CHAPITRE 4

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LÉNA


Sur la pause de midi, je profite d'une éclaircie agréable pour rejoindre Nadia sur la pelouse verdoyante, au milieu des bâtiments principaux de l'université. Celle-ci m'attend, installée sur une sorte de grande foutah, quelques petits mets posés dessus.

— J'ai eu le temps d'acheter deux trois trucs avant de me poser, m'explique-t-elle.

Elle a calé ses lunettes sur sa tête, bloquant des mèches de cheveux en arrière. J'ai remarqué qu'à la moindre occasion où elle n'est pas obligée de les mettre, elle les retire.

— J'ai pris des tomates cerises, du concombre, de l'ail et fines herbes...

Elle continue de me lister toutes les choses qu'elle a achetées et un seul commentaire me vient en tête, au terme de son énumération.

— Tu as prévu de nourrir toute la fac ?

Nous partageons un sourire amusé, même si le mien fane rapidement.

— Sers-toi !

Bien que mon appétit ne soit pas au beau fixe, je grignote tout en écoutant ma coloc me raconter sa matinée. Parfois, je décroche, toujours pour les mêmes raisons et cela m'agace tellement que je m'imagine en train de chiffonner la tête de monsieur l'arrogant comme une vulgaire boule de papier pour le jeter dans une corbeille, hors de mon cerveau. Bien sûr, si c'était aussi simple, ça se saurait...

— Bref, un peu compliqué. Surtout les notions de perspective sur lesquelles j'ai quelques lacunes. J'ai beaucoup travaillé pour compenser mais les premiers cours m'ont grandement incitée à passer du temps à la bibliothèque. Dès demain !

— Tu ne veux pas commencer aujourd'hui ?

Elle secoue la tête.

— Les pré-sélections pour intégrer les AU-DAC-ES ont lieu ce soir.

Je fronce les sourcils.

— Il me semblait avoir entendu jeudi.

— Apparemment, Carrie Stevens adore donner une fausse première date pour dissuader les moins déterminées à se présenter. Je l'ai appris par une fille dans mon cours de cartographie du changement climatique.

— T'as vraiment un cours qui s'appelle comme ça ?

— Et ce n'est pas le plus intéressant, soupire Nadia. Bref, assez parlé de moi. Comment s'est passée ta première matinée ?

À nouveau, le garçon au teint hâlé me revient en tête. J'ai beau tout entreprendre pour le chasser de là, rien ne fonctionne. C'est comme s'il avait tatoué son empreinte sous mes paupières à l'encre indélébile, pour s'assurer que je ne l'oublie pas. Avec des manières aussi désobligeantes, cela ne risque pas.

Sur le point de parler de lui, je me ravise finalement. Sans bien savoir pourquoi, je ne souhaite pas partager ce moment à voix haute. Peut-être parce que c'était embarrassant ? Ou parce que ce que je ressens est un peu plus en demi-teinte que ce que j'aimerais croire...

— Rien à signaler, réponds-je finalement. Les cours sont assez durs à suivre et je vais devoir investir dans un ordi portable, sinon je ne m'en sortirai jamais.

— Tu n'as pas d'ordi ? s'étonne Nadia. Mais comment tu survis sans ?

— Mon iPhone et mon iPad m'ont toujours suffi. Là, je vois bien que je galère sur la prise de notes. Je vais en parler à mes parents...

Une partie de moi espérait ne pas avoir à les appeler trop rapidement. La conversation de samedi s'est avérée assez douloureuse. Si mon père parvient à ne pas trop mal donner le change pour avancer vers l'avenir, ma mère pose toujours le même regard sur moi. Celui auquel j'ai eu le droit tout le mois d'août. Celui qu'on réserve à une petite chose fragile qui ne nous inspire rien d'autre que la pitié. Elle ne se rend pas compte d'à quel point c'est déchirant pour moi d'en supporter le poids.

— J'ai un peu soif, admets-je. Je vais aller nous chercher des boissons. Tu veux quelque chose ?

— Un jus de fruit.

En tâchant de ne rien renverser, je me lève puis traverse à grands pas la distance qui me sépare du hall le plus proche. Des distributeurs ont été placés partout dans cette université et c'est une véritable aubaine. Je dédaigne la machine proposant des boissons chaudes, au profit des fraîches. Je vérifie plusieurs fois mes billets, ayant du mal à me familiariser avec les dollars. Quand on a connu une devise toute sa vie, ce n'est pas si évident d'en apprivoiser une autre. D'autant que l'euro fonctionne énormément avec les pièces pour de petits achats, alors que les Américains possèdent même des billets d'un dollar. Cela m'a beaucoup surpris quand je l'ai appris mais je suppose que c'est une simple question d'habitude.

Je glisse le premier dans la fente prévue à cet effet puis presse les trois boutons formant le code pour obtenir un jus de fruit. Le bruit de chute m'informe de la réussite de l'opération. Je réitère alors en insérant un nouveau billet or celui-ci, un peu froissé se bloque dans la fente, glisse puis plane doucement jusqu'au sol.

Avant que j'aie le temps de le ramasser, des doigts à la peau presque caramel se referment dessus et me le tendent.

— Décidément, l'adresse n'est pas ton fort, commente une voix rauque qui me fait me raidir.

Face à moi se tient à nouveau le grand brun ténébreux, à l'allure de mannequin. La gêne laisse rapidement place à l'agacement qu'il me provoque.

— L'université est suffisamment grande pour qu'on ne se croise jamais, commenté-je. Deux fois dans la même journée, je vais finir par croire que tu me suis.

Je tends la main pour attraper mon argent mais quand mon pouce et mon index se referment dessus, l'autre raffermit sa prise.

— Tout le monde se réunit ici le midi, réplique-t-il en enfonçant son regard droit dans le mien.

