CHAPITRE 5

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LÉNA


Si entrer dans le stade n'a pas posé plus de soucis que de raison, le quitter s'avère une autre paire de manches. Tout le monde semble pressé de partir et à la manière d'un essaim d'insectes affamés, s'agglutine en masse dans les sorties pas suffisamment larges. Nadia et moi patientons tranquillement en arrière, histoire d'éviter de nous retrouver écrasées gratuitement. Je possède déjà mon lot de douleurs avec lesquelles jongler, je n'éprouve nul besoin d'en rajouter.

— On ne va jamais réussir à s'endormir, dans un tel état d'excitation, commenté-je quand nous franchissons enfin la sortie.

— Qui a dit que nous allions nous coucher ?

Malicieuse, Nadia m'adresse un sourire qui voile mille intentions cachées.

— Il y a une grande soirée organisée dans la maison des Apocalypsis, pour fêter la victoire des White Lions.

— Comment le sais-tu ? Ils ont bien failli perdre la rencontre...

Nadia secoue son téléphone et me montre le profil Insta de Spotted Yale. Elle clique sur l'image de profil, un simple fond noir avec le nom du compte en fines lettres blanches, pour ouvrir la seule story disponible. Celle-ci indique exactement ce que ma coloc vient de me dévoiler.

— Il faut vraiment que tu t'abonnes, ajoute-t-elle. Si on veut profiter au maximum de notre vie sur le campus, on ne doit rater aucune info.

— Je n'ai pas très envie d'aller en soirée...

Le monde, l'alcool, la fièvre générale. C'est un environnement dans lequel il y a très peu de chance que je me sente à l'aise et puis, cela va à l'encontre de la conduite que je m'étais fixée. Celle-ci devait reposer sur l'isolement et la discrétion. Visiblement, mes plans n'auront pas mis longtemps à changer.

— Je ne te force à rien, reprend Nadia. Mais regarde, tu hésitais déjà pour le match et tu ne regrettes pas une seule seconde. Rien ne nous oblige à passer la nuit là-bas. On peut faire un saut et rester une petite heure, déjà...

Hésitante, je finis par prendre le problème dans l'autre sens. Si la discrétion ne peut pas faire de mal, l'isolement lui, n'a pas vraiment prouvé son efficacité. Ai-je sincèrement envie de regagner ma chambre sur le campus, avec l'effervescence qui bat encore son plein ?

Étrangement, un autre argument teinté de bleu s'impose à mon esprit et achève de me convaincre.

— OK pour une heure, capitulé-je. Mais pas d'alcool pour moi.

Nadia lève les mains en l'air en signe d'innocence.

— Ça me va ! Si ça t'inquiète, sache que le premier qui te force à picoler, je lui pète les dents.

Sa remarque m'arrache un petit rire puis un détail me revient en tête.

— Attends une seconde ! Tu savais qu'il allait y avoir une soirée, pas vrai ? C'est pour ça que tu as vérifié ma tenue avant de partir.

Elle glisse sa bouche de côté, gênée.

— Coupable ! admet-elle. Enfin, j'espérais qu'il allait y avoir une soirée, pour la nuance. Si jamais le match s'était soldé par une défaite, l'ambiance n'aurait pas été la même.

Ma coloc fouille dans son sac à main et en sort un mascara Chanel, dont la marque d'origine française m'interpelle.

— Ce ne serait pas mon mascara ? demandé-je intriguée.

— Exactement ! Je l'ai emporté au cas où, pendant que tu te changeais. Si j'ai bien compris, tu n'es pas très make up mais les yeux c'est ton truc.

Nadia avait donc tout prévu, maligne qu'elle est.

— Effectivement. Quelle bonne oreille tu es !

Elle exécute des moulinets avec son poignet dans une révérence très royauté française du dix-septième, puis elle demande :

— Alors, tu veux en mettre ?

Je secoue doucement la tête, aussi effarée qu'amusée d'être tombée dans un piège aussi bénin.

— Allez, donne-moi ça, concédé-je.

Nadia pousse un cri de jubilation puis me tend mon tube noir scindé uniquement d'une bande dorée. Elle sort ensuite un miroir de poche de son sac puis me le tient fermement tandis que j'essaie de mettre en valeur mes iris noisette. Ce soir, c'est la teinte que je leur prêterais, comme tout le reste de la semaine. J'aime mieux quand ils paraissent plus verts, mais je n'ai pas le contrôle là-dessus.

