L'Apprenti du Magicien 2/4

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La semaine passa si vite que Liam eut du mal à la saisir.

Chaque jour, il suscitait l'admiration de Mordros en révélant une infime partie de ce qu'il savait (il n'en était qu'au deuxième principe fondamental), et chaque nuit, lorsque le sommeil l'emportait, il poursuivait cette figure triste, ces grands yeux gris bleutés qui n'osaient s'approcher de lui et qui le hantaient, pourtant, sans lui laisser de répit.

Qui es-tu ? demandait-il à chaque fois. Qui es-tu ? Mais seul le silence lui répondait, le silence et le désespoir muet du jeune homme si beau, qu'il aurait tant voulu voir sourire.

Le samedi matin, Mordros l'attendait à la sortie de sa chambre. Sur son visage dansait un air sombre que Liam n'avait pas revue depuis son premier jour ici.

-Liam, dit-il d'une voix grave, il est temps pour toi d'apprendre une nouvelle règle importante.

Liam hocha la tête, intimidé, en regardant fixement le sol.

-Chaque samedi de chaque semaine, reprit le Magicien, je me retirerai dans mon atelier, de la première lueur de l'aube au douzième coup de minuit. Tu as interdiction formelle de chercher à me joindre, de quelque manière que ce soit. Est-ce compris ?

Les yeux baissés, Liam hocha la tête avant de se reprendre et de sortir, d'une toute petite voix :

-Oui, Maître.

Visiblement satisfait, Mordros lui tapota le dessus de la tête et sortit de sa large poche un petit livre à la reliure dorée.

-Durant mon absence, dit-il d'un ton radoucis, essaie d'appréhender le troisième principe fondamental. Il est bien plus compliqué que les deux premiers, mais je suis certain que tu peux y arriver.

Liam se saisit docilement du livre. Son Maître fit volte-face et descendit l'escalier qui menait à l'entrée. Liam entendit le grincement lourd d'une porte massive. Puis un claquement sec.

Son Maître s'était retiré dans son atelier.

Liam se rendit dans la cuisine, se servit un solide petit déjeuner, et s'assit au coin du feu pour réfléchir. Le livre que lui avait donné Mordros, le même que celui qu'il possédait depuis tout petit, gisait sur le sol. À quoi bon l'ouvrir, puisqu'il pouvait, de mémoire, donner le contenu de chaque page ?

Liam fixa ses mains, perdu dans ses pensées. Pourquoi n'avait-il pas encore dit à son Maître qu'il maîtrisait bien plus que les cent principes fondamentaux ? Il n'était plus simplement question du plaisir de le surprendre, Liam avait passé ce stade, ni de la simple habitude de garder pour soi ses secrets, tout à fait naturelle chez les solitaires. Non, il s'agissait d'autre chose. Un instinct plus enfoui, plus difficile à nommer.

Il avait envie d'apprendre, bien entendu, de repousser ses limites, de découvrir des champs encore insoupçonnés de cette discipline qui le fascinait tant. Après tout, c'était pour ça qu'il était là, c'était le rêve qui l'avait poussé à avancer, à vivre, à continuer jusqu'à cet instant ! Alors pourquoi, pourquoi, à chaque fois qu'il ouvrait la bouche pour certifier à Mordros qu'il savait déjà ce qu'il était en train de lui dire, l'image du jeune homme de ses rêves s'interposait ?

Liam se redressa. Il devait savoir qui était ce jeune homme.

Il ne pouvait pas poser la question à Mordred. Un instinct - le même que celui qui lui faisait cacher ses véritables capacités - le lui interdisait, et les Magiciens avaient un excellent instinct.

Il devait la poser à quelqu'un d'autre.

Il allait devoir parler à quelqu'un d'autre. De son plein gré.

L'apprenti inspira profondément pour se calmer. Il ne percerait jamais le secret de son rêve, s'il n'osait pas. Debout au milieu de la cuisine, il ferma les yeux pour mieux se concentrer. Il visualisa la salle où il était apparu, il y avait sept jours de cela, peignant dans son esprit chaque détail, chaque ombre, chaque visage.

