La Sculpteur de rêves 1/3

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Il était une fois, dans un pays lointain, un jeune homme du nom de Thamys. C'était un jeune artiste au regard doux et tranquille, à la voix basse et à la silhouette frêle, peu marquante au premier regard. Pour qui s'y attardait, pourtant, Thamys était étrangement beau, d'une beauté douce et légère, comme une plume au vent. Il avait un cœur tendre et aimait les gens, simplement, sans même les connaitre, sans rien demander en retour. Mais il était secret, silencieux et timide.

Il avait construit autour de lui tout un univers éthéré, où vivaient chevaliers et dragon, princesses et rois en détresse. Il vivait dans cet univers fantasmé, où malgré toutes les larmes, l'amour triomphait. Parfois, il ressentait le manque d'une présence tangible, réelle, à ses côtés. Mais il était si difficile de l'approcher, de l'approcher réellement... Il était comme un animal sauvage, si long à apprivoiser. Personne ne se donnait cette peine. Et, ainsi, personne ne venait jamais réclamer ce cœur immense pourtant offert, à la fois si facile et si difficile à obtenir.

Thamys aimait toucher les choses. Il aimait la matière, la texture, la douceur ou la rugosité. C'est pour cela qu'il aimait peindre, mais, surtout, surtout, pour cela qu'il aimait sculpter.

Il travaillait dans l'atelier d'un grand artiste de la cour, Minolito Del Archane, très à la mode. Ils étaient des dizaines d'apprentis à voguer dans cet atelier, accomplissant des taches plus ou moins subalternes, en fonction de leur position dans cette drôle d'échelle sociale. Thamys était tout en bas, celui qui nettoyait le sol, rangeait les outils, réparait les chevalets et, parfois, quand personne d'autre ne le pouvait, s'occupait de la petite fioriture en haut à droite du tableau.

Une part de lui était triste, bien sûr, de ne pas pouvoir sculpter au grand jour, présenter son travail, chercher l'approbation de son maître, grimper dans la hiérarchie, accepter des commandes... Mais il était trop petit, trop fragile, trop timide, pour quémander un essai auprès des autres apprentis qui, sans être méchants, ne faisaient pas attention à lui.

L'autre part de son cœur était satisfait de cette vie. Il pouvait rêver toute la journée, dans un environnement qu'il aimait. Sentir l'odeur des pigments, de l'huile, de la térébenthine, entendre les ordres jetés à droites et à gauche, comme les plaisanteries, les coups de marteaux, de cisailles, le crissement des couteaux, et les lames qui pénétraient la chair de la pierre...

De plus, Thamys avait un secret. Oh, pas un très grand secret, loin de là, juste un petit arbre au milieu de son jardin intime, mais un arbre qui donnait de si beaux fruits qu'il s'en trouvait heureux.

Le jour, il travaillait à l'atelier, il regardait les plus grands créer, il apprenait. Le soir, il récupérait les toiles déchirées, les pigments qui trainaient au fond des bols, les outils voués à être remplacés, et toutes les chutes de pierres qu'il pouvait emporter. Puis, dissimulé dans sa misérable cabane, tout au fond de la cour qui jouxtait l'atelier, il peignait, il sculptait, il laissait éclater au bout de ses doigts l'univers qui dormait dans son cœur.

Il était plus ou moins heureux ainsi, Thamys, entre son métier de jour et son métier de nuit. Le temps s'écoulait lentement, doucement, faisant grandir en même temps sa passion et sa solitude.

Et puis, un beau soir, son monde bascula.

