L'Oiseau et le chevalier noir 3/3

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Les ruines semblaient s'étirer sur des kilomètres, sombre entassement de squelettes de maisons, de restes de murailles et d'un souvenir de château dont toutes les tours s'étaient écroulées, sauf une.

Personne n'était allé vérifier sur place, mais tout le monde, à des lieux et des lieux à la ronde, était persuadé que c'était là que vivait le sorcier qui avait maudit le pays. Maintenant qu'ils y étaient, ce n'était pas difficile de comprendre pourquoi : la citée morte pullulait de monstres.

En plein jour.

Sous la lumière du soleil, ils étaient encore plus laids, plus difformes et plus repoussants, leurs mâchoires trainantes semblant désespéré d'arracher la chair du premier humain qu'ils verraient. Ils erraient au hasard dans les rues, rentrant les uns dans les autres sans s'arrêter, murmurant encore et toujours les mêmes plaintes incompréhensibles.

Au premier regard qu'il posa sur l'endroit, Hesmé sut qu'ils ne parviendraient jamais au château en vie.

Sans rien dire, Kéros et lui dressèrent le camp pour la nuit sur un surplomb rocheux. Étrangement, personne ne vint les attaquer, comme si les monstres étaient trop occupés à garder leur sinistre bastion pour roder aux environs.

C'était la première nuit qu'ils passaient dehors, seuls, tous les deux, sans avoir à se battre. Hesmé ne pouvait s'empêcher de songer qu'il s'agirait probablement de la dernière, s'ils tentaient demain d'atteindre le sorcier.

Kéros contemplait la ville, perdu dans ses pensées. Finalement, n'y tenant plus, Hesmé s'assit à ses côtés et posa ses mains sur ses épaules pour le tourner dans sa direction.

— Il y a trop de monstres, asséna-t-il du ton le plus confiant qu'il put convoquer.

Kéros fronça les sourcils, comme si la phrase n'avait aucun sens.

— Il y a trop de monstre, répéta Hesmé, presque désespéré. Nous ne passerons jamais !

— Bien sûr que si, rétorqua le chevalier en le fusillant du regard.

— Nous allons nous faire tuer !

— Personne ne t'oblige à venir.

La phrase resta suspendue en l'air durant quelques secondes.

Puis Hesmé la balaya d'un geste, s'assit sur ses genoux, et prit son visage entre ses mains.

Stupéfait, le chevalier se figea.

— Kéros, je t'en supplie, écoute-moi, souffla le barde en plantant son regard dans le sien.

Ils étaient si proches...

— Kéros, Aller là-bas est synonyme de mort. Tu n'aideras personne si tu te fais trucider.

— Je t'ai déjà dit qu'il ne s'agissait pas de justice, rétorqua sèchement le chevalier en lui saisissant les poignets, mais de vengeance. J'ai dit que je tuerais le sorcier, et je le tuerais ou je perdrai la vie en essayant. C'est tout.

Il détacha les mains d'Hesmé de ses joues, sans les éloigner vraiment.

— Kéros... balbutia le barde, les yeux luisants. N'y a-t-il vraiment rien qui vaille la peine de vivre ? N'y a-t-il vraiment personne qui compte plus que la mort pour toi ?

Le chevalier se contenta de le regarder, le souffle court, visiblement déchiré par un dilemme intérieur.

Il se pencha très légèrement vers lui, presque inconsciemment.

Hesmé libéra ses mains, les posa sur ses tempes et l'embrassa.

Les bras de Kéros s'enroulèrent autour de sa taille alors que ses lèvres approfondissaient l'étreinte, complètement perdu dans le malstrom de sensations et de sentiments qui renversait ses pensées.

Hesmé... Hesmé...

Haletants, ils ne se séparèrent que pour reprendre leurs souffles, leurs corps toujours pressés l'un contre l'autre, leurs cœurs battant au même rythme fou.

— Abandonne le sorcier... souffla Hesmé en l'embrassant de nouveau.

La phrase résonna violemment dans l'esprit de Kéros. Toute sa vie, depuis qu'il avait assisté au massacre de sa famille, s'était résumé à cette seule mission. Tuer le sorcier. Il s'était juré qu'il sacrifiait n'importe quoi à cette quête. N'importe qui. Il l'avait même expliqué à ce fichu barde, le jour où il avait été forcé de l'emmener avec lui. Comment son oiseau pouvait-il... Comment osait-il le manipuler pour...