-Nous sommes de la terre et du ciel, murmura-t-il dans l'Ancienne Langue. Nous sommes ce qui lie la pensée au réel. Nous sommes ce qui lie le rêve à l'existant.

Magiciens.

Un glapissement de surprise lui fit ouvrir les yeux. Il se trouvait debout sur une table ronde, en haut d'une tour. Il sourit. J'ai réussi !

Tous les fauteuils étaient vides, exceptés un.

Dans ce fauteuil, une vieille dame lui lançait un regard à la fois surprit, admiratif et amusé.

-Eh bien, mon garçon, lâcha-t-elle, tu sais soigner tes entrées !

Rouge d'embrassement, Liam descendit de la table. C'était la vieille dame qui l'avait accueillit la dernière fois, précisément celle qu'il avait espéré voir. Mais maintenant qu'il se tenait face à elle, les mots s'embrouillaient dans son esprit et il n'osait ouvrir la bouche.

-Mordros sait que tu es là ? Demanda-t-elle gentiment, devinant son trouble.

Il y avait une subtile différence entre la gentillesse de sa voix et celle qu'affectait son Maître. Liam ne pouvait pas dire exactement où, mais il y en avait une.

-Il... Samedi... Non, bafouilla-t-il, mortifié de ne pas réussir à aligner correctement deux phrases.

La vieille Magicienne posa une main sur son épaule.

-Je m'appelle Malicia, déclara-t-elle d'une voix chaude et affectueuse. Tu ne crains rien avec moi, mon garçon. Allons autre part, veux-tu ?

Elle prononça quelques paroles, et, le temps d'un battement de cil, ils furent autre part. Chez elle, devina aussitôt Liam.

Il n'aurait pas pu y avoir plus grande différence entre l'atelier de Mordros et celui de Malicia. Mordros habitait une tour sombre et luxueuse, décorée d'objets or de prix, de tableaux austères et de bibliothèques vitrées.

Malicia vivait dans une petite chaumière en désordre du sol au plafond. Des livres reposaient un peu partout, ouverts, barrés de marques pages incongrus - une cuillère, une fleur séchée, une chaussette rayée - ou servant de support à quelque chat paresseux qui l'observaient du coin de l'œil. C'était un foyer. Son apprentie a de la chance, songea mélancoliquement Liam.

Une tasse de chocolat chaud apparu subitement entre ses mains.

-Assieds-toi, mon garçon, lui dit gentiment Malicia, et raconte-moi tout. Tu as besoin d'aide ?

-Je... Hum... Fit Liam en débarrassant un fauteuil d'une pile de couvertures. Tous les samedi, Mordros s'enferme dans son atelier... Et, heu... Je n'ai pas le droit d'y aller. Alors je me suis dit... Que peut-être c'était l'occasion... Je ne voulais pas vous déranger, bien sûr, mais je... Heu...

-Tu avais des questions ? Fini gentiment Malicia.

Liam hocha la tête, reconnaissant.

Malicia soupira. Les rides sur son visage semblèrent s'accentuer, tandis que sa silhouette se voûtait légèrement.

-Je suis si triste que Mordros soit devenu ton Maître, souffla-t-elle avec mélancolie. Il n'aurait pas dû en avoir le droit, après... Après ce qui s'est passé la dernière fois. Mais la Reine n'a jamais rien su lui refuser, et nous nous devons d'obéir à la royauté.

Liam leva sur elle un regard débordant de curiosité. Elle sourit, amusée malgré elle par ce petit prodige si timide dont le regard brillait pourtant d'intelligence et de curiosité.

-Tu sais, lâcha-t-elle, l'air absent, c'est assez extraordinaire que tu aies réussis à te transporter de nouveau dans la Guilde. Les rares apprentis qui, comme toi, y sont déjà arrivé par erreur, n'ont jamais pu renouveler l'expérience avant des dizaines d'années de pratique.

-Je ne savais pas que c'était difficile, s'étonna Liam, oubliant momentanément sa timidité.

