Le Prince qui ne savait aimer 3/4

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Quelque chose de doux et de chaud lui effleura le visage, le sortant lentement de son sommeil forcé.

Le prince n'ouvrit pas tout de suite les yeux, savourant l'étrange silence qui l'entourait. Il n'entendait ni serviteurs affairés, ni la voix des courtisans qui passaient en parlant devant ses appartements, ni les mille un bruits qui caractérisaient tout l'affairement d'un château. Il n'y avait que les oiseaux, au loin, le bruissement du vent dans les feuilles des arbres, et des bêlements.

Des bêlements ?

Tout lui revint d'un coup. Le complot. Le kidnapping...

-Darren ! s'exclama-t-il en se redressant brutalement.

Il se trouvait dans une petite cabane, assez semblable à celle dans laquelle il avait dormit la dernière fois, mais deux fois plus grandes, et plus encombrée. Darren était assis sur un tabouret, sur le pas de la porte, au soleil, et s'occupait d'une brebis qui bêlait plaintivement. À l'appel de son nom, il se retourna, et, avisant le prince, sourit.

-Bonjour, votre Altesse. Vous avez dormi comme une souche ! En tout cas, vous avez eu bien de la chance que Gigi (il désigna l'agneau) ait choisit ce soir-là pour s'égarer ! On dirait que le destin veut nous réunir...

Sans trop savoir pourquoi, le prince rougit. Mais il se reprit aussitôt :

-Darren, il faut me ramener au château ! Il faut que je prévienne le capitaine ! Ces trois bandits voulaient m'assassiner !

-Vous assassiner ? s'étonna Darren, son visage ne marquant la surprise que par un haussement de sourcil. Pourquoi diantre ?

Il y avait de quoi s'étonner, en effet : le prince n'était pas du tout détesté de ses sujets. Comme le royaume, grâce à la première ministre, se portait excellemment bien, tous écoutaient le récit des caprices du prince avec beaucoup amusement, et, comme Sacha et Gabriel, une certaine tendresse pour ce gamin qu'ils appelaient d'une manière plutôt protectrice « leur petit prince ». Il faisait, en quelque sorte, figure de mascotte.

-Pour prendre le pouvoir, bien sûr ! Répliqua vertement le prince.

-Prendre le pouvoir ? Répéta Darren en fronçant les sourcils, cette fois. Répétez-moi exactement ce que vous avez entendu...

Et le prince s'exécuta.

-Ce n'est pas vous qui êtes en danger, conclut Darren. C'est Sageplume !

-Sageplume ? Répéta le prince, incrédule.

-Bien sûr, répondit le berger. C'est elle qui dirige la contrée ! C'est elle qu'il faut renverser pour atteindre le pouvoir...

-Mais qu'est-ce que tu racontes ? Rétorqua son interlocuteur de son ton le plus dédaigneux. Je suis le prince. Je suis le gouverneur de ce pays.

Darren leva un sourcil sceptique.

-Et quelles mesures avez-vous prises, dernièrement ? Quelles lois ? Quels impôts ? Quelles alliances ? Quels jugements avez-vous rendus ?

-Non, ça c'est Sageplume qui s'en occupe, moi je te parle de...

-De porter la couronne, le coupa Darren. Et c'est tout.

-Je pourrais te passer en cours martiale pour ça ! Rugit le prince.

-Je n'en aurais pas moins raison.

-Tais-toi !

-Faire taire quelqu'un ne montre pas que ce qu'il dit est faux, votre Altesse... Seulement que vous avez peur de ses paroles.

-Tais-toi, pour l'amour des dieux !

Il y eut un silence. Le prince haletait, les mains crispées sur ses genoux, le regard fixé sur le vide.

Darren soupira.

-Vous ne vous souvenez pas de moi, n'est-ce pas ?

Surprit, le prince releva la tête.

-De toi ?

