7. Le pouvoir des mots

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Calypso adorait les librairies.

Enfin, en règle général, elle aimait tout les endroits qui pouvaient contenir des livres. Mais les librairies remportaient indéniablement la palme d'or dans son coeur. Les Fnac et les bibliothèques municipales n'étaient pas loin dans sa liste non plus, après sa propre bibliothèque et celle de la mère de Julianne, qui possédait un nombre astronomique de bandes dessinés et de romans graphiques, tellement qu'en six ans d'amitié, Calypso ne les avait pas encore tous lu.

Calypso adorait les librairies, et elle adorait Saint-Malo. Il était donc aisément facile de deviner quel pouvait bien être son endroit favori au monde.

Au fil des années, elle avait arpenté les rues de la cité corsaire en long, en large et en travers, jusqu'à la connaître sur le bout des doigts. À chaque fois, elle enregistrait mentalement les locations des boutiques qui lui paraissaient le plus intéressantes. De ces pérégrinations attentives étaient ressorties trois librairies indépendantes, deux tabac-presse qui vendaient des livres, et un supermarché avec un espace culturel. Depuis, elle avait eu le temps d'examiner chacun de ces lieux bien plus en détails. Son préféré restait la librairie la plus proche de chez elle, qui mêlait artistiquement tableaux de peintres et livres. Mais elle alternait régulièrement entre toutes, devenant peu à peu une habituée que les vendeurs et vendeuses avaient appris à bien connaître.

Aussi, quand elle avait appris l'ouverture d'une nouvelle librairie, elle savait qu'elle serait obligée d'y faire un tour dans la semaine qui allait suivre l'inauguration. De plus, elle avait déjà eu un premier contact avec l'un des propriétaires, ce qui l'avait conduit en premier lieu à connaître l'existence de ce nouvel oasis dans l'horizon de ceux qu'elle fréquentait depuis qu'elle savait lire. Et puis, Elisabeth lui avait directement fait bonne impression, et cela ne pouvait qu'annoncer de bonnes choses.

L'un des principaux défauts de Calypso, qu'elle n'avait pas encore tout à fait appris à maîtriser, était sa capacité à juger les gens au premier regard. Si une personne qu'elle rencontrait pour la première fois lui plaisait, c'est cette impression qui prédominerait par la suite quand elle la reverrait, et il en fallait beaucoup pour réussir à la faire changer d'avis. Elle repérait au premier coup d'oeil les gens qui lui semblaient avoir le plus en commun avec elle ou bien qui lui paraissaient le plus digne de confiance. Elle se trompait rarement, et cela l'aidait grandement à faire du tri parmi ses relations.

Le problème, c'est que l'inverse était aussi vrai : quand elle détestait une personne dès sa première interaction avec elle, il n'était plus possible de revenir en arrière et la moindre action, la moindre parole venant de ladite personne lui semblait irrémédiablement insupportable, même lorsque l' action en question était simplement de parler un peu trop lentement. Il faut avouer que ce n'était pas dérangeant quand il s'agissait d'un personnage de série ou de livre mais un peu plus quand c'était l'un de ses professeurs... Elle se savait prompte à s'agacer, mais malgré ses efforts, elle ne pouvait s'en empêcher, et cela lui avait plusieurs fois causé du tort.

Ce petit défaut mis à part, en règle générale, Calypso était l'une des personnes les plus gentilles et les plus attentionnées possibles. Souriante, aimable, ayant une oreille attentive, elle essayait toujours de faire passer les autres d'abord, parfois au détriment de son propre bonheur. Que ce soit avec de parfaits inconnus ou avec ses amis depuis la maternelle, elle restait avec ce même but en tête : faire en sorte que tout le monde soit le mieux possible. En plus de la rendre heureuse, cela l'évitait de trop s'attarder sur ce qu'elle voulait ou ressentait. Se lancer à corps perdu dans l'optique de faire plaisir à ceux qui l'entouraient était un bon moyen de ne pas s'attarder sur elle-même, car si elle commençait à faire des introspections, elle finissait très vite par perdre sa confiance en elle, qui était comme un fragile édifice de cartes à jouer. Offrir aux autres ce qu'elle n'était pas capable de s'offrir à soi-même : c'était ce qu'elle faisait sans s'en rendre compte au quotidien.