-Alors tu l'as fait, termina la vieille dame en souriant. Et tu as parfaitement raison.

Elle se frotta les yeux et reprit, plus grave.

-Tu veux savoir pourquoi je me méfie de Mordros, n'est-ce pas ? Je ne doute pas qu'avec un talent comme le tient tu aies aussi un excellent instinct, et que tu ais perçu une part dérangeante de sa nature. La vérité... La vérité, c'est que Mordros fut, il y a des années de cela, le meilleur d'entre nous. J'étais une jeune fille, à l'époque, et lui un jeune homme incroyablement doué, séduisant, plein de fougue et d'idéaux.

Elle soupira, visiblement égarée dans des images d'autrefois.

-Mordros avait décidé de combattre les Mages Sombres, fléaux des terres de l'ouest. Et comme on combat mieux ce que l'on comprend, il décida d'étudier la magie noire.

Liam sentit un frisson glacé courir le long de son échine. La magie noire. Celle qui déchire les règles de la nature au lieu de les sublimer.

-Son regard a changé, souffla Malicia d'une voix étranglée. Petit à petit, très doucement, si progressivement que nous ne nous en sommes pas rendu compte tout de suite. Pas à temps. L'appel de la magie noire à été le plus fort. Elle a grignoté sa personnalité, lentement, au point que je m'aperçus un jour que son Nom avait changé.

Liam hocha tristement la tête pour signifier qu'il comprenait. Mordros et Malicia avait dut être très proche, pour qu'elle connaisse son Nom Véritable. Et Mordros avait dû changer radicalement, jusqu'au plus profond de son essence, pour transformer son Nom.

Malicia plongea soudain son regard dans le sien. Il était grave et triste.

-Un jour, dit-elle, son apprenti disparut.

Ses paroles résonnèrent longuement dans la pièce soudain silencieuse.

-Disparut ? Répéta Liam d'une toute petite voix.

Malicia hocha la tête.

-Mordors nous a raconté qu'il avait abandonné la magie pour rentrer chez lui. Mais Sen n'aurait jamais fait une chose pareille.

-Sen ?

-C'est ainsi qu'il s'appelait. Sénédriel, de son nom complet. Un jeune homme joyeux, gentils, aussi doué que toi. Tout le monde l'appréciait. Je suis allé voir sa famille, peu de temps après. Mais eux non plus ne l'ont jamais revu.

Un visage se dessina dans l'esprit de Liam. Un visage triste. Deux grands yeux gris bleutés. Et une main tendue qu'il n'arrivait pas à saisir.

Sénédriel, répéta-t-il en pensée.

-Je crois que je... heu... je devrais m'en aller, bafouilla Liam. S'il me trouve... Il pourrait se rendre compte que je suis là... Je ne voudrais pas...

-Est-ce qu'il t'a dit quand il comptait sortir de son atelier ? Demanda Malicia.

-Ce soir... Minuit.

-Eh bien, tu as tout ton temps ! Reste donc manger avec nous !

-Vous ?

-Larryane, mon apprentie, ne devrait pas tarder. Je viens de lui apprendre les sorts de cuisine, tu ne voudrais pas rater ça !

-Les sorts de cuisines ? Répéta Liam, incrédule. Mais je pensais que la magie... Enfin... Qu'elle était utile... Importante...

-Trop importante pour faire la cuisine ? Allons donc, mon bonhomme ! Ne te laisse pas monter la tête par tous ceux qui te diront que la magie est trop sacrée et supérieur pour telle ou telle tâche ! La magie est un outil ! Un outil merveilleux et extraordinaire, certes, mais il ne confère pas à son artisan un statut au-dessus du reste de ses semblables. Ne te sens jamais trop important pour les taches simples, mon cher petit. En plus, je parie que tu n'as jamais songé à appliquer la huitième proposition de Fonte-Souffle à une mousse au chocolat.