-L'année dernière, vous avez donné un bal, reprit le berger, plus doucement. Vous avez fait invité un peintre.

-Seraban Da Vanci, acquiesça lentement le prince, méfiant.

-Sauf que Seraban était en voyage, très loin du royaume.

-Impossible ! Je l'ai rencontré au bal !

-Vous en êtes certain ?

Le prince allait répondre que oui, bien sûr... Et son regard se posa sur le visage de Darren. Les mots qu'il allait prononcer se coincèrent dans sa gorge sous l'effet de la stupéfaction.

-Comme personne n'a voulu vous dire que le peintre était indisponible, continua Darren, ils ont remué ciel et terre pour trouver un remplaçant. Je passais justement dans le voisinage, et j'ai entendu parler de l'affaire... J'aime peindre, et j'avais justement besoin de sous pour m'acheter du matériel, alors je me suis présenté. Ils m'ont teint les cheveux, présentés vite fait l'œuvre de Seraban, et donné des habits luxueux, pour faire le change auprès de vous.

-Que... Tu...

Il fut un instant tenté de le traiter de menteur. Mais ses yeux étaient trop honnêtes pour ne pas dire la vérité.

-Qui savait ? Balbutia le prince. Qui ?

-Toute la salle. Tout le royaume. Ils en ont fait une chanson, en fait... Peut-être plus...

Le prince se leva d'un bon, ignorant la douleur sourde que le geste fit jaillir dans son crâne, et se rua dehors. Il courut quelques mètres, jusqu'aux abords de la forêt, s'assit par terre, le dos à la cabane, et laissa les larmes d'humiliation et de colère qui brûlait son regard glisser sur ses joues.

Sa vie était un mensonge. Il n'était qu'un prince de pacotille. Et le royaume entier le savait. Combien d'autres fois avait-il été floué de la sorte ? Son existence entière n'était qu'une farce absurde, sans le moindre sens. Pas étonnant que Mallory ne l'ait pas prit au sérieux. Personne ne l'avait jamais pris au sérieux.

Un mouvement, juste à côté de lui, attira son attention. Mais il ne tourna pas la tête, le regard toujours flou. Darren s'assit à ses côtés.

-Au début, moi aussi j'ai trouvé ça drôle, confia le berger. Et puis, tant de luxe... C'était une occasion inouïe de me remplir la panse et les poches en même temps, grâce à la récompense ! Mais je vous ai rencontré... Et je me suis très vite retrouvé mal à l'aise. Parce que vous étiez sincère, dans votre admiration et votre passion. Vous étiez arrogant, vaniteux, et égoïste, certes. Mais ceux qui étaient autour de vous, toute la cour cultivait votre personnalité de cette manière. Personne n'avait pris la peine de vous dire que le peintre ne pouvait venir, à la place, ils ont fait venir un imposteur pour vous faire croire qu'ils avaient obéit à votre caprice. Ils n'ont jamais remis en question le fait que vous pouviez demander n'importe quoi. C'était un jeu, pour eux, de se courber devant vous, d'exécuter en apparence vos quatre volontés, de vous traiter comme le plus grand des nababs, et de rire doucement de vous avoir trompé. Et vous, pendant ce temps, vous me parliez d'ombres, de clair-obscur, de pinceaux et de texture... Avec sincérité. Et j'ai été... J'ai été si écœuré de leur attitude, à tous... Même les artistes et les savants dont vous vous étiez fait mécènes se gaussaient de vous. C'est pour ça que j'ai quitté plus tôt cette soirée. J'ai refusé l'argent qui m'était promis. Et, à partir de ce jour, j'ai décidé de ne plus jamais mentir.

Le prince ne répondit rien, plongé dans ses pensées. Il analysait ses souvenirs, un par un, sous un angle nouveau. Tous ses souvenirs. Toute sa vie. C'était comme appuyer sur une blessure ouverte, et regarder son doigt s'enfoncer. Ça faisait de plus en plus mal, et il y avait de plus en plus de chance que ça s'infecte, et ne cicatrice jamais. Sa vie était un mensonge.