Ainsi, elle pouvait passer de longues heures à écouter un concert d'accordéon au lieu d'avancer dans sa série préférée, simplement parce qu'un de ses amis y jouait. Elle pouvait écrire des éloges sur toutes les personnes qu'elle connaissait, mais quand il lui arrivait qu'on la complimente, ne serait-ce que sur un détail insignifiant, elle se renfermait sur elle-même. Elle était toujours prête à se plier en quatre pour satisfaire les autres, parce que cela lui faisait plaisir, et sans rien attendre en retour. Elle refusait qu'on l'admire pour ça, car ça lui paraissait juste normal, et s'attirer des regards émerveillés lui paraissait juste faux et non justifié.

Ce qui allait arriver cet été, Calypso aurait été bien en peine de l'imaginer. Mais quand il lui arriverait d'y repenser, plusieurs mois après, elle se féliciterait pour la première fois d'avoir un naturel si gentil. Aider Elisabeth quand ses tracts s'étaient envolés avait été un acte de pure bonté de sa part, dans la forme calypso-ienne la plus développée, alors que des passants aux alentours n'avaient pas levé le petit doigt, faisant les aveugles. Savoir après-coup qu'Elisabeth allait ouvrir une librairie avec son mari lui avait paru comme un signe, et allait se vérifier encore plus avec la suite des événements : si elle ne l'avait pas aidé, elle n'aurait probablement jamais vécu tout ce qui s'était passé ensuite. Ce serait l'une des seules fois où elle s'autoriserait à être contente d'elle-même et où elle serait fière de ce qu'elle avait fait.

Mais cela serait déjà s'avancer un peu trop, et pour l'heure, Calypso n'avait encore pas mis les pieds dans ladite librairie, même si cela la démangeait depuis le début de la journée, qu'elle savait être celle du lancement. Malheureusement, tous ses beaux plans savamment calculés impliquant des analyses poussées des horaires de bus et des plannings de révisions aménagés étaient tombés à l'eau quand sa mère lui avait demandé de garder un oeil sur sa petite soeur, May, pendant qu'elle assistait au vernissage d'une de ses amies à Dinard.

Ainsi, au lieu de découvrir un nouveau lieu de pérégrinations, Calypso se retrouvait à relire ses lectures analytiques en surveillant du coin de l'oeil la tornade blonde qui lui avait été assigné en tant que benjamine. May avait huit ans, et on aurait pu croire qu'à cet âge les enfants s'assagissaient, mais elle n'avait pas dû être mise au courant de ce qu'on attendait d'elle. Son plus grand plaisir était de courir dans l'appartement en mimant des avions, et occasionnellement d'emprunter le matériel de sa mère pour peindre des formes abstraites qui ressemblaient douteusement à des lapins vu de l'oeil d'une personne sous substances illicites, quand elle ne prenait pas son propre lapin pour l'emmener en voyage dans toutes les pièces. Calypso adorait sa soeur, mais May était juste impossible.

Aux alentours de trois heures et quart, après deux extraits d'Ubu roi et une bonne demi-douzaine d'allers-retours Sydney-Paris, Calypso décida que la limite de consommation de kérosène avait été atteint pour la journée. En deux clics, elle vérifia les horaires de passage du bus, s'assura que sa mère n'avait pas prévue de rentrer trop tôt, et appela le demi-démon qui jouait à cache-cache dans la cuisine.

-Mayyyyy ! On sort !

La simple mention de sortie n'aurait pas eu plus d'effet que s'il avait s'agi d'un chien. En quelques secondes, la touffe blonde de la petite fille apparut derrière la porte, ses yeux bleus écarquillés :

-On a le droit ?

-C'est moi qui te garde, c'est moi qui décide, trancha Calypso en ramassant un billet de dix euros sur sa commode avant de le fourrer dans sa poche. Allez, mets tes chaussures, on va rater le bus !

-Yheaaaa ! cria l'enfant avant de disparaître derrière une cloison.