J'en profite pour vérifier l'état de mes longs cheveux noirs, toujours à peu près lisses. Mes origines partiellement asiatiques, du côté de ma mère m'ont donné cette nature capillaire qui me convient. Quand j'étais plus jeune, j'aurais voulu être blonde et frisée, mais je crois qu'on désire toujours ce que l'on n'a pas. Surtout en pleine crise d'adolescence. Une partie de moi s'est réconciliée avec mon physique, l'autre lutte toujours pour diverses raisons...

— Terminé, conclus-je avant de me perdre dans les méandres de mon esprit. On peut y aller !

Bras dessus, bras dessous, nous empruntons la direction qui mène à la maison de la fraternité la plus en vogue du campus. Maintenant que j'y songe, ce n'est pas étonnant que la victoire y soit célébrée, puisque les membres d'Apocalypsis sont pour la plupart des joueurs de l'équipe.

Alors que nous marchons sous un ciel ombragé qui a emprunté des nuances nocturnes plus rapidement que la veille, Nadia est intarissable sur le match. Elle me réexplique chacune des actions décisives, comme si je n'en avais pas été témoin moi-même.

— J'étais là, tu sais, raillé-je.

— Mais c'était tellement dingue !!

— Si ton père te voyait, lui aussi se demanderait ce qui t'a fait changer d'avis sur le lacrosse, renchéris-je toujours sur le ton de l'humour.

— Il n'est pas dupe. Lui-même a pratiqué dans sa jeunesse et c'est comme ça qu'il a rencontré ma mère.

Elle se lance à présent dans le récit du grand amour qui s'est abattu sur ses parents. Kristin, sa mère donnait des cours de tutorat pour aider les étudiants en difficulté à se remettre au niveau pour ne pas rater ses modules. Son père l'a abordée à la bibliothèque pour lui demander un coup de main pour son cours de gestion du capital.

— C'était un prétexte bidon, tu penses bien. Il se moquait éperdument de ses études, tout ce qui l'intéressait, c'était de choper le numéro de ma mère. Je peux te dire qu'elle l'a fait ramer pendant des semaines.

— Et finalement, il s'est accroché.

Nadia acquiesce.

— Non seulement ils sont toujours ensemble aujourd'hui, mais en plus mon père a abandonné toute idée de faire carrière dans le lacrosse pour se concentrer sur ses études d'économie.

— Apparemment, ça a payé pour lui si aujourd'hui il est à la tête de sa propre boîte.

— Je ne suis pas certaine qu'il s'éclate dans ce qu'il fait, mais au moins il a mis sa famille à l'abri, c'est une certitude.

Arrivées dans la rue où se situent les deux maisons devant lesquelles nous nous sommes arrêtées le week-end dernier, nous nous retrouvons mêlées à une sacrée cohue. La musique qui s'échappe à travers les fenêtres ouvertes résonne et annonce les festivités.

— Tu crois que tout ce beau monde va passer dans la maison ? crié-je pour que ma coloc m'entende.

Elle grimace.

— J'en doute.

Toujours accrochées l'une à l'autre, nous progressons en scindant la foule, tout en prenant garde à nos pieds. J'ai déjà suffisamment été accusée de maladresse pour en plus m'en rajouter.

Nous arrivons finalement sans encombre à l'allée devant la maison des Apocalypsis. Quand nous gravissons les marches pour rejoindre le sommet du perron, la porte s'ouvre brusquement sur un type ivre mort qui titube et se cogne contre un des gros piliers blancs. Visiblement pas effarouché par le choc, malgré sa brutalité, il descend les escaliers en réussissant la prouesse de ne pas se vautrer, un gobelet rouge à la main.

— Les clichés ne mentaient au moins pas sur ça, commenté-je. Vos soirées ne sont pas à prendre à la rigolade.

— Et encore, tu n'as rien vu...

Quand nous passons le seuil de l'entrée, je me rappelle que l'âge pour boire de l'alcool est plus élevé ici qu'en France. Ainsi, moi-même je n'ai pas le droit d'en consommer, pas plus que ma coloc et la plupart des gens ici, je suppose.

— Un conseil, si tu aperçois un uniforme bleu ou que tu entends une sirène, cours ! me glisse Nadia. Au pire, on se retrouverait dans la chambre.

— De toute façon, je ne compte pas boire.

— Tu crois vraiment que les flics feront au cas par cas ?

N'ayant rien à dire pour contrer cet argument, je me focalise sur la fête qui bat son plein. Un petit hall donne immédiatement sur un vieil escalier en bois qui se perd à l'étage. À droite, un accès vers une cuisine si bondée qu'il est impossible d'espérer y mettre un pied. À gauche, une salle comprenant un billard et un baby-foot, ainsi que la sono qui diffuse la musique à fond.

— Allons voir par-là ! me lance Nadia.