Quelque chose dans cette étendue bleu clair me chavire complètement. Mes convictions s'ébranlent, mes certitudes s'évanouissent. Ce garçon déclenche les réactions les plus étranges chez moi. Un peu paumée, je me concentre sur la seule émotion dont je sois sûre : la colère.

— Ça t'ennuierait de me rendre mon billet ? demandé-je sèchement.

— Ça dépend ! T'as prévu de venir au match, samedi soir ?

Première nouvelle, j'apprends qu'un événement aura lieu ce week-end.

— Tu ne crois pas qu'il serait de bon ton de te présenter, avant d'essayer de me draguer ?

Ma réplique me paraît un peu brutale, après coup. J'ai simplement réagi du tac-au-tac, sans trop réfléchir.

Le grand brun éclate d'un rire franc et redresse l'anse de son sac à dos sur son épaule.

— Te draguer ? Tu pensais peut-être que j'allais t'inviter à ce fameux match ?

Je hausse un sourcil, désarçonnée.

— Euh...

Aucun autre son ne sort. Que répondre à cela ? Tous les voyants indiquaient que c'est précisément ce qu'il s'apprêtait à me demander, non ?

— Ah les nouveaux, soupire-t-il avec condescendance. Sache que les gradins sont ouverts au public, aucune invitation n'est nécessaire. Si je te demandais ça, c'était simplement pour te mettre en garde de bien choisir ta place. Avec ta maladresse chronique et ton manque de chance pathologique, à ta place, je ne m'installerais pas au premier rang.

Il lâche brutalement le billet et j'opère un mouvement de recul non anticipé, tant je continuais à tirer dessus sans même m'en rendre compte.

— Une balle dans la tête est si vite arrivée. Il ne faudrait pas abîmer ce joli minois... murmure-t-il en ajoutant un clin d'œil.

Sans autre forme de procès, il tourne les talons. Seule et pantelante de cette nouvelle altercation, je reste comme une idiote à observer le mouvement de son cul parfait s'éloigner.

Qu'est-ce qui me prend de mater un connard pareil, moi ?!

Je lisse du mieux que je peux mon billet afin de l'insérer dans la fente. Cette fois-ci la machine l'aspire. D'un geste hagard, je compose les trois chiffres pour demander un coca zéro puis j'attends, perdue dans mes pensées.

Pourquoi ce type prend-il autant de plaisir à venir me titiller ? Je ne me rappelle pas avoir déposé un dossier au service « relou collant à votre service afin de pourrir votre journée ». Comme tous les gros cons prétentieux et sexy dans son genre, il doit avoir à cœur de se trouver un sous-fifre chaque nouvelle année de sa scolarité. Manque de pot pour lui, je ne compte pas me laisser faire.

L'idée d'éviter tous les endroits où je suis certaine de le croiser m'effleure bien l'esprit, mais je la rejette. Pas question de m'écraser et d'accepter le statut de victime. Il veut jouer au bourreau, alors nous serons deux. Je vais lui montrer de quel bois je me chauffe.

De retour à l'extérieur, je rejoins Nadia qui m'observe d'un air interloqué.

— Tu en as mis du temps.

— Je sais c'est juste cet imbécile de...

Je m'arrête net. À nouveau, je ressens la furieuse envie de garder pour moi ce qui vient de se passer, comme si cet épisode relevait de mon intimité. Pourtant, nous étions en public, il y a eu beaucoup de témoins de cette scène. Enfin, tout le monde a dû éperdument s'en moquer, continuant à vivre sa vie autour sans nous accorder la moindre attention, mais je me comprends.

— ... distributeur, achevé-je. Il ne voulait pas de mon billet. Tout a fini par rentrer dans l'ordre.

Nous ouvrons nos deux canettes et alors que Nadia s'apprête à boire une gorgée de la sienne, je l'interromps.

— Pas si vite !

Elle me jette un regard étonné.

— En France, quand on boit à plusieurs, alcool ou non, on trinque toujours. C'est notre version du toast mais avec un contact obligatoire !

Je lui montre exactement comment s'y prendre puis j'aspire une gorgée de mon soda. Les bulles me piquent la gorge et remontent jusqu'à mes yeux où brillent quelques larmes. En un battement de cil, elles disparaissent. S'il pouvait en être de même avec les souvenirs les plus douloureux, ma vie ne serait pas aussi... obscure.

— Quand vous êtes dix ou quinze, vous vous cognez avec chacun ?

Le verbe « cogner » me tire un sourire.

— On trinque tour à tour avec tout le monde oui. Et sans croiser, c'est la règle. Et il faut toujours boire avant de reposer son verre, sinon ça porte malheur.

Nadia ouvre de grands yeux ronds.

— Et moi qui trouvais mon cours de cartographie du changement climatique complexe, heureusement que je n'ai pas choisi d'étudier les coutumes françaises.

Sa remarque m'arrache un rire bref. Cette fois, mon hilarité n'est pas engourdie par l'angoisse mais surpassée par la contrariété. Qui que soit cet agaçant type aux yeux bleus qui a décidé de s'acharner sur moi, j'éprouve presque de la hâte à l'idée de le croiser pour le renvoyer dans les cordes. Il a peut-être remporté une manche lors de notre dernière joute oratoire, mais je n'ai pas dit mon dernier mot. Les scores sont actuellement à un partout et je ne compte pas laisser cette égalité s'éterniser.

Le reste de la semaine se déroule avec bien plus de calme. Malgré ma détermination à repasser par les deux endroits où j'ai croisé le mannequin aux deux neurones qui se battent en duel, à savoir un couloir et le hall où se trouvent plusieurs distributeurs, je ne l'ai pas revu. J'ai pourtant marché le plus fièrement possible, redressant les épaules et ne baissant pas les yeux, ce qui pour moi s'est avéré un exercice extrêmement difficile. Après m'être renfermée sur moi-même, accepter de me confronter de nouveau au monde est un déchirement de l'âme.