Ce jour-là, Minolito Del Archane était fou de rage : on lui avait livré une mauvaise pierre, un bloc fissuré. Il avait l'intention de l'utiliser pour répondre à la commande qu'avait faite le noble et richissime Malion, hier, à la cour. Il avait mis au défi tous les artistes : celui qui, à la fin de l'année à venir, lui apporterait la sculpture de la plus belle et la plus pure des créatures se verrait récompensé d'une somme d'argent absolument indécente. Minolito s'était donc empressé de commander un bloc du marbre le plus pur... Et voilà qu'on le lui livrait avec une fissure ? Nul ne pouvait sculpter un bloc fissuré ! Il marchanda toute la journée avec son fournisseur et obtint qu'on lui en livre un nouveau bloc dès le surlendemain. En attendant, un apprenti le débarrasserait bien de cette encombrante erreur de la nature. C'est qu'il avait du travail à faire : il devait concevoir l'apparence de l'être le plus beau et pur qu'il puisse exister. Car ça serait lui qui gagnerait le concours, bien sûr. Qui d'autre ?

On rangea la pierre fissurée dans l'arrière-cour et nul n'y pensa plus.

Ou presque.

La nuit était tombée depuis de longues heures, étendant sur le monde son manteau glacé de ténèbre. Thamys était dehors. Sous l'œil lointain de la lune, le bloc de pierre blanche semblait luire doucement.

Le jeune artiste posa sur le marbre le bout de ses doigts, très, très doucement, comme une caresse. Il en savoura un instant la solidité, puis les laissa courir, parcourir, lentement, chaque ligne cachée, chaque anfractuosité. Son esprit libre suivait la trace de ses doigts, déroulant dans leur fil toute l'étendue de ses rêveries.

Sculpter un bloc fissuré était horriblement difficile. La structure de la pierre était si fragile qu'une minuscule pression au mauvais endroit pouvait mener toute la construction à la ruine. Et la fissure qui parcourait ce bloc-ci n'était pas un simple trait dans un coin, non, c'était un éclair sombre qui traversait la pierre, comme une malédiction.

Thamys la trouva belle, pourtant, cette fêlure. Il songea qu'il possédait la même au fond de son âme, une petite cassure, une fragilité qui le rendait vulnérable. Cette pierre était belle.

En son cœur s'alluma le désir brûlant de la posséder.

Cette pierre lui était destinée, il le sentait, il le savait. Il pouvait l'aider, l'exalter, en tirer d'elle quelque chose de magnifique, de sublime et d'insensé... Oh, oui, cette pierre lui appartenait.

Il alla chercher la planche à roue que l'on utilisait pour déplacer les objets volumineux et, au prix de moult efforts, trainait le bloc de pierre jusque dans sa mansarde, tout au fond de la cour encombrée de déchets.

Les premières nuits, il se contenta d'imaginer. Il ne pouvait pas se permettre de consommer trop de bougie, alors, comme d'habitude, il travaillait à la lueur de la nuit, réfléchie par les centaines de fragments de miroirs qu'il avait disséminés à des endroits stratégiques, en face de sa fenêtre, pour capturer le plus possible de lumière.

Il tournait autour de la pierre en silence, ses yeux la dévorant du regard, ses mains la palpant sous toutes ses coutures. Il se familiarisait avec elle, ses reflets, ses fragilités, ses forces, ses plis et ses replis. Il sentait les fibres de marbres, par instinct, il repérait où il ne faudrait jamais percer, et où la pierre se laisserait domestiquer.

Au fils de ces inspections muettes, il s'imprégnait de la matière de la pierre, et se laissait aller à imaginer ce qu'il pourrait exhaler en elle. Car on n'impose pas une sculpture à une pierre, non, on extrait la sculpture de la pierre, petit à petit, avec elle. On ne fait que révéler ce qui se trouvait déjà là, à portée de doigt.

Au bout d'une semaine, Thamys pouvait se représenter parfaitement le bloc fissuré, comme s'il l'avait devant les yeux.

Le septième jour, il se saisit de ses outils et commença à tailler.

Nuit après nuit, sans d'autre lueur que la lune bienveillante, il sculpta.

Son esprit était tout entier dédié à cette pierre. Dans chacun de ses mouvements, il offrait ce qu'il était, il mettait son âme, sans bouclier, son âme dans toute sa vulnérabilité.

