4. Arrivée en terre inconnue

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-Désolée, c'est un peu le bazar !

Le moins qu'on puisse dire, c'est que sa tante n'exagérait pas. D'habitude, quand Rhéane entendait cette phrase, elle était suivie d'une visite dans une maison impeccable, où le moindre grain de poussière était annihilé sitôt repéré, et où pas un cadre ne sortait de l'alignement parfait au dessus de la commode, comme si il existait une concertation nationale des gens-qui-annoncent-un-bazar-qui-n'en-est-pas-un.

Visiblement, sa tante n'avait pas reçu le mémo. Sa petite maison, située dans un quartier résidentiel aux habitations bien alignées, faisait tache avec son gazon en friche et le père Noël qui ornait sa façade. En juin, sérieusement ? La seule explication que Aiko avait pu lui donner, c'était qu'elle n'avait pas eu le temps de le ranger. Rhéane en venait à se demander quel métier pouvait bien exercer sa tante pour être aussi débordée, au point d'ignorer les règles les plus basiques de l'hygiène. Chaque objet semblait avoir été pensé pour être sorti le mieux possible du contexte pour lequel il avait été crée ; c'était comme si quelqu'un s'était creusé la tête pour tout salir le plus efficacement possible, jusqu'à dépasser les lois de la physique.

Il y avait un fond de teint ouvert sur une table basse ; à en juger par la date de péremption, il devait être là depuis au moins trois ans. Des croquettes pour chats gisaient entre deux tee-shirts sales, alors que Mâchicoulis, le siamois de sa tante, était décédé six mois avant. Rhéane croyait même distinguer une crêpe collée au fond d'une casserole. Elle espérait que le frigo n'était pas dans le même état, parce qu'elle mourait de faim, n'ayant rien avalé depuis une tartine de confiture il y avait maintenant cinq heures de ça. Elle n'aurait pas dit non à une bonne tranche de pain beurré, si possible sans moisi.

Enfin, pour caresser l'espoir de toucher la plaquette de beurre, il fallait déjà réussir à accéder au frigo, et pour ce fair, atteindre la cuisine sans se prendre les pieds dans les innombrables objets non-identifiés qui gisaient sur le sol, comme autant de plots d'un parcours de slalom.

-Heureusement que Kumi ne vient jamais ici, gromella Aiko en dégageant quelques affaires avec son pied. Elle ferait une crise.

Il est vrai que Kumi, la mère de Rhéane, exécrait le désordre presque autant que sa soeur le prêchait. Dans leur appartement lyonnais, tout était impeccable, parfaitement rangé à sa place. Le contraste entre les deux sœurs était saisissant. Heureusement, Rhéane était loin d'être aussi maniaque que sa mère, même si elle n'était pas non plus réellement fan du bazar non plus. Disons qu'elle s'en accommodait s'il le fallait, mais qu'à choisir, elle l'évitait.

-J'avais acheté un gâteau pour toi, ajouta sa tante en ouvrant le réfrigérateur, attends deux minutes...

Curieusement, contrairement au reste de la maison, les aliments était classés et triés par catégorie à l'intérieur, sans qu'aucun yaourt ne semble périmé. Rhéane en déduit que Aiko devait accorder plus d'importance à la nourriture qu'au reste de sa vie.

-Tadam !

Elle sortit du frigo un quatre-quart tout fait, encore dans son emballage en carton. Voyant l'enthousiasme avec lequel elle s'appliquait maintenant à le déballer et à le couper en tranches, Rhéane n'eut pas le coeur de lui dire que la conservation au froid n'était pas nécessaire pour ce genre de mets. Il était clair que sa tante avait voulu faire des efforts pour l'accueillir, et qu'elle s'était donné du mal pour deviner de quoi pouvait bien avoir envie une jeune fille de dix-huit ans arraché à son milieu naturel.

Célibataire et n'ayant pas d'enfants, Aiko devait recevoir souvent des amis et leurs progéniture, mais il ne devait pas y avoir beaucoup d'adolescents parmi ses invités fréquents. Rhéane ressentit une pointe de culpabilité : elle ne faisait pas vraiment d'effort non plus.