Douloureux, mais nécessaire.

Comme on dit, à quelque chose malheur est bon. Si le destin ne nous a pas remis sur la route l'un de l'autre, au moins je me suis battue contre moi-même pour mon propre bien. Alors que je sors lessivée de mon dernier cours de la semaine, grands courants de la littérature entre le dix-septième et le dix-neuvième siècle, je retourne dans ma chambre.

Nadia, installée sur son lit, feuillète tranquillement un magazine de mode, les pieds posés sur les barreaux qui ferment le lit en bas. En éventail, ils affichent de petites boules de coton dans chaque interstice et à l'odeur de dissolvant qui flotte dans la pièce, je comprends qu'elle s'est accordé un peu de temps pour elle-même.

Au pied du lit, une petite trousse beige ouverte laisse entrevoir différentes couleurs de vernis à ongles. L'arme du crime a été identifiée.

— Pendant que certains bossent, d'autres se la coulent douce, raillé-je en me laissant tomber sur mon lit.

— À qui le dis-tu ! s'exclame-t-elle toute guillerette. J'en profite parce que je sais que la roue va tourner.

Mon emploi du temps pour cette première semaine s'étendait du lundi au samedi après-midi inclus, ce qui explique pourquoi ma coloc se prend du bon temps pendant que mon cerveau fume à cause de la suractivité. La littérature a toujours été mon domaine de prédilection mais je n'imaginais pas à quel point les cours seraient aussi intenses, ici. Je comprends mieux pourquoi Yale est une université aussi prestigieuse.

En revanche, les deux semaines suivantes, mes week-ends seront libres. La rotation s'effectue d'une manière un peu complexe avec laquelle je vais devoir me familiariser.

— Je n'ai qu'une envie, me blottir sous mes couvertures, soupiré-je en fixant le plafond, la tête enfoncée dans mon oreiller.

— Pas trop longtemps alors, car nous sortons ce soir.

Interloquée, je tourne la tête vers Nadia, toujours plongée dans son magazine.

— Je n'ai jamais dit que je sortais.

— Tu n'as jamais dit que tu ne sortais pas, poursuite-elle maligne. Le premier match des White Lions a lieu ce soir. Toute la fac s'y rend, on ne peut pas y couper. C'est the place to be !!

M'apprêtant à refuser en bloc, pour me tenir à ma résolution de me faire oublier en venant ici, je songe au type qui me hante depuis des jours. Ses deux prunelles bleues ne me lâchent plus, gravées au fer rouge dans ma mémoire. D'après ses propres mots, il sera sur le terrain ce soir. Ce serait pour moi l'occasion de le revoir.

Pour le remettre à sa place, bien sûr. Pas du tout pour observer son divin fessier dans autre chose que le chino beige qu'il portait lundi.

Est-ce que j'ai vraiment retenu la couleur et la coupe exact du vêtement ?

Bon sang ! Ça ne tourne vraiment pas rond dans ma tête. Je passe du noir au blanc sans même considérer une seule seconde l'existence du gris. À force de virevolter d'un extrême à l'autre, je vais finir par m'effondrer et je le sais pertinemment. Mais trouver un équilibre reviendrait à prendre le taureau par les cornes.

Et je ne suis pas prête à affronter ce taureau là...

Je tourne la tête vers mon poster et observe le visage de mon idole, en pleine performance, un torrent d'émotions scintillant dans les yeux.

Que ferais-tu à ma place, Mylène ?

Toi qui a tant de fois rédigé de si jolis mots, posés sur de douces mélodies, sur les plus effroyables travers humains... année après année, tu as continué à prendre la plume pour défendre les âmes écorchées, laissées pour mortes dans le caniveau de la société. Un modèle de force et de bravoure. Le véritable parangon des victimes que l'on essaie de faire passer pour les coupables.

— OK ! articulé-je alors d'une voix couverte.

Je m'éclaircis la gorge, puis reprend plus assurée :

— Compte sur moi pour le match de ce soir.

Après tout, l'angoisse ne pourra pas plus me déchirer ici et le passé non plus. Il m'attendra au tournant quoi que j'entreprenne et après un long isolement, je découvre que la compagnie des autres, à laquelle je craignais sincèrement de me confronter à nouveau, peut m'aider. Elle me demande de prendre sur moi et d'accepter une part de douleur. Elle m'offre aussi un soulagement temporaire, un baume apaisant sur le sel de mes plaies.

Toute guillerette, Nadia s'assied sur le bord de son lit, manquant d'étaler son vernis n'importe comment. Elle vérifie chacun de ses orteils, puis une fois rassurée, elle me lance :

— Que je t'explique. Le lacrosse est un des sports les plus populaires aux Etats-Unis. Tu vas vite comprendre les subtilités sur le terrain, mais je peux au moins te balayer les grandes règles. En gros, chaque match dure quatre-vingts minutes, divisé en quatre quarts temps de vingt minutes. Cela varie selon les compétitions, parfois c'est soixante en quatre fois quinze.

Concentrée, j'essaie de retenir les informations qu'elle me donne. Bien que mon cerveau soit un peu ramolli par ma semaine de cours, toute nouvelle connaissance permet de me distraire, de me focaliser sur une donnée neutre.

— Il y a dix joueurs par équipe : un gardien, trois défenseurs, trois milieux de terrain et trois attaquants. Ils n'ont pas tous le même type de filet, selon leur poste. Celui des défenseurs est plus gros par exemple, pour mieux intercepter les passes tandis que celui des attaquants plus fins, faisant appel à leur précision pour marquer. Il y a un but de chaque côté. L'équipe qui comptabilise le plus de points à la fin remporte la rencontre.