-Comment-vous appelez-vous ? Demanda soudain Darren.

La surprise le sortit de ses tristes souvenirs.

-Pardon ?

-Quel est votre nom ? Tout le monde vous appelle « prince », ou « altesse ».

-Oui, depuis toujours...

-Je suis certain que même vous, vous pensez à vous sous ce terme.

-Je...

Le prince crispa un peu plus ses poings, de nouvelles larmes perlant à ses paupières. Il n'était rien. Rien qu'un titre vague, impersonnel. Personne ne l'avait jamais appelé par son prénom. Même ses parents lui donnaient du « prince », et les autres « votre altesse » ou « votre majesté », en permanence. Évidemment, qu'il n'avait jamais pensé à lui autrement que comme ça.

-Vous avez bien reçu un nom de naissance ? Renchérit Darren, plus doucement.

-Oui, répondit enfin le prince, avec lenteur. Oui... Je m'appelle... Je m'appelle Alek.

Il y eut un petit silence. Puis il se tourna vers le berger, pour la première fois depuis le début de la conversation.

-Tu veux bien m'appeler Alek ?

Darren sourit.

-Oui.

Et Alek sourit en retour.

-Je peux vous tutoyez, aussi ?

-Me tutoyez ? N'exagérons rien.

Darren sourit et se leva avec sa grâce habituelle.

-Nous devrions nous mettre en route.

-En route ?

-Oui, si nous voulons arriver à temps pour sauver Sageplume...

Le prince se renfrogna.

-Qu'elle se débrouille seule. Je ne veux plus la voir. Je ne veux plus allez là-bas. Je ne veux plus voir une seule personne de ma cour.

-Allons, Alt... Alek, vous ne pouvez pas la laisser mourir.

-Et pourquoi pas ?

-Parce que personne ne mérite la mort. Parce qu'elle gouverne extrêmement bien ce pays. Et parce que c'est une bonne personne, en dépit de ses mensonges. Vous savez, je ne pense pas que qui que ce soit ne vous ait véritablement voulu du mal. Et puis, vous n'aviez pas l'air si malheureux.

-Mais c'était faux ! Tout ce qu'ils me disaient ! Tout ce que j'obtenais !

-Eh oui, le bonheur ou la vérité, c'est l'éternel dilemme des philosophes...

-Un berger philosophe, railla Alek. On aura tout entendu.

-Philosophe et peintre.

-Combattant hors pair... et comédien consommé.

-Ça, c'était un coup bas.

-Je m'en moque.

Darren soupira.

-Écoutez, Alek, si vous voulez leur donner tort, le meilleur moyen d'y parvenir et d'agir à l'inverse de ce qu'ils vous ont appris : comportez-vous en prince responsable, soucieux du bien être du royaume et de ses sujets, en faisant passer vos états d'âmes après. Et puis, tout n'est pas entièrement leur faute non plus. Si vous voulez si fort devenir quelqu'un, alors autant que ce soit quelqu'un de bien, non ? Osez me dire que vous seriez heureux de savoir que Sageplume est morte.

Alek lâcha un long, long soupir. Il essuya les larmes qui mouillait encore ses joues. Et, finalement, se remit debout.

-D'accord, dit-il.

Puis il tourna la tête de tous les côtés, visiblement indécis.

-Mais où va-t-on ?

-Nous pouvons soit retourner au château des Montaiguy pour avertir le capitaine, soit aller directement à la capitale, prévenir Sageplume.

-Allons voir le capitaine, déclara Alek au moment où Darren lançait « allons voir Sageplume ».

-Le capitaine est plus près ! Protesta le prince.

-Oui, mais vos agresseurs savent qu'il se trouve un témoin de leur vilenie en liberté. Ils vont certainement essayer de passer à la vitesse supérieure en tuant tout de suite Sageplume.