Il ne pouvait pas y aller au burin, bien sûr, pour ne pas faire trop de bruit. Qu'importe. Il grattait la pierre, petit à petit, il la dévorait du bout de ses outils, il la savourait, il la goûtait, il l'adorait.

Il ne savait pas, exactement, où il allait. Il ne faisait que suivre son instinct et le cours de ses désirs. Pendant qu'il sculptait, il songeait à sa solitude, il songeait à ses centaines d'amants et d'amantes imaginaire, il songeait à l'amour qu'il n'avait jamais su donner, il songeait à celui ou celle qu'il n'avait jamais trouvé.

Nuit après nuit, encore, toujours, inlassablement, il faisait l'amour à cette pierre vierge, du bout des doigts, du bout du cœur.

Le troisième mois, on commença à distinguer un pied. Mais quel pied ! Pour Thamys, ce n'était que la réalisation concrète de ses fantasmes doux, c'était ce qu'il attendait. Pour n'importe qui d'autre, ce pied était sans conteste le plus beau et le plus pur qui ait jamais existé. Il émergeait de ce bloc compact avec tant de grâce et d'élégance qu'on s'attendait, d'un instant à l'autre, à le voir se poser, puis se mettre à danser, léger, gracile, mobile.

Le cinquième mois, une jambe était née, admirablement galbée, au repos, et pourtant, pourtant, si belle, si ferme, si douce, si élégante...

Le septième mois, deux jambes sortait de cette pierre blanche, deux jambes assises, qui semblaient patienter, impatientes de courir, de s'enfuir, de faire l'amour et de danser.

Le dixième mois, l'on vit apparaître un torse et deux bras. L'œuvre allait plus vite, à présent, Thamys, emporté par sa fougue, transporté par son élan, mouvait ses outils comme des pinceaux, aussi vite que sa pensée le lui permettait. On distinguait déjà la position de la créature qui se façonnait sous ses rêves. C'était un homme assis, penchée sur quelque chose, quelqu'un, peut-être, un corps invisible qu'il serrait dans ses bras. Thamys avait tant besoin de tendresse... Il l'avait sculpté. Et qui a-t-il de plus beau et de plus pure au monde que l'essence même de la tendresse ?

Le visage de Tendresse, ainsi que ses cheveux et son cou, n'était pour l'instant qu'un brouillon malhabile, une forme ovale, avec un renflement pour les yeux et la bouche.

Le onzième mois, Thamys para Tendresse d'une chevelure courte aux boucles génreuses, presque mouvantes, dans lesquelles, au plus profond de ses rêves, il passait ses doigts rendus calleux par le travail.

Le douzième mois, enfin, il lui offrit un visage.

Je ne saurais vous décrire le visage de Tendresse. Il était beau, doux, lumineux. Ses paupières presque closes semblaient savourer quelque chose, peut-être le baiser que venait de voler ses lèvres entre-ouvertes, penchées sur ce corps invisible qu'il serrait contre lui.

Lorsque Thamys posa ses outils pour la dernière fois, un an moins deux jours s'étaient écoulés. Il se lova dans les bras de Tendresse. Il les avait étudiés pour qu'ils soient assez solides pour soutenir son poids, et confortable pour y rester longtemps.

-Tu es beau, souffla-t-il, tu es si beau...

Ses mots résonnèrent un long instant dans la petite pièce pleine de gravats et de poussière blanche.

-Je donnerai tant pour que tu existes, souffla-t-il, une larme au bord du cœur. Je donnerai tant pour qu'on me serre ainsi, doucement, comme si j'étais au monde la chose la plus précieuse et la plus fragile.

Il sourit, se moquant gentiment de lui-même, et tendit un doigt pour effleurer la joue de la statue qui le dévorait du regard.

