Lamia - partie 1

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Deux mois sans orgasme ! Lamia effaça d'un revers du poignet la buée sur le miroir au-dessus de son lavabo. Elle scruta son visage maussade dans la tache translucide qu'elle venait de faire apparaître. Sa poitrine menue, encore ruisselante de la douche, demeurait floutée dans le reste du reflet. Elle attrapa sa brosse et grimaça en démêlant ses longs cheveux bruns. Elle n'avait pas couché avec un mec depuis deux mois et les méfaits de l'abstinence forcée commençaient à se faire sentir. Ça n'était pourtant pas faute de tenter les approches dès qu'elle en avait l'occasion. Elle avait renoncé aux sites de rencontres depuis que ses dernières expériences catastrophiques l'en avaient dissuadée. Internet ne lui avait apportée que des égocentriques et des types bien trop présomptueux de leurs performances.

Elle jeta un coup d'œil à son téléphone pour vérifier l'heure. Elle était en retard, comme d'habitude. Elle s'arracha avec regret à l'atmosphère tiède et réconfortante de la salle de bain saturée de vapeur. Elle attrapa dans sa chambre quelques fringues éparpillés qu'elle enfila sans trop de conviction. Lamia devait se dépêcher de quitter son appartement sous peine de rater son car et d'attendre le suivant, une heure plus tard. Elle vida dans son sac à main d'un geste nerveux, le tas d'effets personnels qui jonchaient la surface de son chevet. Elle n'avait pas le temps de faire le tri, mais l'essentiel devait s'y trouver : poudrier, liseuse, rouge à lèvre, portefeuille, chargeur de téléphone...

Elle manqua la dernière marche des escaliers et se rattrapa de justesse à l'étagère de boîtes aux lettres. Elle franchit le portail de l'immeuble et aperçut le bus qui devait la conduire à la gare routière. Elle sprinta jusqu'à l'arrêt de bus et fit de grands signes à la conductrice qui accepta de l'attendre pour l'embarquer. Lamia lui adressa un sourire désolé et fouilla dans les poches de son trench à la recherche de sa carte magnétique. Elle passa la carte sur la borne électronique et se fraya un chemin jusqu'à une place assise.

La pluie ruisselait le long des vitres et le trajet matinal lui sembla aussi morne que les jours précédents. Assis devant elle, un jeune couple d'étudiants se bécotaient sans la moindre gêne. Elle observa, envieuse, la main du jeune homme courir doucement sur la nuque de la fille. Elle remarqua la chair de poule que provoquaient ces doigts délicats sur la peau de l'étudiante. Elle frissonna involontairement en imaginant ces mêmes mains sur son propre cou. Elle adorait ce genre de petites attentions et la sensation de caresses chaudes sur elle lui manquait de plus en plus. Elle était partagée entre jalousie et fascination. Sa rêverie fut interrompue lorsque le bus amorça la courbe serrée qui annonçait l'arrivée sur le parking de la gare routière.

Elle s'arracha à la banquette et fut projetée contre le dos d'un grand type aux cheveux grisonnants. Elle n'avait pas anticipé le freinage trop brusque du véhicule. Le grand type l'avait saisi alors qu'elle avait perdu l'équilibre. L'avait-il un peu tripotée au passage ? Non ! Son regard était trop aimable et son sourire trop sincère quand il l'aida à se redresser. Dommage ; elle n'avait rien contre l'idée de se frotter aux vieux beaux quand ils avaient l'air de gentlemen.

À peine descendue sur le quai, elle tira une cigarette d'un paquet froissé au fond de sa poche. Son train-train quotidien n'avait jamais échappé au rituel qu'elle avait mis en place dès le premier jour où elle avait été embauchée dans cette boîte à l'autre bout du département, trois ans auparavant. Elle se levait beaucoup trop tôt, n'avait vraiment pas le temps pour un petit-déjeuner et fumait sa menthol avant de monter à bord du car régional.

Elle ressortit sa carte magnétique et valida son entrée à bord. Elle avait vite compris que la plupart des gens qui empruntait ce type de transports en commun avait chacun ses petites habitudes : place favorite, biscuits ou fruits en en-cas, lecture ou musique comme passe-temps. Mais presque tous finissaient par s'endormir au bout de quelques kilomètres dans l'ambiance feutrée et le ronronnement de l'autocar. C'était surtout un moment idéal pour profiter d'une dernière heure de sommeil avant de commencer la journée.