Il répondit à sa profonde confusion de la pire manière possible : la colère.

Avant qu'il comprenne ce qu'il était en train de faire, il rejeta si violemment Hesmé qu'il aurait pu l'avoir frappé. Le jeune homme s'étala quelques mètres en arrière, sonné.

— N'oublie pas les termes de notre contrat, cracha-t-il dans sa direction, les poings serrés, en sautant sur ses pieds.

Le barde n'avait jamais eu l'air plus petit, plus vulnérable et plus blessé qu'à cet instant, allongé sur le dos, la tête relevée vers lui, des larmes roulant sur ses joues. Kéros voulut se concentrer sur sa colère pour ne pas sentir son cœur se briser.

Il le sentit pourtant, très clairement, et sa rage retomba, laissant place à une détresse sans fond.

Hesmé laissa échapper un sanglot étranglé. Kéros voulut se précipiter vers lui, mais s'enfuit, sans trop savoir ni comment, ni pourquoi, ni pour où, simplement effrayé par l'intensité du bouleversement qu'il venait de remarquer en lui.

Était-il toujours prêt à tout sacrifier pour cette vengeance ?

Il ne savait plus.

Mais s'il n'avait plus ça... Qu'avait-il donc ? Il avait construit toute sa vie, toute son identité autour de cette idée !

Ses pensées tournèrent et retournèrent en boucle dans sa tête, faisant se succéder les mots, les images, les souvenirs et les accusations. Hesmé, Hesmé, cher petit oiseau à la voix si mélodieuse... Il ne lui avait jamais dit qu'il aimait sa voix, d'ailleurs, maintenant qu'il y pensait. Il ne lui avait jamais dit que s'il lui avait interdit de chanter sur la route, ce n'était pas parce qu'il chantait mal, mais parce qu'il chantait si bien, au contraire, qu'il avait peur d'oublier le reste du monde à force de l'écouter – ce qui était bien trop dangereux. Il ne lui avait jamais dit qu'il estimait qu'il était l'être le plus beau et le plus doué de l'univers. Non, il l'avait blessé, repoussé. Il lui avait dit que sa vie ne valait rien à ses yeux. Il...

Lorsqu'il réussit à s'arrêter de courir, il se rendit compte qu'il s'était fortement éloigné du campement. Le souffle court, il s'accroupit et se frotta les yeux, tentant de mettre de l'ordre dans ses idées.

Hesmé ?

Sa vengeance ?

Hesmé ?

Sa vengeance ?

Hesmé...

Lorsqu'il se releva enfin, la nuit touchait à sa fin. Il ne s'était pas définitivement décidé, mais une chose était certaine : il devait en parler avec Hesmé. Fuir n'arrangerait rien.

Il se remit donc à courir en sens inverse, se maudissant intérieurement pour sa réaction si extrême. Pourquoi s'était-il éloigné autant, bon sang ? Il n'avait pas de temps à perdre, il devait retrouver son oiseau et s'excuser, pour cette fois et toutes les fois et...

Alors qu'il arrivait près du surplomb rocheux où ils s'étaient installés pour la nuit, il entendit un sifflement. Ses doigts se crispèrent immédiatement sur le pommeau de son épée.

Il ne s'agissait pas d'un oiseau, mais d'une sentinelle.

— Kéros ! Cria une voix familière. Va-t...

L'ordre finit dans un bruit étouffé.

Le sang du chevalier ne fit qu'un tour : il se précipita en avant, lame au clair, le cœur battant à tout rompre.

— HESMÉ ! Hurla-t-il en déboulant sur le camp.

Vingt personnes pointèrent aussitôt leurs arbalètes sur lui. Il se figea – mais pas pour cette menace-là.

Hesmé était à genoux aux pieds d'une femme qui appuyait un couteau contre sa gorge. Son visage tuméfié et ses habits déchirés prouvaient qu'il s'était battu, même s'il n'avait probablement pas pu atteindre ses armes. Kéros voulut croiser son regard, mais le barde ferma les yeux.