Certes, Aiko habitait loin, et Rhéane ne la connaissait pas tant que ça, étant donné que son emploi du temps ne concordait pas toujours avec celui de ses parents, et ce depuis sa naissance. Mais sa tante s'était toujours déclaré prête à l'accueillir si elle le voulait, et c'était sa faute si elle ne s'était jamais décidé à sortir de Lyon, un environnement qu'elle connaissait si bien. Peut-être ces vacances inattendues étaient une occasion de repousser ses limites et de tester de nouvelles choses. Après tout, elle avait dix-huit ans. Il allait être temps d'arrêter de se cacher derrière ce qu'elle connaissait et de sortir des sentiers battus.

Rhéane était timide, elle en était consciente, et elle détestait l'être, sans pour autant tenter vraiment de réduire ce trait de caractère. Elle se complaisait dans ce qu'elle connaissait sans vraiment avoir envie d'aller chercher plus loin. Quand elle recevait des propositions, elle les déclinaient la plupart du temps, pas parce qu'elle n'en avait pas envie, mais simplement parce que qu'elle préférait rester dans une sorte de non lieu, dans lequel elle ne risquait pas d'aller plus loin que ce qu'elle se pensait capable de faire. Si elle l'avait voulu, elle aurait pu échanger avec sa tante par messages, demander à la voir, devenir plus proche d'elle. Mais elle avait eu la flemme, et il n'y avait pas d'autres mots, pas d'autres manières plus douces de le dire : elle avait eu la flemme et c'était tout. En s'enfermant dans son petit monde parce qu'il lui aurait demandé trop d'efforts d'en sortir, elle savait qu'elle loupait des opportunités fantastiques, et elle le regrettait parfois, mais en même temps, elle n'arrivait pas à rassembler assez d'énergie pour en sortir.

Alors elle laissait la vie la porter, sans vraiment réfléchir, et sans prendre de risques. Elle ne pouvait s'en prendre qu'à elle-même si elle ne connaissait pas Aiko tant que ça, et bien que dans un sens, elle le déplorait, d'un autre côté, elle ne pouvait pas s'empêcher de n'avoir qu'une hâte : retourner chez elle, dans son lit, à regarder des films et à écouter de la musique, sans pour autant que cette pensée lui convienne.

-Merci pour le gâteau, il a l'air super bon, finit-elle par dire, piètre résumé de la multitude de pensée qui venaient de lui traverser l'esprit. Elle aurait pu ajouter, c'était chouette de ta part d'y penser, ou encore merci de faire des efforts pour moi, mais elle se tut et se contenta d'attraper une part et de l'enfourner dans sa bouche, souriant à travers les miettes de quatre-quart.

Aiko lui sourit fièrement en retour, et Rhéane se sentit coupable de ne pas apprécier à sa juste valeur cette femme qui essayait réellement de plaire à l'adolescente pourrie gâtée et inconstante qu'elle était. Elle aurait pu enchaîner sur n'importe quel sujet pour faire durer la conversation, y mettre du sien, comme ajouter que son père aussi aimait la cuisine, que sa mère avait une fois tenté de faire une omelette et l'avait complètement raté, qu'elle-même avait voulu cuire des mugs cake en ajoutant les ingrédients au fur et à mesure au lieu de suivre la recette. Mais rien ne sortit de sa bouche, et le sourire d'Aiko perdit un peu de sa superbe, alors qu'elle se tournait pour aller lui montrer sa chambre.

Désolée d'être comme ça, aurait voulu dire Rhéane.

Elle ne savait même pas si elle l'était, désolée.

*

La chambre que Aiko avait préparé pour elle était la pièce la plus mignonne dans laquelle elle était jamais entrée. Ça ne paraissait pas comme ça, mais sa tante avait véritablement un talent pour la décoration. Si elle se souvenait bien, elle avait d'ailleurs voulu travailler dans le stylisme avant de s'orienter vers le tourisme. Enfin, c'était juste des réminiscences de ce que sa mère lui avait dit, probablement un jour à table où elle était concentrée sur autre chose. Rhéane ne prêtait jamais vraiment attention au sujet quand il ne la concernait pas directement. Mais à en juger par l'agencement de la chambre, elle ne devait pas trop se tromper sur ce coup-là.

Le lit, qui trônait au centre, était couvert par une couette aux motifs d'estampes japonaises, assortie aux cadres sur les murs et aux lampes, comme si ses origines asiatiques l'avaient inspiré. La grand-mère maternelle de Rhéane était en effet arrivée du Japon quelques dizaines d'années auparavant, après avoir été séduite par la France lors d'un voyage scolaire. Elle y avait rencontré celui qui devait devenir son mari, et ils avaient vécu à Paris toute leur vie, où ils avaient eu deux filles, auxquelles ils avaient donné des prénoms japonais en hommage à leurs racines. Rhéane était donc franco-japonaise. Bien qu'elle ai toujours été attiré par ce pays, elle avait peu de connaissances dessus, même si ses grands-parents avaient promis de l'y emmener un jour.