-Je ne suis qu'un pauvre fou, à parler seul de ce que je n'aurais jamais. Mais je t'ai mis au monde, toi. Ma vie n'aura pas été entièrement gâchée...

Était-ce lui, ou la statue avait-elle sourit ?

Il sourit à son tour et ferma les yeux. Sa tête se posa sur la poitrine de Tendresse.

Dans son demi-sommeil, il ne fut même pas étonné d'entendre un cœur battre, tout près de son oreille.

~

Minolito Del Archane arpentait son atelier de long en large, les mains ramenées derrières son dos, la mâchoire serrée à s'en blanchir la peau. Ses apprentis s'éloignaient prudemment de sa route.

Le sculpteur venait de finir la statue qu'il allait présenter ce soir à Malion. Il avait utilisé la pierre la plus onéreuse. Convoqué les modèles les plus beaux. S'était aidé de ses élèves les plus talentueux. Avaient usé de dorures et de pigments coûteux.

Mais ça n'allait pas.

La jeune femme qu'il avait sculptée était belle, certes. Le visage rond, les yeux langoureux, la chevelure tressée, la poitrine généreuse, les hanches bien dessinées, les fesses rebondies, les jambes légèrement entrouvertes, comme une invitation sous le drapé de cette robe qui ondulait pour révéler ses formes à demi, juste ce qu'il fallait pour entretenir le mystère, pour la faire paraître naïve, ingénue, vulnérable...

Elle était belle, c'est vrai, mais ce n'était pas la plus belle. Il lui manquait quelque chose, quelque chose d'indéfinissable... Ce je-ne-sais-quoi qui fait basculer la beauté dans le sublime.

Tout le monde s'accordait à reconnaître que la technique était parfaitement maîtrisée. Quelques artistes concurrents, jaloux, avaient même essayés de la faire détruire par « accident ». Il avait renvoyé bon nombre de ses employés, corrompu par un adversaire. Pourtant, il avait lui-même visité en secret l'atelier de ses plus grands concurrents, et en était arrivé à cette constatation accablante : leurs créations étaient toutes semblables. Ils avaient tous utilisé la meilleure pierre, les meilleurs pigments, les meilleurs modèles... Ils avaient tous obtenus une créature magnifique, homme, femme ou androgyne. Mais aucune de ces statues ne méritait l'appellation de la « plus belle et la plus pure ayant jamais existé ».

De rage, il balaya un établi, où un malheureux apprenti était en train d'exécuter une commande secondaire. Le pauvre vit s'écraser au sol la toile qu'il peignait depuis des jours et des jours. Il partit en pleurant. Ses camarades se dépêchèrent de ranger leur travail et de l'imiter, de peur d'être les prochaines victimes. Ils s'étaient déjà arrangé pour qu'un véhicule vienne chercher la statue ce soir, de toute façon.

Resté seul, Minolito éprouva soudainement le besoin de prendre l'air. On étouffait, ici, sous ces odeurs infernales de peinture et de poussière ! Mais il ne pouvait pas sortir dans la rue, il n'avait pas envie d'être la cible de l'un de ses concurrents.

À la place, il se rendit dans l'une de ses arrières cours où s'entassait les rebuts les plus hétéroclites de l'atelier.

Distraitement, il se mit à marcher au milieu des statues inachevées, brisées ou fissurées, des établis en morceaux, des outils inutilisables, des chevalets sans pieds et des peintures déchirées. Il s'assit sur la tête d'un Adonis couché, au nez brisé, et laissa ses pensées divaguer.

Une immense lassitude l'envahis.

Mais qu'était-il devenu ? Il songea à ses débuts. Il songea à son amour de la peinture et de la sculpture. Il songea au jeune homme qu'il avait été, il y avait si longtemps de cela. Il se remémora ses débuts à la cour, et le plaisir incroyable qu'il ressentait à présenter l'une de ses œuvres. À l'époque, il n'avait qu'un rêve : la création parfaite. Exécuter une œuvre si magnifique que nul ne pourrait la contempler sans s'émouvoir.