Hesmé ne voulait pas voir la colère que le chevalier devait toujours lui porter. Il lui avait promis qu'il ne le gênerait pas dans sa mission, et voilà qu'en l'espace de quelques heures, il tentait de le convaincre d'arrêter et se faisait capturer par des bandits. Kéros devait être furieux. Et déçu...

— Voilà donc le fameux chevalier noir, lâcha la femme qui le tenait en otage en appuyant un peu plus fort la lame de son poignard sous son menton.

Il se crispa en sentant la brulure de l'acier sur sa peau, suivit de la sensation du sang chaud serpentant jusqu'à son col.

— Lâchez-le, lança Kéros d'une voix qui vibrait effectivement de rage.

— Oh, je le ferai probablement à un moment ou un autre, répondit la femme, car il m'est totalement inutile, mais pas avant de t'avoir recruté dans ma petite équipe.

— Je ne fais partie d'aucune équipe, répliqua Kéros.

Pas même la mienne, songea amèrement Hesmé. Honteux, il sentit une larme lui échapper. Il avait peur. Il tremblait. Il ne voulait pas mourir.

— Nous changerons cette mauvaise habitude, répliqua la ravisseuse. Voyez-vous, chevalier noir, cela fait plusieurs semaines que je me dirige par ici, et plusieurs semaines que j'entends parler de vous un peu partout. On raconte que vous vivez seul, dehors, depuis votre petite enfance... J'aurais bien besoin d'un talent tel que le vôtre. Je sais que vous autres, chevalier, avez tout un code de l'honneur, de morale, etc, vous poussant à vous sacrifier pour votre prochain. Je vous propose donc de...

— Vous perdez votre temps, pouffa Hesmé, entre le rire et les larmes. Il vous laissera me tuer, puis il vous tuera vous, et il ira tuer le sorcier. Il est prêt à tout sacrifier.

Il n'osait toujours pas ouvrir les yeux. Il ne voulait pas voir le visage de son ami au moment où il l'abandonnerait.

La deuxième main de la femme se pressa contre sa bouche.

— Laisse parler les grands, cervelle d'oiseau, lâcha-t-elle dans son oreille.

C'est drôle, il avait oublié que le surnom d'oiseau pouvait sonner comme une insulte. Il avait pris une note si affectueuse dans la bouche de Kéros...

Kéros qui ne disait toujours rien. Hesmé regrettait, du plus profond de son cœur, que ce soit la dernière chose que le chevalier voit de lui. Misérable, pathétique, prisonnier. Il aurait tellement aimé que leur dernier échange se passe autrement.

— Voici comment cela va se passer, expliqua la femme, sans cesser de bâillonner le barde. Mon ami sorcier, ici présent, connaît un sort très pratique, que nous appelons communément Servitude. Sa victime est obligé d'obéir à tous les ordres qu'elle reçoit de la personne à qui elle a prêté allégeance. Un petit truc bien pratique, n'est-ce pas ? Seulement cette personne doit accepter le sort.

— Si vous pensez que je vais vous vendre mon âme comme ça... lâcha le chevalier.

Le couteau glissa légèrement sur la peau d'Hesmé, entamant un peu plus son cou. Il ne put retenir un grognement de douleur.

— S'il y a bien quelque chose que j'ai appris au fil du temps, chevalier, c'est que tout le monde à un point faible. Il suffit de le trouver. J'ai parcouru le pays pour recruter ma petite équipe. Même mon sorcier est victime de son propre sort de servitude. Il ne manque plus que toi.

— Pour quoi ?

— Aller piller ce château, évidemment !

— Le sorcier...

— Le sorcier qui a maudit ce pays est certainement mort depuis longtemps. Personne ne l'a revu depuis qu'il a tué le roi Magdal et lancé la malédiction, il y a bien cinquante ans ! Ce sont les caves du palais et ses richesses qui m'intéressent... Mais assez discuté. Je compte jusqu'à dix et si tu n'as pas prêté serment de servitude, j'égorge le barde.

Hesmé se crispa, incapable de retenir les larmes qui roulaient en continue sur ses joues. Alors ça y était. La fin.

— Un...

— Comment savoir que vous ne le tuerez pas quand même ?

Kéros essayait-il de gagner du temps ? C'était cruel. Autant en terminer.

— Je n'y ai aucun intérêt. Deux. Trois...

— D'accord.

Le temps s'arrêta.

Hesmé rouvrit les yeux.