Alek ouvrit la bouche pour protester... Et se trouva à court d'arguments.

-Mais la capitale est loin, finit-il par lâcher.

-Pas si l'on coupe à travers la Forêt Sombre...

-Tu es complètement fou, Darren le berger ! Personne ne se déplace dans la Forêt Sombre hors des sentiers battus !

Darren ouvrit la bouche et la referma, visiblement hésitant... Curieux, Alek l'observa plus attentivement. C'était la première fois qu'il voyait le visage tranquille de son sauveur se troubler autant. Même durant son combat, même durant sa confession, il était resté calme, comme si les passions humaines ne le touchaient pas vraiment, ou qu'il était trop sage pour se laisser emporter par leur flot.

-Alek, dit enfin Darren, me ferez-vous confiance ?

Alek planta ses yeux dans les siens.

-Oui, répondit-il sans hésitation.

-Alors je vous promets que je vous guiderai sans faillir. Partons maintenant.

-Maintenant ?

-Il n'y a pas de temps à perdre ! Mes moutons n'iront pas bien loin. La forêt veillera sur eux en mon absence.

-La forêt veillera sur tes moutons ?!?

Darren lui lança un sourire mystérieux et, son bâton à la main, s'enfonça entre les arbres. L'angoisse de le voir disparaître tordit soudain les entrailles d'Alek, qui se précipita à sa suite.

Très vite, la forêt l'engloutit. Autour de lui ne se trouvait, à perte de vue, que des troncs, des buissons, et des feuilles mortes, posés sur quelques rochers solitaires. La lumière qui filtrait jusqu'au sol était verte, parsemée de taches jaunes, où le soleil perçait les frondaisons. Une odeur entêtant de terre, d'herbe grasse et de fleur sauvage flottait dans l'atmosphère.

Enjamber les racines, contourner les troncs et les rochers, se frayer un passage parmi les fougères et repérer un chemin au milieu de cette nature sauvage aurait dû être pénible, et la marche difficile. Pourtant, plus ils progressaient, et plus Alek avait l'impression que la forêt s'ouvrait devant le berger, qui avançait d'un pas tranquille, son bâton à la main. Bien sûr, aucune branche ne s'écartait ostensiblement, aucun rocher ne disparaissait subitement, et pourtant, pourtant, d'une manière imperceptible, Alek acquit la certitude que la forêt les laissait passer.

-Darren... murmura-t-il, intimidé par le silence des bois. Explique-moi.

Darren ne s'arrêta pas, ne se retourna pas, mais le prince vit ses épaules se raidir légèrement.

-Tu as dû remarquer que j'étais... différent, dit enfin le berger. En fait, je ne suis pas... Je ne suis pas totalement humain. Mon père était un homme. Et ma mère une fée des bois. C'est pour ça que je peux comprendre la forêt, la nature, et le monde qui m'entoure. Mes sens perçoivent plus que les tiens : je ressens la magie qui coule en chaque chose.

-C'est pour ça que tu es toujours si serein ?

Même sans voir son visage, Alek devina son sourire lorsqu'il lui répondit :

-Non, ça c'est moi qui l'ai décidé. Mes parents sont morts peu après ma naissance, consumés par leur union, hélas impossible. La forêt a pris soin de moi. Ce qui, en même temps, m'a éloigné de la société des hommes, qui m'ont toujours craint et repoussé. Je leur en ais longtemps voulu. Puis, finalement, j'ai décidé que la rancœur ne menait à rien. J'ai décidé d'être heureux malgré eux. J'ai décidé d'être en paix avec moi-même, tout simplement. Ne jamais juger. Toujours agir selon ma conscience. Offrir une aide désintéressée à qui en aurait besoin. Agir selon mes envies, et non celles des autres. Je sais qui je suis et ce que je veux, je ne désire pas plus que je peux avoir, et je m'applique à avoir ce que je peux posséder, sans culpabiliser d'un éventuel échec : c'est pour ça que je suis aussi serein, Alek.

