Lettres à Monsieur le Juge

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Mesdames, Messieurs, 

Comme bon nombre de nos concitoyens, j'ai été particulièrement choqué par ce que vos confrères journalistes ont très vite appelé "l'affaire du vieux Monsieur". 

Mais sans doute pas pour les raisons que vous pourriez penser. Lorsque j'ai appris la mort de Monsieur Cueff, ce fameux vieux Monsieur bien comme il faut, je m'en suis tout d'abord réjoui et j'avoue que j'en ai éprouvé une très grande satisfaction très revancharde. Savoir qu'il était décédé de mort violente à la suite de plusieurs heures d'atroces souffrances, seul et abandonné dans une ruelle à quelques centaines de mètres de son propre domicile où il résidait paisiblement depuis le début de sa retraite, a provoqué en moi une sorte de bonheur rétroactif. 

J'admets volontiers qu'il n'est pas de bon ton de se satisfaire du malheur d'autrui et qu'on ne devrait jamais cautionner des actes de barbarie. Toutefois, dans le cas très singulier de Monsieur Cueff, je me permets une entorse qui m'apparaît plus que méritée; je la qualifierai donc de salutaire.

Lorsque, plusieurs jours après la découverte de son corps meurtri par les voisins de son quartier de retraités, un suspect a été arrêté, j'ai à nouveau ressenti une violente montée de haine nostalgique. Le nom du supposé tortionnaire m'était aussi connu de longue date. J'avais presque oublié le nom de celui qui m'apparut alors en souvenir comme un pauvre jeune garçon innocent et timide. 

Car Julien N. était un petit garçon calme et réservé qui n'aurait jamais dû subir les affres de la vie. Du moins pas si jeune. Je l'avais même connu souriant et espiègle en début d'année scolaire, lorsque nous nous rencontrâmes lors de la rentrée en sixième au collège privé de la Croix-Rouge en 1990.

Hélas, Monsieur Cueff devait en faire son souffre-douleur favori quelques jours plus tard.

Bien entendu lorsque j'appris près de deux ans plus tard par voie de presse dans vos propres colonnes, que Julien N. avait avoué son crime et qu'il avait plaidé coupable et que les magistrats s'apprêtaient à le condamner très sévèrement à cause, en partie, de l'émoi que l'affaire avait suscitée dans l'opinion publique, je fus révolté.

Je décidai alors d'adresser une lettre aux juges, procureur général et avocats de toutes les parties concernées.

Seul l'avocat de la défense daigna me répondre et il me promit alors qu'il demanderait à ce que mon témoignage soit pris en compte lors des assises.

Toutefois, mon initiative fut récusée, et ce, malgré mon insistance auprès de ces magistrats ingrats.

Vous comprendrez que je n'accorde que très peu de crédit au sens de la justice qui est donnée par notre système judiciaire, puisque celui-ci ne juge jamais en terme d'équité.

Il aurait pourtant été plus qu'équitable de réduire le poids des charges unilatérales qui ont amenées à la condamnation de Julien N. Ne serait-ce que pour rétablir la vérité, l'ignoble vérité au sujet de Monsieur Cueff, lequel s'est acharné sur ses élèves pendant de très nombreuses années. 

L'enquête plus que superficielle a balayé ces faits et n'a pas permis de réunir de circonstances atténuantes en faveur de mon ancien camarade de classe.

J'en appelle donc à vous, journalistes, pour contrebalancer cette ignominie et faire éclater la vérité : M.Cueff méritait amplement son sort et il me parait inexplicable qu'il ait d'ailleurs pu survivre tant d'années à ses propres turpitudes et perversions. Qu'aucun autre ancien élève ne se soit rebellé et ait commis cet acte de justice sommaire mais équitable avant Julien N. m'étonnera toujours. 

Moi-même j'ai longtemps haï cet homme qui se disait professeur et dont les actes d'infamie étaient pourtant connus par de trop nombreuses générations d'élèves. À ma connaissance, il n'a jamais été inquiété par sa hiérarchie.

C'est qu'il était terriblement malin et qu'il parvenait systématiquement à se sortir sans peine des quelques rares initiatives des collégiens. Et toujours sous couvert de menaces et de méthodes coercitives particulièrement efficaces à l'encontre de jeunes gens d'une douzaine d'années.

M.Cueff savait anticiper la moindre rumeur à son sujet. Il existait depuis toujours une aura quasi-mythologique de cruauté envers sa personne, laquelle n'était uniquement relayée que par ses seuls élèves. 