Mais elle savait reconnaître dans les traits fins et les couleurs pastels la patte d'un artiste japonais renommé : Hokusai, plus célèbre pour sa Vague au Large de Kanagawa, qui n'apparaissait pas ici mais avait été délaissé au profit de l'image d'une cascade. La pâleur du dessin et le doux bleu choisit pour l'eau donnait une impression d'apaisement, comme si le temps, la chaleur et le bruit des mouches étaient devenus de lointains désagréments. Rhéane prit une grande inspiration. Elle se rappelait de ses cours de philo de l'année passé, la notion du «beau», l'interrogation des philosophes sur ce concept indéfinissable. Elle aurait voulu retrouver son prof pour lui montrer ce dessin et lui dire : «c'est ça, le beau, c'est cette cascade, c'est ce dessin, c'est cette sensation de paix intérieure».

-J'avais peur d'avoir un peu forcé sur les décos japonaises, grimaça Aiko à côté d'elle, la ramenant à la réalité. Ils en vendent dans certains magasins mais ce sont des trucs assez kitsch et pour le coup vraiment cliché pour attirer les clients, je ne voulais pas tomber dans ce genre de truc, alors...

-C'est magnifique, vraiment, assura Rhéane.

Elle attendit quelques secondes, puis se força à ajouter :

-Ça me fait plaisir que tu as fait tout ça.

Le visage d'Aiko s'éclaira d'un sourire qui valut tous les remerciements du monde.

-Je te laisse t'installer, tu dois avoir pas mal d'affaires. Et ... Est-ce que c'est ton chat que je vois là ?

La jeune fille baissa les yeux jusqu'à la cage de transport pointé par sa tante.

-Oh oui, pardon, maman t'avais prévenu que je l'amenais non ?

-Elle m'avait dit, ne t'inquiète pas, mais fais attention à ne pas le laisser sortir, les voitures roulent vite par ici. Je m'en voudrais qu'il se fasse écraser.

Elle eut un sourire désolé, que Rhéane lui rendit. Elle savait que le précédent chat de sa tante s'était fait percuté par une voiture. Il n'y avait pas grand chose à dire. La perte d'un animal était quelque chose qu'elle connaissait bien. Il était dur de dire adieu à un être qui avait partagé un bout de sa vie.

Sitôt que sa tante eut clôt la porte derrière elle, Rhéane s'affala sur le lit, la tête tourné vers le plafond, son chat s'étendant à ses côtés. Il n'avait pas l'air ravi d'avoir passé autant de temps enfermé, car quand elle tenta de l'attraper pour lui faire un câlin, il s'écarta en feulant. Elle poussa un soupir et ferma les yeux, laissant à son cerveau le soin de trier toutes les nouvelles informations qu'elle n'avait pas encore eu le temps d'analyser.

On était l'été. L'été après sa terminale, l'été après le lycée. L'été avant la fac. Avant le commencement de nouvelles choses. Pour ne pas mentir, Rhéane était terrifiée. Elle avait du mal à se l'avouer, parce qu'elle aimait se croire insensible à tout ce qui arrivait, mais la vérité, c'est que malgré tout ses efforts pour ne pas être affecté, elle finissait irrémédiablement par l'être, même si elle n'en laissait rien paraître. Elle ne savait pas si elle serait capable de gérer sa vie à la fac. C'était beaucoup de changements d'un coup. Et elle avait l'impression qu'elle n'arriverait jamais à faire tout ce qu'elle avait envie de faire, que l'été serait trop court pour mettre à bien tous ses projets.

On est déjà le vingt-quatre juin, lui rappela sa petite voix intérieure. Deux mois, ça passe très vite.

C'était l'histoire de sa vie. Tout allait trop vite pour elle. Elle sentait que le monde bougeait et qu'elle ne suivait pas bien le mouvement. Que tout le monde semblait savoir où se placer, où aller, quoi faire, tout le monde sauf elle. Elle n'avait pas de passions, pas de réel but dans la vie, et elle avait l'impression qu'il lui manquait quelque chose, un objectif qu'elle aurait eu envie d'atteindre. Ses études ? Certains poursuivent l'idée d'être médecin, avocat, fleuriste. Elle avait choisi une fac d'anglais parce que c'était la seule matière qu'elle adorait et la seule chose dans sa vie qui l'ai un tant soit peu intéressée, en dehors de ses chats. Si jamais ça ne fonctionnait pas, elle serait vraiment perdue.

