5. L'amoureuse des livres

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-Et voilà !

Un air de profonde fierté gravé sur le visage, Calypso s'écarta de sa commode et posa ses poings sur ses hanches, jugeant de l'effet de son petit aménagement.

-Plutôt pas mal, non ?

Sur le meuble trônait un cactus en pot dont la couleur verte se détachait sur le mur jaune, hasardement posé entre une figurine de chat porte-bonheur et un exemplaire corné de Notre Dame de Paris.

-Épatant. On ne voit que ça.

Allongée sur le lit, sa meilleure amie, Julianne Villiers, observait la scène d'un oeil sceptique. Feuilletant vaguement un magazine, elle semblait lasse, ayant visiblement déjà assisté à plusieurs tests de placement de la plante.

-Oui, c'est génial hein ? s'enthousiasma aussitôt Calypso, qui se mit à sautiller sur place. J'étais sûre qu'il irait bien là, comme ça on peut le ... Une seconde.

Elle cessa de sautiller et se tourna vers Julianne en fronçant les sourcils.

-Tu te moques de moi là, pas vrai ?

Son amie poussa un soupir et rejeta en arrière ses longs cheveux châtains.

-Bien sûr que je me moquais de toi. T'as vu le bazar sur cette commode ? Honnêtement, je le vois à peine avec le cadre photo qui est à moitié devant lui. Il va vraiment falloir que tu apprennes à reconnaître quand les gens utilisent l'ironie, ça va te jouer des tours un jour. En plus, ce cactus est trop petit. Je t'avais dit de prendre la taille au dessus.

Calypso croisa les bras sur sa salopette d'un air boudeur, faisant cliqueter les nombreux bracelets qui lui ornaient les poignets.

-Il était plus cher, et j'ai dépensé tout mon argent pour acheter le dernier tome des Héros de l'Olympe hier à la librairie.

-C'est un livre de poche, ça coûte approximativement huit euros.

-Non ! Je l'ai acheté en grand ! s'offusqua-elle, choquée qu'on puisse penser d'elle qu'elle eut pu oser l'acheter en poche.

Désireuse de prouver sa loyauté sans faille aux versions brochés, elle se retourna pour faire face à l'étagère qui occupait tout un pan de mur : sa bibliothèque.

Comme à chaque fois qu'elle la regardait, elle ressentit une vague de fierté la traverser. Sa bibliothèque était sans conteste ce qu'elle aimait le plus dans sa chambre, dépassant même les étoiles phosphorescentes accrochées à son plafond ou son mur de photos prises au Polaroid. Cette bibliothèque, c'était son oeuvre, l'accomplissement d'années entières, le résultat de quantités d'achats, d'anniversaires et de Noël combinés. Elle avait longtemps rêvé devant les modèles proposés par Ikea et les inspirations Pinterest, imaginant sa propre bibliothèque, son propre monde, qu'elle pourrait décorer et agencer à sa guise. Elle avait reçu à ses quatorze ans un meuble en kit parfaitement adapté à cette usage, et elle avait commencé à peu à peu acheter des livres pour le remplir.

Elle avait mis un temps fou à créer, à décorer, à classer, à amasser assez de bouquins pour combler les multiples cases vides. Près de trois ans après, elle arrivait enfin au résultat souhaité.

Tout en haut, là où être sur la pointe des pieds suffisait à peine à toucher les tranches, se trouvait les plus beaux livres de sa collection. Des éditions de luxe, illustrées, reliées avec soin, et bien souvent en série limitées, bref, pas le genre de livre qu'on emmenait à la plage pour se distraire en bronzant. Elle ne les sortait pas souvent, mais quand elle le faisait, elle pouvait passer des heures à observer le moindre détail des couvertures et des illustrations, passant son doigt sur les lettres filigranés qui dessinaient les titres. C'était des modèles de collections, dont elle s'occupait avec précaution et minutie. Elle les imaginait un peu comme les voitures anciennes que sa mère aimait tellement : des modèles rares, jolis à regarder, presque introuvables en magasin et qu'on exposait avec fierté aux regards des invités.

Dans sa famille, elle se désolait d'être la seule à s'intéresser un tant soit peu à la littérature. Sa soeur cadette, Lou, préférait dessiner ou faire du sport, et son autre petite soeur, Maya, était encore un petit peu jeune pour vraiment s'y intéresser. Quant à leur mère, il lui arrivait bien d'emprunter quelquefois des romans policiers à la médiathèque ou de piocher dans la multitude d'ouvrages possédés par sa fille, mais sans vraiment montrer un engouement particulier pour l'activité en elle-même.