Bien entendu.

La créature avait deux visages. Celle du monstre tapie dans sa seule classe de musique, éloignée de tous les autres espaces voués à l'enseignement, de telle manière que personne n'entendait jamais ses cris de rage et les pleurs des enfants. Et puis, celle de l'homme enthousiaste et amusant, qui faisait rire ses collègues et enchantait les parents d'élèves lors des festivités de Noël.

Ses collègues ne prenaient jamais en considération les plaintes des élèves. Au contraire, puisque le pauvre homme subissait depuis des années ces rumeurs de méchancetés infondées, il était même courant de punir les jeunes gens médisants qui s'amusaient à colporter toujours plus de calomnies.

Son attitude était abjecte envers tous les enfants. Il pouvait aller jusqu'à frapper les garçons et les menacer de n'importe quels sévices douloureux, y compris en dehors de son antre, puisque, comme il aimait à le rappeler, il avait une photocopie de chaque carnet de correspondance et connaissait nos adresses à tous.

Mais comme je l'ai déjà indiqué plus haut, il était atrocement intelligent et ne portait jamais directement la main sur l'un de nous. Il avait à sa disposition un nombre considérable d'outils de torture qui ne laissait ni marques de coups, ni griffures. Il adorait les magazines souples et légèrement enroulés et savait viser le sommet du crâne, là où il est impossible d'apercevoir les bleus.

Il réservait aux filles des châtiments certes moins brutaux, mais tout autant dégoûtants et il se permettait de jouer le chaud et le froid pour mieux les atteindre psychologiquement. Ses chouchous pouvaient devenir du jour au lendemain, les pires nullités. Il éprouvait d'ailleurs une jouissance remarquable pour tout ce qui pouvait relever de l'humiliation.

Ses méthodes favorites consistaient à obliger les autres élèves à choisir les punitions pour la victime de chaque cours hebdomadaire. Si elles lui semblaient trop protectrices, il en imposait de bien plus sévères. 

Il distribuait des retenues à tous ses cours. Parfois à une bonne moitié de la classe de manière plus ou moins aléatoire. À la moindre contrariété ou en réaction à la plus petite rebuffade ou contestation de son autorité.

Bien évidemment, il aimait ce moment où il demandait gentiment aux élèves punis de choisir entre un jour ou un autre le moment des retenues. Avant de leur imposer le choix contraire, de telle manière à les contrarier encore plus.

Son plaisir le plus commun était de retenir les élèves qui habitaient le plus loin, ceux qui dépendaient des transports en commun les plus contraignants ou les moins fréquents. Quant aux pauvres garçons et filles de l'internat, il adorait les retenir les samedis, autant pour étendre sa méchanceté aux familles de ceux-ci que pour obliger les parents à venir les chercher depuis l'autre bout du département pendant leurs jours de repos.

Il arrivait parfois aussi, qu'il réserva des traitements anormalement atroces à certains élèves.

Julien N. en fit partie.

En réalité, comme je l'ai exposé auparavant, rien de prédisposait Julien à subir ce courroux permanent. Gentil, discret et appliqué, Julien avait eu pour seul tort d'exposer un trop grand enthousiasme à l'heure de son tout premier cours de musique au collège. Il n'avait jamais touché un instrument de sa vie et découvrit avec émerveillement le piano de la salle, qu'il s'amusa à caresser délicatement pour en sortir quelques notes au hasard. 

Ce qu'il ne s'avait pas, c'est que le piano droit en question revêtait une sorte de caractère sacré dans cette pièce.

Un cri aussi brutal que déchirant fit blêmir toute la classe. L'instant d'après, M. Cueff lançait au visage du pauvre Julien la poignée de cheveux qu'il venait de lui arracher de la tignasse. L'heure qui s'en suivit fut uniquement composée par un monologue avilissant, nous apprenant que nous étions tous et toutes des sauvageons, mais que lui était le seul en mesure de nous inculquer la discipline, ce concept qui à cette époque était déjà si piétiné.

Il imposa sa terreur à chacun de nous dès cette première rencontre.

Les cours suivants devinrent peu à peu des calvaires hebdomadaires auxquels ne savions comment échapper.

