais bien en sécurité à
l'intérieur quand je l'entendis crier :
Élisa, viens m'aider, dépêche-toé !
Ma mère m'envoya et je sortis le rejoindre. Je m'approchai
de lui, tout en me tenant sur mes gardes afin d'éviter de recevoir
un coup. Je l'aidai du mieux que je pus. Je m'appliquais pour ne
pas le mécontenter.
Tu travailles pas trop mal quand tu veux ! Si tu voulais être
plus gentille avec moi, je ne te battrais plus.
Qu'est-ce qu'il faut que je fasse ?
T'as rien qu'à être gentille et à venir quand je t'appellerai.
Je ne comprenais rien. Il me semblait que je faisais tout mon
possible pour être serviable, et pour être gentille. Cependant, je
n'arrivais qu'à les exaspérer. Je ne savais pas comment faire
plus. Je ne pus en savoir davantage de la part d'Arthur, car ma
mère m'appelait.
Bon, tu peux t'en aller, ta mère va s'inquiéter. T'es mieux de
venir quand je t'appellerai, parce que sans ça tu vas voir...
Il passa sa main sous ma jupe, mais je me dégageai
brusquement. Il en profita pour me donner un coup de planche
sur les cuisses. C'est donc en pleurant que je rejoignis ma mère.
Elle m'observait par la fenêtre de la cuisine :
Arrête donc de te lamenter. Il t'a pas tuée, non ! Ferme ta
gueule et viens m'aider !
J'avais tellement peur d'elle que mes larmes cessèrent
instantanément. Je n'aimais pas travailler avec elle parce qu'elle
me critiquait sans cesse. Elle me prenait en défaut et me
disputait. Je ne faisais rien à son goût. Sa seule présence suffisait
à me rendre nerveuse et à me faire faire des bêtises. J'essayais de
faire disparaître une tache dans l'évier et je m'y prenais tout de
travers. Elle me prit par-derrière le cou et me dit en serrant très
fort :
Viens, ma p'tite fille, je vais te montrer comment faire et t'es
mieux de t'en souvenir, parce que je te le dirai pas deux fois.
Je détestais les vacances et les journées de congé, et tous les
moments qui me mettaient en présence de ma mère. Elle ne
pouvait même pas supporter de lever les yeux sur moi. Devant
elle, je me sentais laide, maladroite, imbécile. Entre elle et
Arthur, j'étais comme entre deux feux. C'était à qui me
frapperait le plus. J'essayais de vivre le plus loin possible de l'un
comme de l'autre.
Comme j'étais trop exaspérante pour travailler avec elle, elle
m'envoya au deuxième pour faire les lits. J'étais presque rendue
aux dernières marches, quand j'aperçus Arthur, dans notre
chambre, qui tripotait mes sSurs. Je n'osais plus bouger de peur
qu'il ne me voie, je n'osais pas descendre de peur de me faire
chicaner par ma mère. J'étais plantée là, quand ma mère, se
rendant compte qu'il n'y avait plus aucun bruit, cria :
Arthur, qu'est-ce que tu fais en haut avec Diane, Sylvie et
Élisa ?
J'en profitai pour monter jusqu'en haut. Arthur se tourna dos
à moi et se dépêcha de fermer son pantalon. Il me jeta un regard
terrible en criant à ma mère qu'il était en train de réparer le lit
des garçons. Mes sSurs me supplièrent de ne rien dire.
On était obligées de le faire, sans ça, il nous aurait donné une
volée, comme celle que tu as eue hier.
Je ne dirai rien à condition que vous cessiez d'inventer des
choses à mon sujet, pour me faire battre, O.K. !
Je me mis à faire les lits ; elles me regardaient quand ma
mère apparut dans la porte :
Ça vous prend bien du temps ! Qu'est-ce que vous faites ?
Vous complotez derrière mon dos ?
Non, maman. Elles m'aident à faire les lits.
Elles se mirent au travail sans perdre de temps. Ma mère
nous tourna le dos et rejoignit Arthur dans la chambre des
garçons.
À cette époque, Arthur partait travailler pour toute la
semaine. Il ne revenait que le mercredi soir pour dormir et le
vendredi pour la fin de semaine. Quand il revenait, nous devions
nous jeter à son cou pour l'embrasser en disant : Bonjour, papa !
Avez-vous fait une bonne semaine ?
Lui, il ne prenait jamais le temps de répondre. Il se
déshabillait en jetant son linge partout. Ce qu'il aimait le mieux,
c'était de lancer ses bottes de sécurité, ensuite il disait :
Tu vois pas que c'est pour mettre au lavage !
Je devais alors tout ramasser et apporter le linge sale dans la
salle de bains. La première fois, lorsque je m'avançai pour
ramasser son linge, il défit sa ceinture. Bien entendu, je bondis
en arrière.
Qu'est-ce que t'attends pour venir ? Aurais- tu peur par
hasard ?
... Non.
Mais j'avais une peur extrême de lui et j'avançai en le fixant
pour éviter le moindre de ses gestes. Mais il s'était mis à parler
avec ma mère. Voyant qu'il était occupé, j'en profitai pour me
pencher et ramasser le tout, mais soudain il bondit en me
donnant quelques coups de ceinture ici et là. J'essayai de lui
échapper, mais, d'une brusque détente, il lança son pied et
m'attrapa le pubis de la pointe de sa bottine. Je me mis à crier et
à sauter de douleur. Il riait comme un fou de m'avoir attrapée :
Je vais t'en donner plus souvent, tu danses trop bien.
Et ma mère riait, riait aux éclats comme si c'était une bonne
blague. Elle le laissait faire tout ce qu'il voulait. Bien sûr, je
l'avais à l'Sil, mais c'était comme un jeu pour lui. Il essayait de
déjouer mon attention et il réussissait trop souvent. Il n'avait
aucune pitié pour moi, ni lui ni ma mère.
L'oncle Alfred
Un jour, nous avons rendu visite à un oncle d'Arthur. Il
l'appelait l'oncle Alfred. C'était un vieil homme qui vivait tout
seul dans un petit chalet bleu et blanc. Il était très riche,
semblait-il. Il nous accueillit dans sa berceuse, vêtu simplement
d'un pantalon et d'une camisole crasseuse. S'il était si riche que
ça, il n'en paraissait rien. Pendant que les parents parlaient, moi
je regardais autour de moi. C'était un tout petit chalet, avec des
meubles vieux et laids comme leur propriétaire. Il n'avait même
pas l'eau courante, seulement une pompe à main. C'était sale et
ça sentait le renfermé. Ma mère lui demanda :
Qui est-ce qui vient faire ton ménage ?
Bien, je paie des petites filles ici et là !
Il ajouta en riant :
Ça arrive que je les paie aussi pour coucher. Il faut bien que
je dépense mon argent avant de mourir.
Ma mère, intéressée, lui proposa :
Quand mes enfants seront partis à l'orphelinat, si tu veux, je
peux venir faire ton ménage et à manger aussi !
Moi, je n'avais compris que l'orphelinat. Nous allions
retourner à l'orphelinat. Comme j'étais heureuse ! Mais un mot
me fit dresser l'oreille. L'oncle Alfred s'adressait à moi :
Toé, qu'est-ce que tu dirais de travailler pour moé ? Je te
donnerais tout ce que tu veux, tu gagnerais plus que les autres
ont jamais gagné !
Je la vois pas travailler icitte. Il n'en est pas question. T'es
bien trop un vieux vicieux. Moi, je suis prête à travailler pour
toé, mais pas elle !
Réfléchis bien. Ça va en faire une de moins à faire vivre. Et
puis, je vais bien la payer...
La stupéfaction me clouait le bec. Je n'avais que dix ans et je
ne me voyais pas à son service. Heureusement que ma mère était
intervenue.
Il regardait ma mère du coin de l'Sil comme un vieux
renard. Elle semblait hésiter. Je suppliai Dieu de ne pas
m'abandonner. Ce vieux salaud semblait aussi vicieux que son
neveu Arthur. J'aimais mieux rester chez nous à me faire battre
que de vivre ici avec lui. Ma mère trancha la question :
Je ne peux pas la laisser ici, car ils l'attendent demain à
l'orphelinat, son nom est donné. Peut- être plus tard, quand elle
sera un peu plus vieille, je repenserai à ça.
J'étais doublement soulagée. J'aurais cru qu'elle était prête à
me laisser là pour avoir de l'argent à chaque semaine.
C'est toé qui mènes, Martha. Je vais l'attendre, mais, je veux
absolument l'avoir. Ça vaut la peine d'attendre.
Moi, je veux pas travailler ici avec vous.
Toé, ferme-la, c'est moé le maître, dit ma mère, c'est à moé
de régler ça.
De retour à la maison, ma mère et Arthur discutèrent très
longtemps. Ils ne semblaient plus si sûrs que ça de m'envoyer
avec les autres. J'ai pleuré une bonne partie de la nuit. J'ai prié
Dieu de toutes mes forces afin de retourner à l'orphelinat comme
les autres. Au matin, ma mère nous ordonna :
Allez faire vos bagages, il faut partir cet après-midi pour
l'orphelinat et j'ai pas envie de revenir à deux ou trois heures de
la nuit.
Dans la voiture, les enfants pleuraient. Moi, j'essayais de
cacher le grand sourire qui me venait sur les lèvres. Je retournais
enfin à l'orphelinat.
Deuxième partie
De la haine et de la peur
Le retour à l'orphelinat
Cette fois, nous étions seulement cinq à revenir à
l'orphelinat. Le petit Jean-Marc ne venait pas puisqu'il était très
malade ; ma mère pensait qu'il valait mieux qu'elle le garde avec
elle.
Ce fut le même scénario et le même taxi. En cours de route,
personne ne semblait avoir le goût de parler si ce n'est ma mère
qui bavardait avec le chauffeur. De temps en temps, un des
petits reniflait ses sanglots. C'était la même grisaille, le même
trop long voyage. Moi, j'avais seulement peur qu'elle change
d'idée et nous ramène à la maison. Je fus soulagée quand nous
arrivâmes au pied de la côte d'où nous pouvions voir la grande
bâtisse de briques à l'avant.
Cette fois, ma mère ne sortit même pas de l'auto pour nous
accompagner à l'intérieur.
Bon, je débarquerai pas. Vous connaissez le chemin, alors,
allez-y. Vous avez qu'à entrer, elles vous attendent.
Le taxi avait déjà disparu au bas de la côte. Debout au milieu
de nos maigres bagages, les autres pleuraient sans retenue. Moi,
j'étais calme et heureuse qu'elle me laisse là ; enfin la liberté
retrouvée ! Mais pour combien de temps ? Je ne pouvais pas le
savoir. Ça durerait ce que ça durerait, c'est tout.
Je pris les sacs, les autres me suivant ; j'avais un peu peur
que la porte soit verrouillée, peur qu'on ne veuille plus de nous.
La porte s'ouvrit. Sauvée ! J'étais sauvée ! Comme il n'y avait
personne pour nous recevoir, nous avons pris la décision de
monter chacun à notre étage puisque nous connaissions déjà le
chemin. Au premier, nous avons dû sonner et une religieuse vint
nous ouvrir la grande porte. Elle fut surprise de nous voir. Mais
elle prit Patrick dans ses bras et disparut à l'intérieur avec lui. Au
cinquième, sSur Monique vint nous ouvrir :
Comment se fait-il que vous soyez là ?
Bien, c'est ma mère qui est venue nous porter, répondis-je.
Où est-elle exactement ?
Elle est repartie. Pourquoi ?
C'est rien, mes enfants ! Allez vous préparer pour la nuit.
Je commençai à être sérieusement inquiète. En nous rendant
au dortoir, je dis à Diane :
On dirait qu'elle veut pas de nous autres.
En pyjama, nous avons rejoint les autres filles au salon.
Toutes furent très surprises de nous revoir. Bien sûr, elles nous
firent le compte rendu du voyage à l'Expo que nous avions raté.
Mais mon inquiétude était telle que je n'arrivais même pas à
regretter ce voyage. J'avais le cSur gros et une grande envie de
pleurer. SSur Monique, qui m'observait, me dit :
Il y a quelque chose qui ne va pas, Élisa ?
On dirait que vous ne voulez plus de nous !
Non, c'est pas ça ! Il aurait fallu que ta mère nous avertisse de
votre arrivée ; nous ne savions même pas que vous alliez
revenir. C'est pour cela que j'ai été surprise de vous revoir.
Dépêchez-vous de retrouver vos amies, car il va être l'heure
d'aller vous coucher.
Diane avait cherché son amie d'avant, mais on lui apprit que
celle-ci était partie et qu'elle ne reviendrait plus jamais. J'étais
seule comme d'habitude, et Diane était triste dans son coin. Mais
elle fut vite consolée et entourée. J'avais remarqué une nouvelle
dans le groupe, une petite fille pas très jolie et boulotte, une
petite fille isolée comme moi. Je me rapprochai d'elle, et au lieu
de s'éloigner comme les autres, elle me demanda :
Pourquoi es-tu ici ?
C'est parce que ça va mal chez nous et ma mère nous a
emmenés ici.
Franchement, j'ignorais la vraie raison de notre séjour à
l'orphelinat. Je la questionnai à mon tour et elle m'apprit :
Moi, c'est parce que mon père et ma mère ne veulent pas de
moi.
Ne t'en fais pas, c'est presque pareil pour moi.
La journée se terminait. J'étais heureuse, le cSur gonflé de
joie et j'avais des étoiles dans les yeux. J'étais de retour ici et
j'avais une amie... j'avais enfin une amie. J'avais hâte à demain.
Les vacances étaient terminées. C'était l'inscription scolaire.
Je devais recommencer ma troisième année puisque j'avais
échoué. Je serais donc dans la même classe que ma sSur. Un
frère nous enseignait ; c'était la première fois qu'un homme me
faisait la classe. Je me promettais de bien travailler. Chaque soir,
il fallait faire nos devoirs et étudier nos leçons. Quand nous
étions certaines de bien les savoir, nous allions retrouver sSur
Monique pour la récitation. J'avais beau étudier, étudier encore,
même si j'étais certaine de bien savoir ma leçon, dès que
j'arrivais pour la réciter, j'étais incapable de sortir un son de ma
bouche. J'oubliais tout en un instant. SSur Monique m'avait dit :
Reste calme et essaie de l'écrire, quand tu le sais.
C'était un bon truc. J'arrivais à récrire de mémoire toute ma
leçon. Mais le lendemain, en classe, tout se gâchait. J'étais
incapable de me rappeler quoi que ce soit. Je ne dépassai jamais
le cap des cinquante pour cent. Le professeur me tapait les
doigts avec une règle et me disputait, mais ça ne me faisait pas
mal, c'était bien moins pire que la ceinture d'Arthur.
Le problème, c'est que j'étais dans la lune. À chaque jour,
malgré moi, à n'importe quel moment de la journée, et même
pendant la nuit, je m'éveillais et je repensais à ma vie à la
maison. Je ne pouvais m'empêcher de songer que ma mère avait
la possibilité à tout moment de revenir me chercher et mettre fin
à la vie agréable et douce que j'avais ici. Cette crainte me
rongeait de plus en plus, au point de m'empêcher de profiter des
moments heureux que j'avais à l'orphelinat. Quand je me mettais
à penser à mon retour à la maison, je devenais raide et froide
comme une statue, je fixais un point et je ne bougeais plus. SSur
Monique finit bien par s'apercevoir de mon état. Elle me fit
venir près d'elle et me demanda :
Qu'est-ce qui se passe, Élisa ?
Rien, j'ai peur et j'sais pas pourquoi. J'ai pas hâte de retourner
chez nous, je veux rester ici.
Je me mis à pleurer sans pouvoir m'arrêter. Comme si je
pleurais pour tous les autres jours de ma vie. Je pleurais la tête
sur ses genoux jusqu'à ne plus avoir de larmes, juste des sanglots
dans la gorge. Elle me caressait les cheveux :
Pleure, ma belle, c'est le meilleur remède. Tu es bloquée
depuis si longtemps.
Le ménage
Ce jour-là, après déjeuner, sSur Monique et sSur Thérèse
nous ont annoncé que les corvées de ménage allaient
recommencer. Les vacances étaient bien finies. Chaque samedi,
un groupe allait faire le ménage de l'étage, tandis que l'autre irait
donner un coup de main à l'église, et cela, à tour de rôle. Comme
récompense de notre travail, ce samedi, nous devions faire un
pique-nique pour le souper. C'était comme une sorte de jeu et
nous étions toutes d'accord. Mon équipe fut assignée au ménage
de l'étage. Défaire les lits, changer les draps, les taies d'oreiller
et refaire le tout. Mettre tout le linge sale dans un grand tas et
transporter des piles de draps propres et frais qui sentaient bon.
Épousseter partout, laver les baignoires, les grands éviers et tout,
et tout. Nous étions joyeuses de faire tout ce travail ensemble.
SSur Monique me remit trois tapis en me demandant :
Peux-tu aller porter ça dans la chute à linge au bout du
corridor, c'est pour laver. Tu verras, c'est une porte en fer avec
une poignée ; tu les mets là-dedans et ils vont tomber jusqu'en
bas où on s'occupe de laver le linge sale.
Oui, c'est compris, j'y vais tout de suite.
Au bout du corridor, il y avait bien une porte de fer comme
elle me l'avait dit, il y en avait même deux : une de chaque côté
des grandes portes. Était-ce celle de ce côté-ci ou celle de l'autre
côté des portes ? J'hésitai un instant, j'ouvris le panneau, je jetai
les tapis à l'intérieur et je refermai. Puis, curieuse, je l'ouvris une
seconde fois pour voir si les tapis avaient glissé jusqu'en bas.
Quelle ne fut pas ma surprise de sentir sur mon visage une
grande bouffée de chaleur et de voir du feu... Il faisait très chaud
là-dedans. J'ai pensé : Mon Dieu ! Les tapis ont pris feu...
De l'autre côté de la porte, j'ouvris le panneau, mais je n'y vis
aucun feu, aucune chaleur, rien. Je me demandais bien pourquoi.
Je n'y comprenais vraiment rien. Une fille passa avec une
poubelle et se rendit jusqu'au premier panneau, celui qui avait vu
disparaître mes tapis. Elle l'ouvrit et y jeta le contenu de la
poubelle. Je pouvais voir encore le feu qui montait, je lui
demandai :
Comment ça se fait que l'autre, de l'autre bord, il ne fait pas
ça ?
Tu sais pas ? Celui où je viens de jeter les papiers, c'est
l'incinérateur et l'autre, c'est pour envoyer le linge en bas pour le
faire laver. Pourquoi tu demandes ça ?
Pour rien, c'est juste pour savoir.
À cet instant, je me sentis très mal. J'avais des sueurs froides
dans le dos. Qu'est-ce que j'avais fait ? J'allais me faire
drôlement disputer!!! Je décidai de dire la vérité et je retournai
au dortoir pour avouer ma faute. Mais en voyant les deux sSurs,
le courage me manqua ; je continuai de travailler avec les autres
sans rien dire.
La journée se termina joyeusement par le pique- nique
annoncé. C'était une journée fort agréable, mais je n'arrivais pas
à oublier la bêtise que j'avais faite.
Le remords me talonna toute la semaine. Ce n'est qu'à la
corvée de ménage suivante que sSur Monique aborda le sujet :
Écoutez, les filles ! Laquelle d'entre vous s'est occupée de
mettre les tapis au lavage ?
Évidemment, personne ne répondit. Je n'en menais pas large.
J'avais sans doute le rouge au front, mais personne n'aurait pu
me faire avouer mon « crime ». J'étais incapable d'ouvrir la
bouche, j'avais bien trop peur. SSur Monique expliqua :
C'est parce que, depuis samedi dernier, nous aurions été
supposées les recevoir, mais nous n'avons rien eu... Enfin ! Ils
doivent être rendus à un autre étage. Ils sont toujours mêlés en
bas.
Je n'ai jamais avoué et elles n'ont jamais su ce qui était
advenu de ces satanés tapis.
De nouveau l'enfer
La vie s'organisait agréablement. J'étais devenue une petite
fille presque comme les autres. J'avais ' une amie. Pourtant, je
savais bien que cela ne durerait qu'un temps. Nous étions en
train de répéter une danse pour la Sainte-Catherine, quand sSur
Thérèse vint nous avertir que notre mère nous attendait ; elle
était venue nous chercher. J'avais beau m'y attendre, je ne
pouvais y croire, j J'avais l'impression que toute la lumière de
cette journée venait de s'assombrir. Ma mère allait me ramener.
J'étais devenue comme un bloc de glace, j Ce n'était pas possible.
Je ne voulais pas y retourner. Je regardai sSur Monique avec
des yeux suppliants, mais elle détourna la tête. Il n'y avait rien à
faire. Je n'avais qu'à faire face. Je n'avais qu'à obéir.
Ma mère nous attendait dans le hall d'entrée. Mes frères et
mes sSurs étaient déjà là, avec leurs bagages. Du haut de
l'escalier, je l'observai. Elle semblait toujours la même, petite et
fière, mal à l'aise dans ce lieu qui lui était étranger. Mon cSur se
serra quand elle leva les yeux vers moi ; je retrouvai la même
bouffée de chaleur, les tempes serrées, comme à chaque fois
qu'elle me regardait.
Bonjour ! Je suis venue vous chercher.
Ce fut tout. Elle remercia la sSur directrice et nous sommes
sortis. Un taxi nous attendait. Ce n'était plus nouveau à mes
yeux. Je ne regardai même pas en arrière. Je savais que je ne
reviendrais plus ici, plus jamais. Les autres riaient et racontaient
des anecdotes de leur vie à l'orphelinat. Moi pas. J'étais comme
assommée. Je revenais vers l'enfer.
Nous avions encore une fois déménagé. Nous étions revenus
à la maison que nous habitions avant d'aller à l'orphelinat la
première fois : celle que mon père avait voulu acheter. J'avais
l'impression de revivre des images connues. À l'intérieur de la
maison, Arthur nous attendait en se roulant des cigarettes, et
Jean-Marc se berçait non loin de lui. Je me retins d'aller
embrasser mon petit frère de peur de me faire rabrouer comme
la première fois. Je lui fis un petit sourire de loin et, malgré moi,
je cherchai mon père des yeux.
Comme si elle avait lu dans mes pensées, ma mère nous dit :
Écoutez, les enfants, je vais vous dire quelque chose. Je suis
séparée d'avec Gérard, votre père. Il vient plus icitte. Ça fait
presqu'un mois que je n'ai pas eu de ses nouvelles. Il travaille
dans le bois, il est « cook » dans un chantier. Il ne descend pas
souvent. Attendez-vous pas à le voir trop, trop.
Nous la regardions tous. Je me demandais bien pourquoi elle
nous disait tout cela. Ce n'était pas la première fois qu'Arthur
vivait chez nous.
Je suis séparée de lui et je reste avec Arthur. C'est lui qui va
tout payer pour vous nourrir et il faut que vous l'aimiez comme
votre propre père.
D'une manière ou d'une autre, ça ne changeait pas grand-
chose à ma situation. Cela ne faisait que confirmer mon
malheur. Richard lui dit :
Nous le savions depuis longtemps !
Moi, je ne bougeais pas, je ne parlais pas. Tout ce que
j'espérais, c'est qu'ils aient changé pour le mieux. Ma mère
continua en souriant :
Alors, dans ce cas, allez embrasser votre deuxième père.
Pour ne pas la mettre en colère contre moi, je suivis les
autres et j'embrassai Arthur sur la joue, à contrecSur. Peut-être
qu'en commençant avec de la bonne volonté, j'aurais la chance
d'avoir un avenir plus doux et agréable. Peut-être avaient-ils
changé ? Ma mère me parlait sans se fâcher et me traitait comme
les autres. Je pensais que nous commencions peut-être une
nouvelle vie. Je m'installai dans ma chambre et passai une bonne
nuit.
Le souffre-douleur
Il ne me fallut pas longtemps pour reprendre mon ancien
rôle de souffre-douleur. Je redevins très vite la risée et l'esclave
de ma mère et d'Arthur. Il leur fallut seulement trois jours pour
recommencer à me donner des coups et à crier contre moi.
Par chance, Arthur travaillait toute la semaine en forêt, cela
me permettait de respirer un peu. Entre l'école, le temps des
devoirs et des leçons et l'heure du coucher, il ne me restait que
peu de temps à avoir des contacts avec ma mère. Elle nous
envoyait au lit vers huit heures. Mais souvent, sous n'importe
quel prétexte, elle me faisait coucher à six heures, tout de suite
après le souper. Pour la moindre bêtise ou simplement parce
qu'elle en avait assez de me voir, elle me faisait monter à ma
chambre pour dormir. Je trouvais cela injuste, mais de toute
façon je n'avais toujours pas le droit de regarder la télévision
comme les autres. La vaisselle terminée, je devais regagner mon
coin. J'essayais bien de m'asseoir sur la pointe des fesses, au
bout de ma chaise et de m'étirer le cou le plus possible ; de là je
pouvais voir une partie de l'écran. Mais je devais faire bien
attention pour ne pas me faire attraper par ma mère.
Toé, recule-toé. T'es pas là pour regarder la télévision. Que je
te reprenne plus parce que tu vas en manger toute une....
Dans mon lit, j'étais bien. J'étais sûre de ne plus avoir à subir
les attaques de ma mère, du moins jusqu'au matin. Je pouvais
tout à mon aise inventer un monde où je n'étais qu'une petite
fille ordinaire, belle, gentille et heureuse. Je pouvais rêver que
ma mère m'avait abandonnée et que je restais à l'orphelinat pour
toujours. Pourtant, un soir, je l'entendis monter pour vérifier si je
dormais. Bien sûr qu'à cette heure-là, je n'avais pas sommeil.
Pourtant je fermai les yeux pour lui faire croire que je dormais.
J'avais toujours la même peur d'elle, sa simple présence suffisait
à me donner des chaleurs. Elle entra dans ma chambre, je la
sentais tout près de mort lit. J'essayais de respirer doucement, de
ne pas bouger. Aucun bruit, il ne se passait rien. Je me
demandais ce qu'elle pouvait bien faire. Je me demandais même
si elle était encore là. J'ouvris un tout petit peu les yeux pour
vérifier, mais elle était là à me regarder, son visage tout près du
mien, à m'épier, à guetter le moindre mouvement suspect de ma
part. Voyant que je faisais semblant de dormir, elle se jeta sur
moi en me tirant du lit :
Ma petite tabarnac, quand je t'envoie te coucher, c'est pour
dormir. Tu veux veiller, tu vas veiller à ton goût.
Elle m'agrippa par les cheveux et me força à marcher
derrière elle jusqu'à l'escalier. Pliée en deux, j'essayai de me
protéger avec mes bras. Elle me poussa dans l'escalier. Je
descendis quatre à cinq marches en tournant et en roulant, puis,
heureusement, je réussis à reprendre pied et à descendre le plus
rapidement possible vers mon coin. Je tremblais comme une
feuille. Elle vint s'asseoir dans sa berceuse en face de moi en me
regardant d'un air féroce.
Assis-toé comme du monde. T'es pas descendue en bas pour
regarder la télévision ; t'es descendue pour veiller pis tu vas
veiller.
Je ne comprenais pas pourquoi elle s'acharnait sur moi
comme cela. Je suppliai Dieu pour qu'il change ma mère et que
j'aie droit à la même vie que les autres.
Quand il fut le temps pour les enfants d'aller au lit, Richard,
me regardant, demanda à ma mère :
Pourquoi elle vient pas se coucher, Élisa ? C'est pas juste,
elle est plus jeune que moé et elle peut rester veiller avec vous !
Veux-tu ben aller te coucher ! C'est moi qui mène icitte.
Envoyez, montez, et que je n'entende pas un mot, sinon je vais
monter avec la « strap », gronda-t-elle.
J'avais peur de rester toute seule avec elle. Elle se berçait
tout en fumant une cigarette. Elle paraissait nerveuse. Je ne la
quittais pas des yeux. J'attendais son verdict. Elle reprit :
Tu vois ce que ça fait quand on écoute pas, on mange des
volées.
Mais, m'man, je vous écoute !
Ça donne rien de parler avec toé, t'es pas parlable ! J'suis
aussi bien d'aller me coucher.
Elle se leva, éteignit toutes les lumières et se rendit dans sa
chambre pour mettre sa robe de nuit. J'allais passer la nuit là,
toute seule, moi qui avais si peur dans le noir. Je commençai à
me tortiller sur ma chaise.
Va te coucher, on réglera ça un autre jour.
Je ne me le fis pas dire deux fois et je grimpai à ma chambre.
Pendant les trois ou quatre semaines qui suivirent, je dus aller au
lit tous les soirs à six heures. Elle n'avait qu'à me dire :
Élisa, tu sais quelle heure il est, alors vas-y.
Ou bien :
Je t'ai assez vu la face, c'est l'heure, dépêche-toé.
Bien sûr, la loi changeait avec l'arrivée d'Arthur. En fin de
semaine, je devais garder tous les soirs, car ils allaient prendre
une bière en ville.
T'as assez dormi pendant la semaine, t'es capable de rester
debout et de garder quand on sort.
Je devais les attendre sans dormir jusqu'aux petites heures du
matin. Les fins de semaine étaient bien dures à vivre pour moi,
car même si je me couchais tard dans la nuit, je devais me lever
avec mes frères et mes sSurs. Mais surtout, il y avait Arthur.
Un matin où je ne m'étais pas réveillée en même temps que
les autres, c'est lui qui monta pour me faire lever. Je m'étais
couchée très tard et je ne les avais pas entendus se lever. J'étais
comme assommée de fatigue. Arthur était monté et, par la grâce
de Dieu, je m'étais réveillée juste à temps, car il avait passé ses
mains sous les couvertures afin de me toucher. Je sautai de
l'autre côté du lit. Il me dit avec un grand sourire :
Laisse-toé faire, pis j'te ferai pas de mal.
Je le regardai droit dans les yeux, essayant de lui faire
comprendre à quel point je le détestais et qu'il n'avait aucune
chance avec moi. Jamais il ne me toucherait...
Ta mère m'a envoyé te chercher pour que tu te lèves. Je sais
que tu m'haïs, mais je vas me faire aimer, même par des coups
de pied au cul et des coups de ceinture. Tu finiras ben par
m'aimer. J'te laisse cinq minutes pour faire les lits et descendre.
Si t'es pas descendue dans cinq minutes, je vas revenir te
chercher avec la ceinture. C'est compris ?
C'est ainsi qu'Arthur entreprit de se faire aimer. Plusieurs
fois, quand j'étais seule en haut, il montait et essayait encore ;
mais je réussissais toujours à lui échapper. Parfois il enlevait sa
ceinture pour me fouetter. Je criais alors de toutes mes forces,
espérant que ma mère vienne me sauver. Les premières fois, elle
montait en demandant :
Qu'est-ce qui se passe encore ?
Elle se grouille pas pour faire les lits !
Et il me donnait un coup de ceinture pour lui prouver qu'il
me battait, et elle redescendait sans rien dire. À la fin, étant
habituée de m'entendre hurler, elle criait à Arthur :
Envoyé, tue-la, câlisse ! Qu'elle ferme sa gueule.
Alors il s'en donnait à cSur joie... Parfois il cessait de me
fouetter et disait :
Si tu m'écoutais et faisais ce que j'te dis, je ne te battrais pas
comme ça.
Mais je ne voulais pas le toucher et encore moins me laisser
toucher par lui, alors il continuait à frapper jusqu'à ce que je sois
étendue par terre, sans force, roulée en boule pour protéger mon
visage et mes bras...
Laisse faire, je t'aurai bien un de ces jours. Tu feras bien ce
que je te demanderai, ma petite crisse !
Et il me laissait par terre à pleurer de douleur, de peur et de
chagrin.
Je savais bien qu'il faisait la même chose à mes sSurs et
qu'elles se laissaient faire de peur de subir le même sort que le
mien. Je décidai alors de tout raconter à ma mère pour qu'elle
nous protège. Elle m'écouta en silence. Elle me dit qu'elle allait
vérifier auprès d'Arthur, de Diane et Sylvie. Bien entendu,
Arthur affirma que je mentais et mes sSurs nièrent en baissant la
tête. Ma mère était furieuse contre moi
Attends-moé, tu vas voir...
Elle descendit à la cave et remonta avec un bâton.
Ah ! tu te penses si belle que tout le monde saute sur toé ! Tu
penses qu'Arthur a besoin d'une noiraude comme toé ! Tu
voudrais bien qu'il s'en aille pour que tu puisses faire à ta tête,
mais tes petites menteries ne prennent pas, tes petites
manigances non plus. Attends un peu, tu vas manger la plus
belle volée de ta vie.
Elle se mit à me battre avec son bâton, violemment. Je la
haïssais, je haïssais mes sSurs de m'avoir laissée tomber. Je
haïssais Arthur encore plus. Ce jour-là, j'ai eu une raclée
qu'aucun corps ne peut oublier.
Le sursis
C'est à la fin de cette semaine-là que mon père réapparut
dans notre vie. C'était un vendredi et Arthur venait à peine
d'arriver de son chantier quand on frappa à la porte. C'était mon
père.
Nous étions plantés là à le regarder, les yeux ronds sans faire
un geste ni dire un mot. J'aurais voulu lui sauter au cou, mais je
n'osais pas. J'avais trop peur de ma mère pour montrer que j'étais
heureuse de sa venue. J'avais envie de l'embrasser sur la joue, de
me serrer contre lui et de lui demander de ne plus repartir.
Pourtant, je ne bougeais pas d'où j'étais, les autres non plus
d'ailleurs. Il était debout sur le tapis près de la porte, ne sachant
plus très bien quoi faire, mal à l'aise.
Bonjour, dit-il. Vous n'êtes pas contents de me revoir !
Oui...
Qu'est-ce que vous attendez pour venir m'embrasser ?
C'est Sylvie qui osa la première. Alors nous nous sommes
jetés dans ses bras ; lui, il s'était penché, les bras grand ouverts
pour nous recevoir. Il avait les larmes aux yeux et il répétait en
nous embrassant :
Mes petits enfants... Mes petits enfants...
Ma mère, témoin de la scène, parut insultée.
Arrêtez-vous, laissez-le un peu tranquille. Laissez-lui le
temps d'arriver. Vous aurez tout le temps de le voir et de le
bécoter.
Mon père enleva sa veste et se tourna doucement vers ma
mère.
Bonjour, Martha, j'ai un mois de congé et je voudrais le
passer ici, avec vous autres. Tu n'auras qu'à me dire combien je
te devrai pour ma pension. Après, je retournerai travailler dans
le bois.
Commence par entrer, on parlera de ça quand les enfants
seront couchés. Ils ont les oreilles trop fines.
Mon père était maintenant pensionnaire chez nous. Je ne
comprenais pas pourquoi il revenait ici, où il risquait de se faire
de la peine. Pourtant sa présence me sécurisait.
Les vieilles habitudes reprirent vite le dessus. Après le
souper, ils partirent ensemble pour prendre une bière à l'hôtel.
Comme d'habitude, j'étais la gardienne, et comme d'habitude, je
devais rester debout jusqu'à leur arrivée. Mon père fut stupéfait
de me voir encore éveillée à trois heures du matin :
Élisa, qu'est-ce que tu fais encore debout à cette heure là ?
Pourquoi n'es-tu pas allée au lit en même temps que les autres ?
Je ne savais pas que je pouvais.
Vas-y vite, il est assez tard comme ça.
Ma mère n'intervint pas. Elle se contenta de regarder, de me
regarder.
Avec le retour de mon père, commença pour moi une
période de calme et de paix. Pendant tout le temps qu'il fut à la
maison, ma mère et Arthur me donnaient les mêmes droits
qu'aux autres. Je pouvais même regarder la télévision et me
coucher en même temps que mes frères et sSurs. En fin de
semaine, je gardais, mais je pouvais me coucher quand j'étais
trop fatiguée. Pourtant, je sentais sans cesse le regard sévère de
ma mère qui me signifiait que je n'étais qu'en sursis. À chaque
fois qu'il sortait, j'avais peur qu'il ne revienne pas. Mon père
avait beaucoup de chagrin parce que nous l'appelions monsieur.
Arthur était devenu notre second père et c'est lui que nous
appelions papa. Je crois que mon père savait que nous n'avions
pas le choix.
Les voisins s'étaient rendu compte que mon père était de
retour et qu'il vivait chez nous avec ma mère et son amant. À
l'école, les enfants se moquaient de nous :
C'est pas croyable : vous êtes rendus avec deux pères !
J'avais honte. Je me contentais de baisser la tête et de
m'éloigner. Je me rappelle qu'au début des classes, quand le
professeur mit à jour notre dossier, il avait fallu donner le nom
de notre père. Je ne savais vraiment pas quoi répondre. J'ai donc
dit :
Mon premier père, c'est Gérard T., et mon deuxième père,
c'est...
La maîtresse m'interrompit brusquement :
O.K. ! Le premier, ça suffit.
Toute la classe rigolait et ma sSur Diane me lança des yeux
furieux. Notre situation fit rire beaucoup de monde à cette
époque. Les autres enfants nous traitaient de niaiseux.
Torturée
Au début de son séjour, mon père fut malade et dut se rendre
à l'hôpital pour une série d'examens. Quand je vis ma mère et
Arthur revenir sans lui, je sus que mon congé était terminé, ma
vie allait reprendre ses anciennes habitudes. Comme à chaque
fois que j'étais seule avec eux, je devenais comme un animal aux
abois. Je me tassais sur moi-même, prête à saisir le moindre
changement d'humeur, prête à bondir en arrière, sans repos. Je
voyais tout, j'entendais tout, j'avais peur.
Mon père était à l'hôpital et je n'avais plus personne pour me
protéger. J'avais repris ma vie « à part ». Comme il faisait
mauvais, toute la famille était devant la télévision. Moi, j'avais
regagné mon coin. C'était un après-midi calme et ennuyant.
Assise sur le bout de ma chaise, j'essayais de voir ce que tout le
monde regardait à la télévision. Je me tortillais et j'allongeais le
cou de plus en plus quand ma mère m'aperçut. Elle se leva, très
en colère et se mit à me traiter de tous les noms. Elle criait si
fort qu'Arthur dut s'en mêler. Il criait lui aussi parce qu'il ne
pouvait regarder son émission en paix.
Grand talent ! Maudite senteuse ! Écornifleuse ! Pas de
génie...
Il se mit à me donner des tapes sur la tête et à m'agripper par
les cheveux. Il me traîna ainsi sur le plancher de la cuisine,
insensible à mes hurlements de douleur. J'essayai de me remettre
debout, mais à chaque fois il me donnait des coups de pied sur
les jambes et je retombais. Il lâcha prise soudainement ; il avait
les mains pleines de cheveux, mes cheveux.
Câlisse ! elle mue comme un chien. J'ai les doigts pleins de
maudits cheveux sales.
J'en avais profité pour me relever et regagner ma chaise. Je
me tassai dans mon coin. Je tremblais de peur et de souffrance.
Je me tenais la tête à deux mains ; j'avais des bosses partout,
c'était terriblement douloureux et je ne pouvais m'empêcher de
pleurer.
Tais-toé, grande innocente, parce que si je me lève, je vas te
faire passer le goût du braillage.
Je détestais ce grand cadavre méchant, imbécile et stupide. Il
n'avait même pas le courage de porter son dentier. Je détestais
tellement cet homme que j'aurais voulu le tuer. Je ne comprenais
pas pourquoi ma mère tenait tant à lui, au point de le faire passer
avant ses enfants.
L'émission de lutte terminée, il commença à taquiner et à
bousculer les autres en faisant semblant de jouer à la lutte. Puis,
il m'aperçut ; il y avait dans ses yeux une telle méchanceté que
je pris panique.
Venez icitte, vous autres ! Élisa voulait voir la lutte à la
télévision et, pauvre petite, elle l'a manquée. On va lui montrer
ce qu'on a vu. On va lui montrer les nouvelles prises...
Il me mit debout en me donnant des coups de poing sur les
épaules. J'essayais de me protéger, de me sauver, mais il me fit
basculer par terre et monta debout sur mon estomac. J'en eus le
souffle coupé. Puis il me saisit par les cheveux, me releva, me
força à mettre la tête entre ses genoux et sauta... J'étais
assommée, je voyais des étoiles. Peur et souffrance, j'étais au
bord de la panique. Je me sentais devenir toute molle ; j'essayais
de me débattre, de résister car j'avais peur de ce qui allait
m'arriver si je faiblissais. Il me releva encore une fois par les
cheveux et me frappa à la figure pour que je reprenne mes sens.
Je suppliais, je pleurais, mais il m'ordonna de croiser mes
mains dans les siennes et il serra. Je hurlai, je crus qu'il allait me
casser les doigts. Il serrait si fort que j'en tombai à genoux en
criant de plus belle. Mais plus je le suppliais et plus il serrait.
Quand il fut fatigué, il lâcha. Je ne pouvais plus bouger mes
doigts tellement j'avais mal. J'étais prise d'un tremblement
incontrôlable. C'est alors que je me jetai sur lui et me mis à le
taper de toutes mes forces. J'étais déchaînée, enragée. Je ne
sentais plus les coups.
Salaud, maudit salaud. Si j'étais aussi grande que toé, je t'en
flanquerais toute une, volée. Tu saurais ce que ça fait, d'avoir
mal.
Au début, mes frères et mes sSurs assistèrent à la scène en
riant et même aidèrent Arthur à me rattraper. Mais quand je me
retrouvai par terre, dans mon coin à sangloter de rage et de
douleur, ils baissèrent la tête, les larmes aux yeux. Arthur haussa
les épaules en disant :
C'est rien qu'une maudite menteuse. Je lui ai pas fait si mal
que ça... C'est pas de ma faute si elle est pas capable de se
défendre. Il faut qu'elle apprenne à lutter si elle veut pouvoir se
défendre dans la vie.