Mais pour Calypso, la lecture, les livres, c'était plus qu'un passe-temps : c'était une véritable passion. Elle n'avait pas de genre favori, et aimait s'essayer à tous les styles, même si elle avait fini par se rendre compte qu'elle tendait plus vers les histoires dites "tranches de vie" plutôt que vers de compliqués romans policiers qui lui faisaient peur quand elle les terminait au milieu de la nuit. Du théâtre, de la fantasy, des romans historiques, des fictions romantiques, des livres un peu inclassables, tous se mêlaient sur ses étagères, soigneusement bichonnés et dorlotés par ses soins. Elle y glissait aussi parfois des photos, des figurines de ses personnages favoris ou des marques-pages qu'on lui avait offert et qu'elle avait beaucoup trop peur de perdre pour les emporter avec elle, mais qu'elle ne souhaitait pas remiser au placard pour autant. C'est ce qui faisait de sa bibliothèque un endroit si personnel. Toutes les choses qu'elle aimait le plus y étaient rassemblées, ce qui expliquait l'abondance de contenu dans les étagères, et même de sa chambre en général : elle ne pouvait se résoudre à jeter quelque chose qu'elle avait un jour aimé.

Pour en revenir aux livres, même si elle lisait de tout, elle aimait vraiment particulièrement les histoires fraîches, qui rendaient sa vie joyeuse, et les fictions aux accents philosophiques, qui lui retournaient le cerveau à trois heures du matin, quand elle était trop emporté par son élan pour songer à s'endormir. C'était toujours la nuit qu'elle avait l'impression de réellement «ressentir» le livre, c'était la nuit que les phrases semblaient plus percutantes, plus réelles.

De toute manière, tout paraissait toujours plus exalté la nuit. Comme si le soleil qui s'évanouissait emportait avec lui toute la pudeur dont les humains s'enroulaient le jour et ne laissait plus que des corps haletants à la recherche de ce qui leur manquait le plus. Avec l'obscurité tombaient les barrières des tabous et des non-dits, les limites imposés et les murs des Surmoi. Les mots venaient aux lèvres plus facilement, les corps se touchaient plus souvent une fois protégés par l'ombre. La nuit dénudait les humains de leurs protections naturelles, elle les laissait effrayé de la moindre des ombres qui paraissait suspecte, mais elle offrait le confort de l'anonymat, la seule chaleur froide des étoiles comme point de repère. C'était la nuit, dans le noir, quand l'ouïe, le goût et le toucher étaient exacerbés par la perte de la vue, que les phrases les plus bouleversantes étaient prononcés, les caresses les plus douces faites, les amours les plus pures vécues. La nuit, rien ne semblait réel, et pourtant tout l'était plus que le jour. Il y avait cette spontanéité qu'on ne trouvait plus une fois le soleil levé, quand on rougissait de notre honnêteté, qu'on se regardait sans parvenir à se rappeler si les caresses qu'on avait senties étaient un effet de notre imagination ou non, quand on devait à regret sortir du lit et quitter l'être aimé pour sourire et agir normalement alors que la seule injonction qui régissait notre corps était un cri instinctif, presque bestial, «retourne-y!».

C'est la nuit que les pensées les plus profondes venaient nous habiter, la nuit que toutes nos peurs et nos désirs resurgissaient. La nuit, c'était la fin de l'être humain, la fin des règles sociales, des restrictions. On n'a jamais l'air plus innocent que lorsqu'on est en train de dormir. Le sommeil nous ramène à un état presque infantile, et nos rêves et nos cauchemars expriment notre moi le plus profond, jusqu'à ce que nous ne formions plus qu'un avec nous-mêmes, livrés à nos désirs, à ce que nos corps recherchent. Il est déjà arrivé à tout le monde de se réveiller et de se demander si son rêve était réel ou pas. La nuit, tout se mêle, et les frontières disparaissent.

Et le matin, les corps se détachent, la vie reprend son cours, et les excentricités commises restent bien à l'abri dans cette dimension mi-réelle mi-imaginaire qu'est la nuit, comme si un voile s'était déposé doucement pour préserver la pureté des choses.

Oui, pour Calypso, la nuit est définitivement la meilleure heure pour lire, car c'est là que nos barrières tombent, et donc que l'on s'abandonne tout à fait aux mots, qui nous traversent alors telle une vague dévastatrice et pénètrent au plus profond de nous, là où ils nous touchent en plein coeur.

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