Toutes ces explications empilées les unes après les autres me paraissent assez complexes à digérer. Aussi, je m'empare de mon iPad pour pousser les recherches.

— Ça ne t'ennuie pas si je cherche un visuel ? Je suis un peu paumée, là...

— T'inquiète ! Moi aussi j'avais du mal à comprendre, quand j'étais plus jeune. Mon père m'obligeait à regarder certains matchs et je trouvais ça interminable.

— Qu'est-ce qui t'a fait changer d'avis ? demandé-je en naviguant sur YouTube à la recherche d'une vidéo explicative.

— La tenue des joueurs est plutôt sexy quand elle est bien portée, minaude-t-elle.

J'incline la tête dans sa direction, surprenant son sourire malicieux. Je secoue négligemment la tête, amusée. Il y a bien longtemps que je n'ai pas eu de discussion aussi triviale sur un sujet aussi banal que les garçons. Disons même que... j'ai préféré le bannir de ma vie. Il m'est arrivé de penser qu'ils étaient tous des monstres, pendant quelques jours. Puis j'ai fini par réaliser que je ne pouvais pas mettre tout le monde dans le même panier, en imputant les erreurs d'un seul à un groupe entier.

— À quelle heure a lieu le match ?

— Dix-huit heures !

Soudain, je me redresse dans mon lit, ignorant presque la réponse à ma question.

— Au fait, comment s'est passée la présélection pour les AU-DAC-ES ?

Tout en retirant ses cotons les uns après les autres, Nadia m'explique :

— J'ai attendu devant la maison avec un petit groupe de nana pendant une heure, personne n'est venu nous trouver. Et ce n'est pas faute d'avoir sonné plusieurs fois. Je crois que Carrie et ses copines cherchent à nous tester.

— Carrie et ses laquais tu veux dire. Avec ses airs de petite cheffe, elle domine sa basse-cour d'une « main de fer », pour reprendre ses mots exacts. Tu es vraiment sûre de vouloir entrer dans une sororité ? Et surtout celle-ci ?

— Précisément celle-ci, insiste Nadia l'air un peu dépité. Beaucoup de grandes stars en sont sortie, je t'assure !

— Comme qui ? questionné-je surprise.

— Comme...

Ma coloc a un temps d'hésitation, puis elle se ressaisit très vite.

— ... Nicole Archey, Natalia Pam...

Des noms qui me sont parfaitement inconnus. Peut-être est-ce parce que je ne suis pas américaine, mais cette culture rayonne largement en France et je m'étonne de ne pas au moins les avoir entendus une fois ou deux.

— ... et Britney Spears.

— Britney Spears ? répété-je railleuse. Britney Spears est née dans le Mississippi et je doute qu'elle ait déjà mis les pieds dans le Connecticut.

— Bon j'ai peut-être exagéré, admet Nadia en grimaçant. L'essentiel est que je veux intégrer cette sororité, à tout prix. Ma mère compte sur moi.

Le sujet en revient à ses parents. La pression qu'ils laissent peser sur ses épaules est énorme et je me demande s'ils le réalisent. Elle semble prête à tout pour ne pas les décevoir et j'espère qu'elle ne le fera pas au détriment de son bien-être.

Une demi-heure avant le match, nous nous apprêtons à quitter notre chambre quand Nadia m'observe de la tête aux pieds.

— Tu y vas comme ça ?

— Comme ça, comment ? demandé-je désarçonnée.

— Ben...

Une main suspendue dans les airs, elle me fixe d'un air ennuyé en se mordillant l'intérieur de la joue.

— Ce n'est qu'un match de lacrosse, pas le défilé de la fashion week, reprends-je avant qu'elle n'approfondisse sa pensée.

Malgré ma réponse, je ne peux m'empêcher de baisser la tête vers mes propres fringues. Bien que ce jean ne soit pas le plus sublime qu'il m'ait été donné de voir, il épouse parfaitement la forme de mes longues jambes. Je n'ai pas beaucoup de hanches et il m'est arrivé de jalouser des copines qui possédaient la morphologie tant adulée de Kylie Jenner. Puis avec le temps, j'ai fini par mieux apprendre à aimer mon corps. Tout ça pour le détester à nouveau. C'est un cycle sans fin...

Quand mon réveil a sonné ce matin, j'ai hésité entre le balancer par la fenêtre et m'étouffer avec mon oreiller. En trouvant enfin la force de me lever, j'ai emprunté la première tenue que j'ai trouvée dans ma commode. Celle-ci se poursuit donc par un sweat-shirt noir, assez ample qui m'a tenu chaud dans mes différents amphithéâtres de la journée.

— Je te rappelle que les plus beaux mecs de la fac seront sur le terrain ce soir.

Je m'apprête à rétorquer mais elle lève un index pour m'en empêcher.

— Avant que tu ne dises quoi que ce soit, je n'ai jamais dit que nous cherchions tous le grand amour. Simplement, se mettre un peu en valeur ne fait de mal à personne. Après... je ne t'oblige à rien.

Je médite quelques instants sur ses mots, puis m'avoue vaincue. Une fouille plus intense dans mes tiroirs me permet de mettre la main sur un jean noir un peu moins banal que le bleu que je porte actuellement, ainsi qu'un pull marinière sophistiqué qui ne trompe personne sur mes origines. La Bretagne, ça vous gagne !

Je les enfile en vitesse, histoire de ne pas nous mettre en retard tandis que Nadia vaque à ses occupations. Elle vérifie la conclusion de ce changement, puis déclare :

— Eh ben voilà ! Tu es resplendissante. Et sans même faire d'efforts...

Elle soupire.

— Y a pas de justice.

Son compliment me réchauffe le cœur et à la fois, il me met mal à l'aise. D'autres mots gentils viennent en écho dans mon esprit et peu à peu, la toile de fond d'une tragédie trop proche revient s'immiscer en moi.