Un éclat s'alluma dans les yeux de Liam. En effet, il n'y avait jamais songé. Et maintenant, il n'aurait pas de répit tant qu'il n'aurait pas compris comment une formule complexe de magie du second degré pouvait influencer la fabrication de la mousse au chocolat.

L'après-midi se finit dans les rires. Liam ne se souvenait pas avoir été aussi heureux. Ce n'était pas un bonheur exaltant, comme lorsqu'il avait été choisi comme apprenti magicien, non, c'était un bonheur plus profond, plus tranquille et plus doux. Pour la première fois de son existence, Liam compris le sens du mot foyer.

Mais il fallait partir, avant le dernier coup de minuit. Malicia emplie ses poches de biscuit, tandis que son apprentie glissait discrètement dans sa poche la recette de la mousse qu'ils venaient de dévorer.

Au moment de prononcer la formule qui le ramènerait chez son Maître, Liam se sentit envahis d'une amère mélancolie. Pourquoi rentrer dans cet endroit froid, hanté par un Magicien pernicieux ? Pourquoi ne pas rester là, chez Malicia, où il se sentait si bien ?

Parce qu'il me retrouverait, raisonna Liam. Il connaît mon véritable nom, il peut m'appeler à lui quand il veut.

Et peut-être, peut-être aussi, un tout petit peu, à cause de deux grands yeux tristes et silencieux.

~

Liam n'attendit pas que son Maître sorte de son atelier pour se réfugier au fond de son lit. Il ferma les yeux et suivis son rituel habituel, priant le sommeil de venir le chercher pour le transporter là-bas, dans cet endroit si proche et si lointain à la fois, près de cet être perdu et triste qui le touchait tant.

Lorsqu'il ouvrit les yeux dans la lumière blanche, il sût qu'il avait réussis. Il était dans la chambre de l'autre, qui était en même temps la sienne. Il comprenait, à présent. La pièce qu'il occupait était celle qu'avait habité Sénédriel. Les habits, dans l'armoire, ne s'adaptaient pas à leur propriétaire : c'était ceux de l'ancien apprenti, qui était arrivé ici au même âge que lui.

Son rêve était un souvenir.

Sénédriel était là, aussi immobile et silencieux que les nuits passées. Mais, cette fois, Liam ne lui demanda pas qui il était. Il descendit du lit et marcha, lentement, dans sa direction. Le jeune homme aux grands yeux tristes le regarda sans bouger.

-Je sais qui tu es, dit doucement Liam.

Une lueur d'espoir s'alluma au fond du regard gris bleuté.

-Qui suis-je ? Souffla l'autre.

Liam frissonna en entendant cette voix, enfin.

-Qui suis-je ? Répéta le jeune homme aux yeux bleutés Je ne sais plus. Je n'arrive plus à me souvenir. J'erre dans ce songe qui me tient prisonnier. Je sais que je rêve, mais je ne peux me réveiller. Et des fois je te vois, toi.

-Tu t'appelles Sénédriel, répondit Liam, sa timidité étrangement oubliée. Tu étais l'apprenti de Mordros, comme moi, aujourd'hui.

Sénédriel le regarda, ses grands yeux cherchant désespérément à se concentrer assez pour se souvenir...

Pris d'un instinct fulgurant, Liam se saisit de sa main.

-S'il t'a lié à lui comme moi, il devrait avoir frappé sur ta peau...

Au milieu de la paume blanche de Sen, quelques lettres rouges formaient un mot.

-Ton Nom Véritable.

Le jeune homme ouvrit de grands yeux surpris.

-Mais je ne vois rien, sur ma main !

-S'il connaît ton Nom, souffla Liam sans lâcher cette main qui pesait si doucement dans la sienne, il a pu manipuler ton esprit, pour que tu ne puisses plus ni le voir, ni t'en souvenir. Mais je peux...

Les yeux gris bleutés rencontrèrent les siens, lui coupant momentanément le souffle.

-... je peux, reprit difficilement Liam (mais qu'est-ce qui lui arrivait ?), combattre son influence. Rien qu'un peu.

Et il prononça le Nom Véritable de Sénédriel.