C'est ainsi que, sans jamais pouvoir rendre les coups, je dus
apprendre à me défendre de lui et des autres enfants.
Jean-Marc
Quelques semaines plus tard, mon père revint de l'hôpital. Il
avait été opéré pour le foie. Son congé était terminé, mais il ne
pouvait reprendre son travail. Il dut passer sa convalescence
chez nous. D'ailleurs, Arthur non plus ne travaillait pas puisque
son chantier fermait un certain temps durant l'hiver.
Nous étions en mars et Jean-Marc avait maintenant cinq ans.
Le moment était arrivé où il devait passer des examens pour le
cSur. Ma mère le conduisit à l'hôpital Sainte-Justine de
Montréal ; il devait y être opéré de toute urgence. Elle revint
pour nous annoncer la nouvelle. Alors commença la longue
attente. Nous étions suspendus au téléphone qui devait nous
donner de ses nouvelles. La journée s'étirait lentement. Peu à
peu, les enfants avaient repris leurs jeux en venant voir de temps
en temps si le téléphone n'avait pas sonné. Les parents s'étaient
ouvert une bière.
Quand enfin le téléphone sonna, c'était pour nous apprendre
que Jean-Marc était sauvé. L'opération, bien que longue, avait
réussi. Mais il fallait qu'il soit sous surveillance constante
pendant quelques jours. Il ne fallait pas nous inquiéter, tout se
passerait bien. Nous étions très heureux et, pour fêter cela, les
parents partirent à l'hôtel pour la veillée.
C'est à l'aube que, dans un demi-sommeil, j'entendis le
téléphone sonner. Je courus pour répondre, mais ma mère était
déjà là, elle pleurait en écoutant. Elle raccrocha.
Qu'est-ce qui se passe, maman ?
Elle me tourna le dos sans répondre et s'enferma dans sa
chambre. Je réveillai mes sSurs, et Richard vint nous rejoindre
avec les garçons. Mon père était déjà levé et se berçait en
pleurant, les bras croisés et la tête basse. Jean-Marc était mort...
L'infirmière qui le gardait avait dû s'absenter quelques minutes
et à son retour Jean-Marc avait cessé de vivre.
Ma mère pleurait, assise sur son lit. Les enfants pleuraient,
les petits dans les bras des plus grands. Pas moi. J'étais comme
sous l'effet d'un choc. J'avais comme une boule qui m'emplissait
la poitrine, qui me serrait la gorge. Richard, qui me regardait,
me dit :
Tu n'as pas de cSur, toé, tu pleures même pas ! Ça ne te fait
pas grand-chose que ton frère soit mort.
Je pensais qu'il était injuste que ce soit Jean-Marc qui meure.
C'était le plus gentil de tous, il ne méritait pas ça. Et parce que
Richard continuait à me dire des bêtises, je me mis à me
chicaner avec lui. Ma mère, le visage rouge et enflé, sortit de sa
chambre pour régler la chicane.
C'est assez, vous deux. Je l'ai toujours su qu'elle avait pas de
cSur, elle peut pas en avoir plus aujourd'hui. Ça aurait dû être
toé qui meures à la place de Jean-Marc. C'est ceux-là qui font
pas de mal qui disparaissent, pas des faces comme toé. Il n'y a
pas de danger que le bon Dieu vienne chercher des affaires
comme toé ! Disparais ! Efface-toé de ma vue.
J'avais beaucoup de peine. Je ne pouvais pas m'imaginer que
je ne verrais plus mon petit frère avec son doux sourire se bercer
dans la grande berceuse. Je ne pouvais faire autrement que
l'envier. J'aurais voulu que ce soit moi qui sois dans le petit
cercueil blanc, débarrassée enfin, moi qui ne servais à rien, moi
que personne n'aimait. J'aurais voulu que ma mère pleure sur
moi et regrette de ne pas m'avoir aimée. J'aurais voulu être
morte, froide et insensible.
Le profiteur
Encore une fois, nous avons déménagé. Mais cette fois, nous
étions dans une toute petite maison : une chambre pour les
parents, une chambre pour les filles, et les garçons couchaient
dans le salon sur un divan-lit. Pas de cave, pas d'étage. J'étais
contente de cette nouvelle maison, car Arthur ne pourrait
continuer ses petites manigances sans éveiller les soupçons de
ma mère. Je me faisais bien des illusions. Arthur avait plus d'un
tour dans son sac et ma mère préférait sans doute ne rien voir.
C'est à cette époque qu'il commença à revenir plus tôt et seul de
la ville les soirs où je gardais.
Ce samedi-là, quand je le vis revenir tout seul de l'hôtel, je
me dépêchai de filer dans ma chambre et de me coucher avec
ma sSur Diane. Je m'enroulai dans mes couvertures et fermai les
yeux pour qu'il me croie endormie. Je l'entendis remuer dans la
cuisine, déplacer des chaises. Il cria :
Élisa, comment ça se fait que t'es couchée, câlisse ! Élisa,
viens icitte !
J'avais bien trop peur pour bouger, ne serait-ce que le bout des
doigts. J'espérais qu'il se « tanne » de m'appeler sans résultat.
Élisa, viens icitte. Si tu viens pas, j'vas aller te chercher.
S'il pensait me convaincre ou me faire obéir, il se trompait.
Élisa, viens icitte ! C'est la dernière fois que je te l'dis.
Arthur se leva en faisant tomber sa chaise et vint vers notre
chambre. Je remontai les couvertures sur ma tête et me tournai
vers ma sSur. Il entra dans la chambre, s'approcha du lit et se
mit à sacrer en essayant de m'arracher les couvertures dans
lesquelles je m'étais enveloppée. Il réussit à m'agripper et à me
tourner vers lui.
Tu m'écoutes pas quand j'te parle, câlisse !
Qu'est-ce que tu veux ?
Si je le vouvoyais en présence de ma mère, je ne lui donnais
jamais cette marque de respect quand nous étions seuls. Je le
haïssais bien trop pour ça !
Pis j'suis plus vieux que toé, je vas t'apprendre à me
respecter.
Je te respecte !
D'abord, laisse-toé faire !
Jamais je n'accepterais de me laisser toucher par cet individu. Il
m'écSurait trop. Il essaya de m'immobiliser sur le lit et
d'arracher ma petite culotte. Je pus l'agripper par un doigt et le
tordre. Il se leva d'un bond, furieux et sacrant de douleur.
Ma câlisse ! Toé tu vas regretter d'être venue au monde. J'ai
pas fini de te battre. Attends de voir ta mère quand je vais lui
dire que tu m'écoutes pas ! Maudite gang de sans-cSur !
Personne ne m'aime icitte. J'vas finir par crisser mon camp
d'icitte.
Il se tut, car ma mère arrivait justement. Elle avait l'air plus
que furieuse.
Comment ça se fait que tu m'as laissée seule à l'hôtel ? J'avais
l'air fine comme ça ; j'avais l'air intelligente en hostie ! T'es pas
mieux que Gérard !
Ça je le sais que vous aimez mieux Gérard que moé ! Tes
enfants ont pas plus d'allure que toé. À part ça, quand je suis
arrivé ici, ta grand'parche était déjà couchée. Tu parles d'une
gardienne ! Une chance que je vois à la famille, moé !
Ma mère vint se planter dans la porte de ma chambre :
Toé, Élisa T., j'sais que tu dors pas. On va régler ça demain
matin. Tu perds rien pour attendre !
Encore une fois, ça passait sur mon dos. Encore une fois,
j'allais manger les coups. Je tremblais comme une feuille en
espérant qu'elle oublie ça pendant la nuit. Je ne pouvais même
pas m'expliquer. Je ne pouvais pas lui raconter ce que nous
faisait Arthur, elle ne me croyait pas. Et mes frères et mes sSurs
avaient bien trop peur de se faire battre pour m'appuyer.
Arthur était de plus en plus menaçant chaque jour. Il ne
perdait aucune occasion de me battre, il inventait n'importe quoi
pour mettre ma mère en colère contre moi. Je me tenais le plus
loin possible de lui ; c'était un salaud de la pire espèce, je savais
ce qu'il faisait à mes sSurs. Comme je l'ai dit, il revenait souvent
seul de l'hôtel. En me menaçant il s'enfermait dans la chambre
des filles. Je ne pouvais rien dire, je ne pouvais rien faire. Puis,
avant que ma mère ne revienne, il s'assoyait à table, la tête
couchée sur les bras et faisait semblant de dormir, complètement
saoul. Ma mère entrait, le regardait, soupirait, et le portait à
demi pour aller le coucher. Puis elle m'envoyait me coucher à
mon tour. J'assistais impuissante à son cinéma.
C'est pendant cette période qu'il a commencé vraiment à
faire ses ravages. Lorsqu'il était saoul, il engueulait ma mère et
la battait. C'est l'être le plus abject que j'ai connu. Il lui arrivait
par pure méchanceté de vider sa bière par terre, puis il pissait
par-dessus son dégât. C'est moi qui devais tout essuyer. Même
ma mère en pleurait :
T'es un maudit salaud, Gérard ne m'a jamais fait ça. Même
quand il était chaud. T'as pas honte de montrer ton cul comme ça
? Tu montres ton cul comme ta face !
Il se contentait de rire d'elle. Parfois il devenait violent.
Alors il arrachait les fils du téléphone, cassait des vitres, mettait
la maison sens dessus dessous et finalement retournait à l'hôtel
où il disparaissait pour quelques jours. Ma mère s'inquiétait et se
morfondait et, quand il revenait, elle s'empressait de lui
pardonner.
Le créancier
À cette époque où Arthur buvait beaucoup, il arriva un jour
qu'un homme se présentât à la maison pour se faire payer la
dette que ma mère et Arthur lui devaient. Ils n'avaient pas
d'argent et pas l'intention de le rembourser non plus.
Vous ne comprenez pas que je vais vous faire saisir, si vous
refusez de payer ? Vous allez voir que vous allez me remettre
mon argent !
Arthur, qui était assis au bout de la table et qui cuvait sa
bière, se leva d'un seul bond, saisit l'homme par le collet et se
mit à le frapper encore et encore. Ma mère essaya de lui faire
lâcher prise en criant :
Arrête, Arthur ! Tu comprends pas que c'est juste un vendeur
qui veut se faire payer ! Arrête- toé, tu vas l'tuer !
Arthur lâcha l'homme et s'en prit à ma mère. Il lui donna une
poussée qui la fit rouler contre la table.
Toé, mêle-toé pas de ça !
Il rattrapa le vendeur et se mit à le battre de plus belle.
Vite, les enfants, aidez-moé à les séparer.
Nous nous sommes tous précipités, nous accrochant à lui,
par les mains, par les jambes et nous avons réussi à le faire
tomber. Bien sûr le vendeur en profita pour s'éclipser en
proférant des menaces. Arthur était comme fou furieux. Il
courait partout en essayant de nous attraper. Il voulait nous
corriger à notre tour. Si je n'avais pas eu si peur de lui, j'aurais
pu rire de la scène.
Arthur courant autour de la table pour attraper les enfants et
ma mère courant après lui en criant :
Les enfants t'aiment, ils voulaient seulement t'empêcher de
faire plus de mal. Ils voulaient jouer avec toé !
Se retournant brusquement, Arthur la poursuivit à son tour,
en colère contre elle :
Quand j'vas te pogner, tu vas en manger une en hostie !
Il donna un grand coup de poing sur la table en nous
ordonnant de venir le rejoindre. Mais ma mère le fit taire :
Tais-toé, Arthur, ça va faire ! Le voilà qui revient et il n'est
pas seul !
Cette fois-ci, le vendeur était revenu en compagnie de deux
policiers qui interrogèrent Arthur et nous demandèrent si nous
avions été témoins de la scène. À ma grande surprise, c'est ma
mère qui répondit :
Laissez-les tranquilles, c'est juste des enfants. C'est moé qui
va vous répondre. Oui c'est vrai qu'il a sacré la volée à cet
homme. Prenez-le et mettez- le en prison, c'est tout ce qu'il
mérite.
Arthur mit son manteau et sortit à la suite des policiers non
sans menacer ma mère :
Penses-y bien, Martha ! C'est peut-être la dernière fois que tu
me vois.
Longtemps après son départ, ma mère, qui était encore à la
fenêtre, soupira :
J'me demande comment il va prendre ça quand il va être à
jeun ! Et puis je m'en câlisse ; ça va le faire réfléchir un peu, la
prison ! On serait si ben s'il voulait faire comme du monde ! En
tout cas, avant qu'il ne rentre icitte, je vas y mettre les points sur
les « i ».
Comme toujours elle finit par s'en prendre à moi.
C'est de ta faute ce qui est arrivé. Il faut toujours que
t'énerves Arthur. T'es juste bonne à faire la chicane entre lui pis
moé. Ôte-toé de ma vue, je veux plus te voir la face !
Je regagnai mon coin sans répliquer. Plus tard, après le
souper, elle décida d'aller veiller.
J'vas pas gâcher ma veillée pour Arthur B.
Les jours qui suivirent, ma mère semblait
redouter un éventuel retour d'Arthur. Elle avait peur. Elle
s'entoura de beaucoup de monde, multipliant les invitations à
souper ou à veiller. Ce jour- là, au dîner, elle me laissa manger
sans me crier après ou me donner les inévitables tapes derrière la
tête. Elle semblait songeuse :
Élisa, tu vas rester icitte cet après-midi ! J'ai besoin de toé.
Ma mère n'avait rien mangé, elle fumait cigarette sur
cigarette tout en se berçant. Elle réfléchissait et semblait
nerveuse. En l'observant, je m'aperçus vite qu'elle était morte de
peur. Enfin elle allait savoir ce que c'était que de vivre avec la
peur qui vous nouait l'estomac. Elle savait bien qu'Arthur serait
furieux à sa sortie de prison, qu'il risquait même de la battre ou
de foutre le camp. Elle avait peur. Et moi, j'espérais qu'elle
comprenne enfin comment je pouvais me sentir, moi, jour après
jour, avec la peur d'elle et d'Arthur qui m'empêchait de dormir et
me faisait vomir tous mes repas.
À la fin de l'après-midi, elle m'envoya porter de l'argent au
poste de police pour le libérer.
J'veux pas y aller ! Tout à coup qu'il me donne une volée ?
Y a pas de danger, s'il fait quelque chose de pas correct, ils
vont le remettre en prison.
Jamais de ma vie je n'ai marché aussi lentement. Je ne
voulais pas qu'il revienne chez nous. Pour ma part, il aurait pu
crever en prison. Au poste de police, je m'empressai de déposer
l'argent et de revenir chez nous sans attendre Arthur. Ma mère
était plus nerveuse que jamais.
Mais y s'en vient-tu ? Pourquoi tu l'as pas attendu ?
Vous m'aviez dit de revenir tout de suite !
Elle prépara le souper sans avoir de ses nouvelles. Il ne
pouvait pas être allé bien loin puisqu'il était sans le sou. Ma
mère pleurait tout en surveillant la fenêtre.
Où peut-il bien être allé ! Il n'a pas d'argent... Je l'aime, moé !
Je veux pas qu'il parte !!!
À l'heure du coucher, pour ne pas rester seule à l'attendre,
elle me demanda de veiller avec elle. Malgré les protestations de
mon frère Richard, elle m'offrit un verre de Pepsi et des chips. Je
ne comprenais plus rien ! Ma mère était gentille avec moi,
m'offrait des douceurs et me permettait de regarder la télévision.
Parfois elle me faisait la conversation, me parlant doucement de
choses et d'autres. J'en étais abasourdie. Je croyais presque au
miracle. Mais, bien sûr, Arthur finit par arriver. J'avertis ma
mère que j'avais entendu des pas.
Va te coucher, ma Noire. C'est sûrement Arthur. Je ne veux
pas qu'il pense qu'on se fait des caucus !
Bien cachée sous mes couvertures, je l'entendis qui entrait
sans parler à ma mère et qui se dirigeait vers sa chambre. Il
ouvrait et fermait des tiroirs en sacrant :
Je fais mes bagages, je crisse mon camp d'icitte !
Non, reste ! Arthur, je veux que tu restes ! Je ne veux pas que
tu me laisses.
Ma mère avait dû fermer sa porte de chambre, car je
n'entendis plus que des chuchotements.
Le lendemain matin, je fus fort déçue de voir que ma mère
dormait avec Arthur. Il se réveilla et, me voyant au pied du lit :
Qu'est-ce que tu fais là, toé ? Tu n'as pas d'affaire icitte !
Crisse ton camp ! C'est de ta faute ce qui est arrivé !
Exagère pas ! C'est pas de sa faute si t'as battu le vendeur et
que t'es allé en prison !
Oui, c'est de sa faute ! C'est parce que j'étais énervé à cause
d'elle que j'ai perdu patience avec le vendeur. Elle passe son
temps à bavasser sur mon compte à l'école et aux voisins. Elle
me fait passer pour un crisse de fou. Un crisse de malade !
Et parce qu'Arthur, un après-midi qu'il était saoul, avait battu
un homme, on s'arrangea pour me faire passer ça sur le dos. Ce
matin-là, c'est ma mère qui me donna une raclée à coups de
baguette pour brasser la peinture.
La visite de mon père
C'était l'hiver encore. Il faisait très froid. Il y avait presque
trois semaines qu'Arthur était allé en prison... par ma faute,
avait-on décidé. Malgré le froid intense, j'étais là, à regarder les
autres patiner. Je grelottais de tous mes membres ; j'étais tête
nue, sans mitaines, avec un petit manteau court que je ne
pouvais pas attacher, car il n'y avait plus de boutons. J'avais des
bottes de caoutchouc non doublées et des collants troués. Je ne
portais pas de chandail sur mon costume de classe parce que je
n'en avais pas. J'aurais voulu entrer dans l'école, mais ce n'était
pas permis. J'avais tellement froid que je décidai de rejoindre les
autres sur la patinoire afin de me forcer à bouger pour me
réchauffer. Je faisais semblant de patiner lorsqu'un ballon me
frappa en pleine figure. Je trébuchai et m'étalai de tout mon long
sur la glace. Je me fis très mal aux genoux. En boitant et en
pleurant, je sortis de la patinoire. Au moment de franchir la
barrière, je reçus le ballon derrière les jambes et je trébuchai de
nouveau. Je me frappai l'Sil sur le coin de la porte et les enfants
se mirent à rire de moi et à m'imiter.
Il y avait là une dame qui observait la scène depuis un petit
moment. Elle m'aida à me relever et me fit entrer dans l'école.
Elle vérifia si je m'étais fait mal. Quand elle me toucha le front,
elle s'aperçut que j'étais brûlante.
Tu ne peux pas rester ici. Tu fais beaucoup trop de fièvre. Tu
devrais être au lit.
Elle se mit à la recherche de mon professeur.
Assise sur mon banc, je me sentais vraiment mal. J'avais
hâte qu'elle revienne et elle revint enfin accompagnée de ma
maîtresse ; elle disait :
Voyez donc aussi comment elle est habillée ! Ça n'a pas de
sens avec le froid qu'il fait. N'a-t-elle pas des parents pour
s'occuper d'elle ?
Oui, et j'ai sa petite sSur qui est dans la même classe, et elle,
elle est très bien habillée. Je voudrais bien savoir ce qui se passe
chez eux... Élisa, je vais te remettre un billet et tu vas rentrer
chez vous. Tu diras à ta mère de soigner ta grippe. Je ne veux
pas te voir demain, compris ?
La dame resta avec moi. Elle m'aida à me rhabiller et voulut
même me reconduire à la maison. Je refusai frénétiquement.
J'avais bien trop peur que ma mère me voie avec elle.
D'accord, Élisa, soigne-toi bien. Je reviendrai te voir à l'école
et je te ferai un petit cadeau... N'essaie pas de parler, ça ne ferait
qu'aggraver ton mal de gorge.
En effet, j'avais du mal à avaler et je me sentais très faible.
Le ton de sa voix me fit pleurer, elle semblait d'une si grande
bonté que je ne pus retenir mes larmes. Il était si rare que
quelqu'un soit doux et gentil avec moi.
Malgré le froid qui transperçait mon manteau et me gelait
jusqu'au cSur, je marchai lentement. Je n'avais nulle hâte
d'arriver à la maison. Qu'allait- il y survenir encore ? J'avais fait
un trou dans mon collant et ma mère ne voulait pas me voir à la
maison pendant la journée. Allait-elle me battre à nouveau. Je
n'aurais sûrement pas la force de supporter cela. J'avais très mal
à la tête et mon Sil gauche était enflé.
Mais une bonne surprise m'attendait. Mon père était là. Ma
mère m'accueillit aussi gentiment que d'habitude.
Qu'est-ce qui t'arrive encore ? Viens icitte, je te mangerai
pas...
Instinctivement, je reculai. Elle me toucha le front.
Tu fais de la fièvre. Va t'asseoir, je vais te donner de
l'aspirine.
Il vaut mieux qu'on aille à l'épicerie, Martha, je vais lui faire
une petite « ponce » avec du gin et du miel. Tu vas voir, ma
fille, ça va te remettre d'aplomb.
Ils sortirent, me laissant seule avec Arthur. J'étais assise à la
cuisine non loin de lui. Il se leva et se mit à tourner autour de
moi. J'avais tellement peur de lui, qu'à chaque fois qu'il passait
près de moi, je me tassais sur ma chaise. J'étais assise juste sur le
bord, prête à détaler au moindre geste. Chaque fois qu'il passait
derrière moi, je me détournais pour le suivre ; j'essayais de
prévoir ses coups. Me voyant faire, il riait en me singeant :
Arrête-toé, je te ferai pas de mal. Je ne fais que passer.
J'eus beau changer de place, il ne cessa pas son petit manège.
Je fus terriblement soulagée au retour de mon père. Il entra dans
la maison avec une énorme boîte.
Élisa, ôte-toé de la porte, tu vas prendre froid. Il faut que je
rentre l'épicerie.
Arthur s'approcha pour voir ce que contenait la boîte. Mon
père sortit encore. En son absence, ma mère lui dit :
C'est Gérard qui a payé. Il en a acheté pour au moins un
mois, ça c'est certain.
Il est fou, câlisse, ils vont dire que c'est lui qui nous fait
vivre.
Fais-toé-z'en pas. Y faut qu'y donne sa part lui aussi. Il a des
enfants et faut qu'il fournisse, c'est normal ! Laisse-le faire. Ça
va faire plus d'argent dans nos poches.
Mon père avait fini de rentrer l'épicerie. Il semblait très fier de
lui. Il chantonnait.
Ma belle fille, je vas te préparer quelque chose pour ta gorge.
Il me fit ma « ponce » avec de l'eau chaude, du gin et du miel.
Prends ça à petites gorgées. Bois vite pendant que c'est
chaud.
Je trouvais ça terriblement mauvais. Une seule gorgée me suffit
; je n'en voulais plus. Mon père but le reste d'une seule traite
sous l'Sil envieux de ma mère et d'Arthur.
Mais qu'est-ce que vous attendez pour serrer ça ? Il y a de la
crème glacée là-dedans et il faut la mettre dans le Frigidaire.
Les autres revinrent de l'école surpris et contents de revoir
notre père, mais surtout parce que l'humeur semblait être à la
fête.
Allez, les enfants ! j'ai acheté des chips et des liqueurs pour
vous autres... Prenez-en... Gênez- vous pas... Bourrez-vous la
face.
Ma mère parut insultée :
C'est comme si on en achetait jamais. Vous faites pitié, vous
autres... On dirait qu'on vous prive ! Vous êtes rien qu'une gang
de crève-faim.
Mon père la fit taire en lui servant une bière. Pendant qu'il
discutait avec ma mère, Arthur, lui, en profita pour aller cacher
un gros sac de chips et une bouteille de liqueur dans sa chambre.
Puis à un autre moment ce fut le tour de ma mère. Mon père ne
se rendait absolument pas compte du manège de ces deux
hypocrites. Ils comptaient sûrement sur le fait qu'il serait bientôt
trop saoul pour s'en apercevoir.
Ils continuèrent dans la bière. C'est moi qui fis des
sandwiches pour les enfants. Après souper, mon père me fit
boire encore un petit gin au miel. Pour ne pas rendre les autres
jaloux, il leur expliqua que c'était un médicament. Ma mère me
regardait sans parler. Si les autres n'étaient pas jaloux, elle, elle
l'était sûrement :
Tu soignes mieux ta Grande Noire que moé, lorsque j'étais
avec toé... Tu l'as toujours mieux aimée que tous les autres. C'est
pour ça que je l'haïs.
Mon père se détourna vers elle, furieux :
C'est pas vrai, Martha. Je les aime tous. Je n'ai pas de
préférence. Tu lui donnes plus de volées qu'aux autres et c'est
même toé qui me montais la tête pour que j'ia punisse. À tes
yeux, on dirait qu'elle fait jamais rien de correct.
Il se tourna vers moi :
Je sais bien, ma fille, que je t'ai battue souvent pour rien. Je
sais aussi que ta mère t'haït ; elle voudrait bien que je sois pareil
à elle.
Si tu l'aimes tant que ça, ben, fais-en ce que tu voudras.
Couche avec, viole-la, pars avec, ça me dérange pas du tout. Je
ne tiens pas plus à elle qu'à rien. Ça me crisse pas grand-chose
ce qui peut lui arriver... Pis même toé, Gérard, tu la veux pas.
Arrête de dire des bêtises, Martha. Je la garderais bien, mais
je peux pas l'emmener dans le bois avec moi. Et puis, tu n'as pas
d'affaire à parler de certaines choses, compris ! T'as une crisse
de gueule sale. T'as pas changé, mais depuis que tu restes avec
Arthur, on dirait que t'as empiré. Arrête tes niaiseries... Pis
donne-moé donc mon manteau. Je veux pas rester une minute de
plus avec une maudite folle qui veut rien comprendre.
Voyons donc. Fais pas le fou, on va parler calmement, on va
changer de sujet. Reste, Gérard, tu vas voir, on va avoir du fun.
Il resta. Il se versa une rasade de gin pour se réchauffer et
peu à peu ils m'oublièrent.
Ce soir-là, ce fut lui qui nous garda pendant que ma mère et
Arthur se rendaient à l'hôtel. Au moment de partir, il leur remit
une poignée de dollars pour qu'ils se payent un peu de bon
temps.
J'étais heureuse que mon père reste avec nous. Depuis
longtemps, j'attendais l'occasion de lui raconter ce que ma mère
et Arthur nous faisaient. J'attendis que les autres soient couchés.
Puis j'attendis que le sujet de conversation s'y prête. Mais aucun
son ne voulait sortir de ma bouche. Je ne parlai pas. Ce fut peut-
être une bénédiction du bon Dieu, car si j'avais parlé mon père
aurait demandé des comptes à ma mère et après son départ
j'aurais eu la volée de ma vie. Quand il avait bu, il disait
n'importe quoi.
Il nous demanda :
S'il vous plaît, ne m'appelez plus « monsieur ». Quand ils
sont pas là, au moins appelez- moi « papa ».
J'en avais les larmes aux yeux. Au moment d'aller me
coucher, il m'appela près de lui. Je n'étais pas très rassurée, car il
avait bu quelques bières. J'approchai tout de même.
Ta mère et Arthur te battent-ils encore ?
J'affirmai que non. J'avais bien trop peur d'eux et de leur
réaction si jamais ils apprenaient que j'avais parlé. Il sortit un
dollar de sa poche. Je devais le cacher. C'était pour moi toute
seule. C'était gentil ; une sorte de rançon parce qu'il ne pouvait
pas m'aider. Je ne voulais pas de ce dollar. De toute façon, il me
serait impossible de l'utiliser puisque j'avais toujours un
chaperon derrière moi. Non, je n'en voulais pas. Mais déjà ma
mère revenait. Je dus enfiler le dollar dans ma poche sans
pouvoir m'expliquer. Je dus aussi le séparer avec ma sSur Diane
qui avait tout entendu.
À mon réveil, je n'avais plus de couverture. Je la cherchai
partout dans ma chambre, mais elle semblait s'être volatilisée. Je
finis par la retrouver dans la salle de bains. Je n'y comprenais
rien. Je cherchai mon père dans le salon, mais il était couché
dans la chambre ainsi qu'Arthur et ma mère. J'étais bien
contente, car j'avais eu peur qu'il ne soit déjà parti. Au déjeuner,
Richard dit :
Savez-vous ce qu'a fait Élisa cette nuit ?
Qu'est-ce qu'elle a encore fait ?
Elle est venue danser sur mon lit avec ses couvertures !
Tout le monde riait, moi aussi.
Je n'ai pas eu connaissance de ça, je vous le jure !
J'essayais de m'expliquer davantage, mais j'étais presque
aphone. Mon mal de gorge avait empiré. Ma mère n'avait pas
l'air de goûter la plaisanterie.
C'est une maudite dévergondée. Puisque tu as tant de talent,
tu vas nous faire une démonstration. Pis t'es mieux de faire
pareil.
M'man, s'il vous plaît ! Je me rappelle pas d'avoir fait ça !
Vas-y, j'ai dit ! Montre-nous ton savoir-faire !
Je me levai et commençai à danser en titubant.
J'étais affreusement gênée. J'étais furieuse contre mon frère.
T'aurais pu te fermer la gueule, non ?
J'avais parlé entre mes dents pour qu'il soit le seul à
comprendre, mais ma mère veillait. Elle se leva et me donna une
grande claque en pleine figure :
T'es mieux de respecter ton frère. Il est plus vieux que toé.
Et à mon père qui essayait d'intervenir, elle lança :
Arrête de te mêler de ce qui te regarde pas. Tu n'as aucun
droit sur elle, c'est moé qui en ai la garde.
O.K. ! Je me mêlerai plus de rien. On est pas pour
recommencer à se chicaner pour elle.
Je fus surprise de la réponse de mon père. Surprise et blessée.
Mon père me rejetait. Que pouvais-je faire d'autre sinon accepter
mon malheur. Ma mère avait même la bénédiction du père.
Pendant la semaine qui suivit, ils burent plus souvent qu'à
leur tour. C'était mon père qui payait, alors ils en profitaient. Ma
mère et Arthur ont caché une réserve de bière pendant cette
semaine sans que mon père s'en aperçoive. Après son départ, ils
en ont eu pour deux jours à faire la fête avec ce qui restait et ce
qu'ils avaient caché.
Car mon père avait été obligé de partir. Il y avait maintenant
neuf jours qu'il était avec nous. C'était samedi ; il était saoul et
dormait dans la chaise berceuse. Ma mère s'approcha tout
doucement, entra la main dans la poche de son pantalon et en
sortit tout l'argent qui restait. Elle lui remit quelques dollars et
s'en alla cacher dans sa chambre ce qu'elle avait volé. Arthur
l'avait regardé faire en riant ; il approuvait.
À son réveil, mon père s'aperçut qu'on l'avait fouillé et qu'on
l'avait volé. L'engueulade habituelle reprit entre eux. Ma mère y
mit un terme en le jetant à la porte.
Prends tes bagages et crisse ton camp tout de suite.
Mon père était piteux. Il regardait ce qui lui restait d'argent
et semblait tout à fait découragé.
Mais vous m'avez tout volé, il ne m'en reste même pas assez
pour prendre un taxi. Au moins, Martha, passe-moi un peu
d'argent. Je te rembourserai quand je reviendrai.
J'ai pas une cenne pour toé, sors !
Tu peux pas me crisser dehors comme ça !
Arthur, jette-le dehors !
Arthur l'attrapa par un bras. Mon père n'eut que le temps de
prendre ses couvre-chaussures et son manteau et il fut jeté sur la
galerie. Nous le regardions : les deux pieds dans la neige, il
essayait de s'habiller en trébuchant. Il revint frapper à la porte
qu'Arthur avait verrouillée.
Laisse-moé entrer, Martha. J'veux téléphoner à un taxi.
Il frappait comme un forcené. En voyant cela, ma mère
ferma le store en lui riant au nez.
Non ! Il n'est pas question que tu remettes les pieds dans la
maison.
Il finit par se résigner et partit. Par la fenêtre, nous le
regardions s'en aller. C'était glissant, il tomba. Ma mère et
Arthur riaient à qui mieux mieux. Ils se sont débouché une bière
pour fêter ça. Nous, les enfants, n'osions dire quoi que ce soit.
Moi, je les haïssais encore plus qu'avant. Ils étaient cruels et
malhonnêtes. Je priai Dieu de protéger mon père.
La bonne dame
Mon père était reparti, en chicane avec ma mère. Je savais
qu'on allait être un bon bout de temps sans le revoir. Nous avons
appris plus tard que mon père avait été trouvé à demi gelé dans
un banc de neige. Je me sentais bien découragée sans son
soutien.
À l'école, j'étais aussi le souffre-douleur des autres élèves. Je
ne pouvais pas jouer comme eux, j'étais trop mal habillée. Je
crevais de froid. Je n'avais pas oublié la dame si gentille qui me
protégeait, souvent, elle venait me rejoindre à la sortie de l'école.
Elle me souriait gentiment, en demandant de mes nouvelles.
J'avais tant besoin d'un semblant de tendresse que j'oubliais ma
prudence et ma promesse de ne parler à personne. Un jour, elle
vint à moi en tenant un gros sac.
Bonjour, Élisa ! Est-ce que ça va bien ?
Oui !
Je n'aimais pas qu'elle me parle ainsi devant les autres.
J'avais peur que Diane ou Richard ne me voie et raconte cela à la
maison. Elle me tendit le sac :
Tiens, ça c'est pour toi. C'est du linge, et je voudrais que tu le
portes.
Je ne sais pas si ma mère va vouloir, mais je vous remercie
beaucoup.
Je ne savais vraiment pas comment ma mère allait prendre
cela. J'étais à la fois contente et inquiète.
Regardez, maman, une dame m'a donné ça !
Elle prit le sac, l'ouvrit et le vida sur la table. Il y avait
beaucoup de vêtements, même un manteau, et tout semblait
comme neuf. Ma mère essaya quelques morceaux et me dit :
Tout ça me fait très bien ! Si elle te donne encore des choses,
prends-les, ça me coûtera pas cher pour m'habiller.
Elle donna quelques morceaux à Diane et à Sylvie, et
emporta le reste dans sa chambre. Je restai bouche bée,
incapable de lui dire que c'était pour moi que la dame avait
donné ces vêtements. J'étais tellement déçue.
Quelques jours plus tard, à la sortie de l'école, elle était là
qui m'attendait. À sa vue, mon cSur se serra. Je ne savais pas ce
que j'allais bien pouvoir lui dire.
Bonjour, Élisa, je t'ai apporté d'autres vêtements. J'espère
qu'ils t'iront. Est-ce que les autres faisaient bien ?
Je répondis « oui » sans réfléchir. Elle me regarda d'un air
songeur et ajouta :
La prochaine fois, je veux te voir porter les vêtements que je
t'ai donnés, d'accord ?
Cette fois, je savais que je n'en verrais pas un seul morceau.
Comme je le pensais, ma mère garda tout pour elle de nouveau.
J'essayai de lui dire que les vêtements étaient pour moi, mais ma
mère et Arthur se moquèrent de moi. Finalement ma mère, en
colère, me dit que si la dame n'était pas contente, elle pouvait
bien reprendre ses guenilles. J'étais torturée. Je pensais bien que
j'allais la revoir et j'avais peur qu'elle me chicane. Je savais que
j'allais perdre la seule personne gentille qui s'intéressait à moi.
En effet, le lundi matin, elle était là qui m'attendait, à la sortie de
l'école. Je me cachai dans le recoin d'une porte. Mon Dieu ! Je
ne pouvais pas l'affronter. Je ne voulais pas subir ses reproches
de n'avoir pas porté ses vêtements. Je ne pouvais pas lui dire que
ma mère gardait tout pour elle. J'avais le cSur battant. Je fis
comme si je ne l'avais pas vue et partis en courant vers la
maison.
Élisa, Élisa, attends-moi ! Pourquoi te sauves-tu ?
Je me mis à courir de plus belle, faisant semblant de ne pas
l'avoir entendue. J'avais envie de pleurer. Cette dame était si
gentille avec moi ; elle allait penser que j'étais une ingrate, que
je n'avais pas de cSur, ou bien que j'étais une menteuse.
J'avais honte de la désappointer, mais je n'avais pas le choix. Je
retins mes larmes, car si jamais j'arrivais à la maison en pleurant,
ma mère ou Arthur me battrait sûrement.
Le lendemain, une malheureuse surprise m'attendait à
l'école. Pendant le cours, le professeur me dit qu'il y avait
quelqu'un pour moi dans le couloir. Je sortis et bien sûr la dame
était là qui voulait me parler. Je n'osais pas la regarder en face.
Élisa, pourquoi te sauves-tu de moi ? Je n'ai pas voulu te faire
de la peine, seulement t'aider. Pourquoi fais-tu semblant de ne
pas me reconnaître ? Est-ce que je n'ai pas été gentille avec toi ?
Je baissai la tête de plus en plus.
Réponds-moi ! Pourquoi te sauves-tu en me voyant ?
J'étais complètement affolée ; les larmes aux yeux je criai :
Pourquoi faites-vous ça ? Je ne vous ai jamais rien
demandé ? Pourquoi vous me faites ça ? Après, ma mère va se
douter de quelque chose et elle serait capable de me tuer ; vous
la connaissez pas. Et puis ma sSur Diane est dans la même
classe que moi et je sais qu'elle va aller bavasser à mes parents
que vous avez demandé à me parler.
Tu as peur de tes parents, Élisa ? Est-ce qu'ils te battent ?
Je me contentai de lever les épaules et de pleurer.
Dis-moi la vérité ! Je ne raconterai rien à personne.
Oui, c'est vrai qu'ils me battent, mais seulement quand je le
mérite !
Mais pourquoi ne portes-tu pas le linge que je te donne ?
Ma mère ne veut pas. Elle préfère le garder pour elle.
Dans ce cas, il vaut mieux que je ne te donne plus rien.
Penses-tu que nous pourrions juste nous voir et parler ?
Non, j'aime mieux pas. Ma mère viendrait à le savoir et elle
ne veut pas que je parle aux étrangers.
Je regrette, Élisa, que tu refuses mon aide !
Ce n'est pas de ma faute. Je vous remercie pareil !
Le cSur gros, je la regardai partir.
Après la classe, la maîtresse nous garda, Diane et moi. Elle
voulait savoir ce qui se passait chez nous. Pourquoi mes sSurs
avaient des vêtements convenables et pourquoi moi, j'étais
presque toujours en guenilles ! Pourquoi j'étais tellement dif-
férente des autres ! Comme nous ne répondions pas, elle
convoqua notre mère à son bureau pour le lendemain. Elle
écrivit un petit mot qu'elle remit à Diane.
Bien sûr, à la maison, ma mère ne se montra pas très heureuse
de l'histoire.
Si jamais t'as bavassé à l'école, tu peux prier pour que je file
mieux demain. Sans ça tu vas en manger une tabarnac.
Je m'affolai :
Non, m'man, j'ai rien dit, je vous le jure !
Mais elle me prit par le bras et me traîna dans sa chambre où
elle décrocha « la » ceinture.
Baisse tes culottes et allonge-toé sur le lit. Ça va t'apprendre
à parler à n'importe qui.
Non, m'man, battez-moi pas. C'est pas de ma faute. J'ai rien
fait de mal...
Dépêche-toé parce que ça va être pire.
Le lendemain, ma mère se présenta à la classe plus tôt que
prévu. Les cours n'étaient pas finis. Attentive à recopier une
dictée, je levai soudain les yeux et je la vis qui m'observait par le
carreau de la porte. Je sursautai violemment. La maîtresse la vit
aussi. Elle sortit pour parler avec elle dans le corridor. Cela dura
une dizaine de minutes. Puis elle revint s'asseoir à son bureau
sans rien dire. Qu'est-ce qu'elle avait bien pu raconter à ma mère
? J'étais tracassée.
Sur le chemin du retour, j'avais tellement peur que je
marchais dans la rue. Ça ne me faisait plus rien de mourir. J'étais
fatiguée de me faire battre pour tout et pour rien. ÉcSurée des
attaques d'Arthur. ÉcSurée d'être moi, tellement laide et bête
que personne ne voulait de moi. Les autos me frôlaient et
klaxonnaient. On me criait des bêtises, mais aucune auto ne me
frappa. Même le bon Dieu ne voulait pas de moi. J'ai marché
très longtemps dans les rues, mettant le plus de temps possible à
revenir à la maison. Tellement que je ne réalisai pas qu'il était
assez tard lorsque j'eus fini de pleurer. Je ne voyais plus
d'enfants dans les rues ; je revins à moi et je marchai plus vite.
À la maison, tous étaient attablés pour le souper. Quand
j'ouvris la porte, Arthur se leva et m'attrapa par les cheveux. Il
me secoua en me donnant des coups de pied sur les jambes.
J'avais mal partout. Je m'écrasai sur le plancher, mais Arthur me
releva et me donna une grande claque dans la figure, de toutes
ses forces. J'avais les lèvres fendues et la bouche pleine de sang.
Je suppliai :
Lâchez-moi ! Je n'en peux plus, s'il vous plaît !
Il continua à me donner des coups de pied. Ma mère
intervint :
Arrête, ça ne vaut pas la peine, elle se domptera jamais. Ça
lui fait pas grand mal.
Mais Arthur était enragé :
La prochaine fois, elle va goûter à ma ceinture. Tu vas voir
qu'elle sera plus capable de s'asseoir sur ses petites crisses de
fesses. Elles vont être en sang.
Je pleurais de plus belle :
Mais j'ai rien fait.
Ferme-la. Si t'en as pas eu assez, je vas t'en donner encore.