Je vis à plusieurs reprises deux ou trois filles se précipiter aux toilettes pour vomir avant de se rendre dans cette salle à l'autre bout de la cour. Une fois, l'une d'elle s'enferma dans une cabine des sanitaires, espérant ainsi échapper à l'hystérie du professeur. Il menaça la classe très facilement et obtint notre aveu découragé. Il semblait connaître toutes les méthodes de dissimulation, puisqu'il tira une clef d'un tiroir de son bureau et alla tirer la fugueuse de sa cachette. Une fois qu'il revint avec elle, il la fit entrer dans la salle d'un coup de pied et la força à s'asseoir au premier rang devant elle où il la toisa durant une heure. Il déchaîna l'enfer contre elle et nous prit à partie, essayant de nous convaincre qu'elle n'était qu'une lâche qui méritait qu'on la déteste.

À ce stade de son travail de sape, nous n'étions déjà plus qu'un groupe de lâches incapables de moufter ou de prendre la défense de nos camarades. Faire front ensemble ne nous serait même pas venu à l'esprit tant il avait réussi à nous persuader qu'il était omnipotent et qu'il pouvait nous faire renvoyer ou nous faire redoubler à la moindre incartade.

Rétrospectivement, tout ceci parait totalement aberrant; au début, quand je me mis à me remémorer les souvenirs de cette époque, je me demandai même si je n'avais pas fantasmé toutes ces vexations. Si je n'avais pas tout simplement été perplexe parce que je n'avais réellement jamais connu de véritable marque de sévérité. Mais plus tard je me souvins des mots griffonnés sur les almanachs qui nous étaient remis en fin d'année et qui contenait les photos de tous les élèves et professeurs. 

Je les dénichai au fond d'un carton de mon grenier et je retrouvai les pages noircies de mots de rage près du portrait barbouillé de Monsieur Cueff.

Julien fut absent plusieurs semaines cette année là. Il avait tenté de se jeter sous les roues de la voiture du maudit professeur à la sortie de l'école. Il n'avait fait que se fouler un poignet et une cheville.

À son retour, Monsieur Cueff l'accueillit avec la colère froide la plus attendue et la plus menaçante possible. Je n'avais jamais envisagé qu'un professeur puisse menacer de mort un de ses élèves devant toute une classe. Je veux dire : réellement le menacer. Pas uniquement lui faire peur ou l'impressionner.

L'année suivante, Julien N. changea d'établissement et je ne le revis plus jamais. J'eus quelques informations le concernant plus tard, par de vagues connaissances communes. J'appris qu'il enchaîna plusieurs tentatives de suicides jusqu'à son entrée à la faculté, puis je n'eus plus jamais de nouvelles de lui.

Quant à moi, je repris les cours de musique pendant les trois années suivantes de collège. Toujours avec M.Cueff. 

Il y eu d'autres retenues, d'autres humiliations et d'autres coups. 

Et toujours des rumeurs démenties et de nouvelles vexations.

Son ombre me suivit pendant le lycée, puisque mes camarades me parlaient régulièrement des nouvelles horreurs qu'il imposait à leurs jeunes frères ou sœurs.

Rien de tout ceci ne fut abordé lors des comptes rendus de la presse qui suivait les audiences des assises. 

À la place, des voisins, amis, anciens collègues professeurs ou autres retraités de la chorale paroissiale défilèrent à la barre pour assurer à quel point M. Cueff était un homme charmant et bien sous tout rapport.

Les mêmes mots qui m'arrachèrent une profonde colère lorsque la télévision se gargarisa des reportages et des visites ministérielles et présidentielles sur les lieux du crime, quelques jour après le meurtre.

L'affaire déboucha sur la condamnation pour homicide volontaire de Julien N.

Il ne fut jamais question des crimes que Cueff infligea à des dizaines et des dizaines d'enfants durant sa longue carrière.

J'ose espérer, Mesdames, Messieurs, que vous trouverez le courage de mener votre propre enquête et parviendrez à dénicher de nouveaux témoignages confirmant le mien. Je ne pense pas que vous aurez du mal à faire corroborer mes dires.

Je sais bien qu'il est trop tard pour que la justice soit rendue comme il se doit, maintenant que Julien N. s'est pendu dans sa cellule. 

Mais si elle pouvait être rendue en mémoire de toutes celles et ceux qui ont souffert en silence sur les chaises de ce collège pendant plus de trente ans, ça serait sans doute une bonne chose. 

Puisque mes mots adressés aux magistrats sont restés lettres mortes.


Sincèrement,

un ancien élève du collège de la Croix-Rouge.



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février 2017

spéciale dédicace à M. Cueff (admirable connard, je t'ai pas oublié tu vois ^^ )

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