Underboobs

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« Moi, tu vois, je pense qu'on peut dire ça : je suis un adorateur de l'underboob. J'adore ça. Pas fétichiste, hein. Ça n'a pas de sens d'être fétichiste de l'underboob. Non. J'aime bien prendre à pleine main. Mais... d'un strict point de vue visuel, l'underboob, ça me rend dingue. L'idée de flirter avec la limite du montrable, avec une subtilité complètement maîtrisé, à un millimètre près, tu vois... Ben, ça, j'adore. »

Le mec se tait, agrippe son verre et suçote le liquide rouge et sucré à travers la paille noire qui baigne dans son cocktail hors de prix, l'air à la fois rêveur et satisfait de sa diatribe. Genre, quoi ? Il hoche la tête avec les sourcils froncés sur une réflexion interne qu'il poursuit en silence, attendant de plus en plus ostensiblement un quelconque commentaire de ma part.

Je me détourne de lui et du spectacle pitoyable qu'il interprète rien que pour moi depuis dix minutes. J'en ai radicalement rien à foutre de ses conneries de nichons et de la manière dont il se pignole sur Instagram.

J'attrape mon bock : bière blonde pression, jaune clair, insipide, pas chère, le type de boisson qui n'offre aucune promesse qu'elle serait incapable de tenir. Une bière dégueulasse au comptoir d'un bar qui a sans doute été vaguement hype dans l'imagination de son propriétaire quelques jours avant son ouverture. Un bar qui aurait pu être trendy il y a cinq ans, c'est à dire une éternité à l'ère numérique. Un peu comme l'obsession de mon voisin pour les underboobs. Il renâcle pour me rappeler sa présence. Je finis ma gorgée avant de daigner lui accorder un regard de biais par dessus mon épaule. J'ai envie de lui dire : « Mec ! Tes fantasmes sont so underated. Ta sexualité est so 2014. »

Je vais pour lui répondre un truc à moitié neutre et vide de sens pour lui signifier mon manque patent d'intérêt envers sa personnalité lorsqu'il enchaîne sur de nouvelles élucubrations :

« Tiens, regarde la petite serveuse, là, par exemple. La blondinette qui nous a servi tout à l'heure. Ben, tu vois, quand tu la regardes vite fait, tu te dirais, « ouais, voilà, quoi. C'est une meuf un peu passe-partout ». Ok, elle a un joli petit cul. Mais entre nous : il est pas exceptionnel non plus. Des meufs gaulées, y en a plein le bar. Tous les soirs de la semaine. Je le sais, je passe souvent ici. N'importe quel jour de la semaine. Ben, pourtant, cette petite blonde passe-partout, je suis sûr qu'avec une lumière rasante et un t-shirt bien moulant, elle pourrait être la reine de l'underboob. Et c'est ça qui est formidable ! Réfléchis deux secondes : le truc magique avec l'underboob, c'est qu'il y a pas forcément besoin d'avoir de gros seins. Une petite paire un peu ferme ça suffit pour enflammer l'imagination. Et ça, c'est exceptionnel : voilà enfin une technique qui met toutes les meufs sur un même pieds d'égalité. Et là, elles ont plus besoin de se soucier d'en avoir des trop gros, des trop petits, des pas droits ou deux pas pareil !

— T'es un putain d'esthète, je le félicite en levant mon verre dans sa direction en marque de respect. Un putain d'esthète doublé d'un vrai humaniste. C'est vrai qu'en t'écoutant parler de la question, je me dis : « Ce mec ! Ce MEC, il a quand même pesé tous les arguments et il sait de quoi il parle. » C'est pas donné à tout le monde.

— Mais, ouais, mais carrément. Et c'est aussi ça que je veux dire : quel autre méthode de photographie ou d'art visuel se permet AUJOURD'HUI de faire ça ? C'est pas donné à tout le monde, enfin à toutes les filles, de pouvoir se montrer sous un seul et unique angle égalitaire. Tu comprends ? Tu comprends maintenant ? Pourquoi je suis fan de l'underboob ?

