16. L'autre version de la légende

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Rinsheng m'entraîne dans une partie du bâtiment où je crois n'être encore jamais allée. Tout y est plus spacieux, et un peu plus luxueux que d'habitude. À leurs vêtements, je constate que les prêtresses ici sont toutes au service de la famille impériale. Chacune me salue avec une hésitation, à mi-chemin entre la révérence et le coup de menton respectueux. 

Bien vite, je comprends que ce n'est pas la peine d'insister pour savoir pourquoi je suis là : même lorsque nous sommes seules, Rinsheng refuse de me répondre sur ce qui m'amène ici, au mieux, elle soupire en levant les yeux au ciel !

Nous arrivons finalement devant un large escalier acajou, dont le bois fraîchement ciré brille, éclairé par les lanternes qui pendent du plafond. D'un pas rapide, Rinsheng me fait gravir les marches. Nous parvenons alors dans un hall splendide où Herayun nous attend, bras croisés. Les deux prêtresses se saluent brièvement avant que Herayun ne déclare :

- Merci, Rinsheng. Vous pouvez y aller, nous n'avons plus besoin de vous.

- Bien, bonne soirée. À demain, Suirei.

- À demain, bonne soirée à vous !

Elle se détourne après m'avoir adressé un dernier sourire mi-amusé, mi-critique. Je me tourne ensuite vers Herayun pour tenter une nouvelle fois ma chance :

- Vous savez pourquoi je ne reste pas à l'école ce soir ?

Mais avec désapprobation, elle réplique :

- Selon moi, Majesté, vous ne devriez jamais y rester. Venez !

Voilà qui ne répond toujours pas à ma question...

D'un pas bien plus lent et solennel que celui de Rinsheng, elle m'escorte jusqu'à deux grandes portes de bois clair, aux panneaux finement sculptés de motifs végétaux. Elle y frappe un coup sec, avant de les ouvrir sur la pièce où nous attend l'empereur. Il se lève sitôt que nous entrons, vif et nerveux, tandis que dans un mouvement solennel et contraire, la prêtresse s'incline bien bas avec dignité.

- Majesté.

- Merci, Herayun.

Elle se retire sur un signe de sa part, refermant les portes derrière elle sans ajouter un mot.

 L'endroit est curieusement plus sobre que ceux que j'ai traversés avant d'arriver, mais n'en demeure pas moins tout aussi beau. Il est vaste, d'autant plus que tous les panneaux coulissants servant habituellement de cloisons sont grands ouverts, dévoilant les différents espaces qui organisent les lieux.

Un petit salon à droite, un autre à gauche, et tout au fond, derrière un autre salon puis une chambre, un grand balcon couvert donnant sur un jardin en contrebas. Les murs de la pièce principale où nous nous trouvons, la plus grande, sont peints en différentes nuances de vert. Très clair et printanier sur la plupart des murs, mais plus foncé et presque bleu dans un recoin où est accrochée une peinture sur papier d'un grand arbre plongé en plein hiver.

Juste en dessous, sur un coussin de soie, repose un large pot en céramique, aux couleurs assorties à la peinture. Il ressemble, en plus grand, à ceux que Rinsheng m'avait fait purifier. De véritables feuilles d'arbres semblent prises sous son vernis. Les portes des placards sont elles aussi peintes : sur leur fond blanc sont représentés des paons, des montagnes, des nuages, une maison dans la campagne...

Il y a peu d'éléments de décoration au final, mais chaque pièce de mobilier est délicatement travaillée, de la table basse jusqu'aux cadres de bois des lanternes qui figurent des motifs de fleurs ou d'arbres. Et j'imagine que les remarquables peintures sur les portes de placard, comme celle qui pend au-dessus du pot, doivent avoir une grande valeur.

D'un geste, l'empereur me fait signe d'avancer.

- Bonsoir, Taïmi, articule-t-il dans un sourire forcé. Je suis désolé de chambouler votre quotidien ce soir.

Je m'inquiète immédiatement en voyant son air ennuyé :

- Qu'est-ce qui se passe ? Comme d'habitude, personne ne veut rien me dire...

- Il ne se passe rien, souffle-t-il pourtant. Enfin, rien de nouveau ou de très important.

Après une courte pause, il ajoute :

- Vous avez très bien dansé, tout à l'heure. C'était magnifique à voir.

- Oh ! Euh... merci. C'est... pour ça que vous m'avez fait venir ? fais-je, sceptique.

- Non...

Effectivement, ça aurait été bizarre de me faire venir juste pour me féliciter. Il perd son sourire, semble chercher quelque chose dans mon regard, puis ajoute d'un air hésitant :

- Vous savez, l'autre soir... quand je vous ai rejointe sur le toit parce que vous ne vous sentiez pas bien et que vous aviez besoin de quelqu'un à qui parler ?

- Oui ?

 - Eh bien, je crains que ce ne soit mon tour...

- Oh...