Pour satisfaire à la tradition, elle s'était trouvée elle aussi une place habituelle : sur la droite, au deuxième rang après la porte centrale. Elle avait essayé plusieurs fauteuils avant de jeter son dévolu sur celui-ci. Par un caprice inexplicable du constructeur, cet emplacement était un peu plus large que les autres et elle pouvait donc allonger un tout petit peu plus ses longues jambes. De plus, un radiateur se situait juste en dessous le siège, ce qui lui réchauffait volontiers les chevilles et les mollets. Lamia portait presque exclusivement des jupes et des ballerines. Elle n'aimait ni les pantalons qui lui serraient les fesses, ni les talons qui lui donnait l'air trop grande.

Comme chaque matin, elle ouvrit son sac pour en sortir la liseuse une fois installée. Elle éprouva quelques difficultés à fourrager au fond de sa besace. Ses doigts vernis tâtonnèrent les surfaces aveugles de son bric-à-brac. Elle émit un petit gémissement de surprise en découvrant son œuf vibrant là où elle se s'attendait certainement pas à le trouver. Elle rougit instantanément et eut l'étrange impression que tous les autres passagers savaient ce qu'elle tenait en ce moment au creux de sa main. Elle éprouva un étrange mélange de honte et d'excitation. Elle lança un regard circulaire et se rendit compte qu'elle ne pouvait être vue de quiconque ; il n'y avait aucun occupant en face d'elle de l'autre côté de l'allée centrale. Elle aurait très bien pu relever sa jupe et baisser ses collants en toute discrétion sans que personne ne s'aperçût du méfait. L'idée lui plût et elle se demanda si elle oserait un jour se masturber en secret dans l'intimité toute relative de sa place favorite. Elle se dit que l'idée était aussi irraisonnable qu'indécente, ce qui finit de la convaincre. Elle fut saisit d'un doute : avait-elle aussi enfournée la télécommande du jouet dans sa précipitation ? Elle ouvrit grand son sac sur ses genoux et découvrir le petit boîtier dans un recoin. Elle avait de plus en plus chaud. Elle réfléchit de plus belle, pesant le pour et le contre, émoustillée par son envie soudaine. Était-ce trop risqué ? Un voyageur pouvait-il la surprendre ? Non. C'était parfaitement improbable que quelqu'un décide de changer de place pour venir s'asseoir près d'elle. Après tout, il s'agissait d'un trajet express, sans aucun arrêt entre le départ et le terminus. D'autant plus qu'un vendredi, avec les RTT de fin de semaine, l'habitacle était presque désert. Pourquoi hésiter dans ce cas ?

Elle pinça délicatement les courbes arrondies du sextoy et se délecta de son toucher soyeux comme si elle le découvrait pour la première fois. Un homme toussa à quelques fauteuils derrière elle. Elle lâcha immédiatement sa proie et fit mine d'être une grande fille sage. Elle sortit la liseuse et l'alluma. L'écran s'alluma sur la page où elle avait interrompue sa lecture, entre deux nouvelles d'un recueil érotique. Elle soupira d'exaspération. Lamia en vint à la conclusion qu'elle était vraiment en manque et qu'il fallait absolument que cela cesse. Non pas qu'elle voulait mettre un terme à des années de célibat – qu'elle gérait très bien selon elle – mais il devenait urgent de s'envoyer en l'air. Elle pensa à sa copine Mylène qui lui racontait régulièrement ses aventures et lui vantait les mérites d'avoir à disposition deux ou trois plans cul toujours à portée de griffes. Lamia ne s'était jamais trop sentie de cumuler plusieurs relations à la fois. Elle trouvait le principe trop compliqué. Ou bien peut-être n'aimait-elle pas ce vilain préjugé : passer pour une salope dès lors qu'on agissait sur le même terrain que les mecs. Des plans cul, elle en avait pourtant entretenus. Des coups d'un soir, des amants réguliers... mais jamais deux en même temps. Elle regretta de se découvrir encore quelques barrières moralisatrices pour la maintenir dans le patriarcat ambiant.

Elle éteignit son livre électronique, le rangea et contempla les talus qui défilaient à vive allure de l'autre côté de la glace.

Elle décida de passer en revue mentalement tous les mecs avec qui elle pourrait tenter de coucher dans son entourage. Il ne fallait pas qu'elle s'adresse à ses quelques amis garçons : l'expérience se montrait invariablement décevante et elle avait eu à chaque fois une impression de terrible gâchis. En plus, parmi ceux qu'il lui restait, tous étaient maqués au dernier degré.