Elle ne savait même pas à quels métiers cela la conduirait. Elle avançait en faisant ce qu'elle aimait le mieux, comme c'était rare qu'elle éprouve ce sentiment. Autrement, elle n'avait pas de réelles envies, pas de motivations particulières. Si on lui avait demandé pourquoi elle vivait, elle aurait bien été en peine de répondre.

Et pourtant, elle aimait sa vie. Elle aimait ses parents, sa soeur, ses amis, son chat, sa famille, Lyon. Elle aimait dormir, manger, s'installer avec du pop-corn et regarder des films bien au chaud sous sa couette. Elle aimait rentrer chez elle après les cours et pouvoir enfin se reposer. Elle aimait recevoir des bonnes notes, voir qu'il faisait beau dehors, voir qu'une amie pensait à elle en lui souhaitant bonne chance pour un examen. Des trucs bateaux, des trucs clichés, mais les seuls trucs auxquels elle pensait quand elle se demandait ce qui la rendait heureuse. Elle avait quelques projets pour cet été, finir des séries, apprendre encore plus d'expressions anglaises, sortir à des festivals de musique, faire du sport... Mais savoir si elle allait avoir le temps de tout faire la rendait nerveuse, ce qui n'était pas censé être le cas pour des activités supposées être du plaisir.

Elle s'imaginait tellement de choses de cet été, et encore une fois, elle se mettait la pression. Voir les autres parler de ce qu'ils prévoyaient et avoir l'impression qu'en étant coincée ici, à Saint-Malo, dans une librairie paumée, elle ne pourrait rien faire, la stressait. Il fallait qu'elle se calme, qu'elle mette à profit son temps ici pour se rapprocher de la personne qu'elle voulait être. Si vraiment elle n'arrivait pas à voir cela comme une opportunité, elle pouvait toujours penser à la rémunération, qui allait la mettre en bonne voie pour partir étudier a l'étranger l'année d'après, dans un endroit où elle pourrait enfin maîtriser l'anglais parfaitement, un des seuls objectifs qui lui tenait vraiment à coeur.

-Miaouu, réclama son chat à côté d'elle.

Elle se tourna vers lui et commença de lui gratouiller le ventre, souriant béatement à l'animal.

-Et toi, t'en penses quoi ? Pas grand chose hein, tu t'en fiches des problèmes des humains. Moooh oui tu es adorable, mooh oui!

Elle se pencha vers lui pour lui faire des bisous, avant de reprendre sa position initiale quand le félin s'échappa, ayant eu sa dose d'amour pour la journée. Elle n'avait rien à faire de spécial aujourd'hui. Demain elle commençait son travail à la librairie. En attendant, pourquoi n'allait-elle pas acheter quelques livres, histoire de se mettre dans le bain ?

-Aiko ? Je sors un peu !

-Tu as besoin d'une carte pour te repérer ? De l'argent ? s'enquit sa tante en sortant de la cuisine, un torchon encore dans les mains.

-J'ai mon téléphone, indiqua Rhéane en secouant l'objet en question. Normalement, il devrait marcher. Et j'ai du liquide, ne t'inquiète pas pour ça.

-Rentre avant dix-neuf heures, ok ? Je ferais des crêpes.

Rhéane hocha la tête et attrapa sa sacoche fourre-tout pour la mettre en bandoulière. Se regardant dans le miroir collé dos à la porte d'entrée, elle vit l'image d'une jeune fille aux cheveux en bataille et aux traits tirés, dont l'eye-liner avait légèrement pâli et le rouge à lèvre débordé à cause de la chaleur. Elle tenta un sourire pour se motiver, mais l'image renvoyé faisait plus peur qu'autre chose.

-Super, je ressemble au Joker, marmonna-elle en fouillant dans sa sacoche pour retrouver son maquillage.

Après une rapide retouche, elle s'observa attentivement, puis décréta qu'au pire, personne n'allait la regarder, avant d'enfiler ses écouteurs et de sélectionner une des dernières chansons de Twenty one pilots, son groupe préféré, et de se lancer dans les rues malouines.

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