Ma mère me jeta mon manteau par la tête :
Après souper, tu vas réparer toi-même ton linge. Tu vas poser
des boutons à ce maudit manteau. On me dira plus que t'es
habillée en guenilles.
Les jours qui suivirent, je revis la dame près de l'école. Elle
ne chercha plus à me parler. Elle se contentait de me sourire, de
loin. Je la voyais au moins une fois par semaine. Mais un mois
plus tard, nous avons déménagé et je ne l'ai plus jamais revue.
L'esclavage
Je crois maintenant que ce déménagement était dû à la peur
d'avoir des ennuis à cause des batailles incessantes à la maison.
La police avait dû intervenir plusieurs fois, et l'histoire de l'école
avait inquiété mes parents. Dans le village où nous allions
habiter, ma mère avait trouvé un logement au second étage.
Nous allions avoir des voisins. J'aidai ma mère à faire les caisses
et tôt le lendemain nous sommes partis vers notre nouvelle
maison. C'est nous, les enfants, qui avons dû transporter et
monter les boîtes. Arthur était dans la camionnette et dirigeait
les opérations, une petite bière à la main. Comme d'habitude, il
criait et distribuait des coups de pied afin de nous encourager. Il
nous passait les bagages :
Allez, vous autres ! Bande de maudites mémères ! Grouillez-
vous, bande de bons à rien ! Vous êtes pas capables de rien faire,
gang de niaiseux !
Les boîtes étaient très lourdes, nous avions beaucoup de mal
à les monter. Nous utilisions toute notre force à finir ce
déménagement, et lui, il mettait toute sa force à nous engueuler.
Heureusement, mes oncles vinrent donner un coup de main pour
les meubles ; on a donc eu la permission d'aller jouer, sauf moi
qui devais aider ma mère à tout ranger. J'étais épuisée et ne
pensais qu'à aller me coucher. Malheureusement, les parents
décidèrent d'aller « étrenner » l'hôtel du village et je dus garder.
Le lendemain, nous devions poursuivre l'installation. Arthur
continuait à crier et à distribuer les coups. Il décida que je devais
l'aider et il m'envoya chercher l'égoïne. Je me dépêchai de
m'exécuter, mais je n'arrivais pas à trouver l'outil demandé. Il
sortit en criant :
Câlisse, veux-tu te dépêcher !
Mais je ne la trouve pas !
Furieux, il descendit. Il souleva la roue de secours et sortit
l'égoïne d'en dessous. C'est alors qu'il m'en donna un bon coup
sur la cuisse en disant :
Ça va t'apprendre à t'ouvrir les yeux, maudite aveugle.
Je remontai en courant et me remis à aider ma mère à la
vaisselle. Je n'avais pas entendu Arthur venir quand il me donna
un grand coup d'égoïne sur l'autre cuisse. Il riait :
Il fallait que cette cuisse-là ressemble à l'autre.
Mais ma mère en eut bien vite assez de ranger et de nettoyer.
Lançant son tablier, elle nous dit :
Moé, je touche plus à rien. Arthur pis moé, on va aller faire
un tour et à notre retour vous êtes mieux d'avoir fini.
Je savais bien que, même si les autres refusaient de m'aider,
ça me retomberait sur le dos. Souvent, ils me nuisaient plutôt
que de m'aider. Au retour de ma mère, le ménage était loin d'être
terminé. Et elle m'engueula, me traitant de propre à rien. Elle me
prédit les pires malheurs : je ne ferais rien de bon dans la vie et,
pire encore, je ne me marierais jamais puisqu'aucun homme ne
voudrait d'une souillon comme moi. Si elle pensait qu'elle me
faisait de la peine, elle se trompait. La seule chose au monde à
laquelle je ne tenais pas était bien de me marier ou de partager
ma vie avec quelque homme qu'il soit. Jamais je ne me
marierais... jamais. Arthur, voyant que les paroles de ma mère
ne me touchaient pas beaucoup, vida sa bière par terre, sur le
plancher que je venais juste de cirer. De plus, il riait, le maudit
cochon. Et il marcha dans son dégât en se tramant les pieds.
Excuse-moé, Élisa ! Pourrais-tu venir essuyer ça, s'il te plaît ?
Hon ! excuse-moé, princesse !
Et il pilassait partout en étendant la saleté. J'étais
découragée. Tout était à recommencer. Je m'agenouillai en
soupirant pour réparer tout ça. Je ne pus m'empêcher de lui jeter
un regard noir de haine. Alors, il commença à me battre à coups
de pied sur les jambes, au derrière, dans les côtes, dans le ventre.
Je criai, j'essayai de lui échapper. Je me retrouvai dans un coin,
pliée en deux, le souffle coupé. Il me lança son reste de bière
avant de sortir avec ma mère.
Cette fois, mes sSurs m'ont aidée en silence à tout refaire.
Après souper, nous sommes allés jouer dehors. Moi, je devais
rester sur la première marche de l'escalier au cas où le téléphone
sonnerait. Ma mère vérifiait souvent si je ne sortais pas. Les
enfants des alentours avaient rejoint mes frères et mes sSurs et
organisaient des jeux. Moi, je restais assise sur la galerie à
repenser à ma vie noire et triste. Je n'en pouvais plus d'être
bafouée, maltraitée. J'aurais voulu ne jamais avoir existé. Ma
mère et Arthur avaient réussi à me faire regretter le jour où
j'étais née. Pourquoi moi ? Pourquoi tant de souffrances ? La
tête appuyée contre les barreaux de la galerie, je me mis à
pleurer. Ça me faisait du bien. Je ne savais plus quoi faire. Où
aller ? Qui prendrait soin de moi si je partais ? Pour aller où ?
Personne ne m'aimait, personne ne voulait de moi.
Je m'essuyai les yeux. Les enfants étaient groupés au pied de
la galerie et ils se faisaient des gageures :
Lequel d'entre vous est assez brave pour sauter en bas ?
La galerie était haute d'environ quinze pieds. Personne
n'osait relever le défi. Il était certain qu'un enfant aurait pu se
blesser gravement en sautant d'aussi haut et même se tuer. Sans
réfléchir je me levai :
Moi, je vais sauter !
Surpris, ils avaient tous les yeux fixés sur moi. J'enjambai la
balustrade et je sautai. Je me cognai durement les genoux, c'est
tout. En me relevant, je vis que les voisins étaient debout sur
leur galerie. Triomphante, je dis :
Lequel est le deuxième ?
Ils avaient tous peur. Celui qui avait proposé le jeu reprit :
O.K. ! Tu recommences et après on le fera !
Je remontai et recommençai une deuxième fois.
Mais là, j'avais très mal tombé. Je m'étais foulé la cheville et
tordu un poignet. J'avais les pieds qui brûlaient. Richard
s'apprêtait à sauter lorsqu'un voisin cria :
Arrêtez-vous ! Vous allez vous tuer ! Si vous recommencez,
je vais avertir vos parents !
Je fis entrer tout le monde dans la maison. C'est alors que je
vis Richard qui bousculait et frappait mon petit frère Patrick. Je
fus prise d'une rage incontrôlable et je sautai sur Richard.
Lâche-le, as-tu compris ? Tu vois pas qu'il est plus petit que
toi ? T'as pas fini de le taper ?
Mais dès que j'eus le dos tourné, Richard prit sa ceinture et
se mit à me frapper. Je réussis à lui arracher la ceinture. J'en
tremblais de rage. Je n'avais plus rien à perdre. J'en avais assez,
assez, assez...
Je finis par l'attraper. Je voulais l'écraser comme un pou. Il
allait payer tout ce que j'endurais ici.
Mon maudit, tu commenceras pas à me battre ! Il y a assez
des parents qui me traitent comme un torchon, toi, tu n'auras pas
cet honneur. Tu vas t'apercevoir que je suis plus forte et plus
maligne que toi, p'tit frère ! Ne t'avise plus de me toucher,
jamais, parce que je serais capable de t'étrangler.
Il réussit à s'enfermer dans la chambre de notre mère.
T'as pas fini, Élisa T., je vais tout dire à maman quand elle
reviendra. Tu vas voir, elle va te dompter, elle.
J'avais repris le contrôle de moi, et j'avais peur de ce qui
allait m'arriver.
Le lendemain, ma mère avait tout appris. Concernant
l'épisode de la galerie, elle ne fit que ce commentaire :
Si t'avais pu te tuer, on aurait été bien débarrassés. Si tu veux
recommencer, la galerie est là. Ne te gêne pas.
Pour le reste, j'ai eu une raclée bien sûr. J'avais atteint un
point où j'étais comme engourdie. Les insultes, les moqueries
me touchaient de moins en moins. J'avais le cSur gros à
longueur de journée. Je traînais ma triste vie d'un jour à l'autre,
de sarcasme en sarcasme, d'une volée à l'autre. La seule chose
qui me faisait vraiment mal, c'était de voir que mon frère Patrick
commençait lui aussi à être battu. Peut-être qu'ils allaient me
battre pour me tuer, mais j'allais le défendre.
L'attentat
Juillet, mois de ma fête ; juillet que je n'oublierai jamais.
Mois de vacances, temps de terreur pour moi qui étais sans cesse
à la maison. Ce samedi très ensoleillé reste gravé dans ma peau
au point de m'avoir fait haïr l'été, le soleil et la chaleur. Il faisait
une chaleur de four à pain, pas un souffle de vent, pas la
moindre petite brise, rien ! Rien que le cri aigu des cigales, et les
plaintes des enfants qui avaient trop chaud. Impatiente, ma mère
berçait Nathalie, le bébé, qui pleurait parce qu'elle ne pouvait
s'endormir. Arthur proposa de nous emmener à la plage. Les
enfants étaient fous de joie. Je proposai :
Allez-y, vous autres, moi je vais garder Nathalie.
Toé, tu vas venir avec nous autres, compris ! Dépêche-toé
parce qu'on va t'embarquer de force. Va remplir la bouteille de
la petite tout de suite, pis arrête de niaiser.
Je n'étais pas très enthousiaste de partir en auto avec eux,
surtout quand ils avaient pris quelques petites bières, histoire de
se désaltérer. Pourtant je m'empressai de laver, brosser et
remplir la bouteille avec du lait frais que j'avais pris au frigo.
Ce n'était pas très rafraîchissant d'être entassés à l'arrière de
l'auto, cordés les uns sur les autres. Enfin, nous avons pu
descendre, la plage était toute petite et le lac ressemblait plutôt à
une mare à grenouilles. Il n'y avait personne. Je m'installai sur le
sable avec Nathalie pendant que ma mère jouait dans l'eau avec
les autres. Ils avaient mis la bière sur le toit de l'auto, les enfants
pataugeaient dans l'eau en criant. Moi, je restai à l'écart,
savourant ce moment de répit, étendue au soleil près du bébé.
Envoyé, Élisa, viens te saucer ! Envoyé, la Noire, ça te fera
pas de mal de te tremper dans l'eau.
Ma mère s'approchait de moi en riant et en me lançant de
l'eau. Je me levai et essayai de la contourner. Elle ne pouvait
jamais me laisser tranquille. Je lui jetai un regard boudeur.
J'étais à peine entrée dans l'eau qu'elle me saisit par le bras et
essaya de me faire tomber. Comme elle ne réussissait pas, elle
me lâcha et se mit à me lancer de l'eau avec ses deux mains.
J'essayai de m'enfuir, mais j'étais aveuglée, j'étouffais. Arthur
vint l'aider. Ils me poussaient dans les bras de l'un à l'autre,
pendant que le premier continuait de m'arroser. Puis ils
m'attrapèrent, l'un par les bras, l'autre par les pieds, et ils me
balancèrent plus loin. Il y avait presque trois pieds d'eau, mais
en crachant et en toussant je me remis debout assez facilement.
Ma mère me rejoignit à nouveau et me donna une grande
poussée. Je tombai la tête la première. Elle se jeta sur moi et, de
ses deux mains, me maintint la tête sous l'eau. Je me débattais de
toutes mes forces, j'avalais de l'eau, je manquais d'air, je
faiblissais. Les tempes battantes, je fis un dernier effort et je
réussis à faire basculer ma mère qui lâcha prise. Je pus nager et
m'éloigner du rivage. Je ne voulais surtout pas prendre de risque
avec Arthur j'avais ma leçon. Je restai à nager dans le « creux ».
Là, je pouvais reprendre mon souffle sans danger. Au bord, ma
mère essayait de se relever avec l'aide d'Arthur. Elle regardait
vers moi comme si elle n'en croyait pas ses yeux.
Comment ça se fait qu'elle sait nager, elle ? Comment ça se
fait ?
J'étais heureuse de lui apprendre et de la narguer :
J'ai appris à nager à l'orphelinat. C'est les sSurs qui nous l'ont
montré !
Je sortis de l'eau par l'autre côté de l'étang. Ma mère sacrait
et criait ; la baignade semblait finie. Je rejoignis l'auto en me
tenant le plus loin possible d'eux. J'étais désespérée... Ma mère
avait voulu me noyer... Ma mère était aussi méchante qu'Arthur.
Elle me détestait, elle voulait que je disparaisse. J'étais fatiguée
de cette vie. Je me cachai derrière l'auto, à l'abri de leurs
regards.
Mon Dieu, pourquoi suis-je venue au monde ? Ayez pitié de
moi, Seigneur !
Je ravalai mes larmes, car je n'aurais fait qu'aggraver mon
cas. Les autres ne s'étaient aperçus de rien ; ils jouaient au bord
de l'eau. Ma mère ramassait ses affaires et, en passant près de
moi :
Je me vengerai bien ! Et cette fois-là, je ne te manquerai pas.
Que pouvais-je faire sinon endurer et souffrir ! Je savais
maintenant que ma mère voulait se débarrasser de moi ! Je la
détestais autant qu'Arthur, plus encore, puisqu'elle était ma mère
et qu'elle aurait dû m'aimer et me protéger. Qu'est-ce que j'avais
bien pu lui faire pour qu'elle me haïsse autant ? Je me sentais
tellement misérable.
Ma mère, qui avait tout ramassé, cria aux autres :
Venez, on s'en va ! Pis, grouillez-vous.
Puis elle s'approcha de moi :
Ça finira pas là, je vais me reprendre et, cette fois-là, tu t'en
réchapperas pas. As-tu bien compris ? Pour ta punition, j'ai
envie que tu reviennes à pied chez nous !
Non, s'il vous plaît !
Arthur prit place au volant. Elle fit monter les autres en
arrière et ferma la portière. Puis, elle monta à sa place. J'étais là,
hors de l'auto, toute seule comme un chien. Je commençai à
pleurer. Ma mère était tournée vers Arthur et discutait. Mes
sSurs me regardaient à travers la vitre et elles pleuraient. L'auto
démarra. Je pensai : C'est fini, je suis fichue, elle me laisse ici
avec les loups et les ours. Comment je vais faire pour retourner
chez nous ? Je ne connais même pas le chemin...
Soudain, ma mère sortit de l'auto et me dit sur un ton
glacial :
Arrive ! Par chance qu'on a du cSur, nous autres, et que tes
sSurs pleurent, car je t'aurais laissée là.
Elle me poussa brutalement à l'intérieur. Sans le vouloir, je
bousculai Richard qui me donna des coups de coude et me
coinça entre ses genoux et le siège avant. J'essayai de me relever
et lui donnai un coup de poing sur les bras pour qu'il me laisse
tranquille. À cause de la bagarre, Arthur se retourna, allongea le
bras et m'attrapa par les cheveux en tirant :
Ma câlisse, fais attention, je suis capable de te laisser là, moé,
sur le bord du chemin !
J'étais au bout de ma résistance. Je réussis à m'appuyer en
mendiant un petit espace. Je n'ai jamais été aussi heureuse d'être
de retour à la maison et vivante.
Ma mère coucha Nathalie. Quand elle revint, elle était très
en colère contre moi :
T'as osé lui donner ça ? Une bouteille de lait caillé !
Je ne comprenais rien. J'avais pourtant bien lavé la bouteille
et je l'avais remplie de lait frais.
Je ne sais pas, moi ! Peut-être que le lait n'était pas bon !
C'est pas de ma faute ! Peut-être qu'il faisait trop chaud !
Je songeai tout à coup que la bouteille de la petite était restée
tout l'après-midi au gros soleil. Je savais, moi, que j'avais bien
nettoyé la bouteille.
Ma mère avait pris un verre et y avait vidé le contenu du
biberon. Elle me le tendit :
Puisque tu trouves ça assez bon pour ta sSur, tu vas en boire,
toé aussi. Je te guette. Tu vas boire ça devant moé tout de suite.
Rien qu'à le sentir, j'avais des haut-le-cSur.
Dépêche-toé ! Bois-le vite !
Je me bouchai le nez, mais ça ne voulait pas passer. Enfin, je
réussis à en boire une ou deux gorgées. Elle m'enleva le verre et
me jeta le tout à la figure :
Tu pues, écSurante ! Va te laver ! Crisse ton camp !
À partir de ce moment, je n'eus plus aucune confiance en ma
mère. Seulement de la haine, une haine désespérée. Je la
regardais agir et je la jugeais. Elle était mon ennemie, elle avait
voulu que je meure. Et moi, je la haïssais.
Nathalie
Depuis sa naissance, je m'occupais de Nathalie comme si
elle avait été mon enfant. J'en ai passé des nuits blanches à la
bercer ! Ma mère trouvait qu'elle avait assez de travail avec nous
le jour pour avoir le droit de dormir la nuit. C'est moi qui devais
m'occuper de ma sSur et accourir au moindre pleur. Parfois je
m'endormais tout en la berçant. Je m'installais confortablement
dans la berceuse, le bébé dans les bras, et je finissais toujours
par m'endormir. Mes pieds se mettaient en mouvement malgré
moi, par habitude. Je la berçais ainsi une partie de la nuit.
J'aimais particulièrement ma petite sSur; elle était un peu
comme ma fille, car c'était surtout moi qui m'en occupais.
Nous étions à la fin de décembre et Nathalie était malade.
Elle était couverte de petites plaques rouges et elle pleurait sans
arrêt. Elle faisait beaucoup de fièvre. À la fin de l'avant-midi,
ma mère décida de l'emmener à l'hôpital. Ils ne revinrent qu'à
l'heure du souper. J'étais inquiète ; je ne voulais pas qu'il lui
arrive la même chose qu'à Jean-Marc. Elle faisait tellement pitié
quand ils sont partis pour l'hôpital : toute rouge, incapable de
manger ou de boire. Tellement fiévreuse qu'elle semblait sans
réaction, se contentant de geindre. Au retour, Arthur la tenait
dans ses bras ; il la déshabilla et alla la porter dans sa chambre.
Ils n'ont pas voulu la garder à l'hôpital. Il n'y avait aucune
place. Ils lui ont donné une piqûre et nous ont dit que nous
pouvions repartir.
Ma mère semblait furieuse. Elle se tourna vers moi :
Tu vois, ta pauvre petite sSur qui est couchée dans son lit,
elle est malade à cause de qui ? À cause de toé !
Je restai pétrifiée. Je ne voulais plus parler, je ne voulais plus
entendre, me rouler en boule pour résister à ce qui allait suivre.
Je ne voulais plus avoir mal...
Tes frères et tes sSurs m'ont dit que, quand je sortais, tu
laissais Nathalie n'importe où, tu la changeais de couche par
terre, sans t'occuper du plancher froid ni des courants d'air. C'est
de ta faute tout ça !
Nathalie était malade et c'était peut-être de ma faute. Ça me
faisait l'effet d'un coup de poing dans l'estomac... Bien sûr que je
la changeais de couche par terre, sur le tapis, ma mère ne
voulant pas que je me mette sur les lits... Cependant, je faisais
attention à elle, attention à ce qu'elle ne prenne pas froid.
Pourquoi m'accusait-elle toujours de choses dont je n'étais pas
responsable ? Elle savait mon affection pour Nathalie ! Pourquoi
voulait- elle me blesser ainsi ?
Ma mère décida que je devais être punie à la mesure de ma
bêtise. Elle répandit des pois à soupe sur le plancher et
m'obligea à me mettre à genoux, les bras en croix. Pour être bien
certain que je ne bougerais pas, Arthur s'installa tout près, « la »
ceinture à la main. Je serrai les dents et les poings et j'essayai de
penser à autre chose. J'étais en état de panique, car je savais qu'à
la moindre défaillance, Arthur n'hésiterait pas à me rouer de
coups. Les pois m'entraient dans les genoux, j'avais les bras qui
tremblaient ; j'en voyais des étoiles. Nathalie pleurait dans sa
chambre et ma mère envoya mes sSurs s'occuper d'elle.
Elle ne veut pas nous voir ! C'est Élisa qu'elle veut !
Ma mère se laissa fléchir !
C'est bon, Élisa, tu peux y aller. C'est assez pour aujourd'hui.
On reprendra ça un autre jour.
Diane revint avec Nathalie dans les bras. Sa petite pleurait et
se débattait.
J'suis pas capable de l'arrêter de pleurer. C'est tannant, ça !
Elle n'arrête pas de pleurer. Prenez-la, vous !
Donnez-la-moi ! Vous êtes pas capables de rien faire.
Diane lui remit le bébé. Ma mère essayait de la consoler,
mais Nathalie ne voulait pas rester sur elle. Elle criait de plus en
plus tout en me tendant les bras. Excédée, ma mère me la remit
brusquement.
Tiens ! Prends-la, si c'est ça qu'a veut !
Nathalie avait cessé de pleurer, la tête collée contre mon épaule.
C'est pas normal, ça. Elle t'aime plus qu'elle aime sa propre
mère.
C'est pas de ma faute si elle s'est arrêtée de pleurer !
Arthur se leva et, tout en me donnant une tape dans le visage :
Elle lui a sûrement fait quelque chose, ça se peut pas !
Ma mère reprit :
Va la mettre au lit, je ne veux plus que tu t'en occupes. Il y en
a d'autres ici dans la maison qui sont capables d'en prendre soin.
J'allai porter Nathalie sur le lit de ma mère. Puis je revins dans
mon coin, espérant me faire oublier le plus possible. Mais
Nathalie s'était remise à pleurer. Instinctivement, je me levai
pour aller m'occuper d'elle, mais Arthur me fît trébucher en
tendant son pied. Je me relevai en lui jetant un regard de haine.
Maudit imbécile !
Je continuai mon chemin vers la chambre en prenant bien soin
de marcher de reculons afin de ne pas le perdre de vue. Mais
quelqu'un me fit tomber sur le dos en bloquant mon pas par en
arrière. C'était mon frère Richard, et il riait. Me voyant étalée
sur le derrière, les autres se mirent à rire de plus belle. Je me
levai d'un bond et sautai sur Richard, en rage contre lui, mais ma
mère intervint :
Où vas-tu comme ça ? Je ne t'ai pas donné la permission
d'aller dans ma chambre ! Va t'asseoir dans ton coin et restes-y.
Diane, va lui donner une bouteille de lait !
Vous savez bien qu'elle n'aime qu'Élisa !
Vas-y ! Élisa ne bouge pas de là.
Diane se rendit à la chambre en chialant :
Elle est mieux de dormir cette fois, parce que j'vas me
fâcher...
Ce soir-là, les parents sortirent au village. Diane et Sylvie
avaient ordre de s'occuper de Nathalie. Mais il est évident que
dès que ma mère et Arthur furent disparus, elles refusèrent de
faire quoi que ce soit. J'étais heureuse de m'occuper moi-même
de ma petite sSur. Elle était brûlante et semblait délirer. Elle
n'avait même plus la force de pleurer. Je lui appliquai des
compresses d'eau froide pour la soulager. J'étais très inquiète, je
ne voulais pas qu'elle meure... Je ne voulais pas qu'elle meure
par ma faute. Je la berçai pendant des heures en lui chantant La
poulette grise. Si ma mère avait dit vrai... Si c'était moi la
responsable de sa maladie... J'étais tellement maladroite parfois.
Tout le monde le disait... J'étais une grande niaiseuse, une pas
d'allure, pas de génie... Je n'étais même pas certaine d'avoir fait
ce qu'il fallait... Je n'étais même pas bonne pour m'occuper d'un
bébé. Je passai le reste de la nuit à marcher sur la pointe des
pieds pour ne pas la réveiller ; j'allais voir à toutes les dix
minutes si elle dormait bien, si elle était bien couverte... J'étais
tellement malheureuse, tellement inquiète. Je me sentais
coupable... Coupable de tous les péchés du monde. Ma mère
revint tard dans la nuit. Elle s'étonna de me voir là :
Comment ça se fait que c'est toé qui gardes ?
Bien, Diane et Sylvie ne voulaient pas s'occuper de Nathalie.
J'étais obligée.
C'est correct ! Tu pourras t'en occuper encore puisqu'elle ne
veut voir que toé. On réglera ça une autre fois. Va te coucher
maintenant.
Pendant plusieurs nuits, j'ai dû m'occuper de Nathalie. Au fil
des jours, ma fatigue augmentait, je manquais de sommeil. Un
matin, en partant pour l'école, je vis noir et je perdis conscience.
Je me réveillai brusquement, ma mère m'ayant jeté un verre
d'eau au visage.
Nathalie avait été très malade ; elle ne marchait plus, nous
devions la porter. Je la lavais dans la chambre lorsqu'un jour, en
essayant de lui faire dire quelques mots, je me rendis compte
qu'elle semblait ne pas m'entendre. Je répétai son nom à
plusieurs reprises, mais elle ne me regarda même pas. Je l'ai
assise au centre du lit et je passai derrière. J'ai frappé plusieurs
fois dans mes mains en répétant son nom, mais, peine perdue,
elle ne se détourna pas. Ma mère entra dans la chambre.
Qu'est-ce que tu fais là ?
Essayez de crier son nom pour voir !
Veux-tu t'en aller de là, crisse de folle ! Elle n'est pas sourde,
va t'asseoir, maudit grand talent, et arrête d'en inventer.
Mais, m'man...
Sors d'icitte ! Laisse-la tranquille ! Tu l'as rendue assez
malade comme ça !
Comme je me sentais coupable ! S'il fallait que, par ma
faute, Nathalie soit sourde !
Quelques jours plus tard, ma petite sSur semblait guérie.
Elle était assise par terre et s'amusait avec ses jouets, lorsque ma
mère, essayant d'attirer son attention, s'aperçut qu'elle ne
réagissait pas. Elle laissa tomber un cendrier par terre, mais
Nathalie ne bougea pas. Ma mère, affolée demanda à Arthur :
Ça se peut-tu qu'elle soit sourde ? Vite, Arthur, on va
l'habiller et on va aller voir un médecin !
Elle courut chercher son manteau et, en passant, me donna
une tape à la tête :
Elle est mieux d'être correcte, parce que, sans ça, tu vas en
manger une tabarnac.
Quand ils sont revenus, environ trois heures plus tard, ma
mère confirma mes plus noires appréhensions. J'avais passé trois
heures d'enfer à retourner dans ma tête ma culpabilité, mais ce
n'était rien à côté de l'angoisse et de la peine que j'eus quand ma
mère m'annonça que Nathalie était sourde, sourde pour toujours.
Tu vois ce que c'est que de te laisser garder ! Tu rends les
autres malades.
Ma mère se mit à me battre à grandes tapes sur la tête.
J'essayai à peine de me protéger tellement j'étais affolée.
Tellement j'avais du chagrin. Plus tard, elle raconta à tout le
monde que la rougeole était tombée dans les oreilles de
Nathalie. Beaucoup plus tard, j'appris que ma sSur était
allergique au médicament qu'on lui avait administré à l'hôpital.
Et pendant des années, j'ai cru que j'étais responsable de la
surdité de ma sSur.
De toute façon, Nathalie serait sourde pour toujours.
Michel
Ma mère, qui était enceinte, devait accoucher sous peu. Il ne
lui restait que quelques semaines de grossesse. Un soir de «
party » et de bière, une vive engueulade s'éleva entre elle et
Arthur. Au cours de la discussion, Arthur lui donna un coup de
poing en plein visage et la poussa violemment. Elle tomba à la
renverse à travers les chaises. Elle pleurait de rage.
T'es rendu que tu me bats ! Vois clair ! J'suis pas un enfant,
j'suis une femme qui va te donner un enfant. Si tu continues,
j'vas crisser mon camp. Je suis capable de faire vivre mes
enfants sans l'aide de personne.
Arthur sortit. Nous pouvions le voir par la fenêtre, il
marchait le long de la route en titubant. Parfois, il tombait et se
relevait en s'essuyant les mains sur son pantalon. Ma mère
pleurait :
S'il voulait faire comme du monde, on serait si bien. S'il veut
que je vous place, je vais vous placer. Pour lui, c'est trop dur
d'élever les enfants des autres, il se sent obligé de vous faire
vivre.
Mais Arthur revint. En entrant, il se précipita sur moi
comme un chien enragé. Il me donna des claques partout, puis
alla chercher sa ceinture dans la garde-robe en disant :
J'vas vous crisser une maudite volée. Toé, là, la Grande
Noire, baisse tes culottes et viens sur mes genoux !
Je n'ai rien fait ! J'ai même pas bougé !
C'était encore moi qui allais payer pour tout ça !
Je me mis à pleurer... Maudite, maudite vie ! Maudit Arthur !
Tu vas venir, oui ou non ? Ou bien tu préfères aller t'étendre
sur le divan toute nue. C'est de ta faute tout ce qui arrive. Je sais
que tu bavasses de moé à l'école ; tes frères et tes sSurs sont tes
complices. Eux autres aussi vont y passer. Vous avez pas fini
avec moé !
C'était rendu que les coups ne me faisaient presque plus mal.
J'étais surtout écSurée ; écSurée de me faire taper dessus... Et
surtout, oh ! surtout que ça n'en finisse jamais. J'essayais de me
rendre insensible en attendant que ça passe. Mais la douleur et
l'humiliation étaient toujours les plus fortes. Je finissais par crier
et par pleurer, au bord de la panique.
À qui le tour maintenant ? Je me sens en forme !
Il se leva de sa chaise pour attraper Diane. En passant, il me
donna un grand coup de ceinture en pleine face.
T'es trop effrontée, toé ! Arrête de rire de moé !
Mais ma mère intervint :
Câlisse, es-tu devenu fou ? Ils ont rien fait de mal, laisse-les
tranquilles !
Elle nous fit signe de sortir. Après un moment, elle alla
s'asseoir sur ses genoux en lui passant les bras autour du cou et
en le caressant. Arthur essaya de la repousser, mais elle
continuait ses chatteries.
Veux-tu t'enlever de sur moé ! Ça va mal tourner !
Il se leva brusquement sans s'occuper d'elle, et elle tomba
assise à ses pieds. Richard et Diane voulurent se porter à son
secours et l'aider à se relever, mais elle les avisa, en colère :
Vous autres, laissez-moé tranquille ! Arthur, viens m'aider, je
t'aime. Si ça continue comme ça, je suis capable de me tuer...
Il revint vers elle et s'assit par terre en pleurant. Il se coucha
la tête sur le ventre de ma mère en disant :
Personne ne m'aime !
Je t'aime, moé ! S'ils t'aiment pas, laisse-les faire, j'suis ta
femme, alors laisse faire les autres.
Je les regardais, assis comme ça sur le plancher, lui à pleurer
et elle à le caresser ; quel beau couple ! Arthur savait y faire. Il
était vraiment le roi des hypocrites. Je maudissais le jour où ma
mère l'avait connu.
Ma mère donna naissance à un petit garçon. Ils l'appelèrent
Michel. Arthur l'adorait, c'était son enfant. Il nous était défendu
de le prendre dans nos bras sans avoir la permission. Arthur était
vraiment une mère pour Michel ; il le changeait de couche, le
lavait, le berçait. Il était aux petits soins pour lui. Peut-être que
la vie allait changer maintenant qu'il savait ce que c'était que
d'être père.
Pourtant ils reprirent bien vite leurs sorties de fins de semaine.
La première fois, ils prirent bien soin de me menacer des pires
sévices si je ne gardais pas comme il faut mon précieux petit
frère. Je ne fermai pas l Sil de toute la veillée jusqu'à leur
retour. À peine les pieds dans la maison, Arthur se précipita
dans la chambre pour voir si Michel allait bien.
T'es pas capable de garder comme du monde, Michel est tout
mouillé. J'pourrais te fouetter à mort pour ça !
J'eus beau essayer de m'expliquer, expliquer que je n'avais
pas voulu le réveiller, c'était peine perdue. Il me fit comprendre
à coups de pied comment il fallait garder son enfant.
J'vas t'apprendre à vivre, moé. J'vas t'apprendre à obéir... Tu
vas aller me chercher la bière qui est dans l'auto avant de monter
te coucher.
Mais, Arthur, j'suis juste en pyjama et j'ai rien dans les pieds.
Il y a de la neige dehors...
Envoyé ! Obéis ! Sans ça j'vas te sortir, moé.
Je courus le plus vite possible jusqu'à l'auto ; empêtrée dans
les portières, je trouvai le sac de bières et revins en sautillant de
froid jusqu'à la maison. Je tâtonnai après la porte sans pouvoir
l'ouvrir. Je les vis qui me regardaient par la fenêtre et qui riaient.
Ils avaient verrouillé la porte... Je criais, je sautais sur place en
grelottant de froid. Après quelques instants, ils me laissèrent
entrer. Je leur remis leurs bières en grelottant ; je frottai mes
mains et mes pieds pour les réchauffer. Ils riaient de moi et
m'ordonnèrent d'aller me coucher et de
cesser de me lamenter pour rien. Je montai en pleurant, j'étais
désespérée... Je ne voulais pas qu'ils me fassent mourir.
Pervers
Dès la fin du mois de mars, nous avons encore déménagé.
Ce logement au-dessus d'un autre ne leur convenait pas.
Plusieurs fois nous nous sommes fait avertir à cause du bruit
qu'ils faisaient. Plusieurs fois encore la police dut intervenir.
Cette nouvelle maison leur convenait mieux. Un seul logement
et isolé d'environ mille pieds du plus proche voisin. D'ailleurs,
ma mère nous avait fait remarquer :
Là, on va pouvoir vous botter le cul !
Avec cette nouvelle maison, elle me fit un grand cadeau. En
haut, il y avait une toute petite pièce qui allait devenir ma
chambre. Pour la première fois, j'allais avoir une chambre à
moi ! Il y avait juste de la place pour un petit lit, mais ça allait
être mon royaume à moi, même si ma mère m'avait dit :
Tiens, ça va être ta soue à cochons. Tu vas être bien toute
seule, dans ta crasse.
Ce déménagement n'allait pas améliorer la vie à la maison.
Arthur buvait de plus en plus. C'était encore l'enfer. Je crois qu'il
devenait fou. Il était de plus en plus méchant, de plus en plus
vulgaire et sordide. Dès qu'il avait bu quelques bières, il urinait
partout dans la maison, cassait les vitres, brisait les chaises,
faisait le plus de chahut possible. Il finissait le plus souvent par
arracher le fil du téléphone pour que ma mère ne puisse pas
appeler la police. Pourtant, lorsque les agents se présentaient à la
maison. Arthur avait généralement pris la fuite. Ma mère leur
donnait comme explication :
Vous arrivez trop tard, il a crissé le camp. Je vous remercie
pareil !
Les policiers, chaque fois, s'en retournaient, silencieux. Mais
quelques heures plus tard, Arthur revenait et il s'en prenait à ma
mère et à nous, les enfants. Quand il la battait et lui faisait mal,
elle s'enrageait contre lui et le mettait à la porte :
Je vais le jeter dehors pour de bon. Il boit tout son argent,
j'suis écSurée de lui.
Pour se consoler, elle partait à son tour prendre un verre à
l'hôtel. La querelle finissait quand ils revenaient ensemble tard
dans la nuit. Et ça recommençait, chaque jour pareil. Nous, les
enfants, nous préférions être à l'école ; les jours de congé nous
faisaient même peur.
Une nuit que je gardais, Arthur revint le premier. Il était près
de cinq heures du matin ; il lut très surpris de me voir debout.
Qu'est-ce que tu fais là, toé ? Et ta mère, elle, où est-elle ?
J'en sais rien !
Il s'assit au bout de la table.
Viens icitte !
Pourquoi ?
Je t'ai dit de venir. Arrête d'avoir peur, Élisa. Je sais que ta
mère te bat, mais...
Vous, vous ne me battez pas peut-être ? Vous inventez des
niaiseries, vous dites ça à ma mère, elle le croit, et ensuite c'est
vous qui me battez...
C'est parce que tu fais la mauvaise tête. Tu m'aimes pas. T'es
pas gentille avec moi comme les autres.
Pourtant, je ne fais rien de mal !
Rapproche-toé, je vais te dire quelque chose.
Vous pouvez me le dire de votre place. Même si je ne suis
pas collée sur vous, je vais l'entendre pareil.
Si tu ne viens pas tout de suite, c'est moé qui vas me lever et,
cette fois-là, je n'irai pas par la douceur, compris !
À contre-cSur, je m'avançai vers lui.
M'aimes-tu ?
Je ne voulais pas empirer mon cas. Du bout des lèvres, je
répondis :
... Oui. Pourquoi ?
Ça paraît pas. Tu te sauves toujours et moé, pour ça, je te
donne la volée. Tant que tu feras pas ce que j'te demande, j'te
donnerai la volée et ça va aller de pire en pire. Moé, je t'aime
beaucoup, Élisa. Même que c'est peut-être toé que j'aime le plus
icitte. Plus que ta mère encore... Si tu m'aimes un peu, tu vas me
le prouver.
Il se leva debout en me tenant fermement par le bras, ouvrit sa
fermeture Éclair et me força à y entrer la main.
Non, je ne veux pas ! Lâche-moi ! Je vais le dire à maman.
Tu peux lui dire, elle te croira pas ! répondit- il en riant.
J'essayai de me libérer, de me débattre, mais il était plus fort
que moi. Il frottait, ma main contre son pénis... Je recroquevillai
les doigts, cela m'écSurait. J'avais comme une boule de peur et
de dégoût qui me serrait le ventre. J'essayai de crier et de me
débattre.
Diane et Sylvie le font et ne disent pas un mot. Tu vas faire
pareil comme les autres.
Non ! Lâche-moi, tu m'écSures !
Ah ! Je t'écSure !
Il m'attrapa par les cheveux en serrant très fort :
Tu vas prendre mon sexe dans tes mains et le sortir.
Non ! Je vais tout dire à ma mère !
Je criais et me débattais comme un diable. Mais il me tenait
encore par les cheveux. Il tenta de mettre sa main dans mon
pyjama.
NON ! Pas ça !
Je ne voulais pas qu'il me touche. Je ne voulais pas... Je réussis à
lui donner un bon coup de pied sur la jambe. Il me lâcha et me
claqua le visage trois ou quatre fois. Mais j'avais réussi à me
dégager et je m'enfuis à l'étage des chambres. Je me cachai dans
la garde-robe.
Je l'entendais qui criait comme un fou :
J'vas crisser mon camp ! Vous ne me verrez plus la face.
C'est à ce moment que ma mère revint. Comme Arthur
continuait à crier et à donner des coups de poing partout, une
vive discussion s'éleva entre eux. Loin de se calmer, Arthur se
mit à gueuler :
Élisa, Diane, Sylvie, Richard et Patrick ! Levez-vous, gang
de fainéants. J'ai affaire à vous autres et ça presse !
Laisse-les tranquilles, laisse-les dormir.
Descendez, câlisse, ou bien j'vas monter vous chercher !
Arrête de crier, ça ne te donne rien de les réveiller.
La discussion continua sur un ton plus doux. Je me glissai
doucement vers ma chambre, quand ma mère me cria :
Élisa, viens icitte, dépêche-toé !
Je n'avais aucune envie de descendre. Je ne bougeai pas, faisant
semblant de dormir.
Élisa ! Je t'ai dit de venir ! J'ai besoin de toé ! Viens m'aider à
coucher Arthur !
En bas, Arthur était couché sur le plancher, un petit sourire
aux lèvres.
Il dort pas, y rit, m'man !
Tout à coup, il se leva brusquement. Je sautai en arrière de peur
qu'il ne m'attrape. Ma mère, insultée, lui dit :
Tu veux nous faire forcer comme des bSufs, tu dors pas et tu
ris de ça ?
C'est seulement pour vous faire travailler un peu, dit-il en
riant.
Il se tourna vers moi et me donna une grande poussée. Je
tombai par terre. Il me menaça du doigt :
Toé, ôte-toé de là, je t'haïs assez... Va-t'en que j'te voie plus.
Je remontai à ma chambre complètement écSurée et
découragée. Il faisait presque jour dehors et je n'avais pas encore
dormi. J'en avais par-dessus la tête de cette vie que je subissais,
de cette injustice. Je désespérais de pouvoir attendre d'être assez
vieille pour m'enfuir ou me défendre. J'avais des idées de mort
dans la tête, des idées de mort et de meurtre. La bataille avec
Arthur ne faisait que commencer. Il ne me lâcherait pas tant que
je ne lui aurais pas cédé. Et moi, je n'avais pas l'intention de me
laisser faire. Je me sentais un peu comme sa proie, toujours aux
aguets, toujours à l'affût.
Chaque fois que l'occasion se présentait, il essayait de
m'attraper ; mais j'étais plus rapide que lui et je lui échappais. Il
se faisait un devoir de revenir de l'hôtel avant ma mère afin de
me surprendre. Cela se terminait par de belles courses autour de
la table, mais comme il n'était pas capable de m'attraper, il
m'injuriait en me promettant les plus horribles volées de toute
ma vie, le jour où il mettrait la main sur moi. À chaque jour, à
chaque instant où il était présent dans la maison, je devais me
surveiller. Il voulut se servir de mes sSurs pour me contraindre
à lui céder.
Un soir où, encore une fois, il était arrivé le premier, il
monta directement aux chambres et réveilla Diane et Sylvie.