Kéros le regardait, l'air triste et grave.

— Je suis à vous, déclara le chevalier en lâchant son épée. Je vous obéirait.

Ce n'était pas possible.

Ce n'était pas possible.

Il y eut un flash de lumière. Une rune lumineuse se dessina sur le front de Kéros, puis s'effaça.

— Eh bien, voilà ! Approuva la femme en se relevant, satisfaite. Bon, tout le monde se prépare, on part dans dix minutes. Chevalier, attache-moi ce barde quelque part et fait lui tes adieux. La richesse et la gloire m'attendent !

Elle rit et se retourna pour marcher tranquillement vers ses propres chevaux.

Kéros tomba à genoux devant le barde stupéfié.

Ils se regardèrent longuement sans rien dire, sans rien faire.

— Je croyais... souffla finalement Hesmé. Tu avais dit...

Kéros leva une main et la posa sur la joue du jeune homme afin d'essuyer du bout du pouce les larmes qui s'y accumulait encore.

— Je sais, mon oiseau, répondit-il avec un telle tendresse qu'Hesmé en eut le souffle coupé. Mais il semblerait que notre contrat n'ait plus cour, finalement.

— Tu... Tu...

— Oui.

Kéros ferma les yeux et posa son front contre le sien.

— Moi aussi, murmura Hesmé. Je...

Il n'eut pas le temps de terminer : les mains du chevalier s'était refermé autour de ses poignets, qu'il liait entre eux.

— Je suis désolé, s'excusa-t-il dans son oreille en faisant un nœud. Je ne peux pas m'arrêter.

— Kéros, tu ne peux pas aller là-bas ! Cette femme est folle ! Même avec son groupe, vous aller vous faire tuer !

Kéros se redressa.

— Je crois que les dix minutes sont passé, réalisa-t-il en commençant à s'éloigner.

Son visage était crispé et ses poings serrés, comme s'il essayait de résister, en vain.

— Ne m'oublie pas ! cria-t-il en se baissant pour ramasser son épée. Fais attention à toi !

Le groupe de bandits asservis l'attendait en contrebas. Hors du champ de vue d'Hesmé.

— Kéros ! Appela ce dernier. Kéros !

Mais c'était inutile : le chevalier noir avait disparu.

Paniqué, les yeux brûlant et le sang battant à toute allure contre ses tympans, Hesmé commença à ramper vers le bord du surplomb rocheux. Il entendit un premier cri – un cri de monstre – suivit d'un bruit d'épée. Ils attaquaient déjà !

Non, non, non... Ça ne pouvait pas se terminer comme ça !

Sa joue déjà tuméfiée rappa la terre alors qu'il se tordait pour avancer plus vite, désespéré à l'idée qu'un cri plus fort puisse retentir, un cri familier...

— Kéros ! Kéros !

Il atteignit afin le rebord du surplomb et faillit tomber en se penchant, tandis que ses yeux remontaient la trainée de cadavre monstrueux qui s'enfonçait dans la citée en ruines.

La femme avait visiblement opté pour une attaque éclair, espérant probablement atteindre le château avant que les monstres n'aient le temps d'infliger de réels dommages. Cela semblait correctement fonctionner pour le moment, puisqu'ils avaient atteint sans faillir le milieu de la citée. Mais ça n'allait pas durer, le barde en était certain.

Fouillant aux alentours, il repéra enfin l'endroit où sa dague était tombée lorsque la femme l'avait attaqué. Il se tortilla jusqu'à elle, l'attrapa, et tenta frénétiquement de couper les liens qui l'enserraient. Focalisé sur sa peur, l'adrénaline coulant dans ses veines, il ne sentit même pas la lame entailler ses poignets.

Puis le premier cri retentit – le premier cri humain.

Hesmé se redressa juste à temps pour voir une vague de monstre fondre sur le petit groupe. Il en venait de partout, des rues, des ruines, du sol... Ils se ruaient vers les intrus en se rentrant les uns dans les autres, formant une masse compacte de griffes, de dents, de membres squelettiques...

— KÉROS ! hurla le barde en voyant son chevalier décrire des moulinets de son épée, tranchant des têtes par dizaines.

Non, non, non...

Kéros allait mourir et il ne pouvait rien faire.

Non, non, non...