Pour dissiper le malaise, je glisse un rapide « merci », la bouche en coin et la gêne dessinée sur les traits.

— Tu ne te maquilles pas ? me demande-t-elle.

Je hausse les épaules.

— Rarement. Du mascara, la plupart du temps mais j'ai eu la flemme, ce matin.

Voyant son air mi-figue, mi-raisin, j'ajoute :

— Il y a peu de chance que les beaux gosses sur le terrain nous aperçoivent s'il y a du monde et en plus, vu la distance qui nous séparera, ils ne verront pas ce genre de détail.

Elle semble hésiter un instant, puis abandonne.

— Allons-y, on va être à la bourre sinon !

J'enfile rapidement mes Dr Martens, sans même y réfléchir. C'est marrant, elles se sont immédiatement imposées à mon esprit. Je me demande bien pourquoi...

Le stade se situe littéralement à l'autre bout du campus, sur un flanc accessible pour le public extérieur. Apparemment, la compétition inter-universités est plutôt sérieuse aux États-Unis, bien plus qu'en France, en tout cas. Ici, les billets se vendent même au public et un monde fou semble s'être donné rendez-vous pour la première rencontre.

— C'est un match amical, me précise Nadia. Nos White Lions affrontent les Falcons de Wesleyan.

Heureusement, la présence dans les gradins est gratuite pour les étudiants, ce qui m'arrange bien. Même si mes parents n'ont pas à se plaindre financièrement, ils ne m'ont jamais pourrie de fric. Ils ont toujours tenu à ce que je développe une réelle notion de l'argent, en me poussant à travailler dès mes quinze ans dans les champs des villages alentour.

Nous nous faufilons parmi la foule dense jusqu'à trouver des sièges plutôt pas mal, pour autant qu'une amatrice comme moi puisse en juger. Nous ne nous situons ni trop haut, ni trop bas et le soleil se couche dans notre dos, ce qui nous évitera de froncer les sourcils pendant une heure et demie. Les spectateurs en face de nous ont visiblement eu le réflexe d'emporter des lunettes de soleil, pour la majorité.

Un brouhaha intense s'élève déjà autour de la pelouse. Des centaines de conversations différentes qui se croisent sans posséder aucun lien entre elles. Un type un peu rondouillet et à l'étroit dans son maillot de sport passe entre les rangs, chargé d'un plateau dont les anses reposent sur ses épaules.

— Pop-corn, sucreries, soda ! Demandez ! Demandez !

Quand il passe près de nous, je sors un billet pour prendre deux gobelets de coca zéro.

— C'est ton truc, pas vrai ? me glisse Nadia après m'avoir remerciée.

— Rien n'a vraiment de saveur sans un bon coca zéro pour l'accompagner.

Elle m'adresse un sourire amusé puis se tient bien attentive tout à coup.

— Redresse-toi, les joueurs ne vont pas tarder à entrer en scène, m'indique-t-elle en m'attrapant fermement l'avant-bras.

Je tourne la tête vers le passage qu'ils sont censés emprunter. Je feins la même impatience que Nadia de m'abreuver du délicieux physique de chacun des sportifs qui s'apprêtent à fouler l'herbe sous leurs pieds, les cheveux dans le vent alors qu'en réalité je m'en moque. Je m'en moque car l'amour m'indiffère, la séduction me rebute et les sentiments me brisent. Voilà ce que je ressens au plus profond de moi-même.

Pourtant, si je suis totalement honnête, une pointe subtilement contradictoire s'élève au cœur de cette noirceur. Un faible brasillement anonyme émanant de deux joyaux azurins, propriété d'un garçon aussi diablement séduisant qu'hautement insolent, m'enveloppe de son indolente étreinte.

Tout à coup, mon cœur tombe lourdement dans mon ventre quand je le vois entrer en premier sur le terrain. Les épaules en arrière, la démarche assurée, le casque fièrement calé sous le bras, il avance tel un gladiateur dans l'arène, sous les applaudissements du public. Alors que mes mains se percutent sans que je m'en rende compte, il réalise un tour complet sur lui-même et l'espace d'une fugace seconde, j'ai l'impression qu'il m'aperçoit. Cela m'a semblé si furtif que le doute m'envahit.

Redescends de ton nuage, Léna ! Il y a bien trop de monde dans les gradins pour qu'il ait pu te reconnaître.

Puis, comme pour sortir de cette prison d'espoirs qui se sont immiscés si discrètement en moi que j'ai peine à croire à leur existence, je me remémore en quels termes ce mec m'a décrite. Moi, ma soi-disant « maladresse chronique » et mon « manque de chance pathologique » on l'emmerde profondément. Quel gros con !

Mon regard glisse subtilement de son maillot large qui dissimule efficacement la musculature de son torse, vers son short ample autour des cuisses mais moulant au niveau des fesses. Mes cheveux se dressent sur ma nuque.

Quel gros con sexy, n'empêche !

Je secoue la tête pour chasser cette rêverie insensée, puis je réalise que tous les joueurs se trouvent sur le terrain à présent. Je mémorise le numéro indiqué dans le dos de mon adversaire de joute privilégié. Le deux. Comme ça, s'il tombe ou qu'il se prend un coup de crosse dans les parties, je pourrai jubiler sans l'ombre d'un doute. Et au passage, tracer efficacement son divin fessier dans l'attente que le karma s'occupe de lui.

— Lui, m'indique Nadia qui semble avoir suivi le mouvement de mes yeux, c'est Sacha Dalgaard. Le capitaine de l'équipe. Il joue au poste d'attaquant.

Aussitôt, ce nom se grave en lettres d'or dans mon esprit, comme un feu d'artifice se découperait sur la toile sombre d'un firmament qui n'a plus vu le moindre rayon de soleil depuis trop longtemps.