Vous allez montrer à Élisa ce qu'on fait, nous autres. C'est le
grand temps qu'elle sache !
Il défit sa ceinture, la plia en deux et la claqua dans ses
mains. Diane et Sylvie se mirent à pleurer. Je m'avançai vers
elles.
Avancez !
Non, Arthur, laisse-nous aller dormir !
Baissez vos culottes. Élisa aussi ! Pis grouillez- vous ou vous
allez goûter à ma ceinture.
J'étais paralysée de peur. Il était assis, la ceinture à la main.
Il sortit son pénis, commença à caresser Diane et Sylvie. Il prit
la main de Diane et l'obligea à le caresser, ensuite ce fut le tour
de Sylvie. J'avais très peur, je savais que mon tour viendrait...
J'avais mal au cSur.
T'es rien qu'un maudit vicieux !
Il essaya de toucher mon sexe. Je réagis brutalement. Je me
sauvai en remontant mon pantalon. Dans ma fuite, je criai :
Maman arrive !
Il lâcha mes sSurs et remonta sa fermeture Éclair
rapidement.
Vite ! Allez vous coucher !
J'ai vraiment essayé de convaincre Diane et Sylvie de tout
raconter à maman. Mais elles ont toujours refusé. Elles ne
voulaient pas être battues comme moi. Elles ne voulaient pas
faire de la peine à notre mère et briser son ménage. Diane
m'avait dit :
Si maman se séparait d'Arthur, elle en mourrait sûrement.
Elle serait capable de se tuer pour lui ; elle l'aime beaucoup. Si
jamais tu parles de ça et que tu brises tout, je vais t'en vouloir le
reste de mes jours. De toute façon, je vais dire que tu contes des
menteries.
C'est ainsi qu'Arthur put continuer son manège en paix.
Quand il ne réussissait pas à m'attraper, il montait dans la
chambre de mes sSurs et redescendait en vitesse quand ma mère
arrivait. Elle entrait et ne se doutait de rien. Moi, je savais. Le
moindre prétexte était bon pour m'attraper. Si je lui tendais un
objet, il en profitait pour me saisir par le bras. Si j'allais
m'enfermer dans la salle de bains, il faisait semblant de monter,
mais revenait en silence se cacher près de la porte. Il me sautait
dessus dès que je sortais. Il lui arriva de me contraindre un soir
que Nathalie pleurait et que je la berçais. Il me tenait par les
cheveux, m'obligea à la coucher...
Le samedi et le dimanche, il montait nous réveiller. J'étais
tellement nerveuse que je m'éveillais aussitôt que je l'entendais
monter. Je me levais et m'habillais en vitesse. Pendant qu'il était
dans la chambre de mes sSurs, j'en profitais pour descendre sur
la pointe des pieds. Souvent, j'avais juste le temps de me rendre
à l'escalier avant qu'il ne sorte de leur chambre. Alors il me jetait
un regard haineux, ne prisant pas que je lui échappe si
facilement. Je devins tellement habituée que je me réveillais
avant lui, m'habillais, faisais mon lit et attendais qu'il se lève.
J'étais prête à me lever aussitôt qu'il montait.
Ma mère aurait dû se rendre compte de ce qu'il faisait. Il
annonçait :
Je vais réveiller les enfants !
Et il restait en haut un long moment. Parfois elle lui criait :
Qu'est-ce que tu niaises en haut, câlisse ! Ça te prend bien du
temps à réveiller les enfants !
Alors il se mettait à crier après eux, en distribuant des petits
coups de ceinture. En passant près de moi, il me soufflait :
T'es une maudite hypocrite, t'as un visage à deux faces...
Ma haine pour ma mère s'intensifia à cette époque. Il était
impossible qu'elle ne se rendît pas compte des agissements
d'Arthur, mais elle fermait les yeux, volontairement. Elle était
trop lâche pour protéger ses enfants ; elle avait trop peur de le
perdre. J'avais encore plus de mépris pour elle depuis que je me
rendais compte combien elle tenait à cet homme si veule,
vicieux, alcoolique et laid.
La prière (premier jour)
Avril. Arthur avait repris son travail en forêt. Je pouvais
enfin respirer, car il nous quittait toute la semaine. Il était temps,
car j'étais épuisée, affolée. À être toujours épiée, à toujours être
aux aguets, folle de terreur, à ne pas manger ou presque, à ne
pas dormir, j'en étais rendue à vivre dans une sorte d'état de
transe, un état presque comateux où j'avais l'impression d'avoir
des hallucinations. A l'école, j'étais obsédée par ma vie à la
maison, par la terreur de ce qui m'y attendait. Au lieu d'écouter,
je ruminais sans cesse chaque événement, chaque parole, afin de
découvrir pourquoi ma mère me détestait tant. À la fin des cours
du matin, avant d'aller dîner, nous avions l'habitude de faire une
prière. Les yeux fermés, j'implorai :
S'il vous plaît, Jésus, faites que maman me laisse un peu
tranquille. Je vous en supplie, écoutez ma prière, je vous en prie.
Dans ma tête, je vis l'image de Jésus sur la croix ; une image
pleine de lumière et très précise. Puis l'image devint floue et
disparut. La prière était finie, nous pouvions rentrer. À la
maison, ma mère préparait le dîner en silence. Je mis la table
sans qu'elle me dispute comme elle le faisait toujours. Elle nous
servit dans un silence troublant. Elle semblait perdue dans ses
pensées. Lorsqu'elle passa derrière moi, je sursautai de peur
qu'elle ne me frappe derrière la tête, mais elle ne me toucha pas.
Elle me demanda simplement :
Élisa, pourrais-tu rester cet après-midi, j'ai besoin de toé !
Elle me l'avait demandé si gentiment que je n'en croyais pas
mes oreilles. J'ai même réussi à manger un peu. Après le départ
des autres, je desservis la table et commençai à faire la vaisselle.
Elle s'approcha :
Laisse faire. Je vais la laver. Tu n'as qu'à l'essuyer.
C'était la première fois, depuis fort longtemps, qu'elle venait
m'aider à faire la vaisselle. Je remerciai Dieu de tout mon cSur.
Je sentis diminuer le poids que j'avais sur le cSur chaque lois
que j'étais en présence de ma mère. Pourtant elle ne parlait pas.
Je me demandais si elle était malade. Elle me dit qu'elle devait
partir durant l'après-midi. J'aurais à garder les deux petits.
Je partirai pas longtemps.
Faites-vous-en pas. Prenez votre temps. Je vais faire un peu
de ménage pendant que les petits vont dormir.
... J'avoue que c'est toé ma plus vaillante. Tu ne dis jamais un
mot et tu fais tout ce qu'on te demande.
Je n'en croyais pas mes oreilles ! Elle me surprenait
vraiment. Je ne cessai de me répéter intérieurement :
Merci, mon Dieu ! Merci de m'avoir écoutée ! Si ma mère
était toujours aussi gentille, comme on serait bien ! Merci,
merci, doux Jésus...
Elle revint presque en même temps que mes frères et mes
sSurs. J'avais eu le temps de tout finir le ménage.
Comme c'est propre, Élisa. Tu as vraiment fait du beau
travail. Faites attention, vous autres, pour ne pas tout déplacer.
Je veux pas tout refaire demain.
Que m'arrivait-il ? Ou plutôt que lui arrivait-il ? Je ne
comprenais plus rien. Ma seule réponse était que Dieu avait
entendu ma prière. Malgré tout, ma peur subsistait. Ma mère
changeait si souvent d'humeur. Au souper, j'essayai de manger,
mais, comme d'habitude, je n'arrivais pas à avaler. Je sentais que
j'allais vomir si j'insistais. Je la vis qui me regardait pour une
fois sans colère, mais avec une sorte de pitié dans les yeux.
Maman, est-ce que je peux ne pas manger, je ne suis pas
capable ?
Qu'est-ce que tu veux que j'fasse ? Je n'y peux pas grand-
chose. Sors de table.
Je me levai et me rendis à l'évier pour commencer la
vaisselle, mais elle m'arrêta :
Attends, Diane et Sylvie vont t'aider. T'en as assez fait pour
aujourd'hui.
Mes deux sSurs se regardèrent d'un air surpris. Moi, je
regagnai mon coin. Ce soir-là, elle me permit de regarder la
télévision avec eux. Décidément, ma mère avait changé. Je me
posai beaucoup de questions. Je ne comprenais pas le revirement
subit de ma mère. Je pus veiller aussi tard que les autres. Dans
mon lit, j'essayai de faire revenir la même image de Jésus, mais
ce n'était jamais pareil. J'aurais tant voulu que toute ma vie
ressemble à cette journée...
Je vous remercie, Jésus, de m'avoir donné une journée aussi
merveilleuse. J'aimerais que vous m'en donniez une deuxième.
S'il vous plaît, faites que demain ma mère soit aussi gentille
qu'aujourd'hui...
Deuxième journée...
Je me réveillai le cSur serré. J'avais peur d'avoir rêvé la
belle journée que j'avais passée. J'avais peur que le cauchemar
quotidien revienne d'un seul coup. Je ne me pressai pas de
réveiller les autres et de faire les lits. Je descendis la dernière,
comme d'habitude pour repousser le plus possible le moment des
chicaneries. Ma mère était déjà debout. Diane et Sylvie lui
dirent bonjour. J'hésitai :
Bonjour, maman !
Bonjour.
Il y avait bien longtemps qu'elle ne se donnait plus la peine
de me répondre le matin. Je me sentis soulagée. Je m'installai
pour déjeuner, mais encore une fois je ne pus rien avaler. J'avais
le cSur au bord des lèvres. Ma mère m'observait du coin de
l'Sil, mais ne parla pas. Avec mes sSurs, je desservis la table. Je
me préparais à laver la vaisselle, mais elle m'interrompit.
Laisse, va-t'en à l'école. J'ai rien que ça à faire !
Sur le chemin de l'école, j'avais des ailes. Ma mère avait-elle
enfin compris ! Me faisait-elle vraiment une place parmi ses
autres enfants ? Je remerciai Dieu des millions et des millions de
fois.
La journée fut tout aussi parfaite que la précédente. Je
m'efforçai de bien faire les choses afin qu'elle garde sa bonne
humeur. Elle me demanda de garder, le temps qu'elle aille faire
un tour chez la voisine. À son retour, elle voulut que Richard lui
fasse une commission.
Non. C'est toujours moé qui y va.
Tu vas y aller encore !
Non, je ne veux pas y aller.
Ben, mange de la merde ! Va te coucher, je ne veux plus te
voir,
Il ronchonnait tout en montant l'escalier.
Vous prenez pour Élisa asteure.
À ces paroles, ma mère se tourna vers moi. Elle semblait
pétrifiée. Je lus dans ses yeux une rage terrifiante. Je me
recroquevillai dans le fauteuil.
C'est pas de tes affaires, Richard T. Dépêche-toé de monter.
Il était furieux ; il montait tout en faisant claquer ses pieds sur
les marches. Exaspérée, ma mère envoya les autres au lit aussi.
Non, Élisa, pas toé. Avant d'aller te coucher, veux-tu aller
faire ma commission ?
Elle me donna de l'argent et je sortis. En revenant, je voyais ma
mère qui surveillait mon retour tout en se berçant près de la
fenêtre. Je lui remis le paquet et lui souhaitai bonne nuit.
Je voudrais que tu viennes t'asseoir et que tu regardes la
télévision avec moé.
J'étais toute confuse. Je ne savais plus où m'asseoir, quoi faire,
quoi dire... C'est ainsi que je passai la soirée à regarder la
télévision, à manger des chips et du chocolat, tout en bavardant
avec ma mère. Elle me regardait avec une certaine tendresse.
Elle semblait me juger et se juger.
J'étais tellement heureuse que j'eus du mal à m'endormir...
Troisième journée...
Comme les deux jours précédents, tout se passa bien. Ma
mère eut certes quelques sautes d'humeur, mais rien de
particulièrement dirigé contre moi. En revenant de l'école, vers
quatre heures, quelle ne fut pas ma surprise de voir qu'Arthur
était de retour. Aussitôt ma peur revint totalement. J'essayai un
court instant de fermer les yeux et de faire revenir l'image de
Jésus pour qu'il me vienne en aide, mais plus rien... Tout était
redevenu comme avant. Ma mère m'engueula sans raison et
Arthur en profita pour me donner des coups de pied avec ses
bottes de travail. Ce soir-là, je n'ai pas réussi à avaler une seule
bouchée. Arthur était là et ma vie avait repris son ancien visage
de brutalité et de terreur. Après cette trêve, je fus encore plus
découragée... J'essayai de retrouver une solution magique dans
la prière. Je ne pus y trouver que le réconfort.
La souris
Juillet. L'été, les vacances et le cauchemar quotidien. J'étais
dans la maison à faire le ménage, les autres étaient tous dehors.
Ma mère entra. Elle tenait par la queue une souris morte. Elle
s'approcha de moi, le bras tendu, brandissant la souris. Elle me
poursuivit à travers la cuisine, me frôla la tête et le cou avec la
petite bête morte. Je me couvris le visage de mes mains, car
j'avais une terrible peur des souris. Mais finalement ma mère me
lâcha et rapporta la souris près de l'évier en disant :
J'pense que j'vas te la faire cuire. Ça va être ton souper... Eh
ben non, j'vas faire mieux que ça...
Elle reprit la souris par la queue et monta en riant. Quand
elle revint, la souris avait disparu.
Tu vas voir que tu vas passer une bonne nuit !
Je devinais qu'elle m'avait joué un sale tour. Où l'avait-elle
cachée ? Je passai la journée à penser à cette souris. J'aurais
donné ma chemise pour avoir la permission de monter dans ma
chambre et la chercher, en plein jour. J'imaginais les choses les
plus farfelues ; la souris n'était pas vraiment morte et se mettait à
gigoter dans mon lit, au beau milieu de la nuit ; elle me tombait
dans le cou pendant mon sommeil. J'en frissonnai de dégoût et
de peur.
Ma mère m'envoya au lit plus tôt que d'habitude. Je montai
sans discuter, effrayée, mais soulagée de régler mon compte
avec la souris. J'ouvris ma porte tout doucement, laissant juste
l'espace nécessaire pour passer la tête. Je m'attendais à la voir
courir sur le plancher de ma chambre. Rien. Je sautai sur mon
lit, le cSur battant je regardai en dessous en prenant tout mon
temps, l'oreille aux aguets, attentive au moindre bruit. Un peu
rassurée, je me mis à défaire mon lit, à secouer mes couvertures
et je le refis très soigneusement, inspectant le moindre pli.
Toujours rien. Je me recouchai en imaginant toutes sortes de
choses. Je sursautai au moindre craquement, l'imaginant en train
de gruger le bord de mon lit ou le pan d'une couverture. Je
m'enroulai dans mes draps comme une momie, ne laissant le
moindre espace de peur qu'elle ne puisse s'infiltrer. Malgré la
grande chaleur, je dormis toute la nuit avec les couvertures sur
la tête. Je fis d'horribles cauchemars de rats et de souris qui
grimpaient le long des murs et après moi. Je me réveillai
fréquemment, couverte de sueur, terrorisée. Au matin, ma mère
voulut savoir si j'avais passé une bonne nuit :
Puis, as-tu trouvé la souris ?
Non, j'ai pas trouvée !
Elle n'en parla plus. Le soir, je cherchai encore sans rien
trouver. Je crus que ma mère avait voulu me faire une bonne
peur ou me jouer un tour. Je cessai de chercher. Quelques jours
plus tard, alors que j'entrais dans ma chambre, je sentis une drôle
d'odeur. Je pensai tout de suite à la souris morte. Elle devait
pourrir quelque part dans ma chambre. Je fouillai partout, mais
je ne trouvai rien de rien. Les jours passaient et la senteur
devenait de plus en plus forte, de plus en plus insupportable.
J'avais beau fouiller, mettre ma chambre sens dessus dessous,
peine perdue, je ne trouvais rien. Un matin, ma mère me
demanda encore :
Tu as dû trouver la souris, tu n'en parles pas !
Non, je me demande bien où vous l'avez mise, ça sent
mauvais dans ma chambre... Ça sent la charogne.
C'était dimanche. Il y avait presque deux semaines que cela
durait. J'étais écSurée. L'odeur était insupportable. Et moi, je
devais dormir là- dedans.
Ce dimanche-là, on m'avait permis d'aller à la messe comme
les autres. Je voulus prendre mes bas de nylon quand je
découvris la souris, là, dans mes bas, à moitié décomposée.
J'avais envie de vomir. Je pris mes bas, entre le pouce et l'index,
tout en me détournant pour ne pas voir ; j'ouvris la fenêtre et
lançai le tout dehors. Je me retrouvai, soulagée de la souris, mais
sans bas pour aller à la messe. Je décidai de faire l'innocente et
d'aller voir ma mère.
Maman, je ne trouve pas mes bas de nylon !
Tu ne sais pas où tu les as mis ? Bon, je vais t'en passer une
paire. Mais tu devras me les remettre après la messe. Compris !
Ma mère n'a jamais fait d'enquête au sujet de mes bas. Elle
ne m'a jamais réclamé les siens. Le même après-midi, je profitai
de leur absence pour aller enterrer la souris et mes bas. Personne
au monde ne m'aurait fait porter ces bas-là.
Ma mère non plus ne m'en a jamais reparlé. La semaine
suivante, elle m'a donné des collants neufs. Elle paraissait
confuse.
Pendant cette période de temps, je fus, bien sûr, la risée de
mon frère Richard.
Ça pue en haut. Comment ça se fait que ça pue tant que ça ?
Pour moi, c'est Élisa qui pue de même !
Ces remarques m'humiliaient. D'autant plus que c'est ma
mère qui me donnait mon bain. Avec du savon jaune. J'avais
quatorze ans et je ne pouvais me laver toute seule, ni comme je
le voulais ni quand je le voulais. Je devais me laver en cachette,
car elle me lavait environ une fois toutes les deux semaines et
parfois même une fois par mois. Je ne pouvais me laver les
cheveux, car elle aurait vite fait la différence. J'étais mal habillée
et mal lavée, l'avais une drôle d'allure et les autres me fuyaient.
C'est ainsi que j'allais commencer une nouvelle année scolaire.
La Polyvalente
En septembre, Richard, Diane et moi devions aller à la
Polyvalente située à quelque neuf ou dix milles de la maison.
Nous allions alors passer toute la journée à l'extérieur. Plus
question de venir dîner. Plus question pour moi que ma mère
vienne me chercher n'importe quand pour garder les petits. Bien
sûr, elle prenait très mal le fait que j'échappe à sa surveillance.
Tu vas être bien, là. Tu vas pouvoir faire tout ce que tu veux,
on sera pas là pour te guetter.
Ma première journée restera toujours gravée dans ma
mémoire. C'était l'inscription et il fallait avoir trois dollars pour
payer sa carte d'identité ; moi, je n'avais pas un sou. On m'a
avertie que cette carte était obligatoire et que j'en aurais besoin
durant toute l'année scolaire. Comme à chaque fois qu'il me
fallait demander de l'argent, je me faisais du mauvais sang.
J'étais à peu près certaine que ma mère refuserait de me donner
la somme exigée.
La journée terminée, je sortis avec les autres pour prendre
mon autobus. Mais comme il y en avait plusieurs, je ne savais
pas lequel était le mien. Je ne voyais ni mon frère ni ma sSur.
C'était énervant, parce que je savais que si je le manquais, je
devrais rentrer à pied. Finalement, je repérai un chauffeur qui
ressemblait à celui du matin et je montai. C'était le bon, Diane
était là. En cherchant un siège, je me rappelai soudain que j'avais
oublié ma boîte à lunch. Je demandai au chauffeur de
m'attendre, j'allais faire le plus vite possible. Je courus jusqu'à
ma case, trouvai ma boîte et repartis aussi vite. J'arrivai dehors
en courant, essoufflée ; mais tous les autobus étaient partis. Le
chauffeur ne m'avait pas attendue. Il m'avait laissée là. J'en
aurais pleuré. J'étais là, dans la cour désertée, toute seule, ma
boîte à lunch sous le bras.
Il fallait à tout prix que je rentre à la maison. C'était loin, très
loin. Je marchais vite, je courais, je marchais encore. Parfois,
une auto ralentissait à mes côtés et on m'offrait de monter. Je
disais que j'étais presque arrivée... Ou bien je ne répondais rien,
regardant de l'autre côté. Ma mère m'avait suffisamment avertie
de ne jamais monter avec des inconnus. Je n'avais que la moitié
du chemin de fait et, déjà, j'étais très fatiguée. Une auto s'arrêta
tout près de moi et une vieille dame se pencha à la portière.
Est-ce que tu vas loin ?
Non ! J'arrive presque chez nous.
Monte quand même. Nous, on a tout notre temps. Ça va nous
faire plaisir de te ramener.
Non ! Maman veut pas que j'embarque avec des inconnus !
Je continuais à marcher, mais eux me suivaient lentement.
J'avais très peur. Je me tournai et leur criai :
Laissez-moi tranquille !
N'aie pas peur de nous. On ne veut pas te faire de mal !
J'entendis l'autre personne qui disait :
Laisse-la, on ne peut pas la forcer à monter si elle ne veut
pas.
L'auto accéléra et disparut.
Je continuai à marcher en me demandant à quelle heure j'allais
arriver à la maison. Je savais bien que, de toute façon, j'allais
être punie. Une autre auto ralentit à ma hauteur. Je me mis à
courir afin de ne pas avoir à discuter encore inutilement.
Élisa ! viens ici on va t'emmener chez vous !
Je me retournai. C'était la tante Gagnon, la marraine de Nathalie.
Monte ! On va te reconduire !
Dans l'auto, il y avait deux hommes : Claude Gagnon et un
autre que je ne connaissais pas. Ils allaient travailler au moulin à
bois et c'est ma tante Gagnon qui les reconduisait. Arrivée
devant la maison, je sortis de l'auto et les remerciai. Ma mère
m'attendait. Elle me guettait par la fenêtre. À peine entrée dans
la maison, elle m'attrapa par les cheveux et me donna des
claques partout. J'en échappai ma boîte à lunch.
J'vas t'en faire, moé, d'embarquer avec une gang de gars que
tu ne connais même pas !
Mais, maman, je les connais, c'est mon oncle Claude et ma
tante Gagnon !
T'as menti ! J'les ai vus, moi aussi... Va l'étendre sur mon lit,
tu vas en manger toute une ! Pis j'vas tout raconter à Arthur et tu
vas en avoir une autre par lui aussi quand il va revenir vendredi.
Même s'il te tuait, ça ne me dérangerait pas. Mon rêve serait
réalisé !
Le vendredi, au retour d'Arthur, je l'accueillis comme les
autres avec un bec sur la joue. Il s'est assis à table et ma mère lui
a donné une bière. Elle lui raconta comment, au lieu de revenir
avec l'autobus scolaire, je me promenais en auto avec une gang
de gars. Il me regarda furieusement :
Tiens-toé prête !
Je commençai à pleurer, j'aurais voulu disparaître.
Heureusement, Arthur ne semblait pas en train. Il se contenta de
se lever et de me donner quelques coups de pied. Il m'obligea à
le déchausser et à lui embrasser les orteils. Puis il se servit une
autre bière et continua à discuter avec ma mère de choses et
d'autres. Soudain :
C'est trop tranquille icitte ? Richard, crisse une volée à Élisa
pour la dégourdir ! Elle est trop emplâtre ! Pis toé, la Noire, t'es
mieux de ne pas bouger.
Richard s'approcha de moi et me donna des claques. Arthur
l'encourageait :
Envoyé ! Pince-la ! Donne-lui des coups de poing ! Pince-lui
les tétons !
Ma mère se mit à rire :
Tu lui pinceras pas grand-chose parce qu'elle a rien !
Et Richard me pinça. Je lui fis de gros yeux afin qu'il
comprenne que je me vengerais dès que nous serions seuls.
Vous voulez que je la batte, et après ça, quand vous ne serez
pas là, elle me donnera la volée.
Ma mère s'avança en me pointant du doigt :
Je voudrais bien voir ça ! Qu'elle te touche une seule fois et
elle aura affaire à moé, compris ?
Je répondis nerveusement
O.K. ! C'est correct !
Alors Arthur se leva, enleva sa ceinture et se mit à me
frapper avec le bout métallique. Il me frappa sur les jambes, sur
les bras et la poitrine et dans le visage aussi. J'avais un Sil au
beurre noir et des marques partout. Je me réfugiai dans mon coin
en pleurant. Je pleurai sans pouvoir m'arrêter. Ma mère, qui se
préparait à sortir, me dit, exaspérée :
Arrête tes larmes de crocodile. Fais comme du monde et on
va te traiter comme du monde.
Le lendemain, je demandai poliment à ma mère de me
donner l'argent pour ma carte d'identité. Mais elle me répondit
que je n'avais pas besoin de ça. Pourtant elle avait payé celle de
Diane et île Richard.
Je traînai toute l'année cette histoire de carte. Chaque fois
qu'on me demandait l'argent, je disais que je l'avais oublié. Je
n'ai jamais eu cette carte d'identité. Je passais pour une mauvaise
tête auprès de mes professeurs. J'avais honte. J'étais complexée
devant mes camarades de classe.
Mes camarades
J'ai déjà dit que mon apparence physique, ma timidité, ma «
sauvagerie » me plaçaient à part des autres enfants. Je me
sentais laide, mal habillée, misérable ; j'étais obsédée par ma vie
à la maison.
L'école n'était pour moi qu'un intermède à la violence
quotidienne. J'étais tellement prisonnière de ma triste vie que je
ne profitais que rarement de cette échappatoire. Je vivais repliée
sur moi- même, sur ma peur. De plus, il est connu que les
enfants, encore plus les adolescents, n'aiment pas les êtres
différents. J'étais tellement à part que je devins rapidement leur
souffre-douleur. Il n'y eut pas une journée où je fus tranquille.
Même dans l'autobus, tous se moquaient de moi. Personne ne
voulait s'asseoir avec moi, ayant trop peur d'être la risée des
autres, Richard et Diane ne prenaient jamais ma défense ; ils
faisaient semblant de ne pas me connaître.
À cette époque, j'étais totalement affolée. Les reproches et
les volées que j'avais à la maison me rendaient nerveuse. J'étais
pâle et mal en point. Je dormais mal et jamais suffisamment. Je
mangeais aussi très mal. L'atmosphère était telle durant les repas
que je passais le plus clair de mon temps à vomir ce que j'avais
réussi à avaler. Parfois, ma mère voulait me faire manger
comme un ours. Le matin, elle me faisait un gros bol de gruau et
une pile de toasts. Comme j'avais peur de sa colère, j'avais la
gorge nouée, je n'avais plus faim. Alors elle me donnait des
coups de baguette sur la tête pour m'obliger à manger. Plus elle
tapait, plus je devenais nerveuse et je vomissais. Alors, rendue
furieuse, elle me battait encore plus. Parfois, elle me donnait
cinq ou six sandwiches pour dîner ; je devais tout manger
puisqu'elle avait chargé Diane de me surveiller. Le reste du
temps, elle ne me donnait qu'une moitié de sandwich et rien à
boire. Pour souper, elle me donnait un morceau de patate
bouillie, c'est tout. C'était injuste et incompréhensible. Tout ça
me rendait plus nerveuse encore.
Pendant l'hiver, alors qu'Arthur était sans travail, il avait
découvert un petit jeu qu'il aimait beaucoup. Lorsque l'autobus
arrivait, il laissait sortir Richard et Diane de la maison, puis il se
plaçait devant la porte afin que je ne puisse pas passer. Lorsqu'il
voyait que l'autobus était sur le point de repartir, il me laissait
sortir. Je devais courir de toutes mes forces pour le rattraper. Le
chauffeur me chicanait :
La prochaine fois que tu seras pas sur le bord du chemin avec
les autres, je repars sans l'attendre. Et je n'arrêterai plus.
J'étais confuse et gênée. Chaque matin, c'était le même
scénario. Chaque matin, je devais m'excuser auprès du chauffeur
d'autobus.
Au début de l'hiver, ma mère m'avait donné un nouveau
manteau. Il était de cuirette brune. Je le trouvais très beau même
si je gelais avec, car il n'était pas doublé. Comme il n'avait pas
de boutons, je gardais les mains dans les poches pour le tenir
fermé. Ce matin-là, comme d'habitude, je dus courir après
l'autobus. Je me revois galopant sur la route, tenant tant bien que
mal mes livres dans mes mains. Mon manteau ouvert battait au
rythme de ma course. Quand enfin je rejoignis l'autobus, je ne
pus monter. Mon manteau avait gelé pendant que je courais ; il
était ouvert et raide comme une barre. Je dus monter de côté et
j'accrochai tout sur mon passage. Je fus accueillie par une pluie
de noms les plus divers, les moqueries, les rires et les
sifflements. Comme il n'y avait de place qu'à l'arrière de
l'autobus, à chaque banc j'étais poussée de tous côtés. Je
tombais, je me relevais. De nouveau poussée, je me relevais
encore et ainsi jusqu'à ma place.
J'ai immédiatement détesté ce manteau. Il m'a rendue
tristement célèbre.
Coups de couteau
Novembre. Les jours sont courts et gris. Une période de
l'année qui me serre toujours le cSur. Nous étions de retour de
l'école et, contrairement à l'habitude, les parents n'étaient pas
dans la cuisine à nous attendre. Sylvie et Patrick n'étaient pas
arrivés de la petite école. Je cherchai à l'étage, dans le salon.
Personne. J'ouvris la porte de la chambre de ma mère. Ils étaient
là qui dormaient, ma mère, Arthur, Nathalie entre eux et le petit
Michel dans son lit. Je refermai la porte tout doucement et
retournai à la cuisine. J'avertis les autres de ne pas faire de bruit.
Richard et Diane commercèrent leurs devoirs, moi, assise dans
mon coin, je les regardais. Il m'était bien défendu de faire mes
devoirs à la maison. Ma mère pensait que, de toute façon, j'étais
incapable d'apprendre à l'école. Les devoirs étaient du temps
perdu. Ce n'est pas ça qui me ferait vivre...
Les devoirs faisaient donc partie de ma gymnastique
quotidienne. Je les faisais dans l'autobus, dans les toilettes de
l'école, pendant le cours d'éducation physique que je ne pouvais
suivre puisque je n'avais pas le costume réglementaire.
Quand Sylvie et Patrick arrivèrent de l'école, je m'occupai de
leur faire réciter leurs leçons. Vers cinq heures trente, Richard
me dit :
J'ai faim, Élisa ! Grouille-toé donc ! Tu devrais peler des
patates.
J'suis pas sûre que maman va être contente !
Fais-toé-z'en pas, ils dorment. Elle va être très contente de
voir le souper commencé quand elle va se réveiller.
J'avais vraiment peur. Mais voyant que tous avaient faim, je
me décidai à peler quelques patates et à les faire bouillir. Je
retournai m'asseoir dans mon coin en attendant qu'elles soient
cuites. Soudain, ma mère sortit de sa chambre avec Nathalie
dans les bras.
Il est tard ! Trop tard pour préparer un gros souper. Vous
allez manger des Sufs et des toasts !
Je restai muette. Je pensais aux patates qui bouillaient.
Mais, maman, Élisa a fait cuire des patates ! s'écria Richard.
Je me sentis faiblir. Ma mère s'approcha du « poêle » et regarda
dans le chaudron contenant les patates.
Je vais les laisser cuire et les mettrai au frigidaire pour Arthur
demain matin. Il aime bien ça, des patates rôties.
J'étais soulagée. Elle se mit à préparer le souper. Elle ouvrit les
tiroirs, fouilla dans l'armoire. Elle cherchait quelque chose.
Qui a pris le couteau à patates ?
Je répondis sans attendre :
C'est moi !
Elle m'appela. Je m'approchai d'elle. Elle me prit par le bras.
Cherche-le ! Et que ça ne te prenne pas toute la veillée.
J'étais nerveuse. Je regardai dans le tiroir, dans l'évier, rien.
Je ne sais pas où il est.
Soudain, je me rappelai que je l'avais laissé dans le panier à
pelures. Je me penchai, ouvris l'armoire sous l'évier et le trouvai
enfin. Je lui tendis, victorieuse.
Tenez, je l'ai trouvé.
Elle le prit d'un mouvement vif, et sans que j'aie eu le temps
de réagir, elle me l'enfonça dans la cuisse gauche. Je restai
stupéfaite. Sur le coup, je ne sentis pas mon mal, mais lorsque je
regardai, je ne vis que le manche de bois brun qui sortait de ma
cuisse ; la lame était entièrement enfoncée dans ma chair. Je ne
pus m'empêcher de crier. Déjà le sang giclait dans mon
pantalon. Elle attrapa le manche et tira. J'étais complètement
terrorisée. Je criais, je pleurais, crispant mes deux mains sur ma
blessure. Je soulevai un peu les mains, elles étaient toutes rouges
de sang, de mon sang. Je me remis à crier de plus belle. Mes
frères et mes sSurs, qui avaient assisté à la scène, me
regardaient fixement, comme paralysés par ce qui m'arrivait. Ma
mère me dit :
Vas-tu le savoir maintenant qu'on ne met pas le couteau à
patates dans le panier à pelures ?
Je pleurais de douleur. Je hoquetai :
Mais, maman, je l'ai oublié là ! C'est pas de ma faute !
Puis, voyant que cela saignait sérieusement, elle devint inquiète.
Monte vite en haut, j'vas aller chercher quelque chose pour te
mettre là-dessus. Dépêche- toé, j'veux pas qu'Arthur te voie
comme ça !
Je marchai péniblement vers l'escalier. J'avançai en gardant
mes mains crispées sur ma blessure et en pleurant. Dans le
silence le plus complet, je réussis à monter et à me rendre à la
chambre. Ma jambe était raide, je ne pouvais plus la plier, ça me
faisait trop mal. J'entendis ma mère qui avertissait les autres :
Pis vous autres, les grands talents, vous êtes mieux d'oublier
ça au plus vite et de continuer à mettre la table. J'veux plus en
entendre parler.
Et elle monta. Lorsqu'elle entra dans ma chambre, j'étais
encore debout et je pleurais sans pouvoir me contrôler.
Baisse ton pantalon et assis-toé sur le lit. !
J'obéis. Je m'assis sans plier la jambe ; de toute façon, je n'en
étais pas capable. Elle me tendit la bouteille qu'elle avait à la
main :
Mets-toé ça dessus ! Ça te fait-tu mal ?
La bouteille semblait contenir de l'eau. Je l'ouvris, mais une
forte odeur s'en dégagea.
Donne, j'vas t'en verser. C'est de l'alcool à friction. C'est pas
dangereux.
Elle reprit la bouteille et en versa abondamment sur ma plaie.
Je me remis à crier comme une perdue. C'était comme si elle
m'avait brûlée avec un fer rouge.
Arrête de crier ! Arthur va se demander ce qui se passe.
Arrête de crier, Élisa ! Il faut désinfecter ça ! Continue à t'en
mettre. Moi, il faut que je descende voir au souper.
Je regardai l'étiquette sur la bouteille, n'ayant pas très envie
d'inonder ma plaie de ce liquide brûlant. Le premier mot que je
lus sur la bouteille, écrit en gros caractères noirs, était le mot
POISON. Ma mère voulait-elle vraiment m'empoisonner ? Je me
sentis faiblir, je m'allongeai sur le lit. Qu'allait-il m'arriver
encore ? Ma mère avait-elle voulu me tuer ! Je me sentais très
mal ; j'avais le cSur battant, je voyais des points noirs devant
mes yeux, j'étais engourdie... Puis tout devint noir, je
m'évanouis. Lorsque je repris connaissance, ma mère était là
auprès du lit :
As-tu compris ce que je t'ai dit ? Non !
Je me redressai sur le lit. J'étais encore tout étourdie.
Tu vas descendre avec les autres, et essaie de pas boiter.
Elle me laissa seule. Je ne pleurais plus, mais j'avais encore
très mal. Je me levai, remontai mon pantalon ; j'eus besoin du
mur pour me soutenir, car je me sentais toute faible et
tremblante. Je réussis à avancer de quelques pieds, la jambe
raide. Il m'était très difficile de ne pas boiter. Mon pantalon,
rendu rugueux par le sang séché, frottait sur ma blessure et me
faisait horriblement souffrir. J'en avais des sueurs dans le dos. Je
sentais que j'allais m'évanouir à nouveau. Je descendis l'escalier
marche après marche en me cramponnant à la rampe.
Arrivée en bas, je vis mes frères et mes sSurs qui me
dévisageaient en silence. Je pus lire un peu de pitié dans leur
regard. Ma mère les observait, exaspérée :
J'I'ai pas tuée ! Alors arrêtez de faire vos têtes d'enterrement !
Je me rendis tant bien que mal jusqu'à mon coin ! Je gardai
ma jambe droite et raide, c'était moins douloureux ainsi. Voyant
cela, ma mère s'approcha, mit une main sous mon genou et de
l'autre attrapa ma cheville puis me plia la jambe.
Aïe !
C'était comme si elle avait tourné un couteau dans ma plaie.
J'avais envie de crier de douleur. Je ne pus retenir mes larmes,
même si je savais que cela ne faisait que la rendre plus
impatiente encore. La porte de la chambre s'ouvrit, laissant
passer Arthur encore endormi.
Qu'est-ce qui se passe ?
Il me jeta un regard de travers. Il vit que je pleurais.
Qu'est-ce qu'elle a encore, cette mémère-là ? Elle chiale tout
le temps !
Pour s'assurer que j'avais bien compris, il me donna des
coups de pied sur ma jambe blessée.
Lève-toé, maudite chialeuse. Va aider ta mère à mettre la
table...
Je ne lui laissai pas le temps de continuer. Je hurlai :
Non ! Arrêtez-vous ! J'en peux plus ! J'en ai assez ! Si vous
voulez me tuer, tuez-moi. Vous allez être débarrassés. Je suis
écSurée à mort de cette vie-là.
Arthur, furieux, marchait déjà sur moi, les poings sortis,
quand ma mère intervint :
Arrête-toé ! Prends le temps de te lever. Elle en a assez eu
pour aujourd'hui, laisse-la tranquille. Viens avec moé dans la
chambre, j'ai à te parler.
Ils demeurèrent dans la chambre pendant quelques minutes.
Les autres ne parlaient toujours pas. À leur retour, Arthur me
dit:
C'est ben bon pour toé ! À la place de ta mère j'aurais fait
pire. Tu ne mérites que ça.
Ils me promirent la pire volée si je racontais cette histoire à
qui que ce soit. Je jurai que je ne dirais rien. D'ailleurs, à qui
aurais-je pu raconter mon histoire ? La seule qui m'approchait à
l'école était Diane. Je n'avais pas d'amie, je n'avais personne.
Au souper, je ne mangeai presque rien et ils m'ont laissée
tranquille. J'ai dû laver la vaisselle comme d'habitude.
Dans mon lit, le soir, j'ai pleuré. J'étais désespérée. Ma
jambe était enflée ; ma blessure ne saignait plus, mais mon mal
était encore aussi vif, lancinant. La douleur battait au rythme de
mon cSur. Je réussis à m'endormir, épuisée, d'un sommeil au
bord de la conscience, d'un sommeil qui laissait la douleur
intacte.
Le lendemain matin, ma jambe était raide comme une barre,
la cuisse, enflée, et la blessure, au centre d'un énorme gâchis de
couleurs, n'était pas belle à voir. Je touchai la plaie, c'était
extrêmement sensible. Tant bien que mal, je réussis à enfiler
mon pantalon. Comme il était de couleur foncée, la tache de
sang ne se voyait pas. De toute façon, c'était la seule paire que
j'avais.
Ma mère et Arthur étaient déjà levés. Je n'avais aucune envie
de les voir, de leur parler. Je mis la table. Ma mère était assise
dans sa chaise berceuse et fumait sa première cigarette de la
journée. Ils me regardaient aller et venir en silence. Finalement,
Arthur avertit ma mère :
Elle ne va pas à l'école aujourd'hui. Elle boite encore et ils
vont dire qu'on la maltraite. Tu sais comment elle est
bavasseuse!
C'était décidé, je restais à la maison. Ça me soulageait,
j'avais tellement mal à la jambe... Puisque j'étais là, ils en
profitèrent pour sortir toute la journée. Au souper, ils avaient
repris leur manie de me frapper derrière la tête chaque fois que
l'un d'eux passait derrière moi. Le lendemain, même si j'avais
encore du mal à marcher, ils m'envoyèrent à l'école. Ils
m'avaient assez « vu la face ». Avant que je quitte la maison, ils
m'avertirent sévèrement :
T'es mieux de rien dire parce que ça va aller mal pour toé.
J'eus beaucoup de difficultés à monter dans l'autobus. Tout
le monde me regardait en se demandant ce qui pouvait bien
m'être arrivé pour que je boite ainsi. Bien sûr, ils s'en donnèrent
à cSur joie. Ils m'imitaient et se moquaient de moi à qui mieux
mieux. Croulant de rires, ils m'affublaient de tous les noms, pour
faire rigoler les autres. Je crois que mes nerfs ont craqué. Je me
suis mise à crier :
Laissez-moi tranquille ! J'en ai assez ! Fichez- moi la paix...
Je ne sais plus très bien tout ce que j'ai dit. Je pleurais et
criais tout à la fois. Je ne me rappelle plus. J'étais en état de
crise, presque enragée. Je tremblais comme une feuille. J'aurais
frappé ou griffé le premier qui se serait approché de moi. Une
fille de ma classe vint près de moi et mit ses mains sur mes
épaules.
Arrêtez de l'écSurer. Laissez-la tranquille !