Les collègues de boulot étaient aussi un terrain miné. Une histoire qui tourne mal et c'était une ambiance pourrie pendant des mois. À moins qu'il ne s'agisse d'un « vague » collègue de boulot, du genre qu'elle n'avait pas à croiser souvent. Elle pensa immédiatement à Lambert, le seul gars du service technique à peu près jeune, propre sur lui et capable de dire autre chose que des blagues salaces de mauvais goût. Malheureusement, elle avait remarqué son alliance dès la première semaine de boulot.

Ou alors un stagiaire ? Un jeune qui ne resterait pas longtemps dans ses pattes ? Celui de la comptabilité ferait parfaitement l'affaire. Lamia sourit : du haut de ses vingt-neuf ans elle ne se sentait pas encore l'âme d'une cougar.

Que lui restait-il dans ce cas ? Elle en avait eu sa dose des mecs rencontrés dans les bars le vendredi soir. Et surtout, elle n'avait plus vraiment l'occasion de sortir entre filles depuis que Mylène avait déménagé et que les autres s'étaient toutes casées durablement. Aller seule au bar pour se faire draguer : de quoi se faire estampiller là encore la réputation de salope sur le front.

Qui ? Quel mec restait-il donc pour passer un bon moment au lit et pourquoi pas au restau et au cinoche de temps en temps ? Elle se redressa et jeta un nouveau coup d'œil par dessus le dossier face à elle. Trop vieux, trop moche, trop jeune, trop jeune, trop bedonnant, trop dégarni, trop... oh ! Qu'est-ce qu'il pue celui-là ! Et lui ? Le type d'une jeune trentaine d'année se sentit observé et leva le nez de son magazine d'informatique. Il baissa très vite le regard, visiblement gêné de ce contact trop frontal. Un geek. Dommage ! Passablement mignon, mais sans doute trop timoré.

Lamia se renfonça au fond de son siège, plia les genoux et les rabattit contre elle dans la position de petite fille boudeuse qu'elle empruntait lorsqu'elle se sentait chagrine.

Peu à peu le bourdonnement apaisant du long véhicule recueillit sa fatigue et elle s'assoupit, les cheveux rabattus sur son visage.

« Salut, Lamia, l'amie à ma bite, ah ah ! ». Lourds, comme à leur habitude. Lamia passa la tête haute devant les trois techniciens en bleus qui s'affairaient autour de la cabine d'ascenseur en panne. En frôlant Lambert, elle lui lança un sourire complice auquel il ne répondit pas, trop occupé à bidouiller un gros boîtier électrique. Voilà qui avait au moins le mérite de conforter ses doutes : malgré les longues jambes et son déhanché, Lambert resterait à tout jamais insensible à ses pathétiques approches. Elle se dirigea vers le grand escalier du hall d'accueil et en profita pour examiner sa silhouette dans le grand miroir. On ne pouvait pas dire qu'elle avait un gros cul ou qu'elle était mal gaulée. Elle compensait même son petit bonnet par une collection de push up qui donnaient le change.

Non, jusqu'ici personne ne lui avait fait comprendre qu'elle était repoussante, et généralement ses amants la complimentaient sur sa plastique. Elle se considérait elle-même juste assez jolie pour ne pas être passe-partout.

« Bonjour, Lamia. Vous allez bien ? ». Marie-Céline, l'assistante de direction du boss. En voilà une qui, elle, avait du mal à cacher son attirance pour Lamia. Celle-ci l'avait bien compris lorsqu'en plusieurs occasions Marie-Céline avait essayé de se rapprocher d'elle pendant les « sorties de cohésion » comme la DRH appelait ces petites sauteries à la brasserie et aux spectacles en fin de semestre. Marie-Céline : la trentaine avancée, frustrée, bien coiffée. Elle était toutefois bien trop awkward pour que Lamia se laisse tenter par une expérience entre filles. Et puis le potentiel d'emmerdes affectives était beaucoup trop élevé pour ne serait-ce que répondre à ses avances par jeu. Tant pis, dans d'autres circonstances et avec un peu plus de stabilité émotionnelle, Lamia aurait très bien pu se laisser aller à la curiosité.

La journée se passa exactement comme prévue : morne, sans intérêt même malgré la tension de fin de semaine et les dossiers en retard. Un de ses collègues lui indiqua simplement qu'elle avait manqué de peu le livreur qui devait repasser plus tard dans l'après-midi.