C'était un très beau nom, d'ailleurs. Hélas, il n'existe pas d'équivalent assez fort, dans notre langue, pour traduire l'âme de quelqu'un. Tout au plus pourrais-je vous dire que le nom de Sen avait des sonorités douces et tendres, rieuses et lumineuses, curieuses, riches, sensibles, joyeuses, aimantes, avec peut-être, profondément enfouis sous le rythme des mots, la trace d'une flamme inextinguible trahissant un cœur sensible aux plus grandes passions.

Une larme échappa au regard de l'ancien apprenti, qui leva ses mains à hauteur de son visage.

-Je me souviens, balbutia-t-il. Je me souviens de qui je suis. Je me souviens... Je me souviens de tout. Par la Déesse... Combien de temps ai-je erré ainsi, égaré dans un labyrinthe de souvenirs ?

-Je n'en sais rien, répondit Liam d'une voix désolée, le cœur battant à une allure folle (cette fois, il en était persuadé : quelque chose s'était déréglé chez lui).

Il repensa à Malicia, à sa silhouette voûtée, aux rides de son visage. Tout ce qu'elle lui avait raconté s'était déroulé durant sa jeunesse.

-Plusieurs dizaines d'années, je pense, souffla-t-il, la gorge serrée de voir l'horreur naître sur de si jolis traits.

L'ancien apprenti de Mordros soupira et s'assit au bord du lit.

-Merci... ?

-Liam, lui appris l'intéressé.

-Merci, Liam, reprit l'autre en souriant, pour tout ce que tu as fait. Merci du fond du cœur.

Liam sentit une drôle de sensation chauffer ses joues.

-Ainsi, tu es le nouvel apprenti de Mordros, continua Sen, la voix devenue grave. Je devrais te raconter toute l'histoire... Oui, tu dois savoir.

Il ferma les yeux et commença à parler, plongé dans ses souvenirs.

-Je m'appelle Sénédriel, mais je préfèrerais que tu m'appelles Sen, comme tout le monde. Je suis né dans une famille noble d'Edeny, et j'ai, dès ma plus tendre enfance, montré des capacités hors norme pour la magie. J'avais deux mères très aimantes, qui m'ont encouragée et soutenues dans mon rêve de devenir Magicien.

La gorge de Liam se serra de jalousie involontaire. Sen avait eut l'enfance dont il avait toujours rêvé.

-À quinze ans, l'âge traditionnel de l'apprentissage, j'ai surpris toute la Guilde en apparaissant en plein milieu de la salle du conseil. En réalité, précisa-t-il avec un sourire malicieux, j'avais réussi à lire l'inscription sur le blason depuis plusieurs années déjà, mais j'attendais le bon moment pour l'utiliser. Impressionné par mes talents, Mordros me demanda si j'acceptais de devenir son apprenti. J'étais fou de joie. Mordros était le meilleur Magicien du royaume, le héros qui avait à lui seul apprivoisé le Dragon des Sept Montagnes, négocié la paix avec les Sangliers Rouges et soigné la maladie de la Reine ! En plus de cela, il débordait d'un charme à la limite du magnétisme. Comme toi, je suppose, j'ai tout de suite accepté.

Liam songea, in petto, que la beauté de Modros s'était quelque peu ratatinée avec les ans.

-Les premières années se déroulèrent comme dans un rêve. Mordros était aussi passionné et entreprenant que moi. Ensemble, nous repoussions les limites de la magie, découvrant des terrains entiers à explorer, des aspects de la discipline que nul n'aurait pu soupçonner... Oui, ces années-là comtes parmi les plus belles. C'était mon mentor, mon guide, et mon meilleur ami.

-Et après ? Souffla Liam.

-Après, répondit amèrement Sen, il s'est produit une chose terrible.

-Quoi ?

-Je suis tombé amoureux.

-Oh...

Chose terrible, en effet, pour le pauvre petit cœur de Liam, qui ne comprenait décidément pas ce qui lui faisait si mal.