Un silence lourd régnait dans l'autobus. Arrivés à la
Polyvalente, les étudiants se dispersèrent en évitant de me
regarder. Au moment de descendre, la fille qui avait pris ma part
me dit, assez fort pour que les autres entendent :
S'il y en a qui t'écSurent encore, dis-le-moi, je vais t'aider.
Je regrettais de m'être laissée emporter. Je les regardais qui
s'en allaient ; j'aurais aimé trouver le courage de m'excuser.
Mais j'avais peur qu'ils se moquent encore de moi. J'aurais voulu
m'expliquer, expliquer pourquoi je boitais, expliquer pourquoi
j'étais si mal habillée, pourquoi je paraissais si sale, mais je n'en
avais pas le courage, j'avais trop peur.
Ce fut une journée finalement comme les autres. Aucun
professeur ne me fit la moindre remarque. J'aimais mieux qu'il
en soit ainsi, car je n'aurais pas su quoi répondre encore une fois.
Il y avait maintenant une semaine depuis l'épisode du coup
de couteau. Je ne boitais presque plus, mais j'avais encore mal.
Je me sentais malade de peur, d'incompréhension, malade
surtout de la certitude d'être haïe, d'être de trop, toujours de trop.
Ma vie d'enfer continuait. Les coups que je recevais étaient de
plus en plus durs, les punitions, de plus en plus sévères. Mon
petit frère Patrick subissait à son tour leurs mauvais traitements.
J'avais pitié de lui. J'aurais voulu l'aider, mais je ne pouvais rien
faire. Le fait d'être seul de son bord lui aurait attiré les pires
ennuis.
Comme d'habitude, je n'étais pas capable de manger
tellement j'étais nerveuse. Je vomissais aussitôt. Un soir, Arthur,
excédé, lança ses ustensiles sur la table :
J'suis écSuré. ÉcSuré de la voir faire ça, à tous les repas.
Crisse que j'suis écSuré...
Il se leva brusquement, s'approcha de l'évier, ouvrit le tiroir à
ustensiles et y prit un grand couteau à viande. Il se tourna vers la
table et s'avança vers moi d'un air furieux et décidé.
Si t'es pas capable de manger par la bouche, je vais te faire un
autre trou en quelque part, ma câlisse !
Affolée, je me levai d'un bond et essayai de me sauver.
C'était trop tard, il était déjà sur moi. Je réussis à lui échapper,
mais, en tendant la jambe, il me fit trébucher. Je tombai sur le
côté et vivement je me tournai sur le dos. J'eus à peine le temps
de lever la main pour me protéger le visage qu'il frappait. Je fus
touchée à la paume de la main gauche. En une fraction de
seconde, je saisis le couteau par la lame, l'arrachai des mains
d'Arthur et le lançai de toutes mes forces sans regarder dans
quelle direction. Enragé, Arthur se mit à me « claquer » la tête.
Crisse de folle ! Fais donc attention, t'aurais pu tuer
quelqu'un avec ce couteau-là. Retourne t'asseoir à ta place pis
mange ! Ça presse !
Je m'assis en regardant ma blessure. Il m'avait presque
traversé la main. Je saignais abondamment. Je pleurais de
douleur et de peur. Les autres me regardaient, n'osant plus
manger. N'osant plus respirer. Je n'arrivais pas à me calmer, mes
épaules sautaient toutes seules et je claquais des dents. Voyant
que je saignais, ma mère se leva et me lança un torchon mouillé
pour que je le mette sur la blessure.
Essuie-toé la main et arrête de pleurnicher !
Elle rinça mon assiette et me resservit une
seconde portion.
J'ai pas faim !
Je savais que je vomirais la moindre bouchée. Je ne voulais
pas manger. Tous me regardaient et attendaient. Je pris ma
fourchette et, ne sachant que faire, je piquai ici et là dans
l'assiette. Mes mains tremblaient. Ma mère m'observait.
Veux-tu bien arrêter de pignasser dans ton assiette !
Arthur se leva. Je sursautai. Il se rendit au poêle. J'étais sur
le qui-vive, prête à me sauver au moindre geste de sa part. Je le
surveillais. Il prit la casserole, éteignit le feu et contourna la
table. Comme il s'apprêtait à passer derrière moi, je bondis et
tentai de m'enfuir. Malheureusement, il eut le temps de me
frapper avec le côté de la poêle. Malgré la brûlure, je réussis à
me rendre de l'autre côté de la table. Toute une rangée d'enfants
nous séparait. Il me cria, enragé :
Viens t'asseoir au plus crisse et mange ton souper !
Debout, les bras crispés autour de mon corps, je
recommençai à pleurer et à trembler. Je savais que j'empirais
mon cas, mais j'étais incapable de me retenir. Il ne bougeait pas
de ma place. Moi, j'étais incapable de faire un mouvement. Mes
jambes refusaient de me porter. Je jetai un regard terrorisé à ma
mère pour qu'elle intervienne, mais elle se détourna. Ni mes
frères ni mes sSurs n'osaient bouger. Je n'avais pas le choix.
Après une éternité, je revins à ma place. Aussitôt, Arthur me
frappa à la tête avec le fond de la casserole. Il me frappa à deux
reprises. Puis il lança la poêle qui atterrit près de l'évier. Il y
avait des pommes de terre partout sur le plancher. Arthur me prit
par le bras et me tira de ma chaise :
Tu vas ramasser ça, ma tabarnac ! Moi, j'vas me coucher.
Elle m'a coupé l'appétit.
Je n'arrivais pas à me calmer. J'essayais de nettoyer le
plancher, mais, au contact de l'eau, ma main me faisait souffrir.
Je n'étais pas capable de tordre la guenille, je faisais de l'eau
partout. Je sentais que ma mère allait perdre patience, elle aussi.
Je finis par tout ramasser et je revins à ma place, pleurant et
pleurant encore. Je pris ma fourchette et encore une fois je
commençai à piquer ici et là dans mon assiette. Je n'étais
toujours pas capable de manger.
Élisa, si je me lève, tu vas finir ton souper une fois pour
toutes !!!
Finalement, elle se leva, prit une cuillère et tenta de me faire
manger de force. Je serrai les dents. Elle poussait tellement fort
avec sa cuillère que je crus qu'elle allait me casser les dents. Un
peu de nourriture était entré dans ma bouche. Avec ma langue,
je la tassai contre mes joues. De ses deux mains elle me pressa
les joues pour me faire avaler. Alors, je vomis tout. Elle me fit
valser contre le mur.
Monte dans ta chambre. Disparais ! Efface-toé avant que je te
tue !
Je me roulai en boule sous mes couvertures. Je les entendais
aller et venir. Puis ma mère et Arthur sont sortis. Je respirai
mieux. Un certain moment, mes sSurs vinrent me rejoindre pour
me plaindre.
C'est des maudits sauvages ! Si ça continue, ils vont te rendre
malade.
Je ne répondis rien. J'étais sans réaction. Je n'avais plus
confiance en personne. Les parents pouvaient bien me battre à
mort, aucun d'eux ne viendrait à mon secours.
Le lendemain à l'école, il y avait un cours d'art culinaire. Je
me demandais comment j'allais pouvoir faire de la cuisine avec
les mains dans cet état. De plus, je n'avais pas le sarrau
réglementaire. Ma voisine de casier, elle, en possédait deux.
Comme j'en avais assez de me faire disputer à chaque cours,
j'eus l'audace de lui demander de m'en prêter un. J'étais
terriblement gênée. Elle me répondit :
T'es chanceuse, j'en ai deux. Pis ça me fait plaisir !
Je te remercie beaucoup.
Moi, je m'appelle Claudine, et elle, c'est Marie.
Elle me présenta la fille qui se tenait toujours avec elle. Elles
étaient deux filles un peu rondes, très tranquilles.
On aimerait ça être amies avec toi, Élisa ! Tu es toujours
toute seule, pourquoi ?
Je ne sais pas !
On a bavardé de choses et d'autres. J'étais contente qu'elles me
parlent, Mais Claudine s'aperçut que j'étais blessée à la main.
Qu'est-ce que tu as eu là ?
Bien... je suis tombée sur une vitre et je me suis blessée.
J'étais gênée et confuse. J'avais l'impression de bafouiller. Je me
dépêchai de changer de sujet. Heureusement que le cours
commençait... Le professeur nous donna à chacune une
photocopie de la recette que nous devions faire. Quand elle
s'approcha de moi :
C'est pas trop joli cette main ! Montre-la- moi ! Qu'est-ce que
tu as eu là ?
J'aurais voulu disparaître sous le plancher. Je racontai la même
histoire qu'à mes nouvelles amies.
Élisa, je ne te crois pas. À chaque fois que je te vois tu as des
marques. J'aimerais bien savoir ce qui se passe. En plus, tu as
toujours la même tenue. As-tu des parents ?
Je baissai la tête en répondant. Mais, non convaincue, elle
continua à me poser des questions :
Je vais leur téléphoner, donne-moi ton numéro !
Non, on n'a pas le téléphone.
Il faut que je sache ce qui ne tourne pas rond. Viens avec
moi.
Je la suivis à l'extérieur de la classe.
Mademoiselle, s'il vous plaît, écoutez-moi ! Ne les appelez
pas ! Ne faites rien, je vous en prie ! Ils vont dire que j'ai tout
raconté et ils vont me donner la volée. S'il vous plaît, je vous le
demande, par pitié !
Bon, je ne vais rien dire. Mais tu vas venir à l'infirmerie avec
moi. Il faut désinfecter ça. Ça n'a pas de sens !
Quand je revins dans la classe, je fus exemptée de faire la
cuisine. Pour une fois que j'avais un sarrau, je ne pouvais
travailler. Quelle ironie. Malgré tout, c'était une bonne journée.
Je m'étais fait deux amies dont une était une nièce d'Arthur ;
presque de la famille quoi !
L'humiliation
Un autre jour, un visiteur, s'étant aperçu des mauvais
traitements que je subissais sans cesse, menaça mes parents de
tout dévoiler et leur précisa même qu'il était prêt à m'adopter.
Ma mère ne le prit pas facilement et crut tout de suite que j'avais
tout raconté à cet homme.
La p'tite crisse, elle a parlé, ça, c'est sûr.
Attends, je vais lui en donner une, tabarnac.
Arrête, Arthur, il pourrait y avoir des écornifleurs qui nous
guettent ; t'es mieux de ne pas la toucher pour l'instant, ça
pourrait nous nuire.
J'm'en câlisse.
Il s'approcha subitement de moi et m asséna un coup de
poing sur la mâchoire. Il avait même réussi à me casser une
dent. Je saignais d'une lèvre, j'étais un peu abasourdie. Il
rajouta :
Va-t'en, que je ne te voie plus pour le reste de la veillée.
Après avoir fait quelques sandwiches aux bananes que mon
frère et moi avons mangés, je montai me coucher.
Environ une heure plus tard, ma mère donna la permission aux
autres d'aller se coucher. Je l'entendis alors dire à Diane :
Réveille donc Élisa, qu'elle vienne me voir, j'ai affaire à elle.
Ensuite mes trois sSurs entrèrent dans la chambre. Je faisais
semblant de dormir ; Diane me poussa un peu afin de me
réveiller. J'ouvris les yeux en demandant :
Qu'est-ce qu'il y a ?
Maman m'a demandé de te réveiller, elle a affaire à toi.
Pourquoi ?
Vas-y vite ! Je n'ai pas envie de me faire chialer. Vas-y avant
qu'Arthur se pointe ici.
N'ayant guère le choix, je sortis du lit et me rendis jusqu'à ma
mère.
Que voulez-vous ?
Ils ne parlaient pas. Ils se regardaient en souriant. Richard me
regardait, sans comprendre toutefois. Ma mère se leva, se rendit
à sa chambre, puis revint avec la ceinture... En se rasseyant, elle
m'interpella sur un ton très clair :
Déshabille-toi !
Je restai surprise, croyant avoir mal entendu.
Quoi?
Déshabille-toi, je te l'dirai pas une troisième fois.
Mais, maman, devant Arthur et Richard ?
Qu'est-ce que je t'ai dit ?
Je croyais rêver, mais, hélas, le cauchemar était bien réel. Je
commençai donc à me dévêtir tout doucement et sans me
presser. J'étais si gênée, si indignée.
Dites-moi que je rêve, maman.
Ma mère se leva et, en me donnant un coup de ceinture sur un
bras :
Tu rêves pas. Envoyé. Grouille-toé.
Je me mis à pleurer en finissant d'enlever ce que je portais. Je
voyais Arthur qui se délectait et Richard qui me regardait
fixement, embarrassé qu'il était cependant. Complètement nue,
je manquais de bras et de mains pour cacher ma dignité. Ma
mère reprit :
Ôte tes mains pour que Richard et Arthur te regardent.
Je baissai les yeux et enlevai mes mains et mes bras. Je
tremblais de peur ; j'étais si nerveuse et ne comprenais toujours
pas cette nouvelle façon de m'humilier et de me dégrader. Ma
mère n'en avait pas assez, elle m'ordonna encore :
Promène-toé dans la maison.
J'avançai de quelques pas puis leur tournai le dos.
Au moins, vous pourriez fermer les rideaux.
Ma mère se leva et ferma le rideau de la cuisine. Elle riait.
Si c'est pour te faire plaisir, je peux le faire.
Richard, pour sa part, en avait assez vu.
Je vais me coucher, j'suis trop jeune pour voir ça.
Je me retournai en suppliant :
S'il vous plaît, maman, est-ce que je peux m'habiller ?
Ma mère avança vers moi, furieuse :
C'est moé qui prends les décisions icitte, c'est pas toé.
Elle me donna un autre coup de ceinture en disant :
Tiens-toé droite qu'on puisse te voir comme il faut.
Richard ayant filé dans sa chambre, eux restaient là à me
regarder avec mépris tels des voyeurs en manque.
Ouais ! t'es pas grosse des tétons.
J'avais tellement peur encore une fois qu'il m'était vraiment
impossible de contrôler mes nerfs. Mes yeux clignotaient, mes
épaules sursautaient, j'avais froid, j'avais chaud, j'étais
intérierrement outragée jusqu'au plus profond de mon être. Ma
mère se pencha et tira quelques poils de mon bas-ventre en
disant :
T'as pas honte de te promener toute nue dans la maison ?
Allez, va t'habiller et au lit.
Une fois rendue dans ma chambre, Diane, qui ne dormait pas
me dit :
Ils sont ben simples de te faire promener toute nue dans la
maison. Richard doit s'être rempli les yeux. Bande de vicieux
qu'ils sont.
Je me couchai sans rien dire. J'étais triste, j'étais honteuse,
j'étais révoltée. Il me restait un seul refuge, le sommeil.
Vie de chien
Le printemps de cette année-là nous apporta de nombreux
changements. Nous avons déménagé deux ou trois fois dans
l'espace de quelques mois. Ou le logement ne convenait pas, ou
les voisins s'étaient plaints du bruit et des chicanes incessantes.
Je me souviens de cette période de ma vie comme d'un mauvais
rêve sans fin. J'étais comme engourdie de peur, engourdie pour
ne pas paniquer complètement. Ma vie avait toujours la même
saveur. Des cris, des sacres, des coups. Les volées étaient de
plus en plus sauvages. De plus en plus j'étais marquée. L'arrivée
des vacances n'allait pas améliorer les choses. Ma mère et
Arthur buvaient autant. Depuis quelque temps, ma mère avait
pris l'habitude de sortir seule. Elle était de nouveau enceinte.
Arthur continuait à tripoter mes sSurs. Avec moi, il n'arrivait
pas à ses fins. Ça le rendait furieux ; sa haine pour moi devenait
dangereuse.
Un soir, ma mère décida d'aller visiter ma grand- mère. Elle
emmena Richard et Diane avec elle. Supposément épuisé,
Arthur dormait dans la chambre. Moi, je devais garder les plus
jeunes. Après les avoir couchés, je profitai du fait que j'étais
seule pour prendre mon bain. C'était rare que je pouvais
savourer un tel répit.
J'avais fait couler un plein bain d'eau tiède ; bien allongée
dans la baignoire, je goûtais ce moment de silence et de paix.
J'étais en train de me savonner quand j'entendis un léger bruit. Je
levai les yeux et je vis la poignée de la porte qui tournait.
Quelqu'un tentait d'ouvrir. Heureusement, j'avais poussé le
verrou. Je sortis du bain en vitesse, et, sans m'essuyer, je sautai
dans mes vêtements. De l'autre côté de la porte, Arthur, puisqu'il
n'y avait que lui pour faire une chose pareille, essayait de forcer
la serrure. Il poussait dans la porte et, comme il n'y avait qu'un
petit loquet, je savais qu'il ne tiendrait pas longtemps. .J'avais
tellement peur que je ne pris même pas la peine de me chausser.
J'ouvris la fenêtre coulissante et me précipitai tête première
dehors. Je me cognai la tête en tombant, mais ça valait mieux
que de le rencontrer. Je me relevai et regardai par la fenêtre. Il
venait d'entrer dans la salle de bains. Je reculai dans une
encoignure pour me cacher. Arthur passa la tête à ma recherche,
puis referma le châssis. Je longeai la maison avec mille
précautions, jusqu'à la porte d'entrée, mais je l'aperçus en train
de la verrouiller. J'étais emprisonnée dehors. Pour comble de
malheur, il pleuvait. Je me rendis à la fenêtre de ma chambre.
Sylvie ne dormait pas. Je lui fis signe d'ouvrir. Elle ne bougeait
pas, elle mit un doigt sur ses lèvres me signifiant « silence ».
J'eus juste le temps de me cacher, car il était déjà là qui avisait
Sylvie :
T'es mieux de rester couchée, toé. Élisa est dehors et elle va y
rester.
Je restai cachée dans mon coin de galerie. Il n'y avait plus
aucun bruit. Puis, doucement, la porte s'entrouvrit :
Élisa, rentre ! il pleut, tu vas attraper la grippe ! Élisa, viens-
t'en ! Je te promets que je te toucherai pas.
Il était sorti sur la galerie. Moi, ses belles promesses, je
savais où me les mettre. Je ne bougeai pas. J'avais trop peur. II
finit par rentrer et ré-verrouilla la porte derrière lui. J'avais froid,
je tremblais de tout mon corps. Je me repliai sur moi-même pour
me réchauffer. J'étais adossée au mur de la maison, tout près de
la fenêtre de ma chambre. Je ne savais trop quoi faire, mais il
n'était pas question d'affronter Arthur. Je suis restée là comme
un chat mouillé, environ une demi-heure, puis Sylvie ouvrit la
fenêtre de ma chambre, enfin !
Chut ! Fais pas de bruit, Arthur est couché.
J'enlevai mes vêtements mouillés et me glissai dans la
chaleur de mes couvertures. Je ne réussis pas à m'endormir, car
j'avais bien trop peur qu'il ne vienne vérifier dans la chambre.
Vers minuit, j'entendis un vacarme à la porte de devant. On
frappait et on criait. C'était ma mère qui revenait et qui ne
pouvait pas entrer. Je me levai pour lui ouvrir.
Pourquoi as-tu barré la porte ?
C'est pas moi, c'est p'pa.
Comme ça il s'est levé ? Pourquoi n'as-tu pas téléphoné chez
ta grand-mère ? Tu voulais peut- être le garder pour toé !
Maudite guidoune !
Elle ne me laissa pas le temps de répondre et fila vers sa
chambre. Je profitai du fait qu'elle s'engueulait avec Arthur pour
retourner me coucher. Mais c'était trop beau pour que je puisse
enfin dormir. De sa chambre, Arthur me cria de venir lui faire
un sandwich au jambon.
Pis j'ie veux toasté ! Sers-toé du gaufrier !
Résignée, je sortis du lit pour exécuter son ordre.
Ce n'était pas la première fois qu'il me réveillait ainsi la nuit,
pour lui faire à manger. Je l'entendais chicaner parce que ça me
prenait trop de temps. Je lui souhaitai mentalement de s'étouffer
avec. Enfin, avec sa permission, je pus retourner me coucher. De
peur qu'il ne veuille encore quelque chose, je fermai la lumière
de la cuisine en vitesse et montai à ma chambre en courant.
Le lendemain, je fus réveillée par une bordée de jurons dans
la cuisine. Arthur commençait sa journée. Aussitôt qu'elle me vit
sortir de ma chambre, ma mère me pointa du doigt.
Voilà la coupable !
Qu'est-ce que j'ai fait ?
T'as laissé le gaufrier connecté toute la nuit... Et regarde le
trou dans le mur !
Je m'approchai pour mieux voir. C'était vrai. Il y avait un
gros trou dans le mur, tout près de l'évier. De la fumée s'en
échappait. Avec un pot à lait, Arthur vidait de l'eau dans le trou.
Le feu aurait pu prendre, innocente !
C'est pas de ma faute, je ne savais pas qu'il fallait le
déconnecter, personne ne me l'a dit !
Arthur venait d'acheter ce gaufrier. Je ne m'en étais jamais
servi avant cette fois-là.
Tu resteras toujours niaiseuse, hein ! T'es pas sortie du bois,
ma fille. Y a pas un homme qui va vouloir de toi ! Pas
dégourdie, pas d'allure ; t'as l'air d'une vraie folle !
Vous en faites pas, je ne me marierai jamais.
La journée commençait donc par des coups de baguette sur
la tête. Le moindre prétexte me valut des engueulades durant
toute la journée, et le soir, je repris mon poste de gardienne.
Heureusement, ils ne revinrent pas trop tard de l'hôtel. Ma mère
était encore fâchée contre moi et me bourrassa jusqu'à la
dernière minute. J'allais enfin me glisser dans mon lit quand elle
me rappela :
Élisa, viens avec moé !
Qu'est-ce que j'ai fait encore ?
Va dehors !
Je sortis, ne comprenant pas.
Cette nuit, tu restes dehors. Tu as assez ri de moé comme ça !
Puis elle ferma la porte, mit les verrous, éteignit les
lumières. Elle me laissait là, vêtue seulement de mon éternel
baby doll de coton, les pieds nus.
Il faisait très froid. Je croyais qu'elle voulait me faire une
peur et qu'elle allait m'ouvrir la porte, mais, hélas, je
m'illusionnais. J'attendis. Je me repliai en « petit bonhomme »
pour me réchauffer. J'avais peur que quelqu'un passe et me voie
ainsi. Je pouvais voir, sur le gazon, le frimas que le froid de la
nuit apportait. Je n'aurais jamais cru que ma mère pouvait me
laisser ainsi à geler, sur la galerie. Je m'attendais à ce qu'elle
m'ouvre la porte d'une minute à l'autre. Je grelottais. Le temps
passait et rien ne bougeait à l'intérieur. Je tentai de me coucher
sur la galerie tout en gardant mon dos collé sur la maison qui
était encore chaude. Je cachai mes mains entre mes cuisses.
Mais il y avait des séparations entre les planches de la galerie, et
un petit vent glacé y passait. Je gelais littéralement sur place. Je
me relevai et commençai à marcher de long en large en frottant
mes bras et mes jambes. Je me risquai à frapper à la porte. C'est
Diane qui, finalement, vint m'ouvrir.
Laisse-moi entrer !
J'peux pas. Maman nous a avertis de ne pas le faire entrer.
Mais il fait froid, je suis gelée... Va voir maman et demande-
lui.
Elle revint très vite.
Elle veut pas. Elle dit que t'es ben dehors. Il faut que j'aille
me coucher, j'peux rien faire.
Elle referma la porte en me laissant là, à pleurer. Je ne
pouvais tout de même pas m'en aller en pleine nuit, à moitié nue.
Pour aller où ? Tout le inonde allait rire de moi dans le village.
Je me sentais misérable. Je continuai à marcher en me frottant
les bras, en soufflant dans mes mains pour les réchauffer. J'étais
désespérée. Je suppliai Dieu de m'accorder son aide ou de me
faire mourir sans souffrance. Lorsque la porte s'ouvrit, les
premiers rayons de soleil commençaient à apparaître. C'était ma
mère :
Entre. Dépêche-toé !
J'étais engourdie de froid et de fatigue.
Prends le tapis près de la porte, va te coucher sur le divan et
abrille-toé avec.
Je me penchai, ramassai le tapis et allai m'étendre sur le
divan comme elle me l'avait dit. Elle retourna se coucher. J'étais
enfin à l'abri du froid. J'ai grelotté quelques minutes puis je me
suis endormie, sous mon tapis sale. J'aurais dormi des heures et
des heures sous mon tapis qui sentait la poussière, mais je fus
réveillée comme d'habitude par mes frères et mes sSurs qui se
moquaient de moi.
Troisième partie
Le désespoir
Isabelle
L'automne suivant. La bière lui montant à la tête, je crois
qu'Arthur était devenu fou... Et de plus en plus violent. Quand il
avait bu, les enfants le craignaient comme la peste. Ce jour-là,
nous étions en train de jouer dehors en attendant le retour de
notre mère. C'est Arthur qui revint le premier de la ville.
Visiblement, il était éméché et il semblait en colère. Il entra dans
la maison en sacrant et en donnant des coups de poing partout. Il
frappait sur les meubles, contre les murs et même dans la vitre
de la porte qu'il fracassa. Puis il s'assit péniblement.
J'ai envie de pisser. Élisa, viens m'aider à me lever ! Tu vas
venir avec moé. Tu vas m'aider à pisser !
Non, monsieur ! Si tu penses ! C'est pas moi qui va y aller,
c'est certain... Richard, vas-y, toi !
Pendant que j'argumentais avec mon frère, Arthur semblait
s'être assoupi sur le bord de la table. En chuchotant, je les
exhortai à sortir dehors. Nous avancions sans bruit quand
soudain Arthur se leva :
Vous allez rester dans la maison, je vous ai pas dit de sortir.
Depuis quand vous m'écoutez pas ?
Il s'approcha de nous. Ce fut un sauve-qui-peut général. Il
réussit tout de même à attraper Patrick par un bras. Il le serrait
tellement fort que mon frère en tomba à genoux.
Tu m'aimes pas, mon p'tit crisse ! Tu ressembles à Élisa, toé !
Patrick pleurait et criait de peur. Les autres criaient à Arthur
de le lâcher. Mais Arthur le tenait fermement. Avec sa main
libre, il essayait de m'attraper, moi qui voulais libérer mon petit
frère. Mais je fus plus vite que lui, et lui agrippai la main en lui
écartant les doigts de toutes mes forces. Il réussit à se défaire de
mon emprise et, sans que j'aie eu le temps de réagir, m'attrapa
par les cheveux, me tira à reculons et me fit tomber sur le dos. Je
n'étais plus capable de me relever, car il me tenait couchée sur le
plancher. Alors mes sSurs se jetèrent sur lui en le tirant par-
derrière. Surpris, il lâcha prise. Je me relevai en vitesse et
m'enfuis en criant aux autres :
Vite, vite ! Allez dehors !
Nous avions réussi à lui échapper ! Dehors, Richard faisait le
ménage avec le râteau, nous sommes allés le rejoindre. Mais
quand nous vîmes qu'Arthur sortait de la maison plus enragé que
jamais, nous sommes tous partis en courant, abandonnant le
râteau derrière nous. Je tenais Patrick par la main pour lui
permettre d'aller plus vite. Entre-temps Arthur avait ramassé le
râteau et s'était lancé à notre poursuite. Je regardai en arrière
pour voir s'il venait de notre bord, mais Patrick qui courait
devant moi me fît trébucher. Déjà, Arthur était sur moi et me
frappa d'un grand coup de râteau entre les omoplates avant que
j'aie le temps de lui échapper. Je sentis une vive douleur au dos,
mais cela ne m'empêcha pas de m'enfuir, ma peur étant plus
forte que ma douleur. Il finit par se décourager de nous courir
après et rentra dans la maison.
J'avais très mal au dos. J'étais en train de faire vérifier par
Diane si je ne saignais pas quand ma mère revint en auto.
Lorsqu'elle s'aperçut que nous étions tous dehors, elle nous
demanda :
Voulez-vous me dire ce que vous faites tous là ?
C'est à cause d'Arthur, il est viré fou.
Je vais entrer dans la maison, moé ! Et qu'il me touche pour
voir ! Tabarnac !
Elle entra.
Nous attendions en silence pour voir ce qui allait se passer.
Au bout de deux minutes, elle ressortit en tenant le râteau à la
main. Elle le lança près de la maison. Nous pouvions rentrer, le
danger était passé. À l'intérieur, Arthur était assis à table et
dormait la tête posée sur ses bras.
Vous allez m'aider à le transporter sur son lit !
Je savais, moi, qu'Arthur faisait semblant de dormir, mais je
ne parlai pas. J'avais trop peur. Diane, Sylvie et moi avons dû
l'aider à coucher « notre père ». Quel hypocrite. Quel salaud de
faire forcer ainsi ma mère qui était de nouveau enceinte et
presque à son terme.
Quelques jours plus tard, en effet, elle donna naissance à une
petite fille. Elle resta trois jours à l'hôpital et Arthur resta trois
jours avec nous à la maison. Il s'était calmé et se montrait même
très gentil. Mais il continuait à nous poursuivre, mes sSurs et
moi, pour qu'on le caresse et qu'on se laisse caresser. Il
emmenait Diane et Sylvie avec lui dans sa chambre ; parfois
l'une, parfois l'autre, parfois les deux ensemble. Puis ce fut le
tour de Richard et de Patrick ensemble. Moi, la première
journée, il ne me toucha pas. Il ne me disputa même pas. De la
même manière, il était correct avec les deux petits, Nathalie et
Michel, son fils.
La seconde journée, j'avais une vilaine grippe. Très
doucement, Arthur me dit de rester au lit et de me reposer. Je
finis par m'endormir, je faisais beaucoup de fièvre. Je me
réveillai peu de temps après, quelqu'un me frottait le dos. Je me
retournai vivement : c'était Arthur.
Pauvre p'tite, t'es brûlante ! Je vais chercher le Vicks et je
reviens te frictionner.
Non ! J'en ai pas besoin. Je suis correcte comme ça !
Il sortit de la chambre. Je croyais l'avoir convaincu. J'allais
me rendormir quand il revint avec un bocal d'onguent Vicks à la
main. Il s'assit sur le bord du lit et me dit en souriant :
Arrête de t'en faire ! Je veux seulement te frictionner le dos
afin que tu respires mieux. Ta mère ne sera pas contente de moé
si j'te laisse malade comme ça sans te soigner. Tourne-toé !
Je me sentais trop malade et trop faible pour discuter. Je me
retournai. Il leva mon haut de baby doll et commença à frotter. Il
tenta de passer la main sous moi pour me toucher les seins.
O.K. ! C'est assez ! J'suis correcte !
Non, retourne-toé que je te frictionne en avant.
J'en ai pas besoin !
Il m'agrippa par les épaules et me tourna de force sur le dos.
Il était rouge de colère.
Câlisse ! Tu vas m'écouter ! Tu commenceras pas à
m'embarquer sur la tête. Tu vas faire ce que je te dis, parce que,
là, je suis en forme pour te sacrer une maudite volée.
Il me força à enlever mes bras que je tenais fermement
contre ma poitrine puis me massa les seins. Il respirait fort, il
avait le visage rouge et les mains chaudes et mouillées sur ma
peau. J'avais mal au cSur. Je sentais que j'allais vomir, je le
suppliai :
Arrête ! T'as pas le droit de faire ça. Lâche- moi !
Ferme ta gueule, câlisse ! Pis bouge pas !
Je roulai sur moi-même et me retrouvai debout de l'autre
côté du lit. J'en avais assez.
Toi, sors de ma chambre que je puisse m'habiller. Je suis
écSurée de toi.
J'avais parlé très fort. Arthur sortit sans discuter. Il ne voulait
probablement pas que les autres viennent voir dans la chambre.
J'étais écSurée de ses manigances avec moi, mais aussi avec
mes sSurs et mes frères. Je n'étais plus capable de le supporter.
Je m'habillai en vitesse et rejoignis les autres dans la cuisine. En
passant, je le vis qui était étendu sur le lit de ma mère. Je
m'approchai de Diane et Sylvie :
Venez dehors, j'ai affaire à vous autres !
J'étais décidée.
Vous êtes pas tannées de vous faire taponner par Arthur ?
Moi, je suis écSurée. Si vous voulez, on va tout raconter à
maman. Elle va pas le laisser faire. Écoutez, c'est la seule
solution. À moins que vous aimiez ça, vous autres ? C'est la
seule façon... Il faut lui en parler.
Diane et Sylvie restaient silencieuses. Je savais bien qu'elles
avaient peur de se faire réprimander, peur de faire de la peine à
notre mère, peur de la chicane entre elle et Arthur. Je savais bien
qu'elles avaient peur d'avoir des raclées, comme moi. Je
n'arrivais pas à les convaincre de parler.
Ça alors ! Quelle sorte de filles êtes-vous donc ? Moi, je veux
lui dire dès qu'elle reviendra. Et il faut que vous veniez avec
moi, parce que, moi, elle ne me croira pas ! Maudit ! Réveillez-
vous !
Elles n'eurent pas le temps de me répondre. La porte s'ouvrit,
laissant apparaître Arthur qui vint vers nous. Nous devions avoir
l'air coupables, toutes les trois, plantées là ! Il ramassa une
planche et nous en donna un coup sur les cuisses.
Rentrez dans la maison au lieu de vous cacher pour bavasser.
Vivement, à l'intérieur, Diane me glissa :
O.K. ! Je suis prête à parler et Sylvie aussi. Mais c'est toé qui
va lui parler la première.
D'accord. Mais vous êtes mieux de tout dire.
Le troisième jour, après souper, Arthur devait aller chercher
ma mère à l'hôpital. Toute la journée, à l'école, j'avais essayé
d'élaborer un plan afin de tout raconter à ma mère et qu'elle nous
croie. Je profitai de l'absence d'Arthur pour raffermir leur
résolution. J'avais vraiment peur qu'elles changent d'avis. Alors
je serais seule comme toujours et Dieu sait ce qui m'arriverait.
Nous avons discuté et décidé qu'il serait plus facile d'attendre un
moment où Arthur serait absent.
Ma mère arriva en tenant le nouveau bébé dans ses bras. Elle
semblait contente d'être de retour à la maison. Nous étions
curieux de voir cette nouvelle petite sSur. Nous la suivîmes
dans la chambre, faisant attention de ne pas faire trop de bruit.
La petite fille dormait. C'était un minuscule bébé, une autre
enfant d'Arthur, un autre bébé que j'allais garder. C'est Arthur,
en sa qualité de père, qui allait devoir choisir le nom de sa fille.
Nous voulions lui demander le nom qu'il avait choisi quand il fit
irruption dans la chambre.
Vous n'avez pas d'affaire à vous fourrer le nez dans ma
chambre. C'est pas à vous autres, ce bébé-là ! Sortez, pis vite !
Nous sommes revenus à la cuisine, piteux et silencieux. Ma
mère vint nous rejoindre.
Il est fâché parce que vous ne l'avez pas félicité, et pourtant,
c'est lui le père. Envoyé, Élisa, grouille-toé. Fais les premiers
pas.
Encore une fois, c'est moi qui devais être le porte-parole du
reste de la tribu. Je le félicitai et lui dis que c'était une belle
petite fille. Ma mère s'empressa d'ajouter :
Vu que c'est toé, le père, tu devrais lui trouver un nom !
Je l'ai trouvé depuis longtemps. Elle va s'appeler Isabelle.
Arthur avait repris son rôle de père-lion, comme il l'avait fait
pour Michel.
Je vous défends de toucher au bébé sans ma permission. C'est
moé qui va tout faire, la laver, la changer... C'est ma fille à moé
et je veux pas vous voir la face près d'elle. Surtout toé, la Noire.
Mais ma mère ne l'entendait pas de cette façon. Elle ne
pouvait pas rester toute seule avec deux bébés sur les bras. Il la
rassura :
J'vas rester, moé, une semaine !
Tu peux pas lâcher ton travail, on a trop besoin d'argent. J'vas
garder Élisa avec moi. Elle sait tout faire dans maison.
J'étais surprise que ma mère me fasse confiance à ce point.
Mais Arthur me haïssait bien trop pour me laisser prendre soin
de ses enfants.
Non, t'as bien menti ! c'est pas elle qui va toucher à mes
enfants. Elle ne salira pas mon bébé avec ses grandes mains
sales !
Mais ma mère était bien décidée à faire à sa tête. Chaque
nuit, j'entendais le bébé pleurer. Je ne bougeais pas jusqu'à ce
que ma mère me dise d'y aller. Je devais le changer et le faire
boire. C'est moi qui devais me charger des horaires de nuit.
Mais je croyais qu'Arthur ne voulait pas que je m'occupe
d'Isabelle ?
Laisse faire Arthur ! Dépêche-toé pour pas qu'elle réveille
Michel et Nathalie.
Je savais bien comment m'occuper d'un bébé. Je l'endormais
très vite. Ces nuits-là, pendant que je le berçais, j'ai tourné et
retourné dans ma tête la façon dont j'allais aborder le problème
avec ma mère. Il fallait faire vite, car je savais que mes sSurs
finiraient par vouloir se taire encore une fois. Le temps des
aveux était arrivé.
Je profitai du premier dimanche après le retour de ma mère
pour lui raconter les méfaits d'Arthur. Il était sorti et les enfants
jouaient dans la cour. Je fis signe à mes sSurs. C'est Diane qui
parla la première :
Moi et Sylvie, on est écSurées d'Arthur ; il nous laisse jamais
tranquilles... Il fait juste nous poignasser... Pis, il veut qu'on le
touche et qu'on le caresse...
Je savais à quel point Diane pouvait être mal à l'aise. C'était
gênant et on avait honte, toutes les trois. Ma mère restait
silencieuse. Elle nous fit répéter toute l'histoire. J'ajoutai :
Il m'a déjà dit qu'il m'aimait et qu'il vous aimait juste pour
jouer aux fesses ! Une autre fois, il m'a dit qu'il se foutait de
vous et que vous étiez juste une crisse de folle !
C'est ça qu'il pense de moé, lui ! En plus, il abuse de mes
propres filles ! J'aurais jamais dû lui conter l'histoire du
bonhomme Beaulieu... Est-ce que ça fait longtemps qu'il vous
fait ça ?
Presque depuis qu'il habite avec nous.
Ma mère était stupéfaite, en colère et stupéfaite. Elle nous
dit que nous aurions dû l'avertir au début. Elle ne voulait pas se
rendre compte que j'avais essayé plusieurs fois de lui parler et de
lui ouvrir les yeux. Elle avait toujours préféré ne rien voir de
tout ça. Mais là, elle ne pouvait plus reculer. Elle prit le
téléphone et appela la police. C'est à ce moment qu'Arthur
rentra. Nous étions devenues muettes, au milieu de la cuisine.
Qu'est-ce qui se passe ?
En le voyant, ma mère se mit à pleurer.
Quand je pense que t'as abusé de mes filles. Je ne te croyais
pas comme ça ! Avoir su, tu serais resté où tu étais... Dans la
rue, câlisse !
Arthur ne prononça pas un seul mot. Il nous regarda à tour
de rôle, puis il s'enferma dans sa chambre. Nous l'entendions
ouvrir les tiroirs de bureaux. Ma mère alla le rejoindre. Richard
et Patrick étaient rentrés et se demandaient ce qui se passait. Je
me demandais bien ce qui allait arriver entre ma mère et Arthur.
Je sentais que déjà mes sSurs fléchissaient. Diane voulait
revenir sur sa décision :
Vois-tu ce qu'on lui a fait ? Je l'aime, ma mère, moi. Et
Arthur aussi.
Je me sentais comme dans l'eau bouillante. Je ne voulais pas
me retrouver toute seule face à ma mère et à Arthur. Déjà elle
ressortait de la chambre, son manteau sur le dos. Elle semblait
pressée. Elle ferma les rideaux de la cuisine. Arthur apparut, le
bébé dans les bras. Elle habilla le petit Michel et nous pressa de
nous préparer.
Préparez-vous pour partir, faites vite !
Tout le monde sortit au pas de course et s'engouffra dans
l'auto. À peine les portières refermées, l'auto démarrait. Je
compris que nous nous sauvions avant l'arrivée de la police.
Bien entendu, c'est contre moi que cela tourna.
Toé et tes maudites menteries, j'en ai assez ! Attends que je
sois plus forte. Tu vas avoir affaire à moé ! J'vas te placer dans
une école de réforme ! Eux autres, ils vont te faire passer le goût
du vice.
J'aurais dû m'attendre à ce que l'histoire se termine comme
ça. J'aurais dû savoir qu'Arthur finirait par embobiner ma mère.
Elle avait bien trop peur de le perdre et préférait de beaucoup se
raccrocher à la moindre explication de sa part. Mon seul espoir
était que mes sSurs maintiennent leur déclaration. Arthur
ajouta :
Oui, c'est elle qui invente tout ça pour qu'on se sépare. Elle
est jalouse de toé. Elle m'a déjà dit qu'elle m'aimait et qu'elle
savait quoi faire pour prendre ta place.
J'étais insultée et découragée de tant d'audace.
Vous voyez pas clair ? Vous me mettez ça sur le dos ! Vous
pensez que c'est moi qui ai tout fait, mais vous vous trompez !
Vous pensez qu'il est un ange, mais...
Dis donc, toé ! Tu prends pas mal de piquant et même que
t'es effrontée ! Arthur pourra faire de toé ce qu'il voudra. Qu'il te
crisse une volée pour que tu ne te relèves plus jamais. Quand je
pense que j'ai fait venir la police ! Une maudite chance qu'on
s'est parlé. Arthur pis moé ! Vois-tu ce que t'allais faire ? Tu
voulais que je me sépare de lui, mais tu n'auras pas cette chance-
là ! Si tu veux un chum, on va t'en trouver un pour te contenter.
Après, tu vas peut-être laisser Arthur tranquille.