À midi, Lamia accompagna quelques collègues au restaurant administratif. Elle lorgna sur la table des contractuels. Certaines des filles embauchées en contrat précaire avaient son âge, pourtant leur tablée « de jeunes » riait dans une véritable connivence. Assise sagement sur son bout de table, Lamia se trouvait vieille et désemparée. Même en étant la benjamine de son service, on ne la traitait plus comme une gamine depuis longtemps. Quelque part ça lui manquait : ces petites attentions bienveillantes et paternalistes qu'on réservait aux stagiaires ou aux toutes jeunes salariées. Elle trempait sa cuillère au fond de son pot de yaourt, incapable de chercher la volonté nécessaire pour l'avaler. Désemparée, elle se leva brusquement et abandonna ses camarades qui ne s'en étonnèrent même pas.

Elle avait besoin de sa demie heure de calme pour se recentrer. Elle attrapa son sac à main dans son bureau et gagna le dernier étage. Elle avait repéré là-haut un endroit parfait pour se mettre au calme pendant la pose méridienne. Face à la baie vitrée qui ouvrait sur les toits du quartier, elle aimait se déchausser et se lover sur les canapés de velours qui ornaient le couloir de la direction. Là, elle lisait sagement en attendant l'heure de la reprise. Les cadres n'avaient jamais signifié une quelconque désapprobation : elle faisait désormais partie du paysage.

Lorsqu'elle ouvrit sa besace, Lamia découvrit une enveloppe vierge et fermée. Elle s'en étonna car elle ne se souvenait pas l'y avoir vu depuis le début de la journée. Intriguée elle la décacheta et en sortit un feuillet plié en quatre. Elle arqua un sourcil, étonnée. Elle relut le billet anonyme.

Bonjour, Mademoiselle. Je n'ai pas l'habitude de telles folies, mais je souhaitais tout de même vous écrire ces quelques lignes.

Voilà de nombreuses semaines que je vous croise régulièrement et à chaque fois mon cœur s'emballe à votre vue. Vous êtes la femme la plus charmante qu'il m'ait été donné de rencontrer. Je conçois très bien qu'une telle déclaration puisse vous gêner, et donc, pour ne pas vous tourmenter, je vous propose de me faire un petit signe si vous souhaitez me parler. Vous trouverez dans cette enveloppe une barrette à cheveux ornée d'un motif qui je crois vous plaît. Je vous en prie, mettez-la pour m'indiquer que vous êtes d'accord de faire ma connaissance. Si je ne vous vois pas la porter aujourd'hui, alors j'en déduirai que je ne mérite pas votre attention et je ne vous embêterai plus jamais. Sachez juste que malgré ma naïveté et mon extrême timidité, je suis un garçon attentionné et tout sauf un salaud qui vous décevrait. Je vous trouve magnifique et j'espère de tout cœur pouvoir bientôt vous parler. Je pense que vous ne serez peut-être pas étonnée lorsque vous comprendrez qu'il s'agit de moi, si toutefois vous acceptez.

Un inconnu qui vous admire.

PS : si cette lettre vous a mis trop mal à l'aise, oubliez ce que vous venez de lire : je me morfondrai de honte, mais au moins je ne vous ferai pas subir le spectacle de ma déception.

Lamia sourit. Elle n'en revenait pas. C'était à la fois la lettre la plus touchante et la plus surprenante qu'elle avait jamais lue. Elle secoua l'enveloppe pour en faire sortir la pince à cheveux. Elle éclata de rire en découvrant l'objet. Il s'agissait du visage d'Hello Kitty coiffée d'un chapeau de pirate. Le même qui ornait la coque de protection de son téléphone. Le « pauvre garçon timide » devait l'avoir observé depuis quelques temps déjà. Elle ne pouvait croire qu'un pervers ait eu l'idée d'aller lui acheter une barrette de môme dans un magasin de filles. Quoique, avec certains énergumènes masculins, il fallait s'attendre à tout. Elle inspira profondément. Le message maladroit et inattendu avait un effet inespéré sur elle : elle se sentit désirable et se trouvait fière de s'être découvert un admirateur secret. Elle agrafa la petite épingle bien en évidence sur le côté de sa tête. Tant pis si elle passait pour une cruche pour le reste de la journée ; le jeu en valait la chandelle. Au pire, s'il s'agissait d'un gros dégueulasse, elle saurait très bien comment l'éconduire. En matière de râteau, elle avait eu plus de la moitié de sa vie pour s'entraîner.

Le couloir s'anima peu à peu et elle comprit qu'elle devait retourner à ses laborieuses occupations du vendredi après-midi. Elle descendit les étages, satisfaite et émoustillée, s'attendant à voir se présenter d'un instant à l'autre son mystérieux inconnu. De sa lecture elle avais compris qu'elle reconnaîtrait son visage. Il ne restait plus qu'à patienter.

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