— Il n'est pas en première année, je suppose, s'il est capitaine.

— Bien vu Sherlock ! Il commence sa deuxième.

À mon grand dam, de nouveaux arrivants intègrent les gradins et choisissent comme par hasard de se placer sur le rang devant nous. Malgré la hauteur de mon siège, le colosse qui s'installe tranquillement sous mon nez comme si je n'existais pas me bloque partiellement la vue.

Qu'ai-je fait au ciel pour mériter ça ?

Me voilà sûrement punie de mon manque d'honnêteté. Je ne voulais pas venir à l'origine et maintenant que mes iris ont agrippé le numéro deux, je maudis le type devant moi par tous les diables. S'il gêne à ce point ma visibilité, je vais tout rater du fes... hem ! Du match.

— Il fait partie des quatre Wingmen of the apocalypse, dont je te parlais l'autre jour.

J'ai eu le temps de faire mes petites recherches sur WordReference, application de dictionnaire multi-langues sans laquelle je ne survivrais pas dans ce pays. Ce terme que je n'avais encore jamais croisé nulle part signifie, pour ce que j'en ai retenu « pote de drague ». Différentes définitions s'avéraient possibles, mais vu les personnes concernées, je ne pense pas m'être trompée en statuant sur celle-ci dans le cas présent.

— Lui et ses trois meilleurs amis se sont surnommés comme ça, à la suite d'une plaisanterie en soirée.

— Tu as l'air bien renseignée pour une fille qui vient seulement d'arriver sur le campus. Tu es sûre que tu es bien en première année, toi ?

Nadia éclate de rire puis sort son téléphone portable. Elle se connecte sur Insta et me montre un profil intitulé Spotted Yale.

— Tous les ragots de l'Université s'y trouvent et tu peux remonter sur plusieurs années. Le compte a été ouvert il y a environ quatre ans. Je n'ignore rien de ce qui se trouve sur cette page !

Curieuse, je mémorise le nom pour aller effectuer mes petites recherches par la suite. Après tout, si Sacha entame sa deuxième année, il doit déjà exister des posts sur lui.

Nadia range son téléphone, puis reprend :

— Bref, pour résumer celui-là...

Elle me désigne le numéro sept.

— ... c'est Romeo et le huit, son frère, s'appelle PJ. Apparemment, personne ne connaît son véritable prénom, juste ses deux initiales...

Ses prunelles luisent d'une curiosité insatiable et je comprends que ce groupe de garçons ne la laisse pas indifférente.

— Et le quatrième ?

Nadia tombe de son nuage, son visage crayonnant une expression de naïveté touchante.

— C'est le numéro quatre, Caleb.

D'où je me trouve, j'ai bien du mal à discerner les traits de chacun mais je ne doute pas de les recroiser sur le campus. Maintenant que j'y repense, les quatre étaient ensemble quand une maladresse fulgurante a jeté son dévolu sur moi, dans le couloir en me rendant à mon premier cours de littérature comparée. Dans mon extrême embarras, je n'ai pas exactement eu le temps de les observer, pour être honnête.

— Ça y est, ça va commencer ! m'informe Nadia.

En effet, l'arbitre se place entre les deux capitaines, prêt à donner le coup d'envoi. Au retentissement du coup de sifflet, les actions s'enchaînent à une vitesse incroyable. Je ne sais même plus où donner de la tête, tellement tout se passe vite. Je tente tant bien que mal de suivre la balle mais les échanges se font si fréquents que j'en risque la névralgie cervico-brachiale.

À la fin du premier quart temps, je dois avouer qu'un mal de tête dont l'épicentre se situe au niveau de mon nerf optique commence à poindre.

— Alors ? me demande Nadia toujours aussi guillerette. Tu regrettes d'être venue ?

Son sourire s'étend d'un bout à l'autre de son visage, avec une simplicité rafraichissante. En cet instant, j'ai presque envie de remercier la vie d'avoir mis cette nana à la joie de vivre communicative sur ma route. Dommage que mes propres émotions ne soient pas réceptives... enfin, pas aussi réceptives qu'elles l'auraient été, il y a quelques mois.

Je m'arrête un instant sur ses iris marron.

— Merci, Nadia.

J'aimerais étoffer ma phrase et lui confier que je ne lui suis pas seulement reconnaissante de m'avoir traînée à ce match, mais surtout de m'aider à repousser les limites de ma zone de confort. Celle-ci s'est drastiquement rétrécie au point d'en devenir étouffante et la combattre un peu, bien que cela représente un prix teinté d'une douleur interne qui ne s'estompe jamais, me rend un fier service.

Elle hausse les épaules.

— Ce n'est rien. Tiens-toi prête, le deuxième quart-temps commence !

En effet, les joueurs ne tardent pas à reprendre la compétition sous les acclamations du public. Maintenant que je me suis mieux familiarisée avec le jeu, je m'intéresse un peu plus au score et je réalise que Yale perd à trois points près.

Malgré les vingt sportifs présents sur le terrain, je me surprends à suivre Sacha sans le moindre problème. Son charisme ne souffre en rien la distance et la foule alentour. C'est comme si j'étais obsédée par la grâce de ses mouvements agiles qui lui permettent d'ignorer les vents qui soufflent pour faire de cette étendue herbeuse son domaine. Au milieu de ses pairs, il sort du lot par sa prestance et l'impact de ses performances.

Quand l'arbitre siffle la fin du deuxième quart-temps, je réalise même que j'ai le cœur qui bat, comme si ma vie était en jeu. Je n'ai plus ressenti une telle adrénaline depuis longtemps et celle-ci s'oppose farouchement à l'engourdissement que je cherche à tout prix à fuir depuis qu'il s'est infiltré dans mon existence.

— Je vais nous chercher d'autres sodas, m'informe Nadia.