Rendus à la maison, elle demanda à Diane et Sylvie si j'avais
inventé tout ça. Mes sSurs n'ont pas répondu. Et ma mère
n'insista pas. Encore une fois, c'était moi la coupable. C'était
plus facile ainsi. Ça lui évitait de prendre des décisions. Étran-
gement, et d'un accord tacite, ils n'en parlèrent plus. Je n'eus pas
de volée non plus pour mon soi- disant mensonge. Ils se hâtèrent
de fêter leur réconciliation à l'hôtel.
La semaine suivante, alors qu'Arthur travaillait et que j'étais
seule avec ma mère à la cuisine, elle revint sur le sujet :
Est-ce que c'est vrai que t'as essayé d'exciter Arthur ? Que tu
t'es déjà déshabillée plusieurs fois quand j'étais pas là ?
Jamais de la vie ! Je me suis déshabillée uniquement lorsque
vous m'avez forcé à le faire devant Arthur et Richard. C'était
quand il m'a donné une volée à coups de ceinture ; j'étais toute
nue, mais vous étiez là... Pis même si je vous dis la vérité, vous
ne me croyez pas. Vous ne me croyez jamais. Vous me mettez
tout sur le dos.
T'es rendue, la Noire, que tu réponds assez sec ! Fais bien
attention, Élisa T., tu vas t'apercevoir qu'il y a un maître ici.
C'est pas toé qui vas gouverner dans cette maison. Fais bien
attention qu'Arthur te crisse dehors. Je pense qu'il est ben tanné
de vous autres. Il vous loge, vous nourrit et vous lui faites
manger de la merde derrière son dos. Sais-tu combien d'argent il
a dépensé pour vous autres ?
Je ne répondis rien. Ça n'en valait pas la peine. Ma mère ne
croyait et ne voyait que ce qui faisait son affaire. Je voyais bien
qu'elle ne voulait pas rester toute seule avec ses enfants, sans un
homme dans son lit. On ne comptait pas beaucoup pour elle, et
moi, encore moins.
À l'école, on commença à dire que je voulais voler le chum
de ma mère. Les gars se moquaient de moi, me demandaient si
j'étais encore vierge, si je voulais coucher avec eux. C'était
l'enfer et l'humiliation. Je soupçonnais mon frère Richard d'être
à l'origine de ces calomnies.
Le coussin
À l'école, je suivais un cours de tricot. Il fallait payer la
laine, mais ma mère avait toujours refusé de me donner de
l'argent pour une chose qu'elle considérait comme inutile. SSur
Florence, mon professeur, me donnait tout de même de la laine
pour que je puisse faire comme les autres. Les autres filles
pouvaient apporter ce qu'elles faisaient à la maison. Mais moi,
comme je travaillais avec de la laine prêtée, je laissais mes
travaux à mon professeur. Je n'avais pas le choix de ce que je
pouvais tricoter, ni des couleurs. Elle me faisait l'aire des choses
qu'elle pouvait offrir à des personnes choisies d'avance. Ça
limitait mon intérêt pour le tricot. Nous étions un peu avant les
vacances de Noël. Les filles de ma classe avaient entrepris de
confectionner des coussins de laine qu'elles allaient offrir en
cadeau. J'aurais donné n'importe quoi pour en faire un, moi
aussi. Je n'avais pas d'argent et je savais qu'il était inutile d'en
demander à ma mère. Pourtant il devait bien y avoir un moyen...
À la fin du cours, je traînai un peu pour rester seule avec
SSur Florence. Je ne voulais pas que les autres m'entendent. Je
lui dis mon désir de fabriquer un de ces beaux coussins.
J'essayai de me faire convaincante ; je savais exactement quel
modèle et quelle couleur je voulais.
Mais, Élisa, ça coûte environ dix dollars de laine !
Je vous en prie ! Je vous le paierai un peu plus tard ! Je
voudrais tant faire un cadeau à ma mère !
Je ne peux pas te donner la réponse tout de suite. Je vais y
penser. Je te dirai ça plus tard !
Je vous le promets que je vais le payer...
J'ai dit que je te donnerais la réponse plus tard. Va-t'en ! J'ai
un autre cours à donner.
J'étais terriblement déçue. Je pensais que si je pouvais faire
ce cadeau à ma mère, elle verrait combien je l'aimais. Elle
n'avait pas souvent de cadeaux, elle non plus. Puis elle serait
contente de voir comme j'étais habile...
La semaine suivante, SSur Florence me donna tout le
matériel nécessaire à la fabrication du coussin. Je flottais de joie.
J'étais bien inquiète quant à la façon de le payer. Peut-être qu'en
le recevant, ma mère serait si contente qu'elle cesserait de me
battre et de me chicaner ! Peut-être même allait-elle accepter de
me donner un peu d'argent pour payer ma dette. J'avais des ailes
aux doigts pour tricoter. J'ai pris le temps de cinq cours pour
finir mon coussin. Et j'en étais très fière ! Il était doré ; un amas
de pompons dorés. C'était vraiment joli ! Même mes compagnes
vinrent me dire à quel point j'avais bien réussi. J'étais très
excitée. Pour la première fois de ma vie, j'avais hâte de revenir à
la maison.
En arrivant, comme ma mère était sortie, j'en profitai pour
montrer mon cadeau à mes sSurs et à mes frères. Ils le
trouvèrent fort beau et se montrèrent même un peu jaloux. Ils
disaient que notre mère allait être très contente. Je cachai
soigneusement le coussin dans ma chambre en me disant que
j'allais trouver le temps bien long jusqu'à Noël.
À son retour, ma mère semblait de mauvaise humeur. Elle
était impatiente et trouvait le moindre prétexte pour me
chicaner. Je voulus lui faire plaisir. Je voulais qu'elle change
d'humeur avec moi. Je voulais qu'elle soit patiente avec moi. Je
voulais qu'elle m'apprécie un peu. Je voulais... je voulais tant de
choses !
Maman, je vous ai fait un beau cadeau.
Elle se tourna vers moi, souriant.
Ah ! oui ? Montre-moé ça ?
Elle ne me l'a pas répété deux fois. Je courus jusqu'à ma
chambre et revins avec le coussin que j'avais mis dans un sac
pour augmenter sa surprise.
Qu'est-ce que c'est que ça ?
C'est moi qui l'ai fait à l'école, c'est un coussin.
Il est très beau... Viens avec moé pour voir ce que je vas en
faire.
Elle se leva avec le coussin dans les bras et se dirigea vers la
descente de cave.
J'en veux pas, de tes cadeaux, la Noire. Descends avec moé !
Je ne comprenais pas. Je la suivis comme un automate. Dans
la cave, nous avions une grosse fournaise au bois qui chauffait la
maison pendant l'hiver. Elle ouvrit la porte et jeta le coussin
dans le feu. Je restai figée sur place. C'est comme si elle m'avait
jetée, moi, dans le feu. Je remontai en courant. Je pleurais,
pleurais. J'avais peine à respirer ; j'avais la gorge tellement
nouée que je manquais d'air.
J'en veux pas, de tes cadeaux. T'as vu où je les mets ! Je veux
rien qui vienne de toé. Si ça avait été un cadeau d'un autre de
mes enfants, j'aurais été tellement heureuse de le garder. Mais
comme ça vient de toé, j'en veux pas. Je t'haïs assez la face
comme ça, je ne garderai aucun souvenir de toé.
Je pleurais sans contrôle. J'essayais de me boucher les
oreilles et de ne plus entendre ses paroles tellement elles étaient
méchantes. Pourquoi ? Pourquoi me faisait-elle ça ? J'étais si
heureuse de le lui offrir, pourquoi ? Pourquoi me haïssait-elle
tant ? Pourtant j'essayais tellement de lui faire plaisir !
Pourquoi ? La peine et la douleur me pliaient en deux. Je
sanglotais.
Arrête de chialer !
J'essayais de me contrôler, mais j'en étais incapable. Plus
j'essayais, plus je hoquetais.
Je t'ai dit d'arrêter de chialer, vas-tu la fermer ?
Elle me donna une grande poussée dans le dos qui me fit
trébucher. Je me frappai la tête contre le coin de la table en
tombant. Au lieu de me calmer, je me mis à crier et à pleurer de
plus belle. Je m'étais blessée en tombant. Il y avait une fente
près de l'Sil gauche et je saignais. Ma blessure enfla en un rien
de temps. Je me relevai et m'assis à ma place. Je pleurai pendant
toute l'heure du dîner malgré les avertissements de ma mère. Je
n'ai pu avaler une seule bouchée. Elle avait brisé le très fragile
lien de tendresse et l'espoir d'une relation améliorée qui restaient
entre elle et moi. le me retrouvais avec une grande peine au
cSur et surtout une immense haine pour elle qui était si dure,
mais aussi pour moi qui n'arrivais pas à me faire apprécier.
J'étais toute seule, toute seule contre elle qui me rejetait, toute
seule contre Arthur qui me maltraitait. Je n'avais rien dans la vie,
nul endroit où j'étais bien, personne pour m'aimer... Personne
pour m'aider...
Quand vint le temps de prendre l'autobus scolaire, je tentai
de cacher ma blessure avec ma frange. J'avais le visage rouge et
boursouflé, les yeux enflés. Je montai derrière Diane et Richard
en gardant la tête basse. Je pleurais en silence ; tout était
embrouillé. Je tremblais comme une feuille et j'avais un hoquet
nerveux. Tout le monde me regardait curieusement, mais
personne n'osa se moquer de moi. J'étais assise toute seule et
j'essayais de me raisonner pour arrêter de pleurer. Mon frère,
assis derrière moi, se pencha en avant pour me chuchoter :
Arrête, tu nous fais honte !
Quel imbécile ! Il était bien de la même race que les autres.
Il ne pensait qu'à lui sans se soucier de ce que je pouvais
ressentir. À la Polyvalente, j'attendis pour sortir la dernière de
l'autobus. Malheureusement, mes deux amies m'attendaient près
de la porte. Je ne voulais pas qu'elles me voient dans cet état. Je
passai près d'elles, la tête basse, en faisant semblant de ne pas
les voir. Mais elles m'ont suivie en criant mon nom. Je m'arrêtai
et me tournai brusquement vers elles. Je leur criai en relevant
mes cheveux sur mon front :
Regardez ! C'est ça que vous vouliez voir ? Vous êtes
contentes maintenant ? Laissez-moi tranquille.
Je les laissai en plan et m'enfuis vers les casiers. Ma sSur
Diane vint me retrouver et voulut me réconforter. Je lui dis le
plaisir que j'avais eu à faire le coussin et la blessure que m'avait
infligée ma mère par son acte impitoyable. Je lui dis ma détresse
d'être l'éternel souffre-douleur, et combien la haine de ma mère
me désespérait. Je lui dis tout cela d'une seule traite, sans
pouvoir m'arrêter de pleurer.
Pis le pire, c'est que la laine du coussin est pas payée. SSur
Florence va m'étriper.
Fais-toi-z'en pas ! Des fois, Arthur me donne de l'argent. Je
vais t'aider à payer SSur Florence. Je veux t'aider. J'aimerais
être ton amie, même si des fois tu reçois des volées à ma place.
Il était fatal que SSur Florence me demande de la payer,
quelques jours plus tard. Mais je n'avais pas d'argent et je m'en
excusai. À chaque cours de tricot, elle me rappelait, ma dette.
J'étais très mal à l'aise. J'en étais venue à craindre et à détester ce
cours qui me plaisait tant auparavant. Je ne savais vraiment plus
quoi lui dire. J'allais passer encore une fois pour une mauvaise
tête. J'essayais de l'éviter le plus possible, j'arrivais au cours à la
dernière minute en me faufilant et en repartais au premier son de
cloche. J'avais beau me creuser la cervelle, je ne savais pas
comment rembourser. À la fin, SSur Florence ne me demandait
plus d'argent. Elle se contentait de me fixer avec un air sévère.
Je pensais que les vacances de Noël allaient arranger les
choses. Mais au retour, pendant un cours de français, mon
professeur étant malade, SSur Florence vint la remplacer. Nous
étions en train de travailler dans nos livres, quand je me levai
pour tirer les rideaux. Le soleil m'aveuglait et j'avais du mal à
lire dans mon cahier. Comme je retournais à ma place, SSur
Florence s'approcha de moi en disant :
Qu'est-ce que tu fais debout ?
J'ai fermé les rideaux, j'avais le soleil dans la face.
Sans que je m'y attende le moins du monde, elle me donna
une claque dans la figure. Je restai sidérée ; puis une grande
chaleur m'envahit, une immense colère. Sans réfléchir, je lui
rendis son geste en criant :
Laissez-moi la paix ! Il y a assez de mes parents qui me
battent, vous commencerez pas à me battre vous aussi, non
jamais !
Assieds-toi à ta place. Ça ne finira pas là.
Je suis retournée à ma place sans répliquer, je regrettais mon
geste, mais c'était trop tard.
Durant l'après-midi, je fus demandée au bureau du directeur.
Il voulut des explications. Je n'avais rien à lui dire. Je baissai la
tête sans répondre. À bout d'arguments, il me tendit une lettre.
C'était une lettre de renvoi. Mes parents devaient la signer pour
que je puisse revenir à l'école.
J'avais carrément la frousse de rentrer à la maison. J'étais
certaine que ma mère ne voudrait pas signer ça. J'étais certaine
qu'elle ne voudrait pas me garder à la maison. J'allais encore être
prise dans une situation absurde.
Bien sûr, elle m'engueula, refusa de signer et menaça de
m'envoyer à l'école de réforme. Puis, finalement, elle me remit
le papier signé.
J'vas signer juste pour ne plus voir ta crisse de face dans la
maison. Tu mériterais pire que ça, ma câlisse !
Le directeur accepta que je revienne dans ma classe. Je
retrouvai mes amies et je m'excusai de mon attitude. SSur
Florence ne me parla plus jamais d'argent. Elle ne me parla plus
du tout d'ailleurs.
Artifices
Entre-temps, pendant les vacances de Noël, nous avions
encore déménagé. Cependant, nous n'allions jamais assez loin
pour changer d'école. J'aurais aimé pourtant; si mes compagnons
et mes compagnes se moquaient de moi, mes professeurs, eux,
avaient beaucoup de choses à me reprocher. Mes devoirs étaient
mal faits, sans soin, j'étais distraite pendant les cours, ne
démontrant aucun intérêt pour les matières scolaires. Depuis
longtemps, j'avais démissionné. Je n'avais jamais d'argent pour
payer les livres et fournitures scolaires ; il me manquait toujours
quelque chose. On me gardait à la Polyvalente par charité, parce
que, l'école étant obligatoire, on ne pouvait me renvoyer pour
des raisons de manque. Manque d'attention, manque d'intérêt,
manque de livres, manque de vêtements convenables, manque
de bonne humeur, manque de coopération...
Quant à la nouvelle maison, c'était désespérément la même
chose. Un logement trop petit où nous étions entassés les uns sur
les autres. Un logement où les chambres des enfants étaient à
l'étage et où Arthur pouvait continuer ses manigances. Une
maison où j'avais encore mon coin. Ce logement avait bien ceci
de particulier : une cave où il y avait des souris et des rats, ce
qui permit à Arthur de m'y enfermer bien des fois. Il m'est arrivé
même souvent d'y demeurer prisonnière pendant des heures,
terrorisée, avec la certitude de sentir bientôt les souris me
grimper le long des jambes. Ce logement était, à mes yeux, un
piège, une prison.
Quant à l'école, je dus retourner à la même Polyvalente, avec
les mêmes élèves et les mêmes professeurs. C'était toujours
pareil : j'étais toujours en guenilles, mal coiffée, sale. Plus je
vieillissais, plus j'avais honte de moi. Je manquais toujours de
tout. Je devais voler mes crayons et mes gommes à effacer aux
autres élèves. Il m'est arrivé de devoir effacer un ancien cahier
écrit au plomb afin d'en avoir un nouveau. J'étais tellement
fatiguée de toujours quêter, de toujours me justifier, de toujours
me sauver. Heureusement que j'avais mes deux amies. Je crois
qu'elles avaient compris ce qui se passait à la maison. Elles
étaient toujours gentilles avec moi, essayant de me rendre
service et allant même jusqu'à me fournir les cigarettes que je ne
pouvais m'acheter. Je me sentais gênée de tant leur devoir.
À la maison, j'allais de raclées en humiliations. Rares étaient
les matins où je ne montais pas dans l'autobus scolaire le visage
rouge et les yeux gonflés d'avoir trop pleuré.
Un matin, ma mère avait posé sur la table un gros sac de
linge. Quand je vins déjeuner, elle me dit en fouillant dans le sac
et y prenant une boule d'éponge :
Tiens ! J'ai quelque chose d'extraordinaire pour toé ! Tu vas
être contente.
Elle prit des ciseaux et coupa la boule en deux. Elle
s'approcha de moi avec les deux éponges ; elle riait. Je ne
bougeai pas. Elle leva mon gilet et mit les boules dans mon
soutien-gorge.
Garde ça ! Touches-y pas !
Je voulus les enlever, mais elle me dit sévèrement, en me
tapant sur les doigts :
Laisse ça là ! Ça te fait grossir les seins. T'es assez plate
comme ça ; ça ne te fera pas de tort.
Non, je ne veux pas garder ça !
T'es pas contente des cadeaux qu'on te fait ? Tu vas
m'écouter, un point c'est tout. Tu vas rester comme ça et tu vas
aller à l'école comme ça aussi. Pis toé, Diane, tu vas la guetter et
me dire si elle les enlève.
Tout le monde à table riait comme des fous ! Pour moi,
c'était loin d'être drôle. Hier, je n'avais presque pas de seins et
aujourd'hui j'avais l'air d'une nourrice.
S'il vous plaît, maman, ne me laissez pas aller à l'école
comme ça. C'est trop gênant. Les autres vont rire de moi ! S'il
vous plaît !
Je me crisse de ce que les autres vont dire. C'est moi le « boss
» et tu vas m'obéir.
J'ai dû partir à l'école comme ça. Mon manteau me cachait
un peu et je me demandais comment je pourrais le garder une
fois rendue dans la classe.
À l'école, j'essayai de convaincre Diane de me laisser les
enlever. Mais elle avait trop peur de se faire attraper par ma
mère. Elle trouvait cela très drôle de me voir arrangée comme
ça.
Je laissai mon manteau dans mon casier et pris mes livres en
les serrant sur ma poitrine. À ma grande surprise, la journée se
passa bien. Certains me regardaient curieusement, mais ne
parlèrent pas. Dès que je devais changer de cours et même
pendant la récréation, je prenais mes livres contre ma poitrine
pour me cacher.
J'ai dû porter ces bourrures pendant un mois. Un très long
mois...
Les jours suivants, ma mère me fit cadeau d'une jupe neuve.
Moi qui n'en portais jamais, j'étais vraiment gênée. D'autant plus
qu'elle était trop courte pour moi. Une mini-jupe à la limite de la
décence. Avec mes bourrures et cette jupe qui me frôlait le ras
des fesses, je n'étais vraiment plus la même. Je me sentais
ridicule, c'était atroce. Quand je descendis pour déjeuner ainsi
attifée, mes frères et Arthur se mirent à siffler. Bien sûr, Richard
ne put s'empêcher d'y mettre son grain de sel :
Ça lui va pas bien. Diane et Sylvie, ça leur fait bien, une
mini-jupe, mais pas elle. Elle a l'air d'un squelette.
Ma mère me regardait d'un air critique.
Ton chandail ne va vraiment pas avec ta jupe. Non, ça fait
dur !
Je crus qu'elle me permettrait de remettre mon vieux pantalon.
Mais elle revint de la chambre avec une blouse de nylon. Elle
me la lança.
Enlève tes bourrures et ta brassière et mets ça. Ça va aller
avec l'allure que t'as.
Je suis allée dans la salle de bains et j'ai enfilé la blouse comme
elle l'avait dit. En me regardant dans le miroir, je vis que cette
satanée blouse était presque transparente. Je lui dis :
Maman, je ne peux pas mettre ça, elle est trop transparente !
C'est pas grave, t'as rien à montrer. T'as pas honte ? T'es faite
comme une planche !
Je baissai la tête. J'étais assez malheureuse comme ça. Je le
savais bien que j'étais laide et maigre. J'aurais pu me passer de
ses commentaires. C'est pourtant ainsi accoutrée que je partis
pour l'école. Ce fut ma journée de gloire. J'avais tellement honte.
Tout le monde me regardait en rigolant. Certains s'approchèrent
de moi en disant :
T'as bien une belle jupe, Élisa ? On dirait que t'as fait du
cheval !
Un attroupement se fît autour de moi. Je ne pouvais m'enfuir.
Sous leurs sarcasmes, je me mis à pleurer.
Tiens, elle n'a plus ses bourrures !
Elle a dû les oublier sur son bureau !
Elle ne porte même pas de brassière !
Ils riaient et sifflaient. Je n'en pouvais plus. À coups de poing
et de coude, je me frayai un chemin et je me sauvai en courant à
travers les allées de casiers. Je pleurais de rage et de honte. Je
me maudissais, je me haïssais. J'étais laide, maigre et ridicule. Si
j'avais été comme les autres, peut-être qu'on aurait pu m'aimer.
Mais avec mes grandes dents et mes longues mèches de cheveux
noirs, je comprenais ma mère de me renier. J'étais comme le
vilain petit canard de sa couvée. Un jour, j'ai essayé de
m'arracher les dents avec des pinces. Si je n'ai pas réussi, c'est
que je n'étais pas assez forte et que cela faisait trop mal.
Mais j'en avais assez d'avoir honte. Je décidai de remettre
mon soutien-gorge. Ma mère devrait me battre au sang pour que
je retourne à l'école ainsi attifée. J'en avais assez de me
promener à moitié nue et de faire rire de moi. J'ai dû finir l'année
en mini-jupe, jusqu'à ce que je rapporte à la maison le costume
que j'avais fait au cours de couture. Quand j'arrivai chez nous
avec le vêtement, ma mère me dit :
Qu'est-ce que c'est que ça ?
C'est le costume qu'on a fait au cours de couture. Le
professeur nous l'a donné. Me permettez-vous de le mettre pour
aller à l'école ?
T'es pas fière pour porter ça. Moé, j'ie mettrais même pas
pour aller à l'étable. Mais c'est toé qui décides. Fais ce que tu
veux. Si tu veux avoir l'air folle, c'est ton affaire.
Je ne m'attendais certainement pas à ce que ma mère soit
fière de moi. Je ne m'attendais plus à rien de sa part. De plus,
qu'elle haïsse mon costume me prouvait qu'il avait de l'allure.
De toute façon, j'aimais mieux porter ce costume décent qu'être
vêtue de cette mini-jupe trop courte et de cette blouse de nylon
trop transparente.
Les épingles
Cette époque de ma vie n'aura été que violence. Un mauvais
rêve. Je ne savais pas comment en sortir. J'étais incapable de
m'imaginer autrement. J'étais véritablement emprisonnée dans
un cocon d'humiliation, de violence et de souffrance. J'étais
incapable de réagir, sans cesse préoccupée à me protéger, à
surveiller et à prévoir les attaques d'Arthur et de ma mère.
J'avais peur. Une peur maladive. J'avais peur et je n'avais aucune
confiance en moi. Je ne me voyais aucune qualité, aucune
intelligence. C'était injuste mais vrai. Personne au monde
n'aurait pu m'aimer. À la maison, on continuait à me harceler
sadiquement. Combien de fois suis-je restée emprisonnée
dehors, en pyjama, souvent l'hiver, pendant que ma mère et
Arthur m'observaient par la fenêtre de la cuisine en riant. Je
connaissais bien cette bonne vieille farce de la bière oubliée
dans l'auto que je devais aller chercher pour eux. Je savais bien
comment cela finirait ; mais je n'avais pas le choix. Si j'avais
refusé d'y aller, on m'aurait sortie de force. J'étais fatiguée,
découragée ; je dormais peu, je mangeais encore moins. Je me
sentais sans force et tellement, tellement déprimée.
Un jour, à l'école, j'entendis les autres raconter un fait divers.
Une femme était morte après avoir avalé une épingle. Toute la
journée, j'ai été distraite en pensant à cette femme. Le soir, je
dormis à peine. Cette histoire me hantait. S'il pouvait m'arriver
la même chose. Si je pouvais avoir le courage...
Le lendemain, au cours de couture, je volai une boîte
d'épingles. J'étais tellement découragée de ma vie que j'avais
décidé d'en finir. Je passai la journée avec le précieux talisman
dans ma poche. À tout moment, je passai mes doigts sur la petite
boîte, la petite boîte magique qui allait solutionner mes
tourments. J'avais entouré la boîte d'un Kleenex pour ne pas
qu'on l'entende tinter. C'était comme une petite bête très douce
tapie au fond de ma poche, une bête trompeuse et maléfique qui
n'attendait qu'un ordre de ma part pour me mordre.
Rendue à la maison, j'avais presque hâte que ma mère
m'envoie au lit. Je les regardai à tour de rôle, mes sSurs, mes
frères : peut-être que demain ma place serait vide. Je savais que
je ne manquerais à personne. Je savais que je n'avais plus rien à
attendre de la vie.
Dans ma chambre, assise sur mon lit, j'étais seule. Je
repensai à ma vie en regardant la boîte que je tenais à la main. Je
ne ressentais rien. J'étais tellement fatiguée de vivre aussi
tristement. Tout ce que je voulais était de quitter cette vie
d'enfer. Je n'étais pas triste mais fatiguée, seulement fatiguée.
J'ouvris la boîte, en sortis une épingle et la mis dans ma bouche.
Je la sentais toute froide sur ma langue. Je l'avalai... Je n'avais
rien ressenti. Je décidai d'en avaler plusieurs afin d'être certaine
de ne pas manquer mon coup. J'en avalai une quinzaine, l'une
après l'autre, puis cachai la boîte sous mon lit. Demain, je vais
être morte... Je me couchai et me mis à pleurer. Adieu, tout le
monde... Je ne regrettais rien. Je lis ma prière comme d'habitude,
demandant à Dieu de me pardonner toutes mes fautes. Je
dormais presque quand les autres sont montés se coucher.
Nathalie vint se coucher près de moi. Je fis semblant de dormir.
Au matin, je me réveillai comme si rien ne s'était passé.
J'étais affolée. Mon Dieu ! Comment se fait-il que je sois
vivante ? Je dois certainement être près de la mort ? Peut-être
allais-je mourir à l'école ?
En tout cas, j'étais bien vivante et je devais descendre pour
préparer le déjeuner. Je m'habillai et pris la boîte d'épingles que
je remis dans ma poche. Je ne voulais pas que ma mère trouve
ma boîte pendant mon absence. Je ne voulais prendre aucun
risque.
A l'école, je racontai à mes amies ce que j'avais fait. Elles ne
me crurent pas. Profitant de l'absence du professeur, j'avalai
d'autres épingles devant tout le groupe,
Mais t'es folle ! Pourquoi tu fais ça ?
T'es si malheureuse que ça !
Personne n'osa se moquer de moi. J'avais même suscité un
certain respect. Toute la journée, je les sentais qui me
surveillaient. Elles devaient s'attendre à me voir tomber d'une
minute à l'autre, mais rien n'arriva. À la maison, Diane raconta
tout à ma mère. Celle-ci se mit à rire.
Tu crois ça, toé ? Pas moé.
C'était comme si elle m'avait giflée. De peine et de dépit, je
sortis la boîte de ma poche, l'ouvris et me mis à avaler des
épingles.
Vous ne croyez pas que je veux mourir, ben regardez !
Elle me regardait, les yeux ronds. Mais elle se reprit bien
vite.
Avale toute la boîte si tu veux, ça me dérange pas. Je me
crisse de ce que tu fais. T'as vu, je me suis même pas levée pour
t'arrêter. Je tiens pas plus à ta vie qu'à rien, comme tu vois.
Meurs, câlisse ! Il n'y a pas de danger que tu me fasses ce
plaisir-là. Même le bon Dieu ne veut pas de toé !
J'avais beau m'y attendre, chaque fois j'étais blessée
douloureusement. Je la haïssais tellement. Si j'avais eu un fusil
chargé entre les mains, je me serais tuée sur-le-champ, devant
elle. J'aurais surtout voulu lui crier ma haine.
Je vous déteste, je vous déteste, je vous déteste...
J'aurais hurlé de peine. Je ne comprenais rien à rien. J'avais
avalé une vingtaine d'épingles et je vivais normalement. Les
filles de ma classe m'ont laissé la paix pendant près de deux
mois. Puis, tout est redevenu comme avant.
Espoir
Un soir d'hiver, Arthur et ma mère étaient saouls et se
disputaient. Comme j'étais là dans la cuisine à les regarder faire,
ils me tombèrent dessus. Ma mère était particulièrement en
colère. Elle m'ordonna de m'en aller. J'enfilai mes bottes et mon
manteau lorsque ma mère rajouta :
Je ne veux pas te voir dans la cour. Efface-toé ! Crisse ton
camp où tu voudras, je ne veux plus te voir la face !
J'ouvris la porte et sortis en pleurant. Il faisait noir et il
neigeait. J'étais si découragée, là, toute seule, ne sachant que
faire, ni où aller. Je sortis de la cour comme ma mère me l'avait
ordonné et me mis à marcher sur la route. Je me sentais
misérable... Où aller? Je voulais mourir. Je marchais en plein
milieu de la route, espérant qu'à cause de la tempête la première
voiture qui passerait me frapperait, sans avoir eu le temps de
m'éviter. J'aurais voulu mourir comme dans les films, marchant
vers un point lumineux pendant qu'une dame habillée de bleu et
d'étoiles me prendrait par la main en me disant :
Courage, Élisa !
J'étais engourdie de froid, je titubai de fatigue. Je me mis à
courir, les bras écartés, me répétant : Ne fais pas ça ! La vie peut
être belle un jour ! Garde espoir, Élisa, aie la foi !
À travers le vent, j'entendis qu'on criait mon nom. C'était
Richard qui m'appelait :
Élisa ! Élisa !... Reviens, Élisa !... Maman fait dire de
revenir ! É-L-I-S-A !
Je me rendis compte soudainement de ce que j'allais faire.
J'eus à peine le temps de me tasser sur le bord de la route qu'un
gros camion passa en trombe. Il roulait à toute allure dans une
bourrasque mêlée de neige et en faisant un bruit infernal. Une
seconde plus tôt, il m'aurait fauchée comme rien. J'avais failli
mourir en me jetant sous ses roues... Pourtant, je me sentais
étrangement calme et paisible. Je revins a la maison d'un pas très
lent. Il faisait si bon dehors.
Je n'étais pas aussitôt rentrée que ma mère se remit à
m'engueuler. Sans me presser, j'enlevai mon manteau et mes
bottes. Leurs insultes me laissent indifférente. Ils étaient si loin
de moi maintenant. Je ne pouvais que penser à ce qui m'était
arrivé. Comme d'habitude et machinalement je lavai Nathalie et
Michel. Puis ma mère m'envoya au lit, parce qu'elle ne pouvait
vraiment plus me supporter.
Railleries
Samedi saint, la veille de Pâques. Toute la famille se
préparait à aller à la messe. J'aurais dû rester pour terminer le
ménage, mais ma mère me dit de rejoindre les autres.
Grouille-toé ! Je ne veux pas t'avoir icitte pendant que les
autres sont à la messe. J'ai assez de te voir la face tous les soirs
et pendant les fins de semaine. Débarrasse ! Et que ça ne te
prenne pas une demi-heure, car Arthur est prêt à partir.
Je montai à ma chambre. J'hésitai à choisir, car je trouvais
tous mes vêtements si laids. Finalement, je mis les premiers qui
me tombèrent sous la main. Les autres m'attendaient, il fallait
faire vite. Je descendis aussi vite que je le pus. Arthur était près
de la porte, impatient. Je passai devant lui pour rejoindre les
autres quand il m asséna un coup de poing sur la bouche. Je
tombai à la renverse, étourdie. Je saignais des lèvres et des
gencives. Je crus qu'il m'avait cassé des dents. Il me dit :
J'vas t'en faire, moé, de nous faire attendre ! On va être en
retard à cause de toé. Câlisse !
Ma mère, voyant que je saignais sérieusement, m'empêcha
de partir.
Elle peut pas y aller comme ça, avec la gueule enflée, le
monde va la remarquer.
Arthur sortit en sacrant, les autres suivaient. Je me relevai en
tâtant mes dents :
Un bon jour, je vais me tuer. J'en ai assez de cette maudite
vie !
Pauvre p'tite. Veux-tu dire qu'on te maltraite ? Toutes les
volées que tu as, tu les mérites. Viens pas te plaindre, ça ne
marche pas avec moé ! Essaie de te plaindre à Arthur pour voir
ce qu'il va te dire. Pis si tu décides de te tuer, viens pas mourir
dans ma maison.
J'avais un grand froid au cSur. Je ne la pensais pas capable
de dire de telles choses. Je la détestais ! Je souhaitais sa mort et
celle d'Arthur aussi. Moi aussi, j'aurais voulu être débarrassée
d'eux.
Lorsqu'ils revinrent, le temps du souper était venu. J'avais
mis la table. En attendant d'être servi, Richard se mit à agacer
Patrick en lui donnant des coups aux épaules. Bien vite, Patrick,
qui n'était pas de taille, se mit à pleurer. Arthur et ma mère firent
cette constatation :
Il est comme Élisa, celui-là. Ils sont tous les deux dans le
même sac. Deux crisses de faces pareilles !
Richard, se sentant épaulé par les parents, continuait de plus
belle. Il faisait vraiment mal à Patrick. Je n'osais pas intervenir,
sachant bien ce qui allait m'arriver. Patrick criait et pleurait. À la
fin, ma mère, excédée par le bruit, leur dit d'arrêter. Mais
Richard ne voulait pas lâcher.
Ça me dit de me battre !
La bataille réglée, elle nous fit tous passer à table. Richard lâcha
Patrick qui vint s'asseoir à sa place en pleurant. Ma mère lui
demanda en riant :
Patrick, as-tu l'intention de te tuer, toé aussi ?
Il ne répondit pas, se contentant de secouer la tête. Mais Arthur,
qui ne comprenait pas :
Pourquoi tu lui demandes ça ?
Demande donc à ta Grande Noire ce qu'elle veut faire !
Je les regardai tous tes deux. Trop méchants et indignes d'avoir
des enfants.
Je vous jure qu'un bon jour, je vais me tuer. J'en ai assez de
tous vous autres, je suis écSurée !
J'éclatai en sanglots. Arthur se leva :
Veux-tu que je t'aide ? Ça me ferait plaisir !
Non, je suis capable toute seule ! J'ai pas besoin d'aide.
Pauv' p'tite, va !... Envoyez, les enfants, on va faire une
séance de lutte avec Élisa. Ça va nous donner de l'appétit.
Il me prit par le bras et me poussa au centre de la cuisine.
Grouillez-vous, parce que je vais aller vous chercher et vite !
Les autres s'approchèrent ; ils n'avaient pas le choix. Ils se
mirent à me tirailler sans grande conviction. Arthur était là
derrière à distribuer des coups de pied et des claques à ceux qui
n'osaient pas me toucher. Ça ne faisait pas vraiment mal, mais,
d'énervement, je me mis à pleurer. Je recevais des coups de
poing, on me tirait les cheveux. Aveuglée de larmes, je
trébuchai. Arthur cria :
Ça va faire, gang de niaiseux ! J'vas vous montrer, moi,
comment on fait. Toé, la Noire, t'es mieux de te laisser faire,
sans ça tu vas en manger une maudite !
Il m'immobilisa et se mit à me tripoter les seins. Je voulus lui
enlever les mains, mais il me frappa en pleine figure. Je regardai
ma mère pour qu'elle intervienne, mais elle ne bougea pas. Elle
se contenta de regarder. Arthur était déchaîné, il cria :
Richard ! Viens poigner les tétons de ta sSur, ça va les faire
pousser.
Puis il obligea mes frères et sSurs à faire pareil. Je fermai
les yeux, humiliée, blessée. Il me traîna au milieu de la cuisine
pour terminer sa séance de lutte. Il essaya sur moi toutes les
prises qu'il connaissait. Enfin, il me lâcha. Je me relevai, malade
de haine. Comme je le haïssais ; comme je les haïssais, lui et ma
mère. Quelle sorte de mère avais-je donc qui me laissait
poignasser et humilier par ce salaud ? Je n'avais même plus la
force de pleurer. Je ne l'avais pas vu arriver derrière moi :
soudain il passa un bas de nylon au-dessus de ma tête, le glissa
autour de mon cou et serra. J'étouffais, je n'étais pas capable de
crier, pas capable de respirer. J'essayais de passer mes doigts
entre le bas et mon cou, mais c'était trop serré. J'étais paniquée...
J'allais mourir. Je me sentais faiblir, étourdie, je voyais des
étoiles. Il serrait de plus en plus; ça faisait horriblement mal. Je
m'évanouis.
Je m'éveillai en recevant un verre d'eau glacée à la figure. Je
retrouvai mes sens péniblement. Je lotissais, j'avais mal à la
gorge. Chaque bouffée d'air me brûlait la gorge. Je me relevai de
peine et de misère, j'avais mal partout. Les autres regardaient,
horrifiés. Ma mère brisa le silence :
Viens manger ! Le souper est prêt. Pis cesse les simagrées.
Arrête de te lamenter !
Je lui jetai un regard de détresse et de haine. Je lui tournai le
dos et montai à ma chambre. Pour une fois, ils me laissèrent
tranquille. Assise sur mon lit, je regardai en pleurant la marque
que j'avais au cou. C'était une grosse marque rouge violacé, très
large, qui me faisait le tour du cou. En me débattant et en
voulant enlever le bas, je m'étais griffée au visage.
Tremblante de peur et de solitude, je me roulai en boule sous
les couvertures.
Cette histoire s'est reproduite souvent, hélas ! Il me serrait le
cou jusqu'à ce que je m'évanouisse, mais pas assez pour que je
meure. Je souhaitais qu'il ne s'arrête pas à temps. J'en avais assez
de souffrir. De plus, Arthur me tripotait les seins à chaque fois
qu'il le pouvait, sous prétexte de me battre. C'était devenu une
vraie obsession. Il poussait mes frères et mes sSurs à faire la
même chose. Et parfois ma mère se joignait à eux. Elle me
pinçait les seins en les tordant. C'était douloureux. Douloureux
et humiliant. Ma haine pour eux ne connaissait plus de bornes.
J'avais du mal à les regarder en face. Ma fatigue aussi était
immense. Je n'avais plus grand-chose qui me retenait à la vie.
L'hôtel
Avril. Le printemps revenu, Arthur était retourné au
chantier. Comme il était parti toute la semaine, cela me donnait
une sorte de répit. Ma mère était plus calme, plus patiente avec
nous.
Ce soir-là, à l'heure du coucher, ma mère, par signes,
demanda à Nathalie si elle voulait coucher avec elle. Nathalie
répondit négativement tout en lui signifiant, par gestes, qu'elle
voulait dormir avec moi. C'était une habitude qu'elle avait prise
depuis que nous avions emménagé dans ce logement. J'insistai
auprès de Nathalie pour qu'elle accède au désir de ma mère.
J'étais heureuse de la tendresse de ma petite sSur, mais j'avais
peur que ma mère ne soit fâchée.
Nathalie répéta les mêmes gestes, puis s'approcha de moi et
me prit par la main. Ma mère était furieuse :
Câlisse ! Tu l'as rendue aux femmes. T'es rien qu'une crisse
de lesbienne. Tu vas voir ! T'as pas fini ! Je vais le dire à
Arthur... T'es une crisse de vicieuse ! T'as tous les vices. Quand
on est menteur, on est voleur, quand on est voleur, on est
vicieux. C'est ton vrai portrait !
Je ne savais quoi dire. J'étais peinée, mais je ne répliquai pas
; j'avais trop peur d'elle. Ma mère reprit :
Vas-y te coucher, maudite lesbienne.
Je suis montée avec Nathalie sans broncher.
J'étais insultée, stupéfaite et malheureuse. Je n'en revenais pas
de ce que ma mère pouvait inventer à mon sujet. J'avais beau
réfléchir, je ne voyais pas ce que j'avais fait de mal. J'eus
beaucoup de peine à m'endormir.
Le lendemain, ma mère fit quelques appels en ma présence.
Elle racontait à tout venant que j'étais lesbienne et que j'avais
rendu Nathalie comme moi, aux femmes...
Mais, maman, je ne la touche même pas. Nous avons
chacune notre couverture.
Essaie pas de te réchapper. Je sais ce que t'es. T'es bien
mieux de fermer ta gueule si tu veux pas aggraver ton cas.
C'est ce que je fis. Elle avait raison, ça ne servait à rien de
me défendre : elle avait toujours raison. Je me disais
intérieurement que c'était probablement elle qui était lesbienne.
Elle semblait s'y connaître. Elle avait peut-être déjà touché à
Nathalie lorsque celle-ci couchait avec elle et ça pouvait
expliquer le refus de ma sSur ; mais je ne pouvais en être sûre,
et j'aimais mieux ne pas y penser.
L'inévitable vendredi nous ramena Arthur. Ma mère
s'empressa de tout lui raconter. Il prit la chose d'un air moqueur.
Ça fait longtemps que j'sais ça. C'est pas nouveau, elle pense
rien qu'à ça. J'te l'ai toujours dit.
Ils continuèrent de placoter à mon sujet ; que de mensonges
on inventait alors. Je me faisais toute petite afin qu'ils oublient
ma présence.
Ce soir-là, ma mère décida de m'emmener à l'hôtel avec elle
et Arthur. J'étais surprise et surtout je n'attendais rien de bon des
idées subites de ma mère.
Mais, m'man, qu'est-ce que je vais aller faire là ?
