Isaëlle mordillait une mèche de ses longs cheveux roux, tic qui traduisait son anxiété, les yeux perdus dans le vide, traversant sans trop le voir la vitre pleine de poussière du bus. Trop de monde pour un endroit clos, il lui fallait passer, penser à autre chose en vitesse. Se détachant du paysage, elle balaya du regard le reste des autres passagers. L'un deux attira son attention. Oui, il ferait indéniablement l'affaire.

Peut-être était-ce la pipe éteinte qu'il avait au bec, ou son béret qui semblait incapable de retenir une touffe infinie de cheveux blancs, mais une chose était sûre, l'homme sur lequel elle avait jeté son dévolu l'intriguait fortement. À première vue, il apparaissait assez vieux, mais d'une classe telle qu'elle n'en avait jamais rencontré dans sa vie. Une chemise argent agrémentée d'un veston d'où s'échappait la chaine de ce qu'on pouvait identifier comme une montre à gousset, et par-dessus encore, une veste et un long manteau noir. Il ressemblait plutôt à un personnage de film qu'à un membre du commun des mortels, et Isaëlle ne pouvait désormais plus le quitter du regard. Qui était-il ? Où allait-il ? Prenait-il le bus tous les jours ? Elle l'imaginait ancien majordome d'une riche famille, mis à la retraite après la mort de celle-ci au cours d'un terrible incendie, mais ayant gardé encré en lui ses habitudes vestimentaires. Elle l'imaginait veiller sur le fils rescapé de celle-ci, qui fut l'enfant qu'il n'eût jamais pu avoir. Elle le voulait vivre une vie bien plus modeste avec celui-ci, ne pouvant toucher l'argent de ses défunts parents avant l'âge de ses dix-huit ans, et aller chercher son protégé au collège en transport en commun, portant en lui l'âme de grandeur qu'il avait fait grandir au fond de lui toutes ces années. Et puis, lorsque le petit aurait atteint sa majorité, et son héritage avec, il aurait racheté une immense villa et rengagé à son service l'homme à qui il devait tout. Isaëlle était intriguée par le vieil homme, et brûlait de connaître sa vie, et plus particulièrement son passé. Qui pouvait-il bien être ?

Ce fut ainsi qu'elle se retrouva à le chercher du regard chaque jour en rentrant du lycée, dans le bus de ses angoisses, qui grâce à lui s'envolaient. Il lui permettait de ne plus penser au monde alentour qui oppressait son espace vital et la faisait suffoquer. Elle ne se concentrait que sur lui, et sur la vie qu'elle lui inventait. Qu'elle lui devinait. Et au fur et à mesure, elle n'eut plus envie de connaître la vérité. Elle préférait rester avec ce qu'elle avait imaginé de lui, car la réalité ne pouvait qu'être plus terne. Ou tout du moins, décevante d'une manière ou d'une autre.

Un jour, cependant, elle ne le vit plus. Elle n'en fut pas triste. Son étranger, son étrange étranger, avec sa montre à gousset, sa pipe vide, et ses cheveux blancs infinis qui dépassaient de son béret. Un sourire se dessina sur son visage. Même s'il n'était plus là physiquement avec elle dans le bus, elle savait qu'il accompagnerait par la pensée chacun de ses trajets, et la protégerait comme il le pourrait de ses démons.