— Non. Toujours pas. Écoute : te vexes pas, mais je pense en toute sincérité que tu es un con et que tu dis de la merde ! Tout ton déballage, là, c'est un puits sans fond de connerie. Déjà parce que tu me parles d'une mode internet à deux balles qui est sur le point de se faire supplanter par autre chose. Aujourd'hui les eins' vu par en dessous, demain, les meufs à poil cachée derrière leurs animaux de compagnies ou je sais pas encore quelle autre connerie. T'es en train de me tanner à propos d'un truc qui existe déjà depuis des mois, mec. Et dès qu'on commence à parler d'une mode de l'internet ou d'un mème à la con, il est déjà trop vieux pour mériter qu'on en parle enc...

— Oui, mais c'est pas la question ! Le point, le point central de tout ça, c'est que c'est intemporel.

— Mon cul !

— Le prends pas mal, mec. Tu veux un autre verre ?

— Sûrement pas. Si j'accepte je vais me sentir redevable et je vais devoir rester t'écouter radoter pendant des plombes. J'ai autre chose à foutre.

— Oh, allez ! Si tu veux on parle d'autre chose. Choisis un sujet, toi.

— Merci, jeune homme. Bonne soirée. Moi, je me casse. »

Aussitôt dit, aussitôt fait. Je lâche une poignée de pièces sur le comptoir devant mon verre vide et je descendes de mon tabouret. J'enfile mon manteau d'hiver dont le haut du dos à eu le temps de chauffer sous mes fesses pendant la dernière demie heure et je me dirige vers la porte de sortie.

Le dernier truc que j'entends dans le fond du bar, c'est le « pop » d'une bouteille de mauvais champagne qui saute, immédiatement suivi par les vivats d'un groupe de jeunes déjà bien chauds.

Dès que je suis dehors, je m'allume une clope en maudissant ces jeudis soirs de merde. Ça pue l'étudiant extatique dans la rue. Je les vois par petites grappes en train de crier, de danser, de se rouler des pelles, de s'enfiler du vin liquoreux pas cher par litres entiers. Un mec tout sourire me marche sur le pied et manque de se casser la gueule tout en se marrant. Trois mètres plus loin il se retourne et baragouine une excuse minable avant de courir pour rattraper les quelques mètres qui le séparent de son groupe d'origine. Je le vois passer un bras autour des épaules d'une grande brune aux cheveux trop long. Elle vire machinalement la main de l'importun avant se s'agripper aux hanches d'un autre mec qui titube de l'autre côté d'elle.

Je lève un sourcil dépité et vire vers ma gauche pour remonter l'artère envahie de jeunes. Je fais pas plus de vingt mètres avant de tomber sur la scène la plus attendue de la soirée : deux filles ivres agenouillées autour d'une troisième en train de vomir ses tripes sur ses bottes. La copine de gauche lui tient les cheveux en tenant une bière, l'autre essaie de la maintenir dans la meilleure position pour que la pauvresse ne se salope pas la jupe. Je l'entends lui susurrer des mots de réconfort : si les videurs sentent le vomi sur ses fringues, ils ne les laisseront pas entrer et elles ont promis à Jean-Phi de les rejoindre au Crystal dans une heure.

Je traverse la rue et je croise un gros chat tout noir qui avance vers moi en sens inverse. On se salue du regard et on gagne chacun notre trottoir d'en face.

De l'autre côté, c'est pas mieux. Il y a une file d'attente longue comme le bras devant le kébab. Le vent se lève dans une bourrasque froide et impatiente. La lumière change un tout petit peu : des nuages hauts ont glissé et laissent maintenant la lune presque pleine briller sur ce panorama sordide. Des miscellanées de vies collectées par mes oreilles indiscrètes. Rien de plus.

C'est creux. Tout ceci sonne creux. Tourne à vide. Il n'y a rien de glorieux, il n'y a rien d'héroïque ou de grandiose dans les rues un jeudi soir. Certains remporteront de grandes victoires pendant le nuit : ils perdront leurs pucelages ou chopperont le 07 de la fille de leur rêve. Et puis demain, ça sera la tournée générale de gueule de bois.


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mars 2016

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