Je ne m'attendais absolument pas à ça ! Si bien que j'en demeure un peu pantoise. Mais il paraît sincère. Il est bien plus soucieux et las que lorsque nous nous sommes vus dans l'après-midi, et bien plus qu'il ne semblait l'être plus tôt dans sa loge.

- Mais... vous n'aviez personne d'autre vers qui vous tourner ? dis-je finalement, perplexe.

Je me doute qu'il va râler : cette remarque donne l'impression que ça m'ennuie d'être là ! Toutefois, je ne peux m'empêcher de penser que c'est étrange de faire appel à moi plutôt qu'à Xemtei ou Rinsheng. Il ne bronche cependant pas. Il détourne les yeux avant de secouer la tête, pensif, me répondant d'un air troublé :

- Non, je... je préfère parler avec vous.

Il a quelque chose de changé. Je ne saurais exactement dire quoi, mais il semble plus vulnérable, comme s'il avait retiré les habituelles couches d'assurance qui l'entourent.

J'affirme alors en fronçant les sourcils :

- Ce n'est peut-être rien d'important, mais il y a quelque chose qui ne va pas.

Voilà qui lui arrache un maigre rictus, et il répète d'un ton désabusé :

- Quelque chose qui ne va pas... Oui, il y a plus d'une chose qui ne vont pas ici ! Plus d'une chose...

- Vous êtes sûr que vous ne voulez pas qu'on appelle Xemtei ou Rinsheng ? je m'inquiète aussitôt.

Ils me semblent bien plus à même de l'écouter et le comprendre. Mais ma question lui fait relever des yeux fatigués vers moi :

- Ce n'est pas quelque chose dont je veux parler avec eux. Si ça vous ennuie d'être là, je ne vous force à rien, fait-il ensuite. Vous n'avez pas à m'écouter. Vous pouvez retourner à l'école, ce n'est pas... ça n'a rien d'obligé, répète-t-il alors que ses épaules s'affaissent.

Aussitôt, j'avance en le rassurant :

- Non, je... je veux bien vous écouter.

C'est étrange de voir un homme généralement si sûr de lui aussi ébranlé. Il me sourit maladroitement à nouveau, avant de se laisser tomber sur un coussin. Je m'assois à mon tour, l'encourageant du regard. Mais il baisse la tête, ses yeux se perdant quelque part dans le vide, croisant les doigts en contemplant un paysage que je ne peux pas voir. Plusieurs fois, il inspire et expire, comme s'il hésitait finalement à se confier. 

La lueur des lanternes agitées par un courant d'air vacille légèrement. L'empereur relève enfin le menton, son front se plissant tandis qu'il déclare :

- Vous vous rappelez, quand nous avons parlé de la légende de la montagne ? Je vous ai dit que ce n'était qu'une histoire pour asseoir le pouvoir de mes ancêtres, et vous m'avez dit que vous pensiez aussi que ce n'était qu'une invention.

Après un bref silence qui semble attendre une confirmation, je murmure :

- Oui, je me rappelle.

 - Et si ça n'en était pas une ? souffle-t-il tout bas avec crainte.

- Comment ça ?

- Ce serait possible, qu'un esprit et un humain s'unissent et aient une lignée ?

Ne pouvant m'empêcher de sourire en l'entendant, je m'écrie immédiatement :

- Non, bien sûr que non ! C'est totalement impossible ! C'est comme si vous me demandiez si le vent ou l'eau pouvait s'unir à un humain ! Les esprits sont... ils n'appartiennent pas à ce monde, ils ne sont pas comme nous. 

Ma réponse, loin de le soulager, le plonge dans une réflexion mélancolique. Ses yeux se perdent à nouveau dans le vague et il soupire :

- Ah. Je vois.

- Vous n'avez pas l'air de me croire ?

- Si, répond-il en levant la tête. C'est juste que... ça ne m'avance pas vraiment.

Quel peut bien être le souci ? Il exhale sombrement, contemple mon air perdu, puis me raconte :

- Dans la version la plus connue de la légende de la montagne, l'esprit et l'homme ont des enfants qui sont tous humains, ils sont simplement d'ascendance sacrée. Mais certaines versions disent qu'ils ont également eu des enfants monstrueux, aux dons anormaux. Des enfants qui n'auraient pas dû naître, et dont l'existence offensait les esprits. Si bien qu'ils durent être tués.

Sans voir où il veut en venir, je réponds :

- C'est horrible... heureusement que ce n'est qu'une légende !

Énigmatique, il murmure :

- J'y ai longtemps cru pourtant.

Il serre les lèvres, rêveur. Je sens la brise légère effleurer mes joues et replie les genoux sous mon menton lorsqu'il reprend :

- Je n'ai pas connu ma mère. Et pourtant, je parle sa langue depuis l'enfance, alors que je ne l'ai jamais apprise.

- Peut-être que vous avez appris le kaeli quand vous étiez petit, avec un professeur ou quelqu'un dont vous ne vous rappelez plus ?