Elle quitte sa place tandis que je relâche ma colonne vertébrale. Pas évident de se pencher sans arrêt vers la gauche et la droite pour éviter l'imposant obstacle devant moi. J'ai bien espéré au départ qu'il décide, par une intervention divine, de changer de siège mais évidemment, cela ne s'est pas produit. Tant pis. J'avais presque fini par l'oublier ces dernières minutes, preuve qu'il ne m'empêche pas de profiter de ce spectacle inédit à mes yeux de novice.

Nadia revient juste à temps pour se rasseoir à côté de moi et me tendre un gobelet. J'ai remarqué qu'ici, le soda n'est pas délivré en canette ou en bouteille, mais directement via un réservoir dans le dos des types qui se baladent entre les rangées de sièges. Je les soupçonne de couper leurs boissons à l'eau, ce qui n'est pas sans me rappeler mes nombreuses excursions à McDo pour esquiver la cantine dégueu du lycée Jeanne d'Arc. Coup de pouce du destin, un fast-food à l'enseigne jaune se situait non loin, ce qui nous facilitait la tâche, avec mes amies.

— Ça a redémarré sur les chapeaux de roue, commente-t-elle en calant la paille entre ses lèvres pulpeuses.

Cette fois, j'ai un peu plus de mal à me mettre dans le quart temps. Je me surprends à rêvasser au passé, tout en esquivant la noirceur capable de me faire mettre un genou à terre. L'exercice n'est pas des plus faciles mais je m'en sors sans problème, quand soudain, une brise se déporte dans ma direction, amenant une odeur familière sous mes narines.

Bois de santal et fève de tonka.

Je reconnaîtrais cette senteur singulière entre mille, tant elle m'inflige les maux de ventre les plus douloureux. D'ailleurs, ma métaphore ne m'a jamais semblée aussi réelle, car mes tripes se tordent au point de devoir me plier sur le siège pour encaisser la sensation.

Une main se pose sur mon épaule. Je tressaille et me dégage d'un coup sec.

— Tout va bien ? me demande Nadia l'air abasourdi par ma réaction.

Tout se mélange dans ma tête. Que se passe-t-il ? Une véritable névralgie s'étend dans chacun des nerfs de mon abdomen et je finis par me mordre la langue au sang afin de contenir le cri que j'aimerais laisser échapper. Suis-je vraiment en train d'éprouver tout ça, ou est-ce un nouveau symptôme post-traumatique ?

— Léna, je suis inquiète... parle-moi !

Comme je l'ai appris grâce à de nombreuses vidéos Tik Tok sur le sujet, je tente de faire le vide dans mon esprit. Pour revenir à la réalité, je dois la disséquer.

Je me trouve aux États-Unis, pas en France.

Près de moi se trouve Nadia, pas...

Je suis dans le présent, pas dans le passé.

États-Unis, France, Nadia, (...), présent, passé.

Je me repasse ces mots en boucle, jusqu'à réussir à les intégrer. Peu à peu, je sens la crise refluer. La douleur diminue, sans toutefois disparaître, mais elle devient plus supportable. Quand je retrouve le contrôle de mes sens, je me force à sourire sans trop en faire, pour rassurer ma coloc.

— J'ai eu une crampe d'estomac. Ça m'arrive de temps à autre... ça fait un mal de chien.

Nadia ne donne pas vraiment l'impression de m'avoir crue. Elle fronce légèrement les sourcils en opinant du chef, mais n'insiste toutefois pas.

Elle reporte son attention sur le match et je peux cesser de feindre ce qui doit plus s'apparenter à un rictus crispé qu'autre chose. Entre vue de l'esprit et réalité, je ne parviens plus toujours à faire la différence. Cela commence à sérieusement m'inquiéter, au point d'avoir peur de complètement perdre les pédales. Et si je devenais folle à cause de lui ?

Le troisième quart-temps arrive à point nommé. J'ai eu le temps de me concentrer sur ma respiration pour aller mieux et bientôt, c'est comme s'il ne s'était rien passé. Récemment, je me suis mise à désigner ce genre d'épisode par les mots « agression spectrale », ce qui me paraît cohérent pour aller de pair avec une douleur fantôme. En me concentrant sur mon ventre, je ne ressens plus la moindre souffrance et cette conclusion ne contribue pas à me rassurer.

Est-ce mon esprit tourmenté qui s'imagine ces maux ?

— Tu m'as fait peur tout à l'heure, me glisse Nadia discrètement.

Les oreilles indiscrètes ne sont pas ce qui manque dans la promiscuité des gradins d'un complexe sportif. Maintenant que j'ai découvert l'existence de Spotted Yale, j'aimerais autant éviter de m'y retrouver en compagnie de rumeurs désagréables.

— J'aurais dû te prévenir. Cela m'arrive de temps en temps, il ne faut pas s'inquiéter. J'ai consulté un médecin et il m'a dit que c'était bénin. Il n'y a rien que je puisse vraiment y faire...

Ce mensonge me coûte, car je mets ma santé en péril. Si un jour il m'arrive une crise plus grave que toutes les autres et qu'il s'avère que je n'imagine rien, puis que Nadia ne s'inquiète pas et me laisse seule... alors je n'aurai plus que mes yeux pour pleurer.

J'ai l'habitude.

Au fond, accueillir l'éternité à bras ouverts me soulagerait peut-être des tourments que je subis jour après jour ? Ne serait-il pas plus simple de lâcher prise et d'enlacer les anges ?

Un frisson d'horreur court sur ma colonne vertébrale.

Non.

Je ne veux surtout pas retomber dans ce schéma de pensées morbides. Il m'a retenue captive quelques jours et je ne sais pas par quel miracle j'ai réussi à me rappeler que la vie méritait d'être vécue. Parfois, j'ai plus l'impression de me convaincre de cette phrase par habitude, que par certitude. Puis à d'autres moments, la force de mes convictions perce à travers le brouillard épais qui me désoriente.