-Pas de Mordros, je te rassure, ajouta précipitamment l'ancien apprenti. Non, je suis tombé amoureux d'un poète à la voix douce, qui faisait, sans le vouloir, de la magie avec les mots... Il s'appelait Farrouk.

Le visage de Sen s'éclaira d'une telle tendresse que Liam en eut le souffle coupé. Il ne savait pas qu'on pouvait aimer comme ça. Qu'on pouvait mettre autant d'affection dans un nom, un nom tout simple, un nom ordinaire... qui ne l'était plus, paré de cette lumière-là.

-Pris par ma passion pour Farrouk, continua Sen d'une voix rauque, j'ai complètement délaissé Mordros, au moment où il avait le plus besoin de moi. Il venait de commencer à étudier la magie noire, dans l'idée de lutter contre un mage qui sévissait aux frontières du royaume. Je voyais du coin de l'œil que le poids de ce qu'il apprenait pesait de plus en plus sur ses épaules. En y repensant, je me dis qu'il aurait peut-être suffis qu'un ami l'écoute, le guide, le libère un peu de son fardeau... Mais l'amour rend aveugle, aveugle et idiot, à ce qu'on dit.

-Ce n'était pas ta faute, s'il étudiait la magie noire ! s'indigna Liam.

C'était la première fois qu'il protestait contre quelqu'un à voix haute. Ça lui fit un drôle d'effet.

-J'ai abandonné mon ami, Liam, le contredit amèrement Sen, pour la seule satisfaction de mon cœur amoureux. Je me suis aperçu trop tard qu'il avait craqué, que le poids sur son âme s'était avéré trop lourd, trop dur à porter, et qu'une fêlure était née, une fêlure qui ne fit que s'agrandir, jusqu'à former un gouffre, un gouffre sans fond qui ne cessait, lui non plus, de croître, de grignoter toute la lumière qu'il possédait... C'est mon poète qui, en me rendant visite, me fit remarquer que sa voix était devenue fausse et dure. Ce n'est que là que je me suis inquiété. Mais il était trop tard. Mordros était désormais obsédé par la magie noire et ses perfides promesses. Il voulait être plus puissant. Le plus grand Magicien de toute l'histoire. Il se mit en devoir de découvrir le véritable nom de la Mort.

Un frisson glacé transperça Liam. Le véritable nom de la Mort. C'était impossible, lui criait sa raison. C'était abominable, lui criait son instinct. Quiconque connaîtrait ce nom pourrait se jouer de la Mort à sa guise, déchirant sans vergogne la trame même de la Vie, qui était source de toute magie.

-Mais c'est impossible, n'est-ce pas ? Souffla-t-il, la voix blanche d'effrois.

-Un jour, reprit Sen sans répondre, il a pris ma main dans la sienne. Je ne me suis pas méfié, c'était toujours mon mentor, la personne qui avait pris soin de moi depuis mes quinze ans. Puis j'ai senti une brûlure au creux de ma paume, et je me suis aperçu qu'il avait sondé mon âme à mon insu pour en extirper mon Nom Véritable. Il m'a forcé à pénétrer dans son laboratoire. Il m'a dit qu'il avait besoin de plus de puissance pour mener à bien ses expériences, et que j'étais la source parfaite. Mes grands pouvoirs, qu'il avait lui-même contribué à développer, me fournissait une résistance hors-norme. Il m'a dit qu'il allait puiser dans ma vitalité, petit à petit, pour ne pas me tuer. Il m'a dit qu'il était désolé. Je crois qu'une part de lui l'était vraiment, car il avait l'air incertain, comme en combat contre lui-même. Il m'a dit qu'il me laisserait partir lorsqu'il aurait accomplit son œuvre. Puis il a prononcé mon Nom... Et je me suis retrouvé là, enfermé dans ce rêve, sans aucune idée de qui je pouvais bien être, où, et pourquoi. J'ai erré longtemps, je crois. Le temps passe étrangement, ici. Puis je t'ai vu, toi, apparaître dans ce lit. Je voulais te parler, te demander de l'aide, mais je n'y arrivais pas. Alors tu as dit mon Nom, et je me suis souvenu de qui j'étais, où, et pourquoi.