-Tu parles comme un vieux sage, se moqua le prince.

-Est-ce mal ? s'amusa le berger.

-Non, non c'est... Impressionnant.

-Ce n'est pas ce que les gens disent d'habitude, rit l'autre.

-Ah bon ? Qu'est-ce que les gens disent ?

-Quelque chose qui contient en général le mot « bizarre ».

-Ah... Et c'est mal ?

Cette fois, Darren s'arrêta et se retourna pour lui sourire.

-Non, bien sûr que ça ne l'est pas.

-Tant mieux. Parce que j'aime bien les gens bizarres.

-J'ai remarqué ça lors du bal, s'amusa le berger en reprenant la marche, lorsque tu m'as présenté avec enthousiasme tous les peintres et les savants fous que tu avais regroupé sous ton toit et dont tu avais subventionné les recherches.

-Ce n'est pas très malin de ta part de me rappeler cet épisode-là, grinça Alek, vu ce que tu viens de me dire sur ton honnêteté, etc.

-Certes, s'amusa le berger. Mais je ne suis pas assez prétention pour me penser au-delà des faiblesses humaines !

-C'est ça, ironisa le prince. Fais-moi penser à retirer du mur de ma chambre les tableaux que tu m'as offert ce soir-là ! En plus j'avais remarqué qu'ils ne correspondaient pas à ton style « habituel »... Rah, quel idiot !

-Vous avez affiché mes tableaux dans votre chambre ?!

-Ça va, ne prends pas la grosse tête, il n'y en a que deux !

-Je ne vous en ais offert que deux...

-Je t'ai dit de ne pas prendre la grosse tête !

Darren lâcha un petit rire et n'ajouta rien. La marche se poursuivit en silence, tandis qu'Alek essayait désespérément de percer les pensées du berger.

Il ne pouvait pas, bien sûr, savoir ce qui se passait à l'intérieur de ce cœur si différent du sien. Mais moi je le sais, et je vais vous le dire : Darren songeait qu'Alek était la première personne qu'il n'ait jamais rencontré qui aime ses peintures. C'était des peintures étranges, qui désorientaient la plupart des gens. Il y représentait des paysages de forêts ou de plaines fleuries, mais avec ses perceptions étendues, celle qui lui venait du monde des fées. Les ruisseaux chatoyaient comme des robes d'ondines, les arbres laissaient presque entrevoir le visage de leurs dryades, l'herbe luisait de l'énergie chaude et maternelle de la terre, et les fleurs éclataient de couleurs, attendant secrètement qu'une fée les tresse en collier. La plupart des gens étaient déconcertés sans trop savoir pourquoi, et préféraient ne pas les regarder trop longtemps. Mais le prince, à ce bal, avait été si fasciné par les deux toiles apportées pour donner le change qu'il les lui avait offerte, sur un coup de tête.

Pour être honnête avec lui-même – et Darren était toujours aussi honnête que possible avec lui-même – le prince qu'il avait rencontré au bal, ce soir-là, l'avait irrémédiablement troublé. Il était superficiel, et, pourtant, d'une sensibilité extraordinaire. Capricieux, mais sincère dans chacun de ses souhaits. Vaniteux, mais seulement lorsqu'il y pensait. C'était comme s'il se contentait de réfléchir ce que son entourage attendait de lui. Comme un masque qu'on lui aurait mis sur la peau, et qu'il se sentait obligé d'adopter. Toute la soirée, Darren avait rêvé de retirer ce masque, pour découvrir, enfin, le trésor qui se cachait dessous. Il n'était partit que lorsque son désir était devenu intolérable, et sa culpabilité de le tromper trop lourde. Il avait été lâche, ce soir-là. Il aurait dû rester et tout lui avouer. Il aurait dû... Mais il n'avait pas eu le courage.