— Tu as ce genre de crises depuis longtemps ?

— Quelques mois.

La réponse est sortie toute seule, à mi-chemin entre un mécanisme de défense et une volonté de partager le fardeau qui pèse si lourdement sur mes épaules qu'à tout moment, il menace de briser mon squelette.

— Il n'existe aucun traitement ?

Une seconde d'hésitation. Si je réponds non à cette question, je prends le risque que Nadia effectue des recherches de son côté, pour voir s'il n'existe pas des solutions alternatives, dans le seul et unique but de m'aider. Pour éviter ça, je vais devoir emprunter une autre stratégie.

— Les seuls vraiment efficaces sont assez lourds et présentent des effets secondaires plutôt incommodants. Ma mère m'a fait tester différentes plantes, mais aucune n'a su nous convaincre.

Ma coloc hoche doucement la tête. Un nouveau coup de sifflet retentit, me libérant miraculeusement de cette conversation sur laquelle je ne souhaitais pas m'étendre. Libérée de la souffrance qui m'a privée de toute capacité de concentration, je plonge à nouveau dans le match avec un intérêt décuplé. Le plaisir du jeu me distrait complètement et je finis même par vibrer au rythme des mouvements précis des joueurs sur le terrain. La cadence s'est largement accélérée et Yale ne semble pas avoir dit son dernier mot.

Si l'écart entre les deux équipes qui s'affrontent s'est plus ou moins maintenu tout au long de la rencontre, une égalité parfaite tient le stade en haleine. Je me frotte les mains, le dos incliné, les fesses pratiquement sur le bord du siège. Je n'ai plus ressenti cette effervescence depuis bien trop longtemps et pour la première fois en plusieurs semaines, je me sens... vivante.

Autour de moi, les gens sont en folie dans les gradins. Tandis que le chrono approche de la fin, les cris d'encouragement se multiplient, les grandes affiches s'agitent, les pancartes tressautent. Beaucoup de spectateurs ne tiennent plus en place.

Les Falcons de Wesleyan détiennent la balle et se la répartissent au moyen de plusieurs passes, quand soudain, Sacha semble apparaître de nulle part. Dans un sprint fulgurant, il intercepte le petit objet sphérique, malgré la taille de son filet d'attaquant, puis il remonte le terrain dans l'autre sens. Il l'envoie au numéro sept qui la cède au huit, avant de revenir vers le deux qui s'approche dangereusement des buts adverses.

Comme un seul homme, tous les spectateurs de mon gradin se lèvent en échappant un hoquet commun. Moi-même, je me retrouve sur mes jambes sans réfléchir et si je ne me sens pas de me mêler aux hurlements généraux, je murmure frénétiquement :

— Allez... allez !!

Les mains serrées l'une contre l'autre, je fixe attentivement Sacha comme s'il était le seul digne d'intérêt sur cette pelouse entretenue. Quand la balle revient dans son filet, il effectue une cabriole des plus inattendues.

Le stade tout entier retient son souffle. Ses deux pieds reviennent au sol, sa crosse le long de son corps. Face à lui, le filet du but adverse gonfle vers l'arrière sous la pression d'un tir d'une précision redoutable.

Un énorme silence s'abat sur l'assistance. Puis d'un coup, tout s'accélère. Les cris, la joie, les sauts, les embrassades. La liesse nous foudroie tous par son énergie communicative. Mon regard croise celui de Nadia et nous nous jetons dans les bras l'une de l'autre, jubilant à l'idée de la victoire de Yale.

Quand elle relâche son étreinte, la félicité s'estompe en demi-teinte. Je n'arrive plus à maintenir ce genre d'émotion suffisamment longtemps pour en profiter vraiment. Il s'agit plus de vagues fulgurances, qui m'autorisent un court répit avant de plonger de nouveau dans les eaux glacées d'un sombre lac qui a fait de moi sa prisonnière.

Les joueurs se serrent la main les uns après les autres, puis notre équipe revient en groupe vers le passage qu'ils ont emprunté pour gagner le terrain. Certains ont enlevé leur casque, d'autres non. Lorsque Sacha retire le sien, il secoue la tête pour libérer sa crinière brune et aplatie, puis passe la main pour redonner du volume à ses deux mèches qui encadrent son visage en lui conférant cette aura si mystérieuse.

Il lève la tête dans ma direction et cette fois, je n'ai aucun doute. Son regard bleuté se pose sur moi avec la force d'un uppercut. Si j'avais été assise, je me serais sûrement enfoncée dans le dossier de mon siège sans même m'en rendre compte. Là, mes jambes tremblent sous l'effet du cocktail d'émotions qui m'a traversée.

Un peu perdue, je ne sais pas si je dois sourire, faire un signe, tourner la tête. Ou lui adresser un bon gros doigt d'honneur, pour lui rappeler que je n'ai pas oublié les adorables propos qu'il a tenus à mon égard.

Finalement, je reste parfaitement immobile, comme une proie aux prises avec un serpent constricteur, tandis que lui rehausse la commissure de ses lèvres. Juste avant de disparaître de mon champ de vision, il m'adresse un clin d'œil qui fait chavirer tous mes sens. Fébrile, je m'appuie au dossier du siège devant moi. Le colosse et son groupe sont déjà en train de quitter les gradins.

— Alors, c'était comment ? me demande Nadia.

Toujours captive de l'étreinte des deux joyaux bleus qui semblent toujours trouver leur chemin jusqu'à moi, même lorsque je me fonds parmi des centaines de personnes, je fixe le néant, bouleversée.

Le seul mot qui accepte de franchir le seuil de mes lèvres est alors :

— Intense.


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