Un long et douloureux soupir ponctua son histoire.

-Tu sais ce qui me fait le plus mal, Liam ? Murmura-t-il, la voix cassée.

Liam fit non de la tête.

-Si je suis ici depuis des dizaines d'années, alors Farrouk est peut-être mort. Et si c'est le cas, il ne saura jamais ce qui m'est arrivé. Il ne saura jamais que je ne l'ai pas abandonné.

Une larme scintilla au coin de ses paupières, suivis d'une autre, et d'une autre encore. Sen éclata en sanglot, le visage enfoui dans ses mains, sa voix mourant en gémissements répétés.

Liam avait le cœur gros, emplis à raz-bord, débordant d'émotions contradictoires qu'il ne parvenait à saisir pleinement.

-Il faut faire quelque chose, dit-il finalement. Nous ne pouvons pas laisser Mordros continuer ses expériences. Nous ne pouvons pas...

-Nous ne pouvons pas le laisser se servir de toi comme source d'énergie, finit Sen en reniflant. Il va tenter de faire grandir tes capacités, de la même façon qu'un ogre engraisse un enfant. Lorsque tu seras assez puissant à son goût, il dévorera ta vitalité comme il est en train de dévorer la mienne, en enfermant ton esprit dans lui-même. D'ailleurs... Je me demande comment tu as réussis à me trouver.

-J'ai toujours aimé les rêves lucides, répondit simplement Liam. J'aime errer dans les limbes des songes. Et entre un songe et un autre, il n'y a qu'un pas à franchir... J'ai dû atterrir dans ton rêve par inadvertance. Ça m'est déjà arrivé.

-Intéressante théorie, répondit l'autre, songeur. Les rêves se déroulent-ils tous dans le même univers, ou chaque rêveur développe-t-il sa réalité propre ? Une réalité éphémère ? Intemporelle ? Accessible par tous ?

Pensif, Liam commença à réfléchir à la question.

-Cela dépend, répondit-il pensivement, si l'on considère l'univers ordonné selon les codes de Raënar ou de Garlabrande.

-En effet, acquiesça Sen. Mais la proposition de Sénade peut concilier les deux.

-La proposition de Sénade ?

-Tu ne connais pas ? Où en es-tu, dans ton apprentissage ?

-Une semaine.

Sen faillit s'étrangler.

-Une semaine ? Mais tu parles comme un Magicien du cinquième degré !

-Tu ne voudrais pas m'apprendre, pour la proposition de Sénade ?

-Il faudrait déjà passer par les cinq formules d'Ila-Lang, répondit Sen, et les dix-huit principes de... Bon. Écoute, Liam, voilà ce que je te propose...

Un énorme sourire fleuri sur ses lèvres. C'était la première fois que Liam le voyait sourire. Son cœur devint complètement fou, fonça droit devant, s'écrasa contre sa cage thoracique, et se déclara définitivement hors de combat.

-On ne peut combattre Mordros de face, expliqua Sen, inconscient des tourments qu'il faisait naître. Tu ne peux pas lui échapper, puisqu'il connaît ton Nom, et tu ne peux pas non plus le laisser entrevoir l'étendue de tes capacités. Il a la Reine à sa botte, tu ne peux pas non plus le dénoncer, comme ça, sans aucune preuve. Toutefois, je suppose, et je viens d'ailleurs de constater, que tu brûles d'apprendre, comme tout apprenti magicien qui se respecte. Je te propose de t'enseigner tout ce que je sais, la nuit, dans le secret de ce rêve partagé. Le jour, tu feras semblant d'apprendre très lentement. Et durant ce temps, nous chercherons ensemble un moyen de nous tirer de notre pétrin respectif. D'accord ?

Liam n'avait jamais été aussi d'accord de toute son existence.

Et c'est ainsi que débuta l'apprentissage le plus étrange qu'on eut vu chez les Magiciens. Et, foi de conteur, ce n'était pas peu dire !

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