"Et c'est tout ce que tu mérites."

Envers qui était destinée cette phrase, en fait ? Pourquoi, et pour qui je l'avais pensé ? Était-ce pour Emily, que je venais de tuer ? Non, ça ne pouvait pas être pour elle, après tout je n'avais pas vraiment eu envie de la tuer. Elle ne le méritait pas. Alors qui le méritait ? Et qui méritait quoi ? Cette simple phrase avait réussi à créer des tas de questions et de réflexions dans mon esprit. Je réfléchissais trop, comme toujours.

Parce qu'en plus de ça, je ne peux pas y réfléchir trop longtemps. À nouveau, comme il y a quelques années, après mon accident, je me retrouve dans le noir. Le néant, à nouveau. Et encore une fois, je ne sais pas où je suis, ce que je fais là, et pourquoi maintenant. Est-ce que je vais à nouveau revoir mon père ? Est-ce que je pourrais m'expliquer avec lui sur certains points ?

Quand le monde autour de moi redevient normal, et blanc, je suis encore plus impatient de savoir ce qui m'attend. Enfin, peut-être que je ne devrais pas trop être impatient. Parce que quand je tourne sur moi-même en essayant de comprendre ce qui se passe, comme la dernière fois, ce n'est pas lui que je vois, mais elle.

Soudainement, je perds toute mon assurance. J'ai peur, comme toujours. Je ne suis pas prêt à la voir elle, ce n'est pas le moment. Mais ce que je vois surtout, c'est sa robe bleue. La robe bleue.
D'un coup, c'est comme si mon esprit venait de comprendre. Si j'ai ressenti une soudaine haine en tuant Emily, que sa robe m'avait fait réaliser quelque chose, et que inconsciemment, j'ai pensé cette phrase, c'était peut-être à elle qu'elle était destinée.

Mais pourquoi serait-elle destinée à ma mère ? Je pensais que c'était fini, pourtant. Je pensais que j'avais fait la paix avec moi-même et que j'avais arrêté de détester tout le monde, dont elle. Mais visiblement, ce n'est pas en le pensant simplement que ça allait marcher. Il fallait mettre ça au clair, pas seulement sous forme moral.

C'est pour ça que depuis avant je n'ai pas de réaction. Je ne sais pas quoi faire, quoi dire. Le fait d'à nouveau me retrouver en face d'elle m'effraie plus que quand c'était le cas avec mon père. Je la regarde juste s'avancer vers moi, alors qu'elle sourit. Mais pour moi, même si ce sourire a l'air d'être bienveillant, il reste hypocrite. Elle n'est pas comme lui, ça ne peut pas marcher.

— Tu as tellement changé.

Pour avoir changé, c'est sûr que c'est le cas. Pas seulement physiquement, à cause de mon oeil, mais aussi mentalement, émotionnellement, intérieurement. Tout a changé. Et peut-être qu'elle sait ce que je suis devenu. Peut-être qu'elle sait que je suis devenu un monstre. Et elle ne doit pas être très fière.

— Je suis étonné que tu l'aies remarqué, mais qu'est-ce que je fiche ici ? Et pourquoi toi aussi, tu es là ?

Bizarrement, quand je lui parle, c'est comme si je retombais dans mon enfance. Comme si c'était l'enfant d'avant qui lui parlait. C'est peut-être fait exprès. Après tout si je suis ici avec elle ça ne doit pas être un coup du hasard. C'était justement après la mort d'Emily, pour qu'on s'explique et que certaines choses soient remises au clair dans mon esprit. J'ai l'impression que cette haine n'est toujours pas partie, alors que j'ai besoin de m'en débarrasser.

— Je sais ce qui t'es arrivé, ce que tu as fait. Et je ne t'en veux pas, c'est compréhensible.

Et maintenant, elle me comprend. C'est nouveau ça, peut-être qu'elle aussi elle a changé. Elle a fait des efforts, contrairement à moi. Dans tous les cas, c'est moi le méchant. Je n'arrive même plus à la blâmer. Et puis, pourquoi ce serait important de penser à tout ça, elle est censée être morte. Elle n'est même plus vivante...

J'en ai marre de penser à tout ça, j'en ai marre de tout ça, je veux juste qu'on me laisse tranquille pour une fois.

— Pourquoi vous vous obstinez tous à vouloir me rappeler le passé ? J'essaie juste de vivre normalement, je ne veux plus penser à ça.

Mais c'est lui qui m'a conduit ici, ça je ne peux pas l'oublier. En fait, même quand je pensais avoir réussi à le surmonter, il revient toujours, et c'est de plus en plus dur à supporter. Comme si à chaque fois qu'il revient, il devient plus fort exprès pour que je n'arrive plus à le battre. Parce que cette fois, il vient me montrer ma mère, et je suis sûr qu'il sait que c'est une des choses les plus difficiles à affronter de mon passé. C'est pour ça que je veux l'oublier une bonne fois pour toute, j'en ai marre de le voir encore et encore. J'en ai juste assez.