S'il y avait peut-être une chose que May appréciait encore plus que d'imiter des avions ou de peindre des rongeurs, c'était sortir au parc, cette activité étant d'ailleurs plus commune à la plupart des enfants de cet âge. Comme sortir toute seule lui était interdit, elle réclamait souvent à ses soeurs ainées de l'emmener, mais l'adolescence étant ce qu'elle était, la flemme l'emportait étrangement sur la perspective de passer deux heures à observer une fillette jouer à la balançoire. La proposition d'aujourd'hui était donc une occasion à ne pas laisser filer.

En attendant sa petite soeur, Calypso se regarda vite fait dans le miroir de l'entrée pour vérifier qu'elle était présentable. Elle n'avait jamais trop apporté d'intérêt à ce à quoi elle pouvait bien ressembler, mais cela était sans doute dû au fait qu'elle se savait être assez mignonne sans avoir réellement d'efforts à fournir. Ses cheveux caramels retombaient souplement sur ses épaules, noués avec son bracelet de perles fétiche, offert par son amoureux du collège, Jimmy, un garçon adorable qu'elle avait malheureusement perdu de vue en entrant en seconde. Elle avait un visage banal, sans prétention particulière ni partie proéminente qui lui aurait valu une attention spéciale, comme Delilah, la plus belle fille de sa classe, dont le nez droit et long la faisait ressembler à une reine fière. Ses joues lui semblaient parfois trop rondes, ses sourcils trop arqués et ses taches de rousseurs trop présentes, mais en général, elle ne s'attardait pas assez devant son reflet pour s'en rendre compte.

-Je suis prête ! gazouilla May, et Calypso se détourna de son image pour se focaliser sur l'enfant.

La petite livrée à elle-même avait mis des ballerines roses avec sa robe jaune et bleue mais encore une fois, Calypso n'avait que faire de s'intéresser à ce qui était joli ou non. Du rose, du bleu et du jaune, et alors ? La vie n'en serait que plus colorée !

-En route, mauvaise troupe ! clama-elle en mettant les poings sur les hanches, déclenchant les rires de May.

L'arrêt de bus n'étant qu'à quelques mètres, c'est d'un pas tranquille que les deux filles s'y dirigèrent. La journée était belle ; on était le 1 juillet, et le soleil brillait au firmament sans qu'un seul nuage ne vienne éclipser son règne. Malgré son tee-shirt manches courtes et sa salopette short, Calypso se retrouva bien vite en proie à la chaleur dévorante de l'été. Elle regretta de n'avoir pas pris de déodorant dans son sac, mais il était trop tard pour rebrousser chemin, déjà le bus se montrait à l'angle de la rue.

-Bonjour madame ! s'écria May en sautant à pieds joint dans le transport en commun.

Sa bonne humeur était décidément à toute épreuve. Pour Calypso, qui voyait son oral de bac approcher inexorablement, la journée était moins à la fête, même si aller dans une librairie lui ferait du bien. Elles avaient toujours un effet cathartique sur elle, quelque chose d'apaisant, de réconfortant. Il lui suffisait de voir les livres sagement rangés et alignés et son stress diminuait, sa respiration reprenait un rythme normal. Jusque là, elle n'avait pas trouvé de remède plus efficace, et il fallait avouer que ce n'était pas non plus le moyen le plus pratique, mais c'était le seul qui lui faisait de l'effet. Les livres à perte de vue, les noms des auteurs, des autrices, les titres des romans, des recueils de poésie, des pièces de théâtre, les quatrième de couvertures, tous ces mots avaient une emprise sur elle, et elle s'abandonnait à leur pouvoir avec délice, elle les laissait l'envahir et soigner son coeur et son âme. Quand elle entrait dans une librairie, elle se détachait de tout ce qui lui faisait du mal, et tout cet espace vide laissé en elle accueillait les mots en vrac, la remplissant jusqu'à ce qu'elle atteigne enfin un sentiment de contentement.

La mer, aussi, avait un effet sur elle, bien qu'il soit différent du soulagement apporté par les librairies. Il fallait que certaines conditions soient réunies afin que cela fonctionne. Le spectacle de la mer depuis les remparts de la cité corsaire, sans qu'aucun bâtiment n'entrave sa vue, était pour elle une expérience presque aussi apaisante que déambuler entre des rangs de livres bien sages. Sentir les pavés sous ses pieds et le granit des remparts sous ses mains, froid, dur, était pourtant tellement réconfortant !