Alors quel choc ça avait été de le retrouver à sa porte, cette nuit-là... Perdu, fatigué, affolé... Le même prince, au même masque. Et, une nouvelle fois, il avait été trop lâche, et n'avait pas su le retirer.

Puis le destin l'avait mis une troisième fois sur sa route, ce prince sans nom. Et enfin, il avait trouvé le courage. Enfin, il avait trouvé la force de soulever le masque, de le fissurer. Et la lumière qui avait jaillit de cette fissure était si belle qu'il s'en trouvait complètement bouleversé.

Sans se douter qu'il était l'objet de telles pensées, Alek marchait en silence, en dévorant des yeux le paysage qui l'entourait. Il était certainement l'un des seuls humain du royaume à pouvoir se promener tranquillement dans la Forêt Sombre ! La Forêt magique par excellence ! Celle qu'on disait remonter aux temps anciens ! Ah, s'il pouvait voir, lui aussi, la magie qui coulait dans la terre...

Il avait toujours été fasciné par le merveilleux, le différent et l'impossible. C'était de cet étrange désir qu'il tirait son goût pour les inventions (une machine capable de voler ! un navire pouvant naviguer sous les mers !), et pour la peinture, qui avait l'incroyable pouvoir de capturer l'âme des gens et des choses. Avec le recul, il se rendait compte qu'on ne l'avait jamais vraiment pris au sérieux, et que c'était certainement la raison pour laquelle tous les professeurs qu'il avait voulu engager pour lui apprendre la mécanique avait refusé sous d'étranges prétextes, que les inventeurs ne restaient jamais très longtemps sous son aile, ou ne lui montraient jamais d'avancées probantes dans leurs recherches. Même les troubadours évitaient sa cour ! C'est pour ça qu'il avait été si heureux que Seraban Da Vanci lui rende visite, et qu'il en avait fait tout un évènement...

Son cœur se pinça en songeant à quel point il avait été ridicule. Il fut pris d'une soudaine bouffée de rage. Mais son regard tomba sur le dos de son guide, et, étrangement, sa colère s'apaisa. Darren avait raison. Ne pas juger. Ça voulait dire ne pas leur en vouloir. À quoi bon, de toute façon ? Ce qui était fait était fait... Enfin, pour ne pas se mentir, il taperait bien sur un ou deux ministres quand même...

Eh oui, songea-t-il en riant sous cape, la sagesse, ce n'est pas pour tout de suite...

~

-Gabriel, pour l'amour des dieux, pesta Sacha Sageplume, calme-toi !

Le capitaine de la garde cessa ses vas-et-viens nerveux et se planta à la fenêtre, les mains dans le dos.

-Me calmer, grommela-t-il, me calmer... Alors que mon prince se trouve quelque part, hors de ma portée, réduit à lui seul... Ce n'est qu'un gamin, Sacha ! Et je ne peux même pas le protéger...

L'inquiétude et la culpabilité lui avait fait oublier pour un temps sa timidité envers la première ministre, qu'il avait rejoint dans l'après-midi pour lui apporter lui-même la nouvelle de la disparition du prince. Il avait aussi remis sa lettre de démission, qu'elle avait, bien entendu, refusé net.

Il avait galopé ventre à terre vers le château, dans le fol espoir qu'on y aurait des nouvelles du prince. Ses éventuels kidnappeurs y avaient peut-être envoyé une rançon... Mais cela faisait presque deux jours... Deux jours entiers... Il avait pu se passer n'importe quoi.

-C'est ma faute, soupira-t-il. J'aurais dû faire plus attention. J'aurais dû...

-Gabriel Clairépée, le coupa froidement Sacha, cesse de parler inutilement. Les regrets n'avanceront rien.

-Oui, bien sûr... répondit le capitaine, piteux. Mais l'inaction me tue.