Où était passé ce rêve ? Il s'était effrité dans les méandres du temps. Il y avait eus les commandes de plus en plus nombreuses, l'atelier, la nécessité de déléguer. Il n'agissait plus très souvent directement sur les œuvres qui portaient son nom, désormais, il se contentait de surveiller et d'inspecter. Il y avait eus ses séjours à la cours, de plus en plus longs. Il avait cédé en acceptant des commandes qui ne lui plaisait pas, puis en les acceptant toutes... Il s'était allée au plaisir bas de gagner toujours plus d'argent, toujours plus d'influence, se battre contre ses concurrents, leur arracher la victoire... Mais quelle victoire ? Où est donc passé ce rêve d'enfant ?

Il regarda autour de lui. Il était à sa place, ici, parmi toutes ces œuvres brisées avant d'avoir atteint leur but, descendues en plein envol. Il était passé à côté de sa vie. Il se sentait vieux, et las.

Alors qu'une larme se frayait jusqu'à ses cils un chemin brûlant, un drôle de son lui parvint.

C'était un chant. Non, pas vraiment un chant, juste un marmonnement, un rythme répété, pour le plaisir des oreilles. Il n'avait aucun doute qu'il s'agisse d'un chant d'amour.

À la fois amusé et étonné qu'un couple ait choisi son arrière-cour pour se chanter ritournelle, il avança jusqu'à la source de la mélopée. Il y avait une cabane, tout au fond. Qu'est-ce que... Ah, oui ! Le petit balayeur ! Le jour où il l'avait recruté, il lui avait dit qu'il pouvait l'utiliser. Un excès de générosité.

Quelque chose attira son regard. Adossé à la cabane branlante se trouvaient des toiles. Elles étaient rafistolées, coupés de manières irrégulières, clouées sur des planches ou des cadres grossiers. Elles étaient magnifiques.

Minolito se saisit avec révérence d'une peinture représentant une jeune femme en train de rire. Quel sujet étrange ! Songea-t-il. Personne à la cour ne lui aurait demandé de lui peindre une jeune femme rieuse. Et pourtant, quel sujet magnifique... Le bonheur irradiait de la jeune femme. Elle se tenait les côtes, plissant sa robe simple, légère, qui ne soulignait même pas ses formes. Mais qu'elle est belle... Songea Minolito en reposant doucement le tableau.

Le petit balayeur... C'est lui qui a fait tout cela ? Par les dieux, il a plus de talents que je n'en ai jamais eus ! Non, il a... Il a... Il a le talent que j'ai eu, autrefois, mais développé, entretenu, poussé à son paroxysme. Il faut que je le rencontre. Je peux peut-être encore me rattraper ! Encore faire quelque chose de beau de ma vie !

Le souffle court, Minolito ouvrit la porte de la cabane. Il se figea.

Un dieu était là.

Un dieu d'une blancheur éclatante, un dieu sans habits, sans fioritures, aux cheveux simplement relâchés sur les épaules. Un dieu qui tenait dans ses bras un petit corps de chair, un petit bout d'homme endormis. Il se dégageait de l'ensemble une telle douceur que Minolito sentit son cœur se serrer et ses yeux se brouiller de larmes.

Il s'approcha sans même s'en rendre compte, tremblant d'émotion.

C'était lui. La statue. C'était la créature la plus belle et la plus pure que l'univers ait jamais porté.

Son regard se posa sur le petit balayeur endormis, blottis au creux des bras de marbres. Il l'a fait...

Et, soudain, quelque chose explosa dans la poitrine de l'artiste de cour. Il l'a fait ! Lui !

C'était un brasier de jalousie, de rancœur, d'envie. L'instant d'avant, il voulait l'aider, touchée par son œuvre. Mais à présent, ses regrets sur ses rêves perdus s'étaient enfuis, partis en fumée, dévorés par la noirceur de celui qu'il était devenu.