Elle m'attrape par la main et contourne l'escalier pour traverser un long corridor qui distribue plusieurs salles. La superficie de l'habitation est tellement grande que je serais capable de me paumer en cherchant les toilettes. Nous atterrissons finalement dans la plus grande pièce que nous ayons croisée, à mi-chemin entre une salle à manger et un salon.

Dans un coin, plusieurs canapés et sofas sont à disposition. Un groupe semble jouer à un jeu de cartes sur une table basse. De l'autre, certains étudiants dansent, d'autres rient et boivent. Chacun semble faire son truc un peu dans son coin et jusqu'ici je n'ai pas croisé un seul visage familier.

— Je ne sais pas si nous sommes à notre place ici, glissé-je à l'oreille de Nadia. Je n'ai croisé personne de mes amphis.

— En général, les premières années ne sont pas conviés aux soirées.

— Donc on n'a pas le droit d'être là ? résumé-je.

— Exactement. C'est pour ça qu'on prend le gauche !

Je lève les yeux au ciel.

— Tu t'entendrais bien avec mon père, raillé-je. C'est son genre d'humour.

— Les parents m'adorent, en général. Sauf les miens...

Ses traits s'affaissent légèrement sur la dernière phrase mais elle se ressaisit immédiatement.

— Allons chercher à boire !

Elle disparaît dans la foule, me laissant seule à la merci de tous ces gens que je ne connais pas, pour ma toute première soirée américaine à laquelle je n'ai pas même l'autorisation de me trouver.

Formidable !

Alors que j'essaie de me faire toute petite pour ne pas gêner les déplacements des gens autour de moi, quelqu'un finit par me percuter.

— Eh ! grogné-je en reculant de plusieurs pas face à la violence de l'impact.

Je me retourne et découvre un visage familier. Des yeux bleus tirant presque sur le vert d'eau, de courts cheveux bruns, un visage de poupée dépourvu de défaut, le garçon ressemble comme deux gouttes d'eau au nouveau personnage de la saison quatre d'Élite. Vous savez, celui qui fiche la zizanie entre Ander et Omar. Son nom m'échappe...

Il mesure au moins un mètre quatre-vingt-dix et porte un marcel blanc près du corps qui dévoile sa musculature superbement tracée.

— Excuse-moi, me dit-il en plissant les yeux. Je ne t'avais pas vue...

Il me tend la main.

— Je m'appelle Romeo.

— Le numéro sept, c'est bien ça ?

Il arque un sourcil, visiblement étonné.

— Fan de lacrosse ?

— Je découvre, mais ça ne me déplait pas.

Romeo me détaille longuement puis soudain, une lueur s'allume dans son regard. Il ne fait aucun doute qu'il vient de me remettre.

— Oui c'est bien moi, la nana maladroite qui a fait tomber ses bouquins le premier jour.

— Je te reconnais, concède-t-il un sourire amusé au coin des lèvres. Tu as fait une sacrée impression auprès de Sacha.

— Je ne sais pas comment je dois le prendre.

— Pour être honnête, moi non plus. Il a beau être mon meilleur ami, personne n'a jamais vraiment réussi à le décoder. Ce mec est une énigme.

Intriguée, je me perds dans le souvenir de son regard pénétrant. Puis me reviennent en mémoire les tacles dépourvus de délicatesse auxquels j'ai eu droit. Il me semble que cette égalité entre nous doit trouver une issue. En ma faveur, j'y compte bien.

— Aucune énigme n'est insoluble, réponds-je distraitement.

— Bon courage avec celle-ci.

Nadia revient avec deux gobelets et m'en tends un. Par réflexe, j'hume le mien et retient un soupir de soulagement en reconnaissant l'odeur du coca. Je me sens rassurée de savoir que je peux compter sur ma coloc lorsque je lui dis quelque chose. Elle n'essaie pas de me pousser là où je ne veux pas aller.

— Salut, lance-t-elle à Romeo d'une voix moins assurée que d'ordinaire.

À nouveau, ce dernier se présente officiellement en tendant la main. Il a beau faire partie du fameux quatuor que tout le monde appelle les Four Wingmen of the Apocalypse, il ne se prend pas pour le roi du monde. Je le trouve plutôt abordable.

Après avoir entendu parler de cette dénomination par Nadia, j'ai aussi surpris plusieurs conversations au cours de la semaine, dans mes amphis. Apparemment, ces quatre garçons n'en finissent pas de faire parler d'eux et les adjectifs qui vont avec n'en tarissent pas.

« Beaux gosses », « coqueluches », « dieux vivants », « meilleurs partis de l'université » et j'en passe. Tout le monde ne semble avoir d'yeux que pour eux.