Rouspète pas pis dépêche-toé.
Il n'y avait rien à faire, je devais suivre. Comme elle me l'avait
dit si souvent : le « boss », c'était elle. Elle me donna, comme
linge de sortie, un T- shirt rouge et une mini-jupe violette. Avec
mes vieilles chaussures grises qui n'avaient plus qu'un petit bout
de lacet, j'étais vraiment belle à voir.
Rendus à l'hôtel du village, ma mère me présenta à beaucoup
de monde. J'étais gauche et mal à l'aise, moi qui étais la timidité
même. Je repris un peu sur moi lorsque nous nous sommes assis
à une table. Je pouvais me cacher un peu et essayer de passer
inaperçue. Arthur commanda trois bières dont une pour moi,
mais je n'y touchai pas. Rapidement des hommes vinrent se
joindre à nous. Tandis que ma mère et Arthur bavardaient,
l'homme assis près de moi engagea la conversation.
T'es la fille à Martha ?
Oui...
C'est quoi ton nom ?
Élisa...
J'pensais pas que Martha avait des belles filles de même !
Moi, ça ?
Oui, toé, pourquoi ? T'aimes pas ça ?
Vous êtes bien le premier à me dire ça !
Il continuait à parler, mais je ne l'écoutais plus ; j'aurais voulu
retourner chez nous... sans attendre. Il parlait, parlait, en se
rapprochant toujours un peu plus. Je me tassai sur ma chaise.
Puis il tenta de passer son bras autour de mes épaules. Je le
repoussai brusquement. Ma mère s'en aperçut.
Va-t'en à ta table et laisse ma fille tranquille. Elle aime pas
les hommes... Seulement les femmes...
Le gars fronça les sourcils :
T'as pas honte de parler de ta fille comme ça ? Elle mérite
pas d'avoir une mère comme toé.
Va donc chier, câlisse ! Tu veux-tu t'en aller l'asseoir
ailleurs ?
Arthur tenta de la calmer, mais elle continua de dire des
bêtises jusqu'à ce que le gars décide de changer de place. Voyant
qu'elle était en colère, Arthur se leva et sortit de l'hôtel. Elle le
laissa partir sans essayer de le retenir. J'avais tellement honte.
J'aurais voulu disparaître, m'évaporer !... Ma mère était
déchaînée ; elle se mit à parler très fort à mon sujet.
S'il y en a un qui veut ma fille, elle est à vendre ! S'il y en a
un qui veut l'acheter, j'ia vendrais pas cher... même pour le prix
d'une bouteille de bière !
Tout le monde nous regardait. J'avais peur. Je me sentais
terriblement sans défense. J'aurais voulu mourir sur place,
disparaître en une fraction de seconde, me trouver à des milliers
de milles de là. Gênée, honteuse, je sentais le sang bouillir dans
mes veines jusqu'à mon visage, jusqu'à mes oreilles... J'en
devenais presque sourde à entendre battre mon cSur si fort. Puis
ma mère se mit à crier pour que tous puissent l'entendre :
Qui la veut ? J'ia vends pas cher !
Le serveur s'empressa à notre table.
Arrête-toé, Martha, t'es pas toute seule icitte ! Si t'arrêtes pas,
je vais être obligé de te sortir.
Câlisse,.. ! Toé, la Noire, habille-toé pis viens-t'en. On s'en
va d'icitte. J'ai pas besoin d'ordre de personne pour sortir.
Je ramassai mes affaires et courus vers la porte. Elle me
suivit bientôt avec un gars qui devait venir nous reconduire.
Nous sommes montées dans son auto, moi à l'arrière, et avons
mis le cap vers la maison. Bien sûr, c'est contre moi que ma
mère était fâchée.
Tu me fais honte. Tu te laisses poignasser par n'importe qui.
Quoi ! Parce qu'il voulait mettre son bras autour de mes
épaules... Vous l'avez vu ; je l'ai poussé. J'I'ai même pas laissé
faire. Même que je trouvais qu'il était laid...
Penses-tu que t'es belle pour parler des autres ? Il n'y a pas un
maudit gars sur terre qui voudrait de toé. Ma plus belle, c'est
Diane, elle va être bien bâtie. Pas un chicot comme toé. C'est pas
toé qui vas plaire aux hommes...
Peinée, je répondis, en baissant la tête :
J'ie sais, maman, que je suis laide.
Alors t'as pas besoin de dire aux autres qu'ils sont laids.
Regarde-toé avant de parler.
Le reste du voyage se fit en silence. Tassée dans mon coin,
j'étais écrasée de fatigue, de chagrin, de honte. J'avais peur de
notre arrivée à la maison, peur de ce qu'elle allait raconter à
Arthur... peur de la suite de ce cauchemar. Mais nous étions
rendues ; il a bien fallu que je descende. Elle prévint son ami de
l'attendre quelques instants, elle repartirait avec lui. Nous
sommes entrées dans la maison. De mauvaise humeur, elle était
de mauvaise humeur et maugréait :
Moé, j'reste pas icitte ! J'ai pas besoin d'Arthur pour sortir.
C'était Richard qui gardait. Elle lui dit que je le remplacerais
et qu'il devait aller avec elle. J'étais debout, immobile comme
une statue de plâtre, bête et idiote, ne sachant plus où me mettre.
Je la regardais aller et venir ; furieuse, elle ouvrait et fermait des
tiroirs, replaçait une chaise... Puis elle monta l'escalier qui allait
aux chambres, sans doute pour vérifier si Arthur y était. Moi, je
n'en pouvais plus. Je ne comprenais pas pourquoi elle s'acharnait
à vouloir m'humilier. Qu'est-ce que je faisais qui lui déplaisait
tant. Pourquoi moi ? Pourquoi toujours moi ? Il fallait bien que
je sache un jour. Lorsqu'elle passa devant moi pour sortir, je lui
demandai soudainement :
Maman, j'ai quelque chose à vous demander.
Surprise, elle s'arrêta.
Quoi ? Dépêche-toé, j'ai pas le temps d'écouter tes niaiseries.
Alors, qu'est-ce que tu veux ?
M'man, je... je...
Vite, accouche !
J'avais très peur de la réponse, mais je devais savoir,
absolument, maintenant.
Je voudrais savoir si vous m'aimez !
Pourquoi cette question à soir ?
Je vous demande si vous m'aimez... Ça a beaucoup
d'importance pour moi, je veux le savoir, s'il vous plaît !
Tu veux vraiment le savoir ?
Oui.
Ouvre-toé bien les oreilles. Je vais te le dire rien qu'une fois
et je ne te le répéterai plus. Non, je ne t'aime pas. J'te considère
même pas comme une de mes filles. Tu le sais maintenant.
Veux-tu savoir autre chose ?
Elle sortit.
Elle sortit sans un regard, sans un geste, rien. Un grand vent
glacé était entré dans mon cSur. J'étais figée sur place. C'était
comme si elle m'avait donné un coup de couteau en plein cSur.
Je n'oublierai jamais ses yeux durs et froids. Je souffrais
terriblement... J'avais l'impression de manquer d'air. Je
m'attendais bien à un simple non. Mais pas à être ainsi anéantie,
annulée, effacée ! Je savais maintenant que ma mère ne m'aimait
pas. Je n'étais pas son enfant. Je n'étais rien ; une erreur, un oubli
; un vide... Rien.
Mes jambes tremblaient, je me sentais faiblir ! Je me suis
assise dans mon coin, sur ma chaise tout près de la porte d'entrée
et j'éclatai en sanglots... Je pleurais sans retenue. J'étais une
nullité, sans personne pour m'aimer, sans place, celle qui était
toujours de trop, la laide, celle qu'on voudrait effacer, oublier. Je
n'étais ni aimée ni digne d'être aimée. Combien de fois ma mère
ne m'avait-elle pas répété que personne ne voudrait jamais d'un
agrès comme moi. Je voulais mourir... Arrêter la peur, la
souffrance... Oui, mourir...
Je me rappelai les pilules que ma mère gardait dans
l'armoire. Elles étaient pour mon père quand il avait des crises
de foie. Je savais que plusieurs personnes s'étaient enlevé la vie
en prenant des pilules. Comme une somnambule, je réussis à
,nirâper le flacon. J'en versai une dans ma main, elle était grosse,
ovale et orange ! Je la regardai pendant cinq minutes. Bien sûr
que j'avais peur. Mais j'étais rendue à bout. Au bout de moi et de
ce que je pouvais supporter de la vie. Je remplis un grand verre
d'eau, mis la pilule sur ma langue et bus. Puis une autre et une
autre... Jusqu'à ce que j'aie pris la dizaine qui restait dans le
flacon.
Je retournai m'asseoir, il ne me restait plus qu'à attendre. Je
me sentais calme, je ne pleurais plus.
Adieu, tout le monde, mes frères et mes sSurs...
J'espérais que ma mère et Arthur regrettent un jour tout le
mal qu'ils m'avaient fait.
Cette fois, mon Dieu, viens me chercher, s'il te plaît !
Puis je ressentis un malaise à l'estomac ; une grande brûlure.
Ça empirait de seconde en seconde. Une tempête de feu au
milieu de mon ventre. Je me mordis la main pour ne pas hurler
de douleur. La pièce se mit à tourner, j'avais mal au cSur, et ce
feu, ce feu qui me ravageait le ventre.
Je vomis plusieurs fois avant de tomber et de perdre
connaissance. Lorsque j'ai ouvert les yeux, j'étais étendue par
terre dans la salle de bains. J'avais tellement mal au ventre et à la
tête ; je crus éclater de toutes parts. Je me sentais perdue. Je
priai Dieu de venir me chercher vite, d'arrêter ma souffrance. Je
passai la nuit à vomir, les mains agrippées à mon ventre. Mais
peu à peu les douleurs s'estompèrent. Je pus de nouveau
m'asseoir sur ma chaise. J'étais sans force, j'avais envie de
dormir.
Même Dieu ne veut pas de moi ! Ni rien ni personne ! Même
la mort ne veut pas de moi !
Je me haïssais tellement ! Je pleurai encore et encore. J'étais
si malheureuse de vivre dans la peur, sans jamais savoir quelle
nouvelle torture ils allaient inventer ; sans espoir d'une vie
meilleure. Même mes nuits étaient remplies de cauchemars.
Je remis la bouteille vide à sa place. Et j'attendis le retour de
ma mère en pleurant sur moi-même.
Dehors, il faisait presque jour...
Le garage
Le chantier où Arthur travaillait étant fermé pour une
semaine, il décida de construire un garage. Il faudrait donc
l'aider dans nos temps libres.
Oui, je vais bâtir un garage et, vous autres, vous allez m'aider
parce que j'n'engage pas personne, c'est certain.
Nous nous sommes tous regardés, les yeux grand ouverts...
Nous savions que nous allions alors subir ses colères. Il était
tellement paresseux que, lorsqu'il était obligé de travailler, il le
faisait en sacrant sans arrêt.
Élisa ! Viens avec moé, pis grouille-toé l'cul !
Il me saisit par le bras et me poussa vers la porte d'entrée.
Comme il n'y avait que la porte moustiquaire et qu'elle ne
clenchait même pas, elle ne put me retenir et je me retrouvai sur
le ventre en bas de la galerie. Ma sortie fut saluée par les éclats
de rire des autres et Arthur qui se pavanait, fier de lui. Je me
relevai et le suivis à bonne distance. Je savais trop ce qu'il en
coûtait de s'approcher de ce fou.
On va mesurer le garage que je vais faire !
Je l'aidai à placer quelques planches en un rectangle qui
devait représenter la forme du garage. Puis il me donna le bout
du ruban à mesurer en me précisant où je devais le tenir. Jusque-
là tout allait bien. Arthur marmonnait pendant qu'il travaillait,
mais j'étais habituée à ses manies. Ayant fait le tour, il me
demanda quelles mesures il avait prises.
J'sais pas, moé ! Vous me l'avez pas dit !
Câlisse de niaiseuse ! Comment veux-tu que je m'en
souvienne ?
Furieusement, il attrapa un bout de planche et se mit à courir
derrière moi en sacrant. Je fis le tour de la maison à toute allure,
Arthur derrière moi, armé de sa planche. Ma mère, qui avait vu
le drame, sortit :
Arrête-toé ! S'il y a des chars qui passent, ils vont se
demander ce que tu fais là !
Viens, câlisse, on va recommencer, par ta faute.
Je n'étais pas très brave. Je courus à la maison chercher du
papier et un crayon pour marquer les mesures. Heureusement,
ma mère resta avec nous pour aider.
Je dus passer toute la journée avec lui à démêler des
planches, à les ranger, le tout ponctué de quelques bons coups de
pied, question de mieux me faire comprendre ses directives.
Heureusement, le lendemain, il décida d'aller chercher un
homme pour l'aider. Nous avions bien hâte de voir le
malheureux qui aurait à subir son vilain caractère. Quand
l'homme sortit de l'auto, nous fûmes bien surpris de reconnaître
notre père. Nous étions tous un peu gênés. Ça faisait si
longtemps que nous ne l'avions pas vu. Comme les autres fois, il
nous avait apporté des bonbons et des liqueurs. Pendant qu'il
était à l'intérieur avec ma mère, Arthur nous avertit :
Vous êtes mieux de rester tranquilles même si votre père est
icitte ! Ça m'empêchera pas de vous donner une volée ! Pas de
bavassage, pas de caucus, compris !
Je ne comprenais pas pourquoi mon père était revenu ici.
Bizarrement, il travaillait en harmonie avec son ancien rival. La
journée se passa bien, le garage commençait à prendre forme. Je
restais à l'écart, à surveiller mon père. J'aurais voulu courir
l'embrasser, mais je savais bien que ma mère et Arthur me
guettaient. Je ne comprenais pas comment mon père faisait pour
travailler avec l'homme qui l'avait volé et qui l'avait battu.
J'imagine qu'il avait voulu revoir ses enfants...
Mais la seconde journée se passa moins bien. Ils burent plus
de bière qu'ils ne posèrent de clous. Ils finirent par se chicaner.
Finalement, mon père ramassa ses affaires.
Martha, dis à Arthur de venir me reconduire. Je m'en vas. Pis
en même temps, qu'il me paie ce qu'il me doit.
Nous allions rentrer nous coucher, quand Arthur revint du
village.
Élisa, viens ici, tu n'as pas ramassé les outils. Depuis quand
on laisse ça là ?
Il semblait de bonne humeur, mais je me tenais loin de lui.
Je n'avais pas envie de recevoir un coup de planche ou bien
d'égoïne sur les cuisses. Tous les outils étaient rassemblés.
Où voulez-vous que je mette ça ?
Il n'y a plus de place dans le coffre. Viens, je vais te montrer
où tu peux les ranger.
Je le suivis dans le portique arrière. Je devais mettre les
outils sur une tablette qu'il avait posée à cet effet. Il faisait très
sombre dans ce portique puisque la journée se terminait. Je me
hâtai. J'essayais de rejoindre la tablette qui était un peu haute
pour moi, quand soudain il se colla derrière moi et me saisit par
les seins. Je me débattis, mais il me tenait ferme en me poussant
contre les tablettes. Je voulus crier, mais il mit violemment une
main sur ma bouche et de l'autre il me touchait partout. Il me
serrait très fort et promenait sa main partout sur mon corps. Je
me débattais de toutes mes forces, je pleurais. Je réussis à lui
mordre les doigts.
Lâchez-moé ! J'en ai assez !
Je lui donnai des coups de talon sur les jambes et sur les
pieds, mais sans grand résultat. J'essayai de lui écarter les doigts,
mais il me donnait des coups de genoux par-derrière... Et sa
main comme une grande araignée poilue qui me tripotait... Et
son souffle fort et rauque dans mon cou...
« Mon Dieu, comment vais-je faire pour m'en sortir ? »
Il respirait de plus en plus fort, il me faisait mal à me tenir si
serrée. Il tenta de passer sa main entre mes cuisses. J'étais sûre
qu'il allait me violer. Soudain, j'entendis ma mère crier :
Qu'est-ce que vous faites là, dans le portique ? Ça vous prend
bien du temps ?
Arthur me lâcha aussitôt et se tourna vers les tablettes
derrière lui en faisant semblant d'y mettre de l'ordre. Ma mère
ouvrit la porte. Elle me donna quelques claques derrière la tête,
puis me tira par l'oreille :
Rentre dans la maison !
Oui, m'man, j'y vais.
J'entrai sans rouspéter. Je suis montée à ma chambre en
pleurant. Je ne pouvais m'empêcher de penser à ce que je venais
de vivre dans le portique. Je me sentais sale, souillée ;
j'entendais encore son râle dans mes oreilles. Même s'il m'avait
touchée par-dessus mes vêtements, j'aurais voulu me laver, me
frotter encore et encore jusqu'à ce que j'oublie le souvenir même
de cette histoire. Non, au contraire, j'étais contrainte de rester
comme j'étais, avec ma honte et ma souillure. Je tremblais,
j'avais l'impression qu'il était là, à me guetter.
Les jours suivants, ma mère m'interdit d'aider Arthur au
garage. Elle avait du travail pour moi à l'intérieur. J'aimais
mieux subir les sautes d'humeur de ma mère que les attaques
sournoises d'Arthur.
L'oncle Alfred
Comme un malheur n'arrive jamais seul, nous avons eu, ces
jours-là, un invité. L'oncle riche d'Arthur, Alfred, nous honora
de sa visite. C'était bien le même, un peu plus vieux, certes, mais
toujours le même vieux dégoûtant. Il soupa à la maison avec
nous. Ma mère se fendait en quatre pour lui. Il me regardait bien
souvent en disant que j'étais sa préférée. Après le souper, il avisa
Arthur qu'il aimerait bien faire une promenade en auto ; je
devais les accompagner.
Non, je ne veux pas. Je reste ici. C'est moi qui garde
d'habitude.
Mais ma mère ne l'entendait pas de cette manière.
Va t'habiller ! C'est pas toé qui mènes icitte !
J'enfilai mon manteau et je les rejoignis. Je dus
prendre place à l'arrière avec l'oncle Alfred. Ma mère rigolait en
regardant Arthur. L'auto démarra. Je m'enfonçai dans le siège,
espérant que cette promenade se termine le plus vite possible.
L'oncle passa son bras par-dessus mes épaules :
Colle-toé un peu contre moé !
Je repoussai son bras et, à chaque fois, il recommençait. Il
sentait le vieillard et le tabac. Ses mains décharnées tachées de
brun me dégoûtaient. Allait-il me laisser tranquille à la fin ? Il
essayait de me serrer et je le repoussais ; ce petit jeu-là, je l'ai
fait pendant tout le trajet, pendant que ma mère riait sur le siège
avant.
T'es mieux de te laisser faire ! T'es mieux de t'habituer parce
qu'il m'a demandé ta main.
Quoi ! Qu'est-ce que vous avez répondu ?
J'étais complètement affolée. Ma mère était bien capable de me
vendre à cet individu. L'oncle Alfred confirma mes pires
appréhensions.
Elle m'a répondu oui. On va se marier dans à peu près trois
mois.
Êtes-vous tous devenus fous ? Plutôt que de me marier avec
vous, j'aime mieux mourir.
Ce vieux dégoûtant avait près de soixante-dix ans. J'espérais que
cette plaisanterie prenne fin le plus vite possible.
Il faut que tu t'habitues, ma fille, parce que moé, je t'aime !
Moi, je vous aime pas. Vous m'écSurez !
Il tenta de m'embrasser.
Non ! Lâchez-moi !
Embrasse-moé !
Non ! Maman, dites-lui qu'il arrête ou bien je me jette en bas
de l'auto.
Ma mère ne se retourna même pas. Elle semblait indifférente à
ce qui se passait à l'arrière. Il ne me lâchait pas, alors je lui
donnai un coup de coude à l'estomac.
Voyons, ma tigresse ! Je saurai t'apprivoiser !
Combien d'argent ma mère vous a demandé pour m'avoir ?
Ma mère se retourna vivement. J'avais touché juste.
Maudite mal élevée. T'as pas à te mêler de mes affaires. T'as
qu'à obéir, compris ! Pis reste
polie ! Quand je te dis que tu vas te marier avec lui, tu le feras !
Ça n'arrivera jamais. Je me tuerai avant.
Elle est sauvage, cette enfant ! Écoute-moé, Elisa ; je te
donnerai tout ce que tu voudras. En échange, je veux que tu
t'occupes un peu de moé.
Je me tus, tassée dans mon coin. On allait bien voir si j'allais
me laisser faire par ce vieux fou. Comme nous étions de retour à
la maison, je courus rejoindre les autres. Je m'offris à laver les
petits et à les coucher. Je ne voulais pas être obligée de veiller
au salon avec l'oncle Alfred. Je les entendais discuter du
logement qu'Arthur finirait pour nous en haut... Comme nous
serions bien installés... Ma mère pourrait venir nous voir tous les
jours... Ils avaient de bien grands projets. Mais je me jurai que
jamais, jamais au grand jamais, l'oncle ne porterait la main sur
moi. Je me tuerais avant et cette fois je ne me manquerais pas.
Élisa, viens dire bonsoir ! L'oncle Alfred s'en va !
Non !
Forcez-la pas. Elle viendra bien d'elle-même. À bientôt, ma
petite Noire. Sois pas inquiète, je vas revenir te voir !
À leur retour, Arthur et ma mère étaient en grande colère
contre moi. J'étais mal élevée et ingrate. Ils allaient m'en faire
voir.
M'as te montrer à écouter ta mère, moé ! Viens icitte, Élisa T.
!
Arthur me lança sa bouteille de bière à la tête. Elle me frôla
d'un cheveu. Je me réfugiai derrière la chaise, où Sylvie berçait
la petite Isabelle, pour me protéger. Mais Arthur était enragé. Il
me lança une seconde bouteille qui faillit assommer son bébé.
La vitre derrière la chaise fut fracassée d'un seul coup. Je réussis
à me sauver en haut. Il lançait des chaises à travers la pièce en
hurlant des menaces à mon égard. Il finit par se calmer et par
aller se coucher. Derrière la porte de ma chambre, je surveillais
l'évolution de la crise, prête à me sauver à la moindre tentative
d'Arthur de monter à ma chambre.
Heureusement, je n'eus pas à m'inquiéter bien longtemps de
ces projets de mariage. L'oncle Alfred est décédé quelque temps
après. J'en avais été quitte pour une bonne frousse.
La barre de fer
Le lendemain, l'humeur d'Arthur à mon égard n'était pas
tellement meilleure. J'essayais de me faire oublier. J'étais en
train de laver la vaisselle, les autres regardaient la lutte à la
télévision. Je ne sais pas ce qui se passait, mais tout le monde
criait et tapait des mains. Je ne pus contenir ma curiosité, et je
m'avançai, sur la pointe des pieds, pour jeter un Sil à l'écran.
Malheureusement, j'arrivai nez à nez avec ma mère.
Qu'est-ce que tu fais là ? Va mettre ton nez dans la vaisselle !
À va-tu finir par écouter ce qu'on lui dit, elle, câlisse ! A va-
tu finir par nous sacrer la paix !
Il se leva brusquement et sortit en faisant claquer la porte.
Ma mère me fit les gros yeux en me disant :
Pour moé, tu l'as fait fâcher pour de bon !
Parce que j'ai regardé ce qui se passait à la télé ?
Pour moé, c'est pas rien que ça ! Il a pas digéré l'affront que
tu as fait à son oncle. T'as fait déborder le vase, la Noire !
Je me disais que, si Arthur ruminait sa colère depuis hier, ça
ne présageait rien de bon pour moi. J'avais peur. Soudain, il
rentra à toute allure, tenant dans ses mains une petite barre de
fer. Il s'élança sur moi en frappant de tous côtés. J'avais été
tellement surprise par son attaque que je n'eus pas le temps de
réagir. J'essayais de me protéger avec mes mains, mais c'était
impossible d'empêcher tous les coups. Il frappait de toutes ses
forces. Je crus qu'il allait me briser tous les os. Il se mit à me
frapper sur la tête et au visage. Je perdis conscience et tombai
par terre. C'est la douleur qui me réveilla. Il frappait toujours. Je
me couvris le visage de mes mains, j'étais trop faible pour faire
autre chose. Il frappait et frappait sans cesse. Je ne sentais
presque plus les coups. J'étais comme engourdie de douleur.
Mon corps n'était plus qu'une seule et grande blessure. Je pensai
que j'allais mourir. Enfin il s'arrêta.
Câlisse ! Est pas mourable ! À sa place, ça ferait longtemps
que je serais morte. C'est pas tuable, ces gibiers-là !
J'étais tout étourdie. Je n'étais plus capable de bouger, mais il
fallait que je me relève. Si je restais là, j'allais mourir. Je savais
que j'allais mourir. Je croyais que j'avais les jambes cassées,
mais je pouvais encore les bouger. Je saignais de la bouche et du
nez. Mes jambes n'obéissaient plus. Je rampai vers la chaise la
plus proche et m'agrippai à elle pour me relever péniblement.
Les autres étaient regroupés dans la porte du salon pour voir ce
qui se passait dans la cuisine. Arthur ouvrit la porte et lança la
barre de fer à l'extérieur, puis il retourna s'asseoir à la télévision.
Diane, Sylvie, Patrick et Nathalie me fixaient intensément. Ils
avaient les larmes aux yeux.
Inquiétez-vous pas. J'ai rien de cassé.
Mes sSurs s'approchèrent pour m'aider à me relever, mais
ma mère intervint :
Laissez-la, elle est capable de se relever toute seule.
Elles ont reculé pour ne pas la contrarier. Je les regardai
durement. J'en avais assez de ces témoins silencieux et
impuissants. J'en avais assez d'être le spectacle de la maison. Je
réussis à me lever et à m'asseoir quelques instants. Je remuai
doucement les doigts pour vérifier s'il y en avait de cassés. Avec
d'infinies précautions, je tâtai mes jambes, mes bras et ma tête.
J'avais des bosses partout. Je n'avais même plus la force de
pleurer. Les autres me regardaient faire sans dire un mot. Ma
mère mit fin au spectacle.
OK. ! C'est assez ! Vous avez tout vu, alors allez vous
asseoir.
Toujours sans un mot, et d'un seul et même mouvement, les
autres sont retournés s'asseoir au salon. Je savais qu'ils avaient
trop peur pour rouspéter. Je réussis à me lever debout et en
boitant je retournai à ma vaisselle. J'eus beaucoup de mal à faire
obéir mes doigts, j'étais meurtrie de partout. Je voulais me
cacher dans un coin, disparaître, ne plus voir, ne plus entendre,
ne plus souffrir surtout...
Le lendemain matin, j'étais presque paralysée dans mon lit.
Mon corps avait l'air coulé dans le béton. Je ne pouvais bouger
ni mes bras ni mes jambes sans aide. Je réussis finalement à me
lever en descendant mes jambes une à une, en bas du lit. Elles
étaient raides et douloureuses. En serrant les dents, je réussis à
les plier et à les bouger. Je me levai en m'agrippant à ma tête de
lit. Je devais prendre de grandes respirations pour ne pas
m'évanouir. Je réussis à m'habiller lentement, mouvement par
mouvement. Je marchais difficilement et en boitant. Puis je
descendis l'escalier en me tenant contre le mur. En me voyant,
ma mère dit à Arthur :
J'peux pas l'envoyer à la messe comme ça ! Qu'est-ce que le
monde va penser ! Tu vas rester icitte, Élisa, et m'aider avec les
petits.
J'étais contente de n'avoir pas à bouger. Mais en me voyant
dans le miroir de la chambre, je restai estomaquée. J'étais
méconnaissable : fendue sous l'Sil gauche, l'Sil droit cerné d'un
grand cercle bleu et mauve, et ma lèvre inférieure était
démesurément enflée. Mes jambes et mes cuisses, mes bras et
mes épaules étaient couverts de bleus. J'avais aussi très mal au
ventre.
Je me pressai de m'occuper de la petite Isabelle et de sortir
de la chambre pour ne pas me faire chicaner par ma mère. Les
autres me regardaient curieusement. Ils ne pouvaient s'empêcher
de m'observer à la dérobée. J'aurais voulu ne plus bouger, me
cacher sous mes couvertures, attendre
que le mal finisse... J'essayais d'aider du mieux que je pouvais.
Mais à la moindre occasion, je regagnais mon coin pour m'y
reposer. Je me faisais toute petite sur ma chaise ; j'avais ramené
mes cheveux sur mon visage pour qu'ils cessent de me regarder
comme une curiosité.
Après le dîner, j'eus la permission d'aller dehors. Je
m'éloignai des autres et m'assis dans le sable chaud, tout près de
la maison. Je regardai le ciel en priant. Combien de temps allais-
je encore endurer tout cela ? Par quelles douleurs, par quels
sévices devrais-je passer avant que le ciel me fasse la grâce de
venir me chercher. Je me mis à pleurer, malgré moi. Mes sSurs,
l'ayant remarqué, vinrent me trouver.
Pauvre toé ! Pleure pas, Élisa ! T'es pas la seule qui les haït,
nous autres aussi... C'est pas juste.
Que voulez-vous que j'y fasse ? On dirait que je suis venue
au monde rien que pour ça !
Soudain, Arthur apparut au coin de la maison. Il courut
chercher un bâton. Les autres se sauvèrent. J'essayai de me
relever pour me sauver aussi, mais je n'étais pas capable de
courir. Je serrai les dents pour me forcer à marcher plus vite.
Mais il me rejoignit facilement et me donna quelques coups de
bâton dans le dos puis me laissa m'enfuir. Il criait :
Câlisse ! T'en as pas assez eu hier ? Faut que tu fasses encore
des caucus ? Fais attention, j'suis capable d'aller chercher ma
barre de fer et t'en sacrer une autre.
Je sentis ma peau se hérisser le long de mon dos.
Non ! Non ! Je vous en supplie ! Ayez pitié !
Il lança son bâton et rentra à la maison. Je me
sentais comme un chien malade. Je me rendis derrière le garage
pour m'y cacher, pour pleurer et y couver mon mal, sans que
personne me voie.
Il a bien fallu que je retourne à l'école, le lundi matin. Je
marchais un peu mieux et ma mère ne voulait pas me voir la
face une minute de plus dans la maison. Il faisait chaud et je ne
portais qu'une mini-jupe et un tricot à manches courtes. Mes
blessures étaient plus qu'apparentes. Pourtant elle m'envoya à
l'école malgré tout. J'avais la tête baissée, les yeux cachés par
mes cheveux. J'avais l'impression que si je ne les voyais pas, les
autres ne les verraient pas non plus. J'aurais voulu être invisible.
Je ne pouvais supporter les regards curieux. À l'école, je me
cachai entre les casiers, afin de laisser les autres monter à leur
classe ; je ne voulais plus me faire remarquer. Malheureusement,
le directeur, qui faisait sa ronde, me trouva là, à travers les
casiers.
Qu'est-ce que tu fais là ?
Moi ? Rien ! Justement j'allais à mes cours, j'avais oublié
quelque chose dans mon casier.
Il me regardait des pieds à la tête d'un air interrogateur.
J'étais vraiment gênée.
Je veux que tu viennes t'expliquer dans mon bureau. Mais
attends que je te demande à l'interphone !
Oui, monsieur le directeur !
Et il partit. J'avais si peur que je me remis à grelotter. J'étais
incapable de me contrôler. Mon tic de la bouche et des yeux me
reprit. Je n'en pouvais plus. Je devais pourtant aller à mon cours.
J'avais à peine mis un pied dans la classe que le professeur
m'apostropha.
Élisa, as-tu rapporté, la paire de ciseaux et le patron que je
t'avais prêtés ?
Je balbutiai d'une façon incompréhensible. Les sons ne
voulaient pas sortir de ma bouche tellement je tremblais.
Non, j'ai oublié !
Viens avec moi dans le corridor. Je ne te crois plus. Veux-tu
me dire la vraie raison, s'il te plaît ?
Je voulais finir mon travail... Ma mère... veut pas... je peux
pas travailler à la maison... dans la poubelle... elle l'a jeté dans la
poubelle... toutes les affaires de l'école... dans la poubelle... je
les ai plus... ma mère veut pas...
J'étais parfaitement incohérente. Plus je voulais être claire,
moins elle semblait me comprendre. Ma mère m'avait avertie
que si je rapportais du travail scolaire à la maison, elle le
jetterait à la poubelle. C'est ce qu'elle avait fait pour le patron et
les ciseaux. Je n'avais pas pu lui dire la vérité, elle ne m'aurait
pas crue. Elle me dit alors très doucement :
Calme-toi, Élisa ! Je ne vais pas te chicaner. Mais je voudrais
que tu m'expliques ce qui ne va pas chez toi.
J'avouai toute l'histoire des ciseaux en pleurant.
C'est pas grave, je vais les payer et on en reparlera même
plus. Tout ce que je veux savoir maintenant, c'est ce qui se passe
chez vous.
Tiens, prends une cigarette ! Ça fait assez longtemps que tu
es dans ma classe, j'ai bien remarqué que tu portais des marques
très souvent, le voudrais que nous soyons amies. Si tu veux
parler, je suis prête à t'écouter.
Encore une fois, je me sentais coincée. Je ne voulais pas
parler. Je ne pouvais pas parler. Je commençai à pleurer.
Parle, Élisa. Ça va te faire du bien. Je vais l'aider.
Sans réfléchir, comme on se jette à l'eau, je lui racontai ce
que ma mère et Arthur me faisaient. Mais je ne pouvais arrêter
de pleurer. Elle me laissa me vider le cSur. Je cessai de pleurer
peu à peu.
Il faut que tu ailles continuer ton travail. Si tu veux, on en
reparlera encore, une autre fois.
Oui, mais à une seule condition... Si vous me promettez de ne
rien dire à personne.
Ne t'inquiète pas.
Je séchai mes yeux et remis de l'ordre dans ma tenue. Je pus
enfin regagner ma classe. Pourtant, j'étais très nerveuse. Je
pensais au directeur. S'il fallait qu'il me mette encore à la porte !
J'allais me faire battre.
La journée était presque terminée et j'étais sans nouvelles.
En me croisant les doigts, je me mis à espérer que le directeur
m'ait oubliée.
Doux Jésus, faites qu'il m'ait oubliée !
Pourtant, vers trois heures, j'entendis mon nom à
l'interphone. Il m'attendait dans son bureau. Je me levai et sortis
la tête basse. Mes jambes et mes bras se remirent à trembler de
nervosité. Mon cSur battait très fort. J'aurais voulu mourir
subitement, là, dans le corridor ; mais je savais bien
que ça n'arriverait pas. J'étais trop malchanceuse pour ça...
J'étais toute seule avec lui dans son bureau. Assise sur ma
chaise, j'avais l'impression qu'il entendait mes dents claquer
tellement j'étais nerveuse. Il prenait son temps, replaçant des
choses sur son bureau. Il finit par s'asseoir, leva la tête et me
regarda.
Ça fait longtemps que je t'observe. Si je t'ai fait venir à mon
bureau, ce n'est pas pour te réprimander. J'ai l'impression que
quelque chose ne va pas. J'ai l'impression qu'il se passe quelque
chose chez vous !
Non, monsieur le directeur, tout va bien. Pourquoi me dites-
vous ça ?
Je me doutais un peu de ta réponse. Les enfants qui sont
battus répondent tous la même chose que toi. Pourquoi ? Aurais-
tu peur de moi ?
Non.
Je t'ai fait venir à cette heure pour que tu puisses parler. Si tu
ne veux rien dire, tu ne sortiras pas d'ici jusqu'à ce que tu aies
parlé. M'as-tu bien compris ?
Il faut que je m'en aille chez nous. Il faut que je sois à l'heure
à la maison, sans ça, je vais me faire tuer.
Si tu parles, tu sortiras en même temps que les autres.
J'éclatai en sanglots. J'en avais assez.
Ma mère ne reste plus avec mon père, elle reste avec un autre
et ils me battent pour des riens... J'ai peur, je voudrais mourir, ils
vont finir par me tuer, j'en suis sûre... Ils n'arrêtent pas de me
maltraiter, ils me battent avec n'importe quoi, je suis fatiguée,
tannée, écSurée de la vie...
Bon ! Arrête-toi, Élisa ! C'est assez ! Prends ces Kleenex et
essuie-toi. Je vais te laisser seule. Reste ici, et quand la cloche
sonnera la fin des cours, tu pourras t'en aller. D'accord ?
Oui... Mais ne parlez pas de ça à mes parents, s'il vous plaît,
parce que si jamais ils savent ce que je vous ai dit, ils sont
capables de me battre à mort.
Il me sourit en me mettant la main sur les épaules.
Qui t'a fait ces marques-là ?
C'est mon deuxième père, avec une barre de fer !
Comment ça ?
Je lui racontai la scène de la veille. Il avait le visage crispé. Il se
tourna et sortit sans rien dire. Je ne savais pas si j'avais eu tort de
trop parler. De toute façon, rien ne pouvait empirer mon cas. Si
ma mère et Arthur me tuaient, ils ne pourraient le faire qu'une
fois ; après je ne souffrirais plus.
De retour à la maison, je ne faisais qu'y penser. J'avais des
remords de conscience. J'étais en train de peler les patates quand
ma mère me poussa :
T'as rien compris, tête de cochon ?
Elle me saisit par les cheveux et, je ne sais pourquoi, je la saisis
à mon tour. Elle tirait et je tirais plus fort encore.
Tu vas me lâcher ?
Non ! Vous me ferez tout ce que vous voudrez ! Frappez-
moi, battez-moi, ça ne me dérange plus. Les coups, je ne les
sens plus. Vous m'avez donné une volée ce matin et je n'ai rien
senti. C'est à votre tour maintenant de me lâcher, car je suis
capable de tout. Faites attention...
Elle me lâcha, je fis de même. Elle recula de quelques pas.
Elle avait peur de moi. Elle avait peur de moi... Je me mis à
pleurer, je tremblais de tout mon corps. Je ne voyais plus rien,
n'entendais plus rien. Je me mis à crier, crier, crier... Je crus
devenir folle. J'eus soudain une violente crampe à l'estomac. La
douleur me plia en deux. Que m'arrivait-il ? La douleur était
intolérable.
Maman, s'il vous plaît ! Aidez-moi !
Mais elle recula davantage. Je réussis à m'asseoir, les deux
bras repliés, croisés sur mon ventre. Le mal disparut doucement.
Je me remis à trembler de plus belle. Une grande peur m'envahit.
Je ne pouvais plus contrôler mes mouvements. Je me levai en
courant et en criant. Je hurlais comme un animal effrayé. Je ne
savais plus ce que je faisais. Ma mère s'élança sur moi et me
donna une claque en plein visage. Je me calmai.
Es-tu folle, câlisse ! Tu délires ? Tu me feras pas croire que
t'as peur de nous autres. Tu peux être sûre que j'vas avertir
Arthur de la façon dont tu m'as traitée ce soir.
C'est comme si elle m'avait brûlée au fer chaud. Je fus
parcourue d'un grand choc, une grande vibration électrique. Je
me remis à crier comme une folle :
Va-t'en ! Va-t'en ! Va-t'en... J't'haïs ! J't'haïs !
Je ne sais plus combien de fois je l'ai répété. Ma mère
disparut. Je me retrouvai toute seule dans mon coin... Je me
calmai...
Le lendemain, à la récréation, Diane en profita pour venir
me parler :
Élisa, monsieur le directeur m'a fait demander à la salle
pastorale. Il n'était pas seul, il y avait deux femmes que je ne
connaissais pas, un juge, et même monsieur le Vicaire.
Qu'est-ce qu'ils voulaient ?
Ils m'ont posé des tas de questions sur toi, sur moi. J'ai tout
raconté ce qui se passait pour toi chez nous ; j'ai tout dit.
Pourquoi as-tu parlé ? Si jamais maman sait cela, tu sais ce
qui va nous arriver ; ils sont capables de tout. Cette fois-ci, ça ne
sera pas rien que pour moi, toi aussi, Diane. Sais-tu dans quel
pétrin tu t'es embarquée ? Tu le sais, ça ?
Ça ne me dérange pas. Tout ce que je veux, c'est t'aider. Tu
me fais assez pitié, Élisa. Si tu pars pas, j'ai peur que tu meures.
Je t'aime, je ne veux pas te perdre !
Nous avions, toutes les deux, les larmes aux yeux.
Pleure pas, Diane. Les autres vont te voir. Ne t'en fais pas,
maintenant que c'est fait, c'est fait.
À la fin de l'après-midi, je fus demandée au bureau du
directeur. Mon professeur me regarda en souriant ; je sortis.
J'étais très nerveuse. Je me rongeai les ongles. Il y avait
beaucoup de monde dans le bureau du directeur ; ce qui me
rendit quelque peu craintive. Aussitôt entrée et en voyant tout ce
monde, je voulus fuir.
Non ! je m'en vais.
Mais une des femmes intervint :
Reste ! On sait tout de toi. Tout ce qu'on te demande, c'est
que tu confirmes ce qui se passe chez toi. Personne ne te posera
de questions. On va seulement t'écouter. O.K. ?
Je repris confiance. Je n'étais pas là pour être malmenée. Je
m'assis sur la chaise qu'on m'avait assignée. J'étais nerveuse et
angoissée, mais je savais que je devais parler un jour. Le temps
était venu de m'expliquer, de raconter mon enfer à des gens qui
pouvaient peut-être m'aider. J'avais peur cependant que tout cela
se retourne contre moi. La vie m'avait enlevé toute confiance
dans la parole des adultes. Je leur racontai des bouts de mon
histoire, les volées, les coups de couteau et ma vie récente. Je
racontai, et les larmes coulaient sans que je puisse les arrêter. Je
parlais, je pleurais mais je continuais de parler. Mais jamais,
jamais je n'aurais osé parler des « poignassages » d'Arthur.