Il tomba à genoux et laissa le désespoir l'envahir. Il ne pouvait même pas le rejoindre. Il ne pouvait même pas lui dire qu'il l'aimait.

Il ne pouvait que regarder.

Du haut de son perchoir, il vit un bandit succomber, puis un autre, un troisième, et le sorcier. Ils n'étaient plus que cinq autour de leur cheffe imposée.

Kéros était celui qui tuait le plus de monstres, mais même à cette distance, Hesmé le connaissait assez bien pour savoir qu'il était en train de faiblir. Même lui ne pouvait soutenir une telle cadence.

Un grand vide s'abattit sur le barde, comme si le désespoir avait aspiré d'un coup tout ce qui se trouvait au fond de lui. Dans une étrange réminiscence, il se revit, à trois ou quatre ans, à côté de ses parents morts. Il ressentit de nouveau cette sensation de perte absolue, si énorme qu'elle en effaçait toutes les autres émotions ; la peur, la haine et la colère noyées dans un océan de peine.

Comme à cette époque, il serra les bras sur sa poitrine et, tout en pleurant, commença à chanter.

Un chevalier partit en guerre, emmenant trois oiseaux...

Les premiers mots sortirent rauques, à peine murmuré, saccadés par les sanglots et les bruits de combat qui raisonnaient en contrebas. Il s'agissait d'une vieille ballade, une de celles qui lui restaient de sa nuit avec les monstres.

Au premier il dit : « je te confie ma vie ». Au second il murmurait : « voici ma liberté ». Et au troisième enfin : « garde mon cœur chagrin »...

Kéros se battait toujours, en bas. Ils n'étaient plus que trois humains debout dans ce paysage flou, brouillée par les larmes du barde dont la plainte s'éleva plus fort, sa voix vibrant de toute l'étendue de son chagrin.

À la première bataille, il fut célébré en héros, Mais dans la terre souillée de sang trouva le premier oiseau : Sa vie d'antan gisait assassinée, Celui qu'il était jamais, Ô, jamais ne rentrerait...

Il criait presque à présent, poussant sur sa voix, modulant les notes pour y inspirer toute l'ampleur de sa peine. Emportée par la rage de ses harmonies, par la puissance de sa chanson, il se leva et continua à chanter, à chanter, la très longue ballade du chevalier.

De mémoire de conteur, jamais un chant si beau n'avait été entendu.

Lorsqu'il s'essuya les yeux, sans cesser de chanter, Hesmé se rendit compte que les combats avaient cessé.

Les monstres l'écoutaient.

Mais comment auraient-ils pu faire autrement ? Comment n'importe quel être vivant aurait pu continuer sa route sans s'arrêter pour mieux entendre ce chant ? Même les oiseaux avait cessé de piailler dans le ciel. Les arbres avaient tu leurs bruissements. Le vent était retombé, terrifié à l'idée de troubler ses harmonies.

Sans cesser de faire vibrer sa voix, Hesmé commença à descendre du surplomb rocheux. Puis il avança dans la ville, lentement. Il n'avait pas peur des monstres. Une part de lui était encore enfant, égaré dans la forêt, étonné par ces êtres étranges dont les murmures semblaient si tristes.

Dans un flash, il se vit jouer avec eux. Était-ce vrai ? Était-ce possible ? Était-ce en échange d'un moment d'innocence que les monstres lui avaient offert son don ?

Aujourd'hui, en tout cas, les créatures s'écartèrent sur son passage, leurs yeux globuleux luisants de larmes.

Hesmé continua à avancer en chantant, jusqu'à ce que les monstres, en s'écartant, lui révèlent la silhouette de Kéros, couverte de sang.

Le chevalier rangea son épée et lui sourit très doucement. Il pleurait aussi, étrangement. La cheffe des bandits était morte, à ses pieds. Il était le dernier survivant.

Hesmé tendit la main. Kéros la prit et la serra.

Puis le barde le guida jusqu'au château, l'entrainant dans ses pas. Aucun monstre ne les arrêta.

Ils passèrent l'enceinte des murailles et pénétrèrent dans la cour principale, à moitié enfouie sous les décombres. D'autres monstres se tenaient là, leurs silhouettes informes, comme inachevées, hantant fixement les pierres fissurées.

Ils se dirigèrent vers la dernière tour debout, poussèrent la porte et entrèrent.