Pour ma part, malgré sa plastique parfaite et ses yeux hypnotisants, le premier m'a surtout tapé sur le système nerveux. Et le second s'avère assez sympathique ce qui me surprend. Je me demande ce qu'il en est des deux derniers.

— Qu'étudiez-vous à Yale, les filles ?

— L'archi, répond Nadia. Pas forcément de gaité de cœur... les parents.

Cette confidence m'étonne. Je pensais que le goût prononcé de Nadia pour le dessin l'avait conduite naturellement vers l'architecture. Peut-être qu'elle aurait souhaité faire autre chose, finalement. Sa famille semble la pousser dans d'étonnantes directions.

Romeo acquiesce à cette réponse, signe qu'il la comprend visiblement avant de se tourner vers moi.

— Littérature.

À nouveau, il hausse un sourcil et je note un rehaussement de la commissure de ses lèvres.

— Sacha aussi, c'est marrant.

L'emphase qu'il place sur ce mot me met un instant mal à l'aise, puis je me ressaisis. Il n'y a pas de raison d'être gênée, beaucoup de gens étudient ce domaine.

— Venez, les jeux sympas se passent par-là !

D'un signe de tête, il nous indique les canapés dans le coin de la pièce, puis tend les bras derrière notre dos — sans toutefois nous toucher, ce que j'apprécie — pour nous guider dans cette direction. Machinalement, je jette un œil à ma montre. Cela fait déjà vingt minutes que nous sommes ici, je n'en reviens pas.

Bien que ma résolution de ne pas rester plus d'une heure soit toujours bien présente dans mon esprit, je doute que nous réussissions à partir si vite.

Va pour deux, mais pas plus ! négocié-je avec ma conscience.

Romeo s'avance vers le groupe et nous présente :

— Voici Léna et Nadia. Elles sont nouvelles.

— Les premières années ne sont pas invités ! aboie une voix que je connais.

Face à nous, dans l'angle du canapé, lovée contre un Sacha étonné de me voir ici, se trouve Carrie, la présidente des AU-DAC-ES, la sororité qu'aimerait intégrer ma coloc.

J'accuse un pincement au cœur en découvrant cette pimbêche collée à la star de l'équipe de lacrosse. Toutefois, je me console en réalisant que lui ne semble pas lui rendre ses gestes tendres. Ils ressemblent plus à une moule et un rocher, qu'à un couple amoureux. Cette information m'apporte une satisfaction intense. Je ne sais pas pourquoi, mais c'est comme ça.

Ou peut-être que je le sais très bien et qu'il est plus simple de prétendre le contraire.

— On n'est pas obligées de rester, lancé-je en tournant la tête vers Nadia.

Celle-ci m'adresse un regard implorant du genre « tu ne joues pas en notre faveur, là ». Romeo intervient en lâchant un petit rire amusé.

— C'est ridicule, vous êtes les bienvenues les filles. Si Carrie veut faire la loi, je ne peux que l'inciter à retourner dans la maison d'à-côté, là où elle y est habilitée.

Toutes les conversations s'arrêtent et la plupart des visages affichent une mine à mi-chemin entre choc et hilarité.

La blonde serre la mâchoire si fort que ses dents menacent de se déchausser de sa gencive. Elle relève le menton en signe d'affront mais conserve finalement le silence, vaincue.

Pendant ce temps, Sacha ne cesse de me fixer de son regard insistant, pénétrant, bouleversant. En proie à un malaise soudain, je me retiens de ne pas m'agripper au dossier du canapé le plus proche, pour ne pas montrer que ça me touche. Pas un instant il n'a cherché à se mêler de ce conflit, trop occupé à me détailler de la tête aux pieds. Pour dissiper la gêne, je me décide à intervenir :

— Ça ne t'embête pas de mater aussi lourdement avec ta copine, à côté ?

Le groupe ouvre de grands yeux ronds, Nadia et Romeo en tête de liste. Même Carrie semble sur le cul de me voir attaquer frontalement.

Seul Sacha n'a absolument pas réagi. L'intensité de ses prunelles ne faiblit pas un instant alors qu'elles continuent de me bousculer par leur indiscrétion. Une partie de moi hait le poids de cette inspection visuelle, l'autre savoure chaque seconde de cette caresse à distance sur la moindre parcelle de ma peau.

— Carrie n'est pas ma copine, rectifie-t-il d'un ton calme mais dépourvu d'objections.

— Donc tu admets que tu me matais ? poursuis-je du tac-au-tac.

Étant donné qu'il n'a corrigé qu'une seule de mes deux affirmations, il a forcément confirmé l'autre en l'ignorant proprement.