-Tu sais bien que c'est ici que tu es le plus utile, rétorqua la ministre, pour coordonner tes hommes et concentrer les informations.

-Je sais, je sais, soupira Gabriel en s'asseyant sur le bord de la fenêtre. J'ai juste... Je n'ai pas la même nature que toi, Sacha... Je... Je ne suis pas aussi fort.

Tout en parlant, il fixait ses paumes ouvertes, sur ses genoux, sans oser relever les yeux. Et, soudain, deux petites mains délicieusement potelés se glissèrent dans les siennes. Sacha s'était agenouillée devant lui et lui souriait gentiment. Le cœur du capitaine fit un arrêt total, suivit d'un redémarrage catastrophique qui l'envoya s'écraser contre sa cage thoracique, expulsant d'un coup tout l'air de ses poumons.

-Dis l'homme capable de pourfendre cinquante soldats sur un champ de bataille, répliqua Sacha, juste parce qu'il a cru voir un homme qui ressemblait à son prince acculé par l'ennemi.

-Mais ce n'était même pas lui...

-Ça n'enlève rien à l'exploit, Gabriel. Tu as la force d'un torrent : lorsque tu t'emportes, il est vain de chercher à t'arrêter, tu balaies tous les obstacles. C'est pour ça que tu es un aussi bon capitaine. Et c'est pour ça, aussi, que tu ne tiens pas en place : on ne saurait retenir l'eau qui gronde.

Le pauvre devint instantanément cramoisie devant un tel compliment.

-Mais toi... Toi tu as la force des montagnes, parvint-il enfin à dire. Rien ne peut t'ébranler...

Attiré par son visage comme par un aimant, il plongea ses yeux brillant d'admiration dans ceux de la ministre.

-J'ai l'impression que tu m'idéalises un peu, mon cher... répondit-elle en se rapprochant de lui.

-Je... bégaya l'autre. Je... Tu... Euh... Ah ?

-Combien de montagnes cache un feu secret ? Murmura-t-elle en s'approchant encore, amusée de voir le fier capitaine de la garde se liquéfier sous ses avances.

À cet instant, on frappa à la porte.

Sacha se releva en soupirant, sans laisser paraître son immense regret de voir la scène interrompue. Le capitaine inspira longuement, en essayant de décompresser, doucement, par paliers.

-Entrez, lança Sacha, derrière son bureau.

La porte s'ouvrit sur Celie, la ministre des finances. Gabriel lui lança un regard plein de haine. Elle venait d'interrompre ce qui aurait été le plus beau moment de sa vie. De toute façon, il ne l'avait jamais apprécié, celle-là. Ce n'était qu'une intrigante. Pas du tout la classe de Sacha (de toute façon, personne n'avait la classe de Sacha).

-Des nouvelles ? s'enquit aussitôt la première ministre.

-On a retrouvé des traces du prince, répondit aussitôt Celie.

Le capitaine sauta sur ses pieds, toute gravité retrouvée.

-Où ? Comment ? Quand ?

-Dans une cabane de berger, à l'orée de la Forêt Sombre, lui apprit l'autre sans lui accorder un regard. Une des broches qu'il portait le soir où il a disparu.

-LE BERGER ! rugit Gabriel en serrant la poignée de son épée. Je savais qu'il n'était pas net, celui-là ! Raaah si j'avais agit plus tôt... Mais je vais le retrouver... Je vais lui couper les oreilles... Et s'il a touché un cheveu du prince, je te me le...

La fin de sa phrase s'étrangla de rage, mais l'intention meurtrière était assez claire pour qu'il n'ait pas besoin de se répéter.

-Je viens avec toi, déclara Sacha d'un ton sans appel.

Gabriel hocha la tête et sortit de la pièce. Tout à sa colère, il ne remarqua pas le sourire satisfait de la ministre Celie.

Car, après tout, tant d'accidents pouvaient arriver dans une forêt qui avait déjà si mauvaise réputation...

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