Un escalier.

Ils l'empruntèrent, les mains toujours liées, Hesmé chantant encore, quoique sa voix commençait à s'enrouer.

Tout en haut de la tour se trouvait une chambre. Un chambre emplie de monstres assis ou accroupis, tous tournés vers un lit.

Sur le lit dormait une petite fille.

Ils s'approchèrent. Elle ne devait pas avoir plus de dix ans. Elle pleurait silencieusement dans son sommeil, mouillant ses oreillers de soie, où la poussière s'était accumulée.

Quelque chose craqua sous le pied de Kéros. Le squelette d'un homme allongé à côté du lit.

Hesmé s'assit au bord du matelas. Sa chanson se termina, enfin.

Il ne la renouvela pas.

Dans le silence terrible qui s'ensuivit, Kéros guetta le moindre bruit, le moindre mouvement témoignant que les monstres puissent attaquer...

Mais ils ne bougèrent pas, toujours pleurant, immobiles, tournés vers eux, comme s'ils attendaient quelque chose.

— Je ne comprends pas, souffla le chevalier. Où est le sorcier ?

— Je crois qu'il s'agit d'une sorcière, répondit le barde. Et que nous l'avons devant les yeux.

— Mais... Mais elle n'a que dix ans, à peine. Et elle dort ! Comment...

Hesmé regarda autour de lui et tendit un doigt vers une commode craquelée, couverte de moisissures, où trônait deux fiole emplie d'un liquide bleu pour l'un, rouge pour l'autre.

Kéros les prit et les examina.

— « Sommeil », souffla-t-il en lisant l'étiquette de la rouge à travers la poussière. L'autre dit « Éveil ».

Ils se regardèrent un instant, puis Hesmé tendit la main. Le chevalier y déposa la fiole bleue.

Le barde la déboucha et en glissa quelques gouttes entre les lèvres de l'enfant.

D'abord, rien ne se passa. Puis un grand frémissement parcourut les monstres, comme une vague invisible.

La petite fille ouvrit les yeux.

Les créatures commencèrent à s'effriter, comme des statues de sables effacées par le vent.

— C'est toi ! Lança la dormeuse en pointant un doigt sur le barde. C'est toi qui a joué avec moi et m'as chanté une chanson !

Elle regarda autour d'elle et parut étonnée, puis effrayé, de voir l'état des lieux.

— Combien de temps aie-je dormi ?

Sa voix semblait étrangement plus grave qu'elle ne l'avait été quelques minutes plus tôt. Elle paraissait aussi un peu plus grande, comme si...

— Et le roi ? Murmura-t-elle sur un ton d'effroi. Où est-il ?

— Il est mort, lui assura Kéros en jetant un coup d'œil à la couronne qui trônait près du crâne, à ses pieds.

Elle poussa un profond soupir. Elle avait l'air plus grande, à présente, presque adolescente.

— Il était terrible, souffla-t-elle, terrible... Il me faisait tellement peur... Il disait que je devais cacher ma magie, que c'était mal... Mère disait qu'il était juste jaloux, car j'étais plus puissante que lui, plus puissante que tout le monde...

Elle dégagea les cheveux de sa figure désormais adulte.

— ... Je ne pouvais pas les cacher. Alors il me punissait. Et ces punitions... J'en faisais des cauchemars, je criais... Mais il me punissait encore, il me disait de me taire... Il m'a dit que je devrais dormir ici, à l'écart...

Ses joues commencèrent à se creuser. Des fils gris se faufilèrent dans ses cheveux. Le temps la rattrapait de plus en plus vite.

— ... Puis il m'a dit de boire la potion, celle qui me forcerait à dormir, parce que mes pouvoirs étaient trop incontrôlables lorsque j'étais fatiguée. Mais les cauchemars... Les cauchemars... Je ne pouvais pas me réveiller, je luttais, mais ils étaient toujours là, les monstres, Magdal, les monstres...

Elle se vouta légèrement tandis que ses cheveux passaient du gris au blanc.

— Dis, tu pourrais chanter de nouveau pour moi ?

Hesmé la prie dans ses bras et chanta. Une berceuse douce, agréable et pleine d'amour qui la fit sourire doucement.

Elle ferma les yeux et se rendormit, blottis contre lui.