Tout le monde retient son souffle autour de nous, l'oxygène semblant devenu extrêmement rare depuis le coup d'envoi de la première pique.

Sacha continue longuement de m'observer. Son charme magnétique me met vraiment mal à l'aise alors que lui ne semble pas le moins du monde sensible à cette émotion. Confiant, il ne se laisse chavirer par aucune situation, comme s'il était toujours prêt à tout, surtout à l'improbable. Je me demande à quoi ressemble sa vie pour qu'il se soit construit de cette manière. Pas sûre qu'un environnement sain pousse une personne à savoir réagir en toutes circonstances.

Puis, finalement, le bord de ses lèvres s'étire en un sourire espiègle. Aucun mot ne franchit le seuil de ses lèvres charnues dont le simple mouvement se grave si profondément dans mon esprit que je risque de les croiser à nouveau dans mes songes.

— Installez-vous, les filles, reprend Romeo pour dissiper l'embarras général de cette conversation aux allures privées, dispensée en public. PJ, pousse-toi !

Un garçon de taille moyenne, aux cheveux blonds, se décale sur le large fauteuil pour laisser une ouverture. Si j'ai bien compris, il s'agit du frère du grand brun qui nous a accueillies et un membre éminent des fameux Wingmen of the Apocalypse. Malgré leur lien de sang, ils ne présentent pas la moindre ressemblance physique, ce qui me saute immédiatement aux yeux.

Nadia ne se fait pas prier pour s'installer près de lui. À sa manière, ce garçon aussi possède un physique à faire tourner les têtes.

— Caleb, tu pourrais aussi te décaler. T'es affalé comme un ours, là ! lance PJ à un type au look plutôt débraillé, les cheveux en pagaille, des vêtements présentant quelques trous.

Il passe une main dans sa tignasse châtain et rebelle puis s'installe convenablement, me permettant d'obtenir un espace sur le canapé, pile en face de Sacha. Comme par hasard. Je surprends un échange de regards chargés de sous-entendus entre les quatre mecs qui forment le quatuor le plus célèbre de la fac.

— C'est quoi ce délire de Wingmen of the Apocalypse ? demandé-je déterminée à lâcher un pavé dans la mare.

Toute volonté de discrétion a déserté mon esprit. Maintenant que j'ai décidé de me mêler à la foule pour oublier mon trouble intérieur, en m'assommant de musique assourdissante et d'une multitude de voix différentes pour faire taire mon cri intérieur, autant y aller jusqu'au bout. À la base, je ne suis pas réputée pour avoir ma langue dans ma poche. Je ne dirais pas non plus que je suis grande gueule. Avec les années, j'ai vite compris qu'il fallait savoir quand se taire et quand l'ouvrir.

Bien sûr, je commets encore souvent des erreurs de ce type, mais je ne me perçois pas comme omniprésente, comme certaines personnes qui cherchent à tout prix à prendre toute la place et à attirer la lumière sur elles en permanence.

— T'as pas froid aux yeux, toi, commente Caleb en haussant les sourcils si haut qu'ils se perdent dans sa chevelure.

Contrairement à ses trois potes, lui n'est pas très souriant. Ce n'est peut-être pas sa soirée, en tout cas, il donne l'impression de porter toute la misère du monde sur ses épaules. Cela dit, lui ne se cache pas au moins, contrairement à moi qui m'étouffe dans ma propre hypocrisie en jouant la forte tête alors que mon âme est en pleine mortification depuis des semaines. Prétendre que tout va bien est-il un premier pas vers le chemin de la guérison ?

Telle est la question.

— Qui lui explique ? demande PJ qui semble être le plus relax de tous.

Romeo, les bras croisés, assis sur l'accoudoir du canapé où je suis installée jette légèrement le menton vers son pote en face.

— Sacha va se dévouer, pas vrai ?

L'intéressé remet en place ses deux mèches de cheveux volumineuses, qui retombent des deux côtés de son visage. Entre son teint hâlé, l'obscurité de sa crinière et la clarté aveuglante de ses yeux, ce mec semble tout droit tombé du Paradis, rejeté par les anges. J'ai du mal à poser le regard sur lui sans craindre de finir aveuglée par sa beauté.

Sa langue passe lentement sous ses incisives supérieures, tandis qu'il continue de m'observer comme s'il me découvrait pour la première fois. Bien que l'embarras soit de plus en plus intense, j'ai décidé de ne plus détourner l'attention. Je m'ancre à ses iris et ne capitulerai pas tant que lui non plus.

Pour appuyer mon assurance, j'aspire une gorgée de coca dans mon gobelet, d'un geste arrogant. Un mot que Sacha maîtrise comme personne.