Puis les lames qui se soulevaient avant de se fracasser contre les rochers, le bruissement régulier des vagues qui clapotaient avant de s'échouer en embrassant tendrement le sable, les rides à la surface de l'eau créés par le vent, ce même vent qui soulevait ses cheveux et soulevait son coeur et lui offrait l'âme de tous les hommes qui avaient chéri la mer, de tous les écrivains qui en avait fait l'éloge, de tous les marins qui l'avaient aimée, apprivoisée, haïe, de tout ceux qui en étaient devenu tellement amoureux qu'ils l'avaient rejointe dans ses profondeurs afin de vivre avec elle à tout jamais, de tout ceux pour qui elle avait été une muse. Car la mer restait, pour Calypso, une indéfectible littéraire, intimement liée à l'écriture.

La mer, beaucoup l'avaient vécue, moins en avaient parlés, encore moins avaient écrit dessus, et comme le disait Simon Leys : «Entre les hâbleries des gens de lettres (qui parlent de ce qui ne savent pas) et les silences des gens de mer (qui savent, mais ne parlent guère), heureusement qu'il s'est trouvé quelques marins qui se sont mis à écrire et quelques écrivains qui surent naviguer.»

Calypso n'avait ni la prétention de comprendre la mer, ni celle de comprendre la littérature, mais elle aimait les deux, et elle ne voyait pas pourquoi à ce titre elle ne serait pas à même de coucher sur le papier ses écrits sur la mer. Ainsi, et cette information n'était même pas encore connue de Julianne ni d'aucune autre de ses amies, elle écrivait actuellement un roman qui avait pour décor Saint-Malo, afin d'associer à l'une de ses passions une petite partie de la ville qui lui était si chère. Et dans ce roman, le protagoniste, qui s'avérait être un grain de sable, (mais le lecteur n'était pas supposé le découvrir avant la fin), décrivait, en plus des personnes aux vies multiples qui passaient dans son champ de vision, la beauté et la violence de la mer sur la Côte d'Émeraude.

Aujourd'hui, elle était calme, presque trop. En malouine accomplie, Calypso savait que cela ne pouvait que signifier qu'une chose, qu'un vent violent allait s'appliquer à décoiffer les cheveux des touristes le lendemain matin. Et il aurait fort à faire : comme chaque été, les envahisseurs, tels qu'ils étaient surnommés par Sarah, sa mère, étaient si nombreux qu'il devenait presque impossible d'avancer dans la ville intra-muros. Heureusement, Calypso savait comment y échapper, en suivant les ruelles peu empruntées, délaissées pour cause de leur étroitesse et leur obscurité. Seuls les plus curieux des étrangers s'aventuraient dans ces venelles, qui, bien loin d'avoir le charme de leurs consoeurs peuplées de boutiques, recélaient pourtant de secrets cachés, comme autant de perles dissimulés entre les mâchoires d'une huître têtue.

La librairie du Chat-qui-danse étant sans nul doute l'une de ces perles, le genre de boutique dont on rêve mais qui n'existe jamais vraiment. À peine arrivée devant, Calypso avait déjà, au plus profond d'elle, le sentiment de quelque chose de grand. À ses côtés, May la tirait par la manche, lui sommant de venir faire un tour sur la plage qui n'était pas loin, mais la jeune fille restait les yeux fixés sur la devanture. Peut-être savait-elle déjà sans le savoir, à ce moment là, que sa vie allait être chamboulée, retournée à 360 degrés.

L'enseigne de la librairie était peinte au pinceau bleu sur la vitrine, avec les lettres cursives d'un enfant. Et à travers, elle distinguait les rayonnages de livre, les personnes qui discutaient autour d'une tasse de café avec Elisabeth et celui qui devait être son mari, les feuilles placardées au mur, sûrement porteuses de citations que les propriétaires avaient trouvé inspirants. Le pouvoir des mots était plus fort que tout. Il fallait qu'elle entre.

-May ? Je fais juste un petit tour vite fait, je te promets.

Il ne fallait jamais écouter Calypso quand elle promettait d'être rapide dans une librairie.

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