J'avais bien trop honte. J'ai parlé ainsi pendant environ une
quinzaine de minutes, mais je ne pus continuer, je pleurais trop.
On me laissa me calmer. Tout le monde était silencieux dans le
bureau. Une des femmes présentes vint vers moi :
Elle et moi, nous travaillons toutes les deux pour les services
sociaux. On s'occupe des enfants maltraités comme toi. On veut
t'aider, Élisa. On veut que plus jamais personne ne te batte. Tout
est possible maintenant. Même que toi, Diane, ta mère et cet
homme passiez devant la cour. Penses- tu que tu serais capable
de passer en cour ?
Je ne sais pas. J'ai peur, vous ne pouvez pas savoir comment !
Veux-tu que je t'aide à sortir de chez vous ?
Oui, je le voudrais bien !
Il va falloir que tu nous aides.
Si je vais en cour, est-ce que ma mère va être là ? Parce que
je ne pourrai pas parler devant elle, c'est certain. Je ne serai pas
capable.
Ne t'inquiète pas. Ta mère n'y sera pas ; elle va rester dans
une autre pièce et elle ne pourra pas t'entendre, je te le promets.
Je vais venir te voir à toutes les semaines jusqu'à la fin des
classes. On va te faire surveiller ; même toi, tu ne t'en apercevras
pas parce qu'il faut le plus de preuves possible. Ce ne sera pas
difficile. Tu en as déjà sur toi. Même ta sSur en a dit beaucoup.
Te souviens-tu s'il y a des amis ou des parents qui auraient pu
s'apercevoir que ta mère ou Arthur te battait ?
C'est difficile à dire, parce que, lorsqu'il vient du monde chez
nous, mes parents font voir de rien ; ils me traitent comme les
autres. Ils ne m'ont jamais battue devant la visite.
Ne t'en fais pas. Rien ne sera dévoilé à ta mère ou à Arthur.
Tu peux nous dire les noms sans danger. Nous serons très
prudents et très discrets.
C'était fini. J'avais ouvert comme une grande porte sur une
vie possible et maintenant ils me laissaient là, toute seule, à
continuer mon existence habituelle. J'avais dénoncé ma mère,
mais je devais retourner vivre avec elle. J'espérais de toutes mes
forces que ces femmes ne m'abandonnent pas. Avant de sortir,
elles m'avaient remis un bout de papier sur lequel était inscrit un
numéro de téléphone. Je pourrais toujours les appeler en cas de
besoin, en cas d'urgence. Je serrai le petit rouleau de papier dans
mon poing fermé. C'était mon talisman, ma lanterne magique,
ma raison d'espérer...
Je les remerciai et je sortis. Je me retrouvai toute seule dans
le corridor, toute seule avec quelques chiffres inscrits sur un
bout de papier serré dans ma main. J'étais soulagée d'avoir parlé.
J'étais inquiète surtout.
Comme elle me l'avait dit, elles sont revenues à chaque
semaine pendant le reste du mois de juin. Ça me rassurait et me
donnait confiance. Mais les vacances arrivèrent et me laissèrent
plus démunie et perdue que jamais. Qu'allais-je devenir ? Elles
m'assurèrent qu'elles ne m'oublieraient pas.
Étranglements
Une de mes tâches de vacances était le « bain » des plus
jeunes. Quand je dis « bain », je veux dire le lavage quotidien
sur le comptoir de la cuisine, à la débarbouillette. Je lavais les
bébés et même Patrick qui avait neuf ans. J'avais bien essayé de
faire comprendre à ma mère qu'il était assez grand pour se laver
tout seul, mais ça ne servait à rien.
Ce soir-là, comme d'habitude, il était assis sur le comptoir,
près de l'évier, et je le lavais. Patrick était terriblement
chatouilleux. Il n'arrêtait pas de rire et de bouger. Plusieurs fois,
Arthur, qui se roulait des cigarettes, nous avait avertis d'un ça va
faire tonitruant. Mon frère essayait bien de se calmer mais il n'y
pouvait rien. Je l'effleurais à peine qu'il se mettait à se tortiller
en rigolant. Soudain, Arthur se leva et me repoussa :
Câlisse ! C'est moé qui va le laver !
Il le frottait de toutes ses forces. Patrick faillit tomber. En
colère, Arthur l'agrippa à la gorge et le serra en l'adossant contre
les armoires. Patrick battait des mains et des pieds, essayant
désespérément de se dégager. Il ne pouvait même pas crier
tellement Arthur serrait fort. Il avait les lèvres bleues et les
narines pincées. Je me mis à crier :
Lâchez-le ! Vous allez le tuer !
J'avais beau crier, il serrait de plus belle. C'est ma mère qui,
arrivant en courant, le fit lâcher prise.
Lâche-le ! Il est sans connaissance. Lâche-le, Arthur !
Enfin, il lâcha prise. Je dus retenir mon frère pour qu'il ne
tombe pas. Il essayait de reprendre son souffle, mais en vain. Il
était tout mou. Je criais, je pleurais
Il est en train de mourir !
Ma mère le saisit et lui mit la tête sous le jet d'eau froide.
Puis elle lui tapa dans le dos jusqu'à ce qu'il semble aller mieux,
jusqu'à ce qu'il respire à peu près normalement.
Bon, c'est fini. Toé, Élisa, continue à le laver.
Je me sentais terriblement coupable de ce qui
arrivait. Par ma faute, il aurait pu mourir. Je continuai à le laver
en pleurant et en m'excusant auprès de lui. J'étais en train de
nettoyer l'évier et de ramasser les serviettes quand Arthur me
prit à la gorge :
Toé, ma p'tite crisse, je vais t'apprendre à énerver les autres !
C'était mon tour. Il serrait très fort, trop fort. Il me serrait
avec toute la haine qu'il avait pour moi, en me criant des
insultes. Je me sentais défaillir.
Tout devenait de plus en plus noir. Mes jambes flanchèrent.
Même tombée par terre, Arthur m'étranglait encore. Je me
sentais mourir. Je mis tout ce qui me restait de force à
m'agripper à son pouce pour lui faire lâcher prise. Je voulais
écarter ces doigts qui m'empêchaient de respirer. J'étais devenue
sauvage ; je me cramponnais à son pouce avec l'énergie du
désespoir. Je réussis à le lui écarter ; je l'aurais cassé si j'avais
pu. Tout ce que je voulais, c'était qu'il lâche prise, et, en effet, il
me laissa brutalement tomber en criant :
Elle m'a cassé le pouce, la câlisse !
Je roulai sur le côté pour me mettre à l'abri de ses coups. Je
toussai et toussai en me tenant la gorge. Je réussis à gagner le
pied de l'escalier. Nathalie vint me rejoindre et se mit à me
caresser les cheveux. Mais je la repoussai. Je ne voulais pas
qu'Arthur la batte pour m'avoir témoigné de la tendresse. Mais
Nathalie ne voulait rien comprendre. Elle s'assit sur mes genoux
et me prit par le cou. Ma mère vint pour la chercher, mais ma
sSur se mit à se débattre en faisant comprendre qu'elle voulait
rester avec moi.
Viens icitte ! C'est à moé que tu dois obéir !
Nathalie se caressait la joue en me montrant pour dire que
c'est moi qu'elle aimait.
Tu m'aimes pas, moé !
Ma sSur était catégorique. C'était NON. Ma mère, en colère,
la repoussa violemment.
Reste avec elle, moé non plus, je t'aime pas.
Et ma mère s'en prit à moi :
C'est d'ta faute. Tu essaies de l'avoir pour toé. Je ne sais pas
ce que tu lui as fait, mais elle t'aime mieux que sa propre mère.
J'te la donne, tu lui achèteras à manger et du linge... J'veux plus
avoir affaire à elle.
Arthur décida de s'en mêler. Il enleva sa ceinture et
commença à frapper Nathalie sur les jambes en lui montrant
d'aller s'asseoir à table. Encore une fois, je portais malheur à
ceux qui prenaient ma défense. Je devais être maudite.
J'apportais le malheur avec moi. Arthur prit ma sSur par un bras
et l'assit durement sur une chaise. Le salaud. Elle était toute
petite et sans défense. Je lui jetai un regard rempli de haine.
Qu'est-ce que t'as à me regarder de travers ? Maudite
lesbienne ! Maudite écSurante ! Tu penses rien qu'au vice.
Il se mit à me donner des coups de ceinture. J'étais sans
réaction. J'étais si lasse de cette vie d'enfer. Quoi que je fasse,
bien ou mal, ça finissait toujours par des coups et des menaces.
Je me consolai dans mon coin en pensant aux dames des
services sociaux. Mon Dieu ! Qu'elles ne m'oublient pas ! J'avais
si hâte que mon jour de délivrance arrive.
La visite
Au beau milieu de l'été, ma mère décida d'organiser une
grande fête pour sa famille. Les frères, les sSurs de ma mère
étaient présents, mes cousins et mes cousines et même les
grands-parents. Les enfants jouaient en faisant un chahut
terrible. Moi, j'étais debout dans la cuisine et j'écoutais les
conversations des grands. À un certain moment, je vis que ma
mère et une de ses sSurs se chicanaient. Je ne pouvais
comprendre pourquoi elles se disputaient, je sais seulement que
le ton montait et qu'elles se criaient des injures. Tellement que le
grand-père dut intervenir. Ce n'était pas nouveau. Ma mère ne
s'entendait pas avec ses sSurs. Chaque fête familiale se
terminait en désastre.
Pour changer l'atmosphère, tout le monde sortit dans le
jardin installer des tables pour le souper. J'étais très contente que
la visite reste. Ça nous changeait de notre vie monotone.
Ma mère me prit à part, dans la cuisine :
Tu iras t'habiller autrement que ça ! On se chicanera plus
pour ta maudite face. Pis toé, Arthur, tu vas arrêter de la battre !
Tout ça me passe sur le dos. Élisa, va mettre un pantalon et une
blouse avec des manches que je n'entende plus parler de tes
maudits bleus !
Et on se mit à préparer le souper. C'était agréable. Nous, les
filles, devions préparer les sandwiches, et les garçons aidaient
Arthur à dresser des tables de fortune. À un moment donné ma
tante Luce me demanda d'aller lui montrer les lapins. Je la suivis
près des clapiers. Mais dès que nous avons été seules, elle me dit
:
Élisa, dis-moi la vérité. Est-ce que ta mère et Arthur te
battent encore ?
Je fus très surprise. Je ne savais pas quoi répondre. Si
j'avouais, je finirais par avoir une bonne raclée de ma mère. Je
me contentai de baisser la tête.
Les coups que tu portes, c'est eux qui les ont faits ?
Oui.
Je me mis a lui raconter ce qui se passait chez nous. Pour
moi, bien sûr, mais aussi pour Patrick et Nathalie qui étaient
maltraités également. Je voulus lui montrer les dents qu'Arthur
m'avait cassées. Mais à ce moment, je vis que ma mère me
regardait par la porte de la cuisine. Je restai saisie.
Ma tante, ma mère me regarde ! J'ai peur ! S'il vous plaît, ne
dites rien !
Fais-toi-z'en pas, t'as bien le droit de me montrer les lapins.
Je me sentis soulagée et je lui souris. Je me tournai un peu
pour voir ce qui se passait avec ma mère, car je redoutais le pire.
Elle chuchotait à l'oreille d'Arthur. Il sortit de la maison précipi-
tamment et vint vers nous. J'aurais voulu mourir. Je me sentais
faible, je devais avoir l'air coupable.
Il sont beaux, tes lapins, Arthur ! Élisa m'expliquait comment
tu en prenais soin !
Ma tante Luce m'avait sauvée. Arthur ne savait plus très bien
quoi dire. Ma tante changea de sujet en criant à ma mère :
Martha ! On va tu manger bientôt ?
Il a donc fallu que j'aille donner un coup de main à ma mère
dans la cuisine. Arthur derrière moi. Une fois dans la maison, il
fit part de ses craintes à ma mère.
Moé, j'pense qu'elle a tout bavassé à la sSur. Elle passe son
temps à placoter dans notre dos.
Il voulut me frapper, mais ma mère l'arrêta.
Arrête ! Si quelqu'un entrait, t'aurais l'air fin ! Tu t'en
occuperas quand tout le monde sera parti. Mais là, souris !
Elle l'embrassa sur la joue et sortit pour le souper. Moi, je
n'avais soudainement plus le goût à la fête. Je savais qu'il y
aurait un après, un moment où je serais seule, à leur merci.
Après le souper, les tantes voulurent aller danser. L'une
d'elles suggéra que Diane et moi venions aussi. Mais ma mère
ne voyait pas ça du même Sil.
Il n'en est pas question. Je passe toute la semaine avec eux et
je tiens, pendant mes fins de semaine, à rester seule avec
Arthur... À part de ça, pourquoi me proposes-tu d'emmener
justement ces deux-là ?
Ben, Martha ! Ce sont les deux plus vieilles. Puis emmène
qui tu voudras ; qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ?
Moi, je ne sors plus. Je reste icitte. Ça va être plus simple
comme ça !
Voyons, Martha ! On est venus souper pour avoir du plaisir
ensemble, pas pour se chicaner !
T'es venue souper pour me placoter dans le dos avec ma
fille ! Tu penses que je ne le sais pas ? Je ne suis pas si folle que
tu penses.
Dis-moi pas qu'on est plus capables de parler à tes enfants ?
T'as peut-être peur qu'ils disent quelque chose ? Aurais-tu des
remords, par hasard ?
Je n'ai rien à me reprocher. Demande à Arthur !
Voyons ! Vous êtes tous les deux dans la même poche.
C'est ça, tu veux savoir si je bats ma Grande Noire ? Mais
demande-lui donc, elle te le dira elle-même !
La chose est déjà faite !
Pis, qu'est-ce qu'elle ta répondu ?
Je ne me sentais pas bien du tout ! Je savais que c'est moi qui
allais payer pour cette discussion. J'avais peur de la réponse de
ma tante.
Elle m'a dit que vous ne la battiez pas, qu'elle était heureuse,
mais moi, je n'y crois pas.
Je ne pus entendre la suite. Arthur me fit entrer dans la
maison.
Maudite écornifleuse ! T'as pas besoin d'écouter ce qu'elles se
disent pour aller bavasser ça à tout le monde. Tu perds rien pour
attendre. Attends à demain ! En attendant, fais la vaisselle, ça va
t'occuper !
Il fît entrer mes sSurs aussi. Il nous distribua des claques par
la tête pour nous donner du cSur au travail. Diane et Sylvie
étaient en colère contre moi. Elles me tenaient pour responsable
de la corvée et des coups.
Mais c'est pas de ma faute s'il est fou ! J'en ai assez de vous
autres, de toute la famille. Je suis vraiment écSurée. Pour qui
me prenez-vous, maudit ?
Je me sentais humiliée et blessée. Personne ne s'occupait de
moi, sauf pour me battre ou pour se servir de moi pour régler ses
chicanes. J'étais nerveuse, angoissée, j'aurais voulu ne jamais
avoir existé. Je commençai à perdre espoir que ça change un
jour. Je racontais ma vie pour que quelqu'un m'aide, mais je ne
réussissais qu'à monter davantage ma mère contre moi. J'aurais
voulu me taire pour toujours.
Patrick
L'été allait passer et ma vie ne connaissait aucun
changement. Je croyais maintenant qu'il était impossible que
quelqu'un s'intéressât à moi au point de vouloir affronter ma
mère et me sortir de cette maison maudite. J'étais pas mal
découragée. Je me trouvais beaucoup trop insignifiante pour que
quelqu'un s'attachât à moi. De toute façon, j'imaginais que ce
serait la même chose partout ailleurs. Je gardais maintenant
presque tous les soirs. C'étaient de belles vacances que j'avais là.
Durant le jour, j'aidais ma mère dans les tâches de la maison et,
le soir, je gardais. Entre-temps, je me faisais chialer et battre. Et
pas question d'aller jouer dehors avec les autres ou de m'asseoir
au soleil.
Il était presque quatre heures du matin. Je me berçais dans la
chaise de ma mère en attendant le retour des parents. Une auto
entra dans la cour. Je bondis vers mon coin, car je n'avais pas la
permission d'utiliser la berceuse de ma mère. D'un coup d'Sil, je
m'assurai que tout était en ordre. Mais Arthur était seul. Le
connaissant suffisamment quand il était saoul, je me levai
brusquement et me dirigeai vers l'escalier pour monter à ma
chambre. Mais il fut plus vite que moi et me bloqua l'accès à
l'escalier.
Donne-moé un bec avant d'aller te coucher !
Laissez-moi tranquille !
On est tout seuls, la Noire ! J'vas te pogner, ça sera pas long !
Essayez-vous pour voir !
Je courus derrière la table. L'éternelle lutte allait
recommencer. Je n'avais plus de force pour me sauver encore
une fois. Seulement, la haine féroce de cet homme me
galvanisait, me donnait un surplus d'énergie pour ne pas me
laisser faire. Je me sauvai à travers la maison avec Arthur
derrière moi. J'étais plus vive que lui et je réussissais toujours à
lui échapper. Mais il finit par me coincer. Il m'attrapa par un
bras et m'enlaça. Je me débattais de toutes mes forces et réussis
à lui donner un coup de poing dans le visage. Je me débattais
tellement, à coups de poing et de pied, que je réussis à me
libérer. Je repartis à toute vitesse dans la cuisine. Encore une
fois, j'allais être piégée. Il éteignit les lumières. Seules les lueurs
du petit jour éclairaient la cuisine. Il rigolait en s'approchant de
moi.
Cette fois-là, ma belle, tu pourras pas m'échapper.
Affolée, je reculai vers le comptoir. Une fois là, je ne
pourrais plus m'enfuir. Près de l'évier, il y avait un couteau, un
grand couteau qu'on avait oublié de ranger. Mes doigts se
refermèrent dessus. Je tenais mon couteau fermement, je n'avais
plus peur de lui. J'allais me défendre.
Approche pour voir ! J'suis capable de te tuer !
J'étais vraiment décidée ; rien ne pouvait m'arrêter. Il avança
pas à pas, sur moi. Je ne bougeai
pas, tenant le couteau d'une main ferme, devant moi.
Avance un peu, tu vas voir ! Je te jure, si tu me touches rien
qu'un poil, je te tue comme un animal, comme un chien que tu
es.
Il ne bougeait plus, étudiant la situation. Moi, je n'avais plus
rien à perdre. Je frapperais sans aucune hésitation tant je le
haïssais. Soudain, les phares d'une voiture éclairèrent la cuisine.
Je savais que c'était ma mère. Arthur aussi. Il s'assit à la table, la
tête entre les bras et fit semblant de s'être assoupi. Je mis
vivement le couteau dans le tiroir et allai m'asseoir dans
l'escalier. Ma mère tardait à entrer. Elle venait avec un homme
que je ne connaissais pas. Ils allumèrent la lumière et me
découvrirent.
Qu'est-ce que tu fais là, toé ?
Sans attendre la réponse, elle poussa Arthur pour le réveiller,
mais l'hypocrite ne bougeait pas.
O.K. ! Dors, câlisse, si t'as envie de dormir !
Il marmonna quelques mots, se leva en titubant
comme s'il était bien saoul et se dirigea vers les toilettes. Après,
au lieu d'aller dans sa chambre, il passa derrière moi et monta au
premier. Ma mère, affairée à ouvrir des bières, ne s'occupait pas
de lui. D'ailleurs, elle semblait s'en ficher éper- dument. Moi,
j'étais encore assise dans l'escalier, et Arthur ne redescendait
pas. Tant qu'il était en haut, je ne voulais pas monter. Pas
question qu'il m'attende caché quelque part pour me sauter
dessus et me poignasser. Il savait que je n'avais plus mon
couteau. Je ne savais plus quoi faire. J'essayai de ne pas bouger,
de me faire oublier.
Avant que ma mère puisse intervenir, je me levai tout
doucement et me rendis aux toilettes. Je pris beaucoup de temps,
espérant qu'il redescende. Mais je ne pouvais pas passer toute la
nuit là. Lorsque je sortis, ma mère était assise sur les genoux de
l'homme. Elle le tenait par le cou. J'hésitai un moment, mais elle
me vit et m'envoya me coucher.
Je montai les marches lentement en essayant de voir où était
Arthur. Arrivée aux dernières marches, je l'aperçus qui était
assis sur le bord du lit de Patrick. Je pouvais très bien le voir, car
mes frères couchaient dans une grande pièce sans séparation,
que nous devions traverser pour aller à nos chambres. Si je
montais davantage, Arthur allait m'apercevoir ; par ailleurs, là
où j'étais, ma mère ne pouvait me voir non plus. En outre, elle
était bien trop occupée pour vérifier si j'étais montée. Je ne
bougeai pas et je regardai. Il disait à Patrick :
Si tu fais pas ce que je te dis, tu vas avoir la volée de ta vie.
Patrick, encore endormi, pleurait.
Laissez-moi tranquille !
Je vis Arthur : il entrait la main dans le pyjama de mon frère
qui se tortillait pour l'en empêcher. Je n'en croyais pas mes yeux,
j'étais vraiment écSurée. Même les gars y passaient. Ensuite,
Arthur sortit son pénis et força Patrick à le masturber. Le pauvre
petit pleurait en silence, sa main libre couvrant ses yeux. Je
devais faire quelque chose pour le tirer de là. J'étais mal prise. Si
je montais, Arthur allait m'attraper, et si je descendais, je serais
mal reçue par ma mère. Impasse.
Je redescendis quelques marches et remontai en faisant le plus
de bruit possible. Ma mère se mit à gueuler parce que je n'étais
pas encore couchée. Je passai devant Arthur qui se « renculottait
», et Patrick qui avait l'air d'avoir terriblement honte. Je lui fis
un petit sourire pour qu'il oublie. Dans ma chambre, j'aurais
voulu pouvoir barrer la porte, car je savais qu'Arthur était encore
là.
C'était inévitable. Je le vis apparaître dans la porte de ma
chambre. Il était arrivé sur la pointe des pieds sans faire de bruit.
Il enleva sa ceinture. Je sautai de l'autre côté du lit. Nathalie, qui
dormait avec moi, ouvrit les yeux et aperçut Arthur. Elle sortit,
du lit sans attendre et vint se cacher derrière moi. Il se mit à
nous frapper un peu partout, empêtré dans le lit et les
couvertures. Nathalie criait, recroquevillée dans un coin.
Finalement, nous avons fait assez de bruit que ma mère se
décida à intervenir. Arthur dut descendre et s'expliquer. Une
auto démarra, l'étranger d'un soir était parti...
Dans les jours qui suivirent, Patrick vint me supplier de ne
pas raconter à ma mère ce que j'avais vu. Je dus lui expliquer
qu'Arthur faisait la même chose à tout le monde et qu'il fallait
essayer de se défendre. Mais Patrick avait trop peur des menaces
et des raclées. Vraiment, Arthur était le plus grand salaud de
toute la terre.
Quatrième partie
La délivrance
Ma délivrance
Comme j'étais toujours à la maison et qu'elle ne pouvait
supporter de me voir la face bien longtemps, ma mère ne savait
plus quoi inventer pour me faire souffrir. Elle avait l'esprit très
imaginatif. Je la dérangeais ; je lui rappelais sans cesse qu'elle
aurait préféré que je ne vienne jamais au monde. J'étais la Noire,
la paria, la laide. Je comptais tellement peu pour elle qu'il lui
était égal que je souffre. Elle ne le voyait même pas. Même un
chien errant et blessé lui aurait inspiré de la pitié. Pas moi. Elle
me haïssait d'une haine incontrôlable, inéluctable. Je n'étais pas
sa fille. J'étais son fardeau, une punition, la malvenue. Tous mes
efforts pour me faire aimer n'avaient fait que lui rappeler
davantage ma présence et ma disgrâce.
Sa dernière expérience sur moi fut de me refuser d'aller aux
toilettes, sous prétexte que j'y restais enfermée trop longtemps.
Cette interdiction dura deux jours ; deux longues journées à
supporter les crampes à l'intestin, à me retenir, pliée en deux. Le
résultat : quand j'eus à nouveau la permission d'aller aux
toilettes, j'étais totalement constipée. Bloquée. Le ventre comme
de la pierre. C'était atroce à endurer.
Il ne restait plus que deux semaines avant que l'école ne
recommence. J'étais découragée, tannée, fatiguée. J'avais
totalement perdu espoir en un jour nouveau, en une vie nouvelle.
J'avais perdu confiance en la parole de ceux et celles qui avaient
voulu m'aider. Chaque jour, chaque matin, depuis une certaine
journée du mois de juin, j'attendais qu'on vienne me délivrer,
qu'on vienne m'extirper de cet enfer. Rien. J'avais attendu pour
rien. Il n'y aurait jamais de répit pour moi. C'était mon destin.
Chaque jour, chaque matin, je me levais avec l'espoir au cSur, et
chaque journée était plus atroce que la précédente. Je flottais
quelque part dans le coin de ma vie. Je flottais dans le vide en
tenant à peine le bout d'une corde qui me rattachait encore à la
vie. À peine une ficelle, un souffle d'espérance si léger, si léger.
Devais-je me résigner à ouvrir les mains et à me laisser glisser
dans le vide ou bien tenir bon et attendre du secours qui ne
viendrait peut-être jamais ?
Je ne me voyais pas recommencer l'école sans rien, sans
cahiers, sans crayons, sans argent pour tout, avec mes vêtements
étriqués et en guenilles. Je ne pourrais plus supporter d'être la
risée de mes camarades et la bête noire des professeurs. Je ne
pouvais plus. Plus jamais. Jamais. Je n'en pouvais plus d'être
obligée de voler tout ce dont j'avais besoin.
Toutes les portes de ma vie s'étaient refermées les unes après
les autres. J'étais passée du côté de l'ombre. Il fallait que ça
finisse une fois pour toutes...
Je pensai de nouveau au suicide. Mais comment ?
Je ne voulais pas le manquer encore une fois. J'étais incapable
de penser, d'accepter d'avoir mal une fois encore. Mon corps
n'en pouvait plus. J'avais déjà assez souffert. Je regrettais
seulement de m'être débattue les fois où ma mère et Arthur
avaient voulu me tuer. Je déplorais ces sursauts de vie qui
m'avaient sauvée. Ce serait terminé maintenant.
Ce jour-là, j'étais seule avec Isabelle à la maison. La famille
était en promenade chez un oncle. J'étais bien décidée. C'était ce
jour-là ou jamais. J'allais coucher ma petite sSur et partir toute
seule sur la route. J'allais marcher au beau milieu jusqu'à ce que
j'arrive au bout, jusqu'à ce qu'une voiture me fauche de plein
fouet. J'espérais seulement, que cela se fasse vite. Je n'en
pouvais plus d'attendre. Je pensai à madame Benoît et à ses
belles promesses du mois de juin. Il était trop tard maintenant.
Dans une de mes vieilles bottes d'hiver, je récupérai le bout
de papier qui depuis longtemps avait cessé d'être mon talisman :
le numéro de téléphone au cas où j'en aurais besoin. Je voulais
lui dire de tout laisser tomber, que c'était fini, que ça n'en valait
plus la peine. La main sur le téléphone, je changeai d'idée de
peur qu'elle essaie de me convaincre avec de belles et lointaines
promesses. Sans que j'aie fait quoi que ce soit, il se mit à sonner.
J'enlevai ma main en sursautant. Je le regardais sonner, sonner.
Je finis par me décider à répondre. C'était une voix de femme
qui demandait ma mère. Elle voulut savoir à qui elle parlait.
C'est Élisa, sa fille.
Comment vas-tu ? C'est madame Benoît, la travailleuse
sociale que tu as vue au printemps !
Je n'en croyais pas mes oreilles.
C'est drôle. J'étais sur le point de vous téléphoner... Ça ne va
pas bien du tout. C'est pour ça que je voulais vous appeler !
Tu vas m'écouter, Élisa. Es-tu capable de dire à ta mère de se
rendre à la cour à l'Hôtel de Ville pour onze heures demain
matin. Elle devra venir avec Diane et son nouveau... « mari ». Il
faut que tu sois là, toi aussi.
J'peux pas lui dire ça. Elle va me tuer ! Elle va me poser des
questions et j'ai peur. Pourriez- vous lui téléphoner chez mon
oncle et le lui dire à elle. Mais ne lui dites pas pourquoi, s'il vous
plaît, car j'ai peur qu'elle me batte encore plus. Je ne sais pas ce
qui pourrait arriver. Ma mère est capable de faire n'importe quoi.
Si jamais elle sait que c'est pour moi, elle pourrait ne pas vouloir
y aller, à la cour. Je la connais trop. Dites-lui que vous ne savez
pas pour quelle raison nous devons aller là.
Tu as peur ?
Oui.
C'est bien, Élisa. Ne t'en fais pas, je ne lui dirai rien. Je te
souhaite bonne chance et à demain !
À demain et merci beaucoup !
Merci, merci beaucoup, Mon cSur battait comme un fou.
J'avais envie de crier ma joie, mais j'aurais tout aussi bien pu
crier ma peur. Mon Dieu, la liberté était si proche, faites qu'elle
ne m'échappe pas ! Qu'est-ce qui allait bien m'arriver ?
Si le juge devait me sortir d'ici, où pourrais-je aller ? Qui
prendrait soin de moi ? Peut-être m'enverrait-il dans une école
de réforme ? Ou bien à l'orphelinat ? Si on m'envoyait dans une
autre famille, est-ce qu'eux aussi allaient me battre ? N'était-ce
pas partout pareil ? Et si jamais ça ne marchait pas et que je
revienne ici, ma mère et Arthur allaient sûrement me tuer ! Mon
Dieu ! Faites que ça marche.
J'étais tellement affolée que je regrettais presque tout ce que
j'avais fait pour sortir des griffes de ma mère. Mais il était trop
tard, je devais continuer jusqu'au bout, même si je devais y
laisser ma peau. De toute façon, elle ne valait pas très cher à mes
yeux.
Comme je le prévoyais, ma mère et Arthur ne tardèrent pas à
arriver. Ils étaient soucieux, leur journée ayant été gâchée par
cet appel.
M'man, il y a quelqu'un qui vous a appelée ! J'ai donné le
numéro de téléphone de mon oncle.
Ouais ! J'ai eu un beau téléphone. Il faut que je t'emmène en
cour avec Diane et Arthur. Je voudrais bien savoir pour quelle
raison.
Je me sentis soulagée.
Si jamais t'as parlé de ce qui se passe icitte, j'te jure que,
quand on va revenir, j'te tue. Il n'y aura aucun pardon pour toé.
D'abord, ton trou, Arthur l'a creusé. Si jamais t'as parlé, il te
restera pas grand temps à vivre. M'as-tu bien compris ?
Oui, m'man, je ne dirai rien.
Arthur, lui, semblait très mal à l'aise. Il avait peur,
visiblement. À son tour maintenant de connaître la peur.
J'te dis, moé, Martha, que c'est pour elle qu'on nous fait venir.
C'est mieux de ne pas être ça, Élisa T., parce que tu vas
regretter d'être venue au monde. Ton trou est fait. Pis j'me
demande même pourquoi on te met pas dedans tout de suite.
Je ne savais pas quoi dire, j'avais surtout très peur que Diane
avoue que nous avions parlé. Je suis allée m'asseoir sur ma
chaise pour me faire oublier un peu. Je me sentais très mal.
J'étais sur-angoissée. Elle continua de parler avec Arthur,
essayant de se réconforter elle-même en minimisant la chose. La
journée se termina sur la même note. De temps à autre, elle
revenait sur le sujet et me pointait du doigt en m'avertissant.
Arthur, de son côté, ne parlait presque pas. Il avait l'air très
pensif.
Je n'ai pas mangé, je n'ai pas dormi. J'ai prié Dieu qu'il
m'aide ; ma vie était entre Ses mains. Diane vint me rejoindre
dans mon lit. Elle était morte de peur.
Élisa, il ne faut pas que tu parles. Si tu parles, on va se faire
tuer toutes les deux. J'ai peur, Élisa ! Moi, je parlerai pas en tout
cas. J'ai bien trop peur.
Elle se mit à pleurer.
Il faut pas que tu parles, ça va empirer les choses, crois-moi !
Pleure pas, Diane. Je vais tout nier.
Je voulais la rassurer. Je savais qu'elle allait flancher avant
que nous partions.
Le lendemain matin, le temps n'arrivait pas à passer. Tout
pouvait se produire. Je ne tenais pas en place. J'étais nerveuse et
Diane ne tenait qu'à un fil. À tout moment, ma mère me disait :
J'ai envie de pas y aller du tout. Nous déranger pour des
niaiseries !!!
Mais Arthur n'était pas du même avis.
On est mieux d'y aller parce que la police peut aussi bien
venir nous chercher.
O.K. ! On va y aller. Mais c'est mieux de ne pas être pour toé,
Élisa.
Je ne répondis pas. Diane me regarda et baissa les yeux.
Puis, enfin, nous sommes partis. Dans l'auto, personne ne
parlait. Je n'avais vraiment pas hâte d'être devant le juge. Si ma
mère devait être présente, je ne serais pas capable de parler.
Mon Dieu que j'avais peur !
Vers onze heures moins le quart, nous entrions tous à l'Hôtel
de Ville. Nous attendions, debout dans le hall, que quelqu'un
vienne nous chercher. De temps à autre, des policiers entraient
et sortaient, le poste de police étant dans le même édifice. En les
voyant, je me sentis un peu plus en sécurité, mais je ne pouvais
pas trop m'y fier, d'autant moins que ma mère ne cessait de nous
menacer :
Vous êtes mieux de vous fermer la gueule !
Si elle croyait que j'allais mentir, elle se trompait. C'était
peut-être ma seule chance de partir de la maison. Je ne pouvais
plus reculer. J'en avais trop dit aux professeurs, aux femmes du
service social et au vicaire, c'était trop tard. Je me sentais très
mal dans ma peau, toute petite et tremblante. J'avais l'impression
de rétrécir. Ma mère devenait de plus en plus impatiente.
On devrait s'en aller, ils sont en train de nous niaiser.
Soudain, une grande femme s'approcha de nous :
Madame T. ? Ça ne sera pas long, vous allez passer dans
quelques minutes.
Qu'est-ce qu'ils me veulent ?
Je n'en sais rien. Patientez un peu, ça ne sera pas long !
J'entendais le bruit des aiguilles du cadran. J'ai vécu ce
moment, minute par minute. Mon cSur battait tellement fort que
je crus qu'il allait sortir de ma poitrine. Puis on appela mon nom.
Élisa T. Voulez-vous me suivre, s'il vous plaît ?
Je me levai, raide comme une barre, consciente des regards
de ma mère qui me brûlaient le dos. Je suivis la dame jusque
dans une grande pièce où il y avait beaucoup de monde. Deux
hommes étaient assis face aux autres à l'avant de la pièce. Un
homme avec une longue cape noire à un grand bureau et un
autre assis à un petit bureau. On me fit prêter serment et
m'asseoir sur une chaise face au juge. Je n'avais plus de voix,
j'étais morte de peur. Je tournais le dos à tous ceux qui étaient là
et cela me dérangeait de devoir parler devant tant de gens que je
ne voyais pas. Le juge tenta de me rassurer :
Imagine-toi que je suis seul avec toi. Occupe- toi pas des
autres... Es-tu heureuse chez toi ?
Non.
Peux-tu m'expliquer pourquoi ?
Ma mère ne m'aime pas. Elle aime tous les autres, mais pas
moi.
Combien êtes-vous d'enfants ?
Huit.
Pourquoi penses-tu que ta mère ne t'aime pas ?
Ça se voit qu'elle ne m'aime pas. Elle me bat à tous les jours
au moindre prétexte. Elle me chiale quoi que je fasse. Avec les
autres, elle n'est pas comme ça.
Peux-tu me donner des exemples des coups qu'elle te donne ?
Et je racontai les volées à coups de lavette, les cheveux tirés,
le harcèlement continuel, la noyade ratée, les coups de couteau.
Je racontai tout ce que je me rappelais de ma vie avec elle.
Et l'homme qui vit avec elle, te bat-il ?
Oui ! C'est un maudit fou. Il frappe avec tout ce qu'il peut
trouver, un marteau, une planche, une égoïne, ou n'importe quoi.
Il m'a même battue avec une barre de fer.
Je répondis à toutes ses questions. Je racontai toute ma
misère. Je ne pus faire autrement que pleurer tellement j'avais de
la peine et tellement j'avais honte d'étaler ma vie devant tout le
monde. Il me laissa me calmer et continua de me poser des
questions. Toujours les mêmes questions, mais posées
différemment. Je n'ai pas raconté les agressions et les «
poignassages » d'Arthur. J'avais trop honte ; sans comprendre
pourquoi, je me sentais coupable. À la fin, il me laissa sortir.
Madame Benoît vint vers moi pour me réconforter. Elle me
dit d'aller retrouver les autres. Diane et Arthur n'auraient pas
besoin de témoigner, seulement ma mère. Toute seule dans le
corridor, j'avais les genoux qui tremblaient. Ma mère vint me
chercher.
Qu'est-ce qu'ils voulaient ?
Rien.
Tu peux pas me faire croire que tu as passé une heure là-
dedans et qu'ils ne t'ont rien dit ?
Heureusement, on vint rapidement la chercher à son tour.
J'avais tellement peur d'elle que j'en devenais idiote. Il régnait
maintenant un silence de mort dans le couloir où nous
attendions. Je savais que mon sort était en train de se jouer. Puis
ma mère est apparue, seule et en colère.
Toé, tu vas voir ce qui va t'arriver. Voir si je t'ai battue à
coups de bâton sur la tête, à coups de lavette. T'as osé leur dire
ça ? Tu vas voir que tu vas être heureuse dans ton trou. C'est pas
Arthur qui va te toucher, c'est moé ! Comme j'aurais dû
m'occuper de toé avant ça. Venez-vous-en. On s'en va !
Non !
Toé, t'as rien à dire. Tes mieux de suivre pis vite.
C'était fini. Ça n'avait pas marché. On me retournait à mon
enfer. Mais cette fois, elle ne m'aurait pas. Quand l'auto serait en
marche, sur la grand-route, j'allais ouvrir la porte et me lancer
dehors... Peut-être que j'allais mourir? Mais, bon Dieu, pourquoi
est-ce que ça n'avait pas marché ?
Ma mère m'agrippa par le bras et, au moment où Arthur
poussait la porte pour sortir, madame Benoît intervint d'un ton
énergique :
Madame, nous vous avions demandé de nous attendre !
On s'en va, on n'a pas de temps à perdre !
Élisa n'ira pas avec vous. Elle vient avec moi.
Vous ne pouvez pas. Elle revient chez nous. Tout ce qu'elle
vous a dit, c'était des menteries.
C'est trop tard ! Vous avez signé devant le juge que vous
donniez votre enfant. Vous n'avez plus aucun droit sur sa
personne, madame.
Ma mère, furieuse, s'avança vers moi :
Toé, ma câlisse de menteuse ! Ça finira pas comme ça !
Je levai le bras pour me protéger, mais madame Benoît
s'interposa :
Viens ici, Élisa, elle ne peut plus te toucher, elle aggraverait
les choses.
Ma mère tourna les talons et sortit en sacrant, suivie de Diane
et d'Arthur. J'étais sauvée, enfin !
Nous allons attendre qu'ils s'en aillent pour qu'ils ne nous
suivent pas et j'irai te reconduire dans ton nouveau foyer. Il n'y a
aucun danger que ta mère ne vienne te reprendre. Suis-moi.
Nous allons y aller avec mon auto.
Je suivis sans rien dire. L'auto démarra. C'était fini. Aussi simple
que ça. C'était fini.
Épilogue
C'était fini !
Je me retrouvais à l'intérieur de l'auto de madame Benoît,
toute seule, vide, avec seulement ma vieille robe, sans aucun
bagage de ma vie d'avant. J'attendais que ma bienfaitrice me
présente à ma nouvelle famille. Ma vie commençait aujourd'hui.
L'auto qui emportait ma mère et Arthur avait disparu depuis
longtemps, mais je ne pouvais m'empêcher de surveiller la route,
de peur de les voir réapparaître pour me reprendre. Ils avaient
disparu... étaient effacés. Les traces de mon enfance, elles,
seraient plus difficiles à disparaître. Je me retrouvais comme une
vieille petite fille marquée de grandes souffrances, de grandes
peines et de désillusions constantes. J'avais seize ans, j'avais
cent ans, et ma vie commençait.
Je n'avais aucune idée de ce qui m'attendait. Je me sentais
exaltée. Il allait me pousser des ailes ; de pauvres petites ailes
bien fripées, mais des ailes tout de même.
J'ai eu la chance de rencontrer des gens merveilleux, bons et
généreux, qui acceptèrent de me prendre en charge et de
m'apprendre que la vie pouvait être belle et joyeuse. Des gens
qui m'aimèrent comme leur enfant ; qui, avec leur tendresse,
réussirent à me déplier le cSur et à me faire accepter mon
écorce d'Élisa T. J'appris qu'il y avait des hommes et des
femmes qui s'aimaient profondément, tendrement, et qu'ils
étaient patience, chaleur et générosité envers leurs enfants. Ils
m'apprirent à me tenir debout, à ne plus avoir peur au simple
énoncé du nom de ma mère, à reconnaître mes désirs, à vouloir
et à prendre. Ils m'ont redonné la vie.
Je sais bien, moi, que la petite fille terrorisée qui m'habite
encore me hantera toujours. Jusqu'à ce que j'aie compris
pourquoi ma mère me détestait tant. Par mes mots et ma peine,
je lui tends encore la main. Il n'y a qu'elle qui pourra me délivrer
totalement. Mais je sais bien maintenant qu'il est presque
impossible de voir pousser des fleurs sur la neige...
Fin
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen2U.Pro