Hesmé continua de chanter bien après qu'elle soit redevenu poussière.

Il ne se rendit compte qu'il pleurait que lorsque Kéros s'assit à côté de lui et l'attira contre son torse. Il s'agrippa à sa lui et sanglota, à la fois triste et soulagé, euphorique de retrouver son ami vivant et terriblement mélancolique pour le destin de la petite fille.

— Tout cela... murmura finalement le chevalier en lui caressant les cheveux. Toutes ces nuits, toutes ces années, tous ces monstres... Ce n'était qu'un cauchemar d'enfant...

— Il l'a drogué pour qu'elle dorme et ne l'a jamais réveillé, reprit Hesmé, la tête enfouie dans son cou. Alors ses cauchemars, puisant dans sa magie, ont lentement commencé à déborder dans la réalité. Le temps qu'il l'atteigne, il était trop tard.

— Mais tant de gens sont morts...

— Parce qu'un roi, un véritable monstre, n'a pas su traiter correctement une enfant.

Il songea qu'elle devait vivre un peu à travers les monstres, aussi, puisqu'elle lui avait accordé un don en échange d'un jeu et d'une chanson.

Kéros soupira et se leva.

— Partons.

Hesmé glissa la main dans la sienne.

Ils quittèrent le château, la ville et ses environs sans dire un mot. Puis ils s'assirent et regardèrent la nuit tomber, épaule contre épaule.

— Je n'arrive pas à croire que nous aurons tout le temps d'observer les étoiles, à présent, souffla rêveusement Hesmé.

Kéros tourna et s'approcha pour lui faire face, les genoux de chaque côté de ses hanches, puis l'embrassa passionnément.

Le barde referma ses mains sur sa taille et se laissa tomber en arrière, brûlant de le sentir contre lui, de l'attirer plus proche, toujours plus proche, et de se fondre dans sa présence.

— Mon cher oiseau... souffla le chevalier en se redressant sur un coude, son autre main caressant la joue du barde.

— Je t'aime, Kéros.

— Je t'aime aussi, confessa son ami en se penchant pour l'embrasser de nouveau.

Le baiser dura longtemps, quelques minutes, quelques siècles peut-être, et se termina dans une étreinte où le désir se mêlait à la tendresse. Ils étaient trop fatigués pour faire autre chose que se tenir l'un contre l'autre, ce soir-là, mais c'était assez, bien assez, pour deux cœurs qui s'aimaient.

— C'était bien la peine de faire tout un plat de ce contrat, railla le barde en glissant les doigts dans les cheveux de son compagnon.

— Ne me fais pas regretter de t'avoir sauvé, répliqua Kéros en l'embrassant dans le cou.

— Je ne pensais pas que tu le ferais, confessa Hesmé, tout bas.

Kéros hésita avant d'avouer :

— Moi non plus. Avant de te rencontrer, je ne pensais pas que quelqu'un pourrait être assez important à mes yeux pour que je supporte sa présence. Après t'avoir rencontré, je me suis dit que j'aimais ta présence, même si je ne lui permettrais jamais n'interférerer dans ma mission. Mais quand j'ai vu ce couteau sous ta gorge... Ma vengeance n'avait plus la moindre importance, Hesmé. Rien n'avait d'importance comparé à ta vie, pas même la mienne.

Il soupira.

— J'ai comme l'impression de m'être fait avoir quelque part...

— Eh, c'est tout de même moi qui t'ai permis de finir ta quête, tout de même !

— Moui. Admettons.

Hesmé rit et se retourna pour se trouver sur lui. Il emprisonna ses poignets et les tint de chaque côté de son visage. Ils savaient tous les deux que Kéros pourrait se libérer sans effort, mais le chevalier fit semblant de capituler.

— Où prévois-tu d'aller, à présent ? Demanda le barde en rapprochant son visage du sien.

— Je ne sais pas. Tu viendras avec moi ?

— Oui.

Ils s'embrassèrent encore, encore...

Et découvrirent qu'ils n'étaient pas si fatigués que cela, finalement.

~

Ainsi le chevalier noir et l'oiseau chanteur repartirent sur les routes, le premier, désœuvré, défendant le veuf et l'orpheline, le second, enchanté, diffusant sa légende au monde entier...

Et ils vécurent heureux, dit-on, jusqu'à la fin des temps.

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