Je suis trop faible pour gagner contre lui, et quand je pensais que c'était enfin le cas, ce n'était qu'une ruse qui servait à me donner confiance en moi, pour qu'après cette confiance redescende d'un coup en voyant que je ne fais pas le poids. Je ne serais jamais assez fort, et ça je dois l'accepter.. Si seulement j'étais mort, ou encore mieux, si seulement je n'avais jamais existé...

En pensant à tout ça, je ne peux pas m'empêcher de retomber sur mes genoux. Je ne suis pas assez fort... Pas comme lui, en tout cas.

— Tu souffres beaucoup, Stefano. Et je sais aussi que tu te considères comme le coupable de toute ta souffrance, que tu ne peux t'en prendre qu'à toi-même..

Je relève la tête vers elle, alors qu'elle me regarde tristement. Pourquoi tout le monde me regarde tristement ? Pourquoi ont-ils tous pitié de moi ? Ma mère a raison pourtant, je ne peux m'en prendre qu'à moi-même. Même si elle essayera de m'en dissuader elle aussi, le seul coupable c'est moi. Mais, surtout, pourquoi toute cette culpabilité revient d'un coup ? Elle était pourtant partie grâce aux paroles d'Emily, alors pourquoi ça n'a marché que quelques instants ? Je n'arrive plus à me comprendre... C'est peut-être parce que je ne suis plus moi.

Enfin, l'ancien moi, et surtout le moi enfant va ressurgir d'un coup, malgré moi. Car si je suis ici, avec elle, c'est justement parce que la haine que j'épprouvais pour elle en étant enfant était revenue. Il me faut un coupable.

— Tu veux peut-être que je rejette toute la faute sur toi ? Parce que si tu veux tout savoir, en effet, c'est sur toi que je l'ai rejetée pendant toutes ces années.

Encore une fois, ma voix ne possède plus d'émotions. Je lui ai dit ces phrases en la regardant dans les yeux, sans hésiter ni trembler dans ma voix. Peut-être que mon but était d'être effrayant, de lui faire comprendre que je l'avais toujours détestée. Je ne sais plus. Tout ce que je sais c'est que je n'ai plus besoin d'émotions. C'est fini, je ne suis plus le même qu'avant.

— Je me doute bien que tu m'as haï depuis tout ce temps. Et tu as aussi dû haïr ton père, je le sais.

Elle sait tout sur moi, je ne peux plus rien faire. À part rester là, sur mes genoux, à l'écouter parler. Mais j'ai la sensation que plus je l'écouterais parler, plus mon esprit s'écroulera.

"Regarde comme elle te fait du mal, elle n'est pas là pour t'aider."

Est-ce que c'est vrai, ou c'est encore mon âme d'enfant qui intervient ? Lui non plus ne veut pas me laisser tranquille ?

— Tu détestes tout le monde, Stefano. Et la personne que tu détestes le plus est toi-même.

Plus elle parle, plus mon esprit s'emballe. Je ne sais plus qui croire. Qui je déteste le plus ? Ma mère ou moi ? Qui est responsable de tout ça ? Ma mère ou moi ? Est-ce qu'elle est là pour m'aider, ou juste pour me rappeler que ma naissance est une erreur ? Des tas de pensées négatives et de questions se bousculent dans ma tête, je n'arrive plus à réfléchir. Pour essayer de les remettre en place, j'attrape ma tête entre mes mains. Je ne veux plus l'entendre parler, je savais que mon esprit allait s'écrouler.

— Tu te penses responsable de tout ça mais tu sais, tu n'as rien fait de mal. Tu n'es pas fautif, essaie de faire la paix avec toi-même.

On m'a pourtant bien assez répété ça. Même Emily me l'a dit, ce qui a fait que je l'ai tué. Peut-être que je n'ai pas à me blâmer mais en tout cas, je suis bien responsable de la mort de toutes ces innocentes. Voilà enfin une chose pour laquelle je suis le fautif. Mais alors, si ce n'est quand même pas moi le coupable de tout ce qui m'est arrivé, qui est le coupable ?

— Non.. C'est vrai.

Mes yeux, ou plutôt mon oeil regarde le sol, perdu dans le vide. Comme si je venais de réaliser quelque chose.

— C'est toi la responsable. C'est de ta faute. Et si je suis maintenant un monstre, c'est de ta faute si je suis devenu comme ça.

Mon regard est de nouveau planté sur elle, et je la fixe avec un air méprisant. Je lui en veux toujours, finalement, ou c'est juste qu'encore une fois je suis trop faible pour résister à mon esprit d'enfant. Quand j'essaie de mettre les choses au clair, c'est encore pire. Je n'y arrive encore moins qu'avant. Ça ne s'arrangera jamais. Tout sera en désordre pour toujours.

C'est peut-être pour ça qu'on est là, maintenant. Pour que justement, je fasse la paix avec moi-même et le moi enfant qui est resté à l'intérieur de ma tête. Il serait peut-être temps pour lui de partir, il n'a plus sa place ici. Mais surtout, je dois faire la paix avec ma mère. Je dois réparer tout ça. C'est enfin l'occasion de trouver les réponses à mes questions. Il faut juste.. que je pense correctement.