- Non. J'ai vérifié, mais personne ne me l'a enseigné. J'ai commencé à le parler tout seul, dans ma petite enfance. Et puis, ce n'est pas tout : je me rappelle aussi des berceuses que me chantait ma mère, je me rappelle même de sa voix !

- Oh...

Alors ça, en effet, c'est très étrange. Il m'adresse un sourire crispé, amer,  avant de reprendre :

- Quand on m'a formé en tant que chasseur d'âmes, j'ai bien dû constater qu'à nouveau, j'avais quelque chose d'anormal. Mes dons n'étaient pas ceux attendus, mon maître n'avait jamais vu ça, parfois c'est comme s'ils fonctionnaient à l'envers ! Je ne pouvais m'empêcher de me demander si je n'avais pas un problème, si une tare de ma lignée n'avait pas resurgi avec moi, si je n'étais pas... comme ces enfants monstrueux de la légende.

Il ferme les paupières un instant, avant de se ressaisir.

- Enfin ! Quand on y réfléchit, il n'y a rien de bien grave ! s'exclame-t-il ensuite, se forçant à sourire. C'est stupide de ma part de m'en faire pour si peu ! Ces étrangetés sont légères, et ne causent de tort ni à moi, ni à personne. Et pourtant..., souffle-t-il la voix troublée, parfois... je ne sais pas. Je ne suis plus si confiant. Je me sens comme vous l'autre soir, un peu désemparé...

- Ce que je peux comprendre.

Évidemment, il y a de quoi se poser des questions ! Il pousse un énième long soupire, puis me confie :

- Je me suis longtemps demandé si ma mère ne m'avait pas abandonné pour me laisser mourir, justement parce que quelque chose clochait avec moi. Et lorsque j'ai été touché par la malédiction du spectre, j'ai envisagé qu'il avait pu penser la même chose. Si je n'avais jamais découvert l'histoire de la reine aux perles, j'aurais continué à croire qu'il s'en est pris à moi parce que je ne devrais pas être là...

J'affirme alors avec chaleur :

- Si vous ne deviez pas être là, vous ne seriez pas là !

Ma remarque un peu naïve lui arrache un sourire silencieux, et je demande dans la foulée :

- Vous avez déjà parlé de tout ça avec Xemtei ou Rinsheng ?

- Non. Enfin, ils savent que j'ai des dons de chasseur un peu différents, mais c'est tout. Et je n'ai jamais été particulièrement engageant sur le sujet des Kaelis, je l'avoue. Mon père... mon père savait. Et il a toujours essayé de me rassurer, en me disant que je m'en faisais pour rien !

Il semble presque s'excuser, se frottant la tête l'air penaud. Je suis surprise qu'il se confie à moi, mais c'est sans doute en partie parce que les esprits me sont moins étrangers qu'à lui. Certaines de ses paroles me reviennent alors, et je demande :

- C'est pour ça que vous pensiez que les esprits dans le nord voulaient s'en prendre à vous ?

- Aussi, oui.

Ah, je comprends bien mieux sa logique maintenant !

- Votre père avait raison, vous n'avez pas à vous inquiéter. Vraiment. Je vous l'ai dit, aucun esprit ne peut avoir d'enfant avec un humain ! Ces histoires qu'on vous a racontées sont fausses. Vous avez des dons de chasseur inhabituels, certes, mais... eh bien, il y a toujours des exceptions ! Certains dons sont plus rares que d'autres, et on ne les connait pas tous ! Certes, c'est vrai que c'est aussi étonnant que vous puissiez parler une langue que vous n'avez jamais entendue, mais... 

Je me frotte le menton, soudain sérieuse, avant de continuer :

- ... des chamans m'ont dit que certains chasseurs d'âmes avaient appris l'ancien kaeli en rêve, grâce à des ancêtres venus leur parler. C'est peut-être ce qui s'est passé avec vous, quand vous étiez petit ? Les morts peuvent parfois communiquer avec les vivants grâce aux rêves. C'est rare, mais ça arrive.

- Je vois... et pour ce qui est de me rappeler de la voix et des chansons de ma mère, vous auriez une idée ?

Je n'ai jamais entendu parlé de vivants communiquant entre eux par le bais de rêves. Je souffle donc prudemment :

- J'imagine que... c'est peut-être la même chose qui s'est passée. Je suis désolée...

L'idée que sa mère ne soit plus de ce monde ne semble pas le troubler. Il opine du chef lentement, sans s'émouvoir, puis déclare :

- Ici, il est rare qu'un mort vienne visiter un vivant en rêve, à moins que l'on soit un prêtre ou une prêtresse. Mais si vous me dites que ça arrive dans le nord... alors ce serait un semblant de réponse. Merci.

- De rien, je n'ai pas fait grand-chose.

Je sens que ce n'est pas fini : il réfléchit longuement, préoccupé, tapotant son genou avec nervosité. Quelle est donc cette dernière chose qui le tracasse et qu'il hésite à me révéler ?

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