— Comme chacun le sait, notre fraternité s'appelle Apocalypsis, rappelle-t-il. Quelqu'un a trouvé drôle de nous appeler les quatre cavaliers, l'année dernière au cours d'une soirée bien arrosée après la victoire de l'équipe, contre l'université de Northwestern.

Il se tourne vers PJ et Romeo, puis leur lance :

— Une victoire mémorable, si je peux me permettre.

Les deux éclatent de rire et opinent du chef.

— Leur gardien était une vraie passoire, explique le brun à mes côtés. On aurait joué contre le vent qu'on n'aurait pas vu la différence.

— PJ, Romeo, Caleb et moi sommes inséparables, reprend Sacha d'un ton toujours aussi calme comme s'il récitait un cours. Autant sur le terrain, qu'en dehors. Notre réputation de...

Il s'arrête un instant, semblant chercher le mot adéquat, puis après avoir esquissé l'ombre d'un rictus en coin, il reprend :

— ... dragueurs s'est vite répandue comme une traînée de poudre sur le campus. Une nana nous a accusés de nous appuyer les uns sur les autres, pour réussir à séduire les personnes qui nous intéressaient. C'est comme ça que le mot « wingmen » s'est substitué à « horsemen ».

— Ça nous a tellement fait marrer qu'on a décidé d'en jouer, complète PJ hilare.

— Depuis, tout le monde nous appelle les quatre Wingmen of the Apocalypse.

— Pourfendeurs de ces dames, prenez garde, le quatuor infernal ne laisse pas grande chance aux autres, ironise Caleb.

— Tu connais toute l'histoire... conclut Sacha.

Puis d'une voix plus faible, sans cesser de me faire captive de ses joyaux azurins, il ajoute :

— ... enfin presque.

Il ajoute un clin d'œil que personne d'autre ne semble intercepter et j'accuse un frisson le long de mon échine. Ce type n'a vraiment pas son pareil pour me mettre dans tous mes états. Il est si... mystérieux. Je repense à ma conversation avec Romeo sur le fait qu'il représente une énigme. Aucune ne m'a résisté jusqu'ici, dans quelque domaine que ce soit. Et clairement, j'aime les challenges. Si quelqu'un doit réussir là où tout le monde a échoué, ce sera moi. Je m'en fixe l'objectif personnel.

Dans l'unique perspective de me créer du divertissement et de me distraire pour oublier mes tourments profonds, bien sûr.

— Bon, on se fait chier, là, soupire Carrie.

Visiblement, le manque d'attention à son égard semble l'agacer. Elle enroule son bras autour de celui de Sacha qui ne réagit pas. Je serre les dents, un peu irritée.

— Ça vous dit un bon vieux « action ou vérité » ? suggère-t-elle.

Tout le monde semble d'accord pour jouer. Honnêtement, je ne suis pas très à l'aise à ce sujet mais je garde mes inquiétudes pour moi. Je suis d'un naturel très franc, mais je ne suis pas la nana la plus courageuse du monde et ce jeu populaire me pousse extrêmement loin des limites de ma zone de confort.

Sacha se penche sur le bord du canapé, obligeant Carrie à le lâcher ce qui ne semble pas lui plaire. Pour ma part, je jubile tellement que mes lèvres s'étirent sans que j'aie le contrôle dessus.

— Je joue si Léna joue, déclare-t-il.

Ce mec a développé une sérieuse obsession avec moi. Pour quelle raison s'intéresse-t-il autant à ma personne ? Moi-même, je ne peux pas me prétendre indifférente à son charme angélique mais je ne cherche pas à me mettre en couple. Ce temps-là est révolu. Je cherche simplement à pousser cette attraction dans ses retranchements pour voir ce qui se cache véritablement derrière.

— Je ne comptais pas me défiler, assuré-je d'une voix maîtrisée.

Son sourire s'intensifie, dévoilant son impeccable dentition à la blancheur aussi éblouissante que le reste de son aura. Sa confiance en lui en impose tellement que je n'ai d'yeux que pour sa personne. Nous avons beau être une dizaine autour de cette table basse, c'est comme si nous nous trouvions en tête-à-tête.

— Bon, trêve de bavardages, coupe Carrie. Qui veut commencer ?

— Moi, intervient Caleb qui semble enfin se découvrir un intérêt pour ce qui se déroule autour de lui.

Avec beaucoup de désinvolture, mot qui semble mieux le caractériser qu'aucun autre, il se tourne vers une petite rousse discrète, installée sur un pouf.

— Alicia, lance-t-il. Action ou vérité ?

— Euh... vérité.