Avec cette statue, je peux gagner le concours. Je peux devenir immensément riche et puissant. Je n'aurais qu'à dire que l'autre était un leurre, que je travaillais la nuit à ma véritable création. Oui... Qui le saura, hein ? Ce petit balayeur ? Il n'est rien...

Minolito se pencha et attrapa le devant de la chemise de Thamys, qui s'éveilla en sursaut.

-Qu'est-ce que...

Il n'eut pas le temps d'aller plus loin. L'artiste de cour le lança à travers la cabane, du plus fort que sa force, décuplé par la jalousie, le lui permettait. Thamys s'écroula contre un établi. Sa tête heurta un ciseau à bois.

Son corps inanimé roula sur le plancher, dont la poussière blanche se teignait lentement de rouge.

Minolito resta un long instant immobile, essoufflé, à essayer de comprendre ce qu'il avait fait. Son geste l'horrifiait. Mais lorsqu'il reposa son visage sur la statue, sa convoitise revint, toujours aussi forte. Il jeta sur le corps du balayeur un drap usagé et se rendit devant l'entrée. Ceux qui devaient amener la statue au château n'allaient pas tarder.

Ce soir, c'est lui qui gagnerait.

~

Thamys avait froid. Vraiment froid. Et mal. Une douleur atroce qui lui perçait le crâne, lui vrillait les pensées.

Il tenta de se relever. C'était dur. Il fallait se concentrer... Et ses muscles paraissaient si faibles...

Par instinct, il porta sa main à sa joue. Quelque chose s'effrita sous ses doigts. Du sang ?

Il se leva complètement. Le drap qui le recouvrait glissa, lui révélant son atelier, illuminé de centaines de fragments de lune.

Mais il n'était plus là.

Une peur immense s'infiltra dans le cœur de Thamys. On était entré dans son jardin secret, et l'on avait arraché son arbre le plus beau, le plus précieux. Tout avait été piétiné sous le passage abject de cet intrus, tout avait été abîmé, souillé. Il en avait si mal...

Le visage du maître lui revint en mémoire, déformé par la jalousie et la convoitise. Son regard se posa au sol. Au milieu de la poussière blanche se dessinait un carré vide.

Il m'a volé Tendresse... Il me l'a volé... Pour le concours !

Thamys sortit en titubant dans l'air froid de la nuit. Peut-être n'était-il pas trop tard. Peut-être pourrait-il arriver à temps à la cour et faire comprendre à tous qu'il s'agissait de son œuvre, qu'elle n'était pas à vendre... Oui, peut-être... Car sinon, que lui restait-il, à part le désespoir ?

~

Kraignaus, le plus grand concurrent de Minolito, laissa trainer un instant le suspense avant de retirer d'un geste théâtral le drap qui recouvrait sa création. L'assemblée émit des « oh » et des « ah » d'admiration. Seul Malion, l'organisateur du concours en question, garda le silence. La statue représentait un homme richement vêtu, à la musculature puissante, qui prenait une pause révélant jusqu'au dernier recoin de son corps parfaitement moulé.

Minolito faillit exploser de rire. Ce pauvre Kraignos n'avait aucune chance ! Bon, il est vrai que face à sa statue originale – celle qu'il avait vraiment faite – il se serait peut-être inquiété. Mais celle qu'il possédait maintenant ? Allons donc !

Son assurance sembla déstabiliser son concurrent et amena dans la foule une vague de murmures curieux.

-Mesdames et messieurs, lança-t-il d'un ton éloquent, permettez-moi de vous présenter la créature la plus pure et la plus belle que la terre ait portée...

Et il retira le drap.