— Et.. C'est pour ça que j'ai essayé de t'éloigner le plus possible de ton père.

Quoi ?

À nouveau, je relève la tête vers elle. Qu'est-ce qu'elle vient de me dire ? Je ne sais même plus quoi penser, j'attends juste qu'elle se remette à parler, et m'explique.

— Je savais que tu voulais devenir comme lui. Mais ce n'était pas une bonne chose pour toi. Alors oui.. je n'ai pas du tout utilisé la bonne méthode mais... Si j'avais réussi, tu ne serais pas parti, et tu n'aurais pas eu cet accident. Tu ne souffrirais pas autant..

Je n'arrive plus à comprendre si elle essaie de m'aider ou de me faire culpabiliser. Sauf que, elle a raison... Tous les jours je me répète que si je n'avais pas voulu faire comme lui, je n'aurais pas eu cet accident et sans cet accident, je ne serais pas devenu le monstre que je suis maintenant. Rien de tout ça ne serait arrivé.. Si seulement je l'avais écouté... J'aurais dû obéir et être un bon garçon.

Cette fois, en réfléchissant à tout ça, je pose mon front à même le sol, alors que depuis avant je me tiens toujours la tête. Il faut que j'essaie de comprendre, je dois réfléchir. Réfléchis.. réfléchis...

— Alors, et pour la énième fois, je pose mon regard sur elle. Qui est le coupable ?

Ma mère me regarde, et elle aussi, elle semble réfléchir longuement. Qui est le coupable alors ? Si ce n'est pas moi, ni ma mère, qui est-ce ? Je n'avais pas dit que c'était juste la malchance de la vie qui a provoqué tout ça ? Ce n'est pas juste ma naissance, non ? Si je m'étais dit ça, pourquoi je n'arrive pas à le penser jusqu'au bout, bon sang ? Il y a un problème, quelque chose bloque. Ce n'est pas logique, il faut un coupable.

— Personne. Tu sais, parfois la vie est injuste, et on ne naît pas juste dans la bonne famille.

Je l'avais dit, pourtant. Mais le fait de l'entendre dire ça d'elle-même m'a fait ressentir autre chose. J'ai l'impression qu'elle ne me visait pas seulement moi, mais aussi elle. Est-ce qu'il y a encore d'autres choses sur elle que je ne connais pas ? Seulement, je n'ai pas le temps d'y penser. Elle vient de me donner raison. Il n'y a pas de coupable, seulement la malchance de la vie.

— Je suis désolée Stefano. Je ne voulais pas que tout ça retombe sur toi, et maintenant, tu souffres encore plus qu'avant.

Je ferme les yeux, front posé contre le sol. Je pense. D'un coup, tout est rentré dans l'ordre dans ma tête. J'ai compris. C'est bon. Il n'y a plus de problème, plus de quoi s'en faire. Ma mère n'est plus un problème. Je ne suis pas le fautif, elle n'est pas la fautive. Tout pourrait être bien qui se finit bien, puisqu'il n'y a pas de coupable, personne à condamner.
Enfin, non. Il reste un seul problème.

Il y a un long silence, plus personne ne parle. Ce n'est que lorsque j'inspire pour parler que le silence va être rompu.

— L'ancien Stefano est mort, maintenant. Je n'ai plus besoin de souffrir.

En fait, il est mort le jour de cet accident. J'ai réussi à mourir, et un autre Stefano est né à partir de ça. Je l'avais dit, que j'avais l'impression d'avoir vécu une renaissance. Et, étrangement, elle me fait énormément de bien. Parce qu'alors que je pensais que grâce à elle j'avais retrouvé une envie de vivre, en fait je m'étais seulement rendu compte que je n'ai besoin de personne, et que je n'ai plus besoin de ressentir quoi que ce soit. En effet, j'ai tellement changé. Cette prise de conscience est si.. libératrice. Ces prises de conscience sont libératrices.

— Maintenant je sais que je ne suis plus le même. Merci de m'avoir fait comprendre tout ça.

Bizarrement, j'esquisse un minuscule sourire. Je suis heureux.

Et pour ce qui semble être la dernière fois de ce rêve étrange, je lève une nouvelle fois la tête vers ma mère. D'ailleurs, elle me regarde en ne semblant pas trop comprendre.

— J'ai touché le fond, plus personne ne peut m'aider.

Le seul problème qu'il reste, c'est moi. Et seul moi peux le régler. Enfin, si j'en trouve la force et l'envie nécessaires. Je sais que je ne suis pas normal, que je suis fou, je suis un monstre, je suis aussi horrible que les gens qui s'entre-tuaient sur les champs de bataille. Peut-être que c'est tout ce que j'ai vécu qui a fait ça, qui m'a forcé. C'est à cause de ça que je suis devenu sans coeur. Et oui, la vie est injuste, je peux le certifier.

Je me suis libéré de quelques démons intérieurs, ce qui m'a un peu soulagé. Mais le seul démon dont je ne me suis pas libéré, c'est moi-même.