La pauvre semble extrêmement mal à l'aise. Elle me donne presque envie de m'installer à côté d'elle pour la rassurer et lui dire que nous pouvons faire front ensemble, contre ces quatre mecs qui en imposent. Je comprends mieux pourquoi leur réputation de Wingmen of the Apocalypse s'est autant installée dans le temps. Ce n'est pas juste pour la brillance du jeu de mot, qui, je dois le reconnaître, force le respect. C'est surtout pour la prestance collective qu'ils dégagent lorsqu'ils sont tous ensemble.

Je ne les côtoie pas depuis plus d'une demi-heure et moi-même je me sens subjuguée. Ces garçons sont différents des autres, chacun d'une manière qui lui est propre. À mon avis, je n'ai pas fini d'entendre parler d'eux.

— À quel âge as-tu perdu ta virginité ?

La violence de cette question dépourvue de la moindre notion de pudeur me cloue le bec. Le sol s'ouvre pratiquement sous mes pieds et je me sens reconnaissante d'être bien installée dans mon siège sinon j'en serais tombée à la renverse. D'ailleurs, Nadia qui buvait une gorgée de son verre, s'étouffe à moitié avec avant de se ressaisir. Nous échangeons un regard outré.

— J... je...

— Ne me dis pas que t'es encore pucelle ?! s'étonne Caleb avec un manque de tact absolument ahurissant.

Tout le monde éclate de rire autour de nous, même des gens qui ne font pas partie du jeu mais se contentent d'observer, debout derrière nous, à l'exception de Sacha, Romeo, Nadia et moi. J'aurais cru que PJ ne serait pas du genre à trouver ça amusant, comme quoi j'ai peut-être mal jugé son apparence très amicale. Visiblement, on peut être sympa sans avoir plus de trois neurones qui se battent en duel.

Le visage de la pauvre rousse répondant au prénom d'Alicia vire pivoine, tandis que j'interviens en sa faveur :

— Qu'est-ce que ça peut te faire ?!

Caleb croise mon regard et me foudroie sans le moindre ménagement. Je lui retourne sa véhémence sans faiblir.

— Si ça t'amuse de t'être fait dépuceler à l'arrière d'une vieille bagnole moche, au collège, par le premier laideron qui a accepté de tripoter ton radis, c'est ton problème. Certaines personnes prennent leur temps et à ce que je sache, ce n'est pas une course, si ?!

Désarçonné, son masque de confiance absolu se fissure tandis que les rires se changent en murmure choqué, puis en éclat de rire furieux.

— Comment elle t'a pulvérisé, mec ! s'exclame PJ hilare.

Bien qu'il m'ait déçu juste avant, j'apprécie qu'il enfonce le clou pour calmer son pote.

— Mon dépucelage s'est bien passé, dans un hôtel cinq étoiles, avec deux excellentes masseuses, quand j'étais au collège effectivement, je te remercie de l'intérêt que tu y portes. En revanche, à ta place je reverrais mes cours de botanique, car confondre un radis et une aubergine à notre âge, ça craint un peu.

Quelques rires accueillent sa répartie qui ne manque pas de solidité, toutefois il n'a pas su répondre aussitôt, ce qui l'a fait perdre en impact.

— Quelqu'un pourrait ouvrir la fenêtre ? m'écrié-je en attirant un maximum l'attention des étudiants autour de nous. L'ego de Caleb ne tiendra pas longtemps entre ces quatre murs.

À nouveau, une violente hilarité retentit tandis que le concerné contracte les mâchoires et se terre dans le silence, cette fois.

S'il y a bien une chose que je ne supporte pas dans ce monde, ce sont les gens qui s'attaquent à plus faible qu'eux. Surtout pour faire peser une pression débile imposée par la société, sur la manière dont ils doivent gérer leur sexualité. Il n'y a pas de règles à ce jeu-là. Chacun voit midi à sa porte et surtout, rien ne presse. Le tout, c'est de se sentir bien et prêt. Il faut faire fi de l'avis des cons, même si ce n'est pas toujours facile.

Quand je tourne la tête dans l'autre sens, Nadia lève légèrement son verre dans ma direction comme si elle voulait porter un toast, pour me féliciter d'avoir remis Caleb à sa place.

— Puisque madame est plus maligne que tout le monde, intervient-il finalement, action ou vérité ?

Je hausse les épaules puis, me sentant pousser des ailes après avoir été validée par la majorité, je me surprends à dire :

— Action !

Je regrette aussitôt ce que je viens de dire. Forcément, j'offre une occasion en or à cet abruti de se venger. Et vu son niveau de maturité, je m'attends forcément à une demande puérile.

— Tu choisis : embrasse Sacha ou colle-lui une gifle !