La foule se tue. Dans ce silence soudain, on entendit un sanglot. La cour vivait de luxe, de raffinement, d'artifice et d'apparence élaborées. À leur égard, Minolito avait été d'une violence inouïe : il leur avait présenté sans préavis, sans préparation, sans avertissement, un sentiment dans ce qu'il avait de plus brut, de plus intense, de plus vrai et de plus sincère. Il leur avait présenté la tendresse. Et à la vue de cette statue, soudain, tous les nobles se souvinrent qu'ils étaient humains. Ils se souvinrent qu'ils voulaient être aimés. Et nombreux sont ceux qui se rendirent compte du vide abominable de leur existence.

Dans un silence de plomb, Malion se leva. Il se dirigea lentement vers l'estrade où Minolito paradait, ravis de son effet. L'artiste de cour déglutit en le voyant s'approcher, si sombre et si mystérieux. On ne savait pas grand-chose de Malion. Il était immensément riche, c'était un fait. Mais on le voyait peu à la cour, ou aux divertissements du commun des mortels. Il ne serait pas passé inaperçu, pourtant, avec sa longue tunique noire, sa barbe broussailleuse et ses cheveux longs, charbonneux, qui encadrait un visage au regard perçant. Son seul plaisir connu était l'art. Certains l'accusaient de pratiquer la sorcellerie.

-C'est toi qui a fait cela ? dit Malion d'une voix grave en désignant Tendresse.

Par réflexe, Minolito se tourna vers ce qu'il lui indiquait. C'était lui, ou la statue avait l'air triste ? Comment était-ce possible ? Ses traits ne pouvaient se mouvoir, pourtant ! Il devait se faire des idées.

-Oui, bien sûr, répondit Minolito d'une voix qu'il aurait aimée un peu plus certaine.

-NON ! Hurla une nouvelle voix.

Toutes les têtes se tournèrent vers l'entrée des serviteurs, d'où un frêle jeune homme venait d'émerger, le visage à moitié couvert de sang.

-C'est moi ! C'est moi ! Cria-t-il en montant sur l'estrade, la cour encore trop bouleversée de l'apparition de la statue pour réagir.

Malion hocha gravement la tête en dévisageant ce petit bout d'homme haletant, au visage doux mais noyé de désespoir.

-C'est moi, gémit-il encore...

-Baliverne ! S'exclama Minolito, au bord de la panique – pourquoi personne ne virait ce misérable petit balayeur ? C'est ma statue !

-C'est faux ! Répondit Thamys, les mots sortant de son cœur comme des flots de passions. Vous l'avez volé !

-Je peux le prouver ! Répondit Minolito en se dirigeant vers Tendresse. Je peux prouver que c'est moi qui l'ai conçu ! Regardez, mon corps s'ajuste parfaitement à l'intérieur de ses bras...

-ARRÊTEZ ! Hurla Thamys.

Mais il était trop tard.

La statue avait été conçu pour Thamys, par pour Minolito. Le sculpteur de cour se laissa tomber entre les bras de marbre. Son poids, bien plus considérable que celui du balayeur, se répartissant de telle façon que...

-LA FISSURE ! Hurla Thamys.

Il y eu un craquement. Horrifié, Minolito vit une fissure naitre sur le ventre de la statue. Elle hésita un instant, puis se lança à l'assaut de son torse, comme un serpent de noirceur. Elle sauta sur son cou, trancha son visage... Et, en quelque seconde, c'était terminé.

La statue se brisa en deux, puis en trois, puis, en heurtant le sol, en dizaine de morceaux qui roulèrent longuement avant de s'arrêter.

Un silence choqué pesait sur l'assemblée.

Thamys, lui, ne bougeait plus. Il observait la moitié du visage mort qui avait roulé à ses pieds. Il y avait un grand vide dans son cœur, comme dans ses pensées. On lui avait arraché toute sa tendresse. On l'avait réduite en miette, juste sous ses yeux.

Lorsqu'il redressa la tête, ses traits s'étaient raidis. Il était froid, désormais, horriblement froid. Il ne peindrait plus. Ne sculpterait plus. N'aimerait plus jamais.

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