Le groupe se raidit, impatient de savoir quelle va être ma décision. Je m'attendais à une demande en ce sens, mais pas forcément à ce qu'il m'offre une alternative.

Je me penche par-dessus la table, pour m'approcher de Sacha, toujours assis sur le bord de son siège comme s'il se tenait prêt à partir en courant. À mesure que je m'approche de son visage, son regard gagne en intensité et mon courage s'érode. Mon cœur tambourine comme un beau diable et j'ai l'impression que je vais m'évanouir.

La pression de tous ces regards ne m'aide pas à être à l'aise non plus. Les jambes flageolantes, je continue à me pencher vers lui puis approche ma bouche de son oreille.

— Je n'aime pas la violence, murmuré-je.

Mon palpitant tombe dans mon estomac quand je prononce ces mots et je peine à croire que c'est bien moi qui viens de dire ça. Puis je dépose mes lèvres sur sa joue, peut-être un peu trop près des siennes de manière involontaire. Enfin je crois...

Je me rassois dans le canapé, un incendie irradiant dans mes joues alors que tout le monde crie :

— Ouuuuuh !

— Petite joueuse, j'ai dit embrasser, cela sous-entendait sur la bouche, persifle Caleb.

— Il fallait préciser, contré-je. Tu m'as laissé une ouverture, je l'ai saisie !

J'ajoute un haussement d'épaules, pour prétendre que tout cela me paraît naturel alors qu'à l'intérieur, je bous et j'ai l'impression que je vais exploser tant cette action m'a déstabilisée.

Enfin, j'observe la réaction de Sacha que je craignais jusqu'ici. Le sourire au coin de ses lèvres semble s'être intensifié, et il incline très brièvement la tête, comme pour saluer ma performance. Cette réaction achève de démolir l'assurance de mes jambes. Je vous jure que la prochaine fois que je me lève, elles seront aussi solides qu'un nuage de coton.

Une nuée de créatures ailées se déploient partout dans mon ventre tandis que j'évite soigneusement le regard de la star de l'équipe de lacrosse. Cela commence à devenir trop intense pour moi.

— À toi de demander, Léna, me lance Sacha.

Sa phrase sonne comme un appel et hypnotisée par le timbre grave de sa voix sensuelle, j'y réponds sans réfléchir.

— Action ou vérité ?

— Action, bien sûr, répond-il comme s'il s'agissait de l'évidence même.

Ses lèvres charnues s'étirent encore un peu et dansent un ballet envoûtant qui me fait complètement perdre le sens des réalités. Toute volonté de contrôle partie en fumée, je me laisse entraîner par la fièvre du jeu et par l'effervescence environnante. Sans même considérer ce que je m'apprête à demander, ma voix s'élève :

— Embrasse la fille que tu trouves la plus belle !

Attendez, pause ! Est-ce que je viens vraiment de demander ça ?

OH MON DIEU !

Qu'est-ce qui ne va pas chez moi ? Je suis complètement cinglée... ou sous le charme. Ce qui n'est pas forcément mieux.

Sacha se lève avec toute la lenteur du monde et mon cœur accélère. Il bat à présent tellement fort dans ma poitrine qu'il menace de la déchirer et d'assommer tout le monde autour de moi.

Puis brusquement, il se rassoit, attrape fermement le menton de Carrie et lui roule une pelle à en faire pâlir les plus pudiques. Leurs langues se mélangent sous nos yeux dans un spectacle qui fait remonter la bile le long de mon œsophage.

Brusquement, tout en moi s'embrase et je sens une fureur incontrôlable prendre possession de moi. Avant de perdre le contrôle et de commettre l'irréparable, je bondis sur mes pieds, mes jambes ayant repris de l'assurance avec la colère puis je me casse de là.

— Léna, attends !

La voix de Nadia résonne dans mon dos mais je l'ignore. Je vois rouge et si je ne sors pas d'ici, je vais céder à un acte de violence que je vais regretter. Il faut que je prenne l'air !

Une fois dehors, je ralentis un peu la cadence et je sens une main se poser sur mon épaule. Je reconnais le visage de ma coloc.

— Eh... désolée, murmure-t-elle.

Je hausse les épaules, comme s'il y avait vraiment de quoi se sentir désolée pour moi. Au fond, je l'ai bien cherché à jouer à la dure comme ça. Évidemment, les quatre Wingmen of the Apocalypse n'ont pas obtenu ce titre pérenne en agissant comme des gentils garçons. Ma naïveté me perdra.

— Quelle conne j'ai été... maugrée-je.

C'est décidé : Sacha Dalgaard vient officiellement de devenir l'ennemi public numéro un. Il s'est bien foutu de ma gueule mais il va payer pour ça.

Je vais le démolir.


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