9. Quelques questions

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Avant, je ne m'expliquais pas comment un empire aussi vaste que l'empire rhakan pouvait exister.

Évidemment, je comprenais comment un chef et son armée étaient capables de s'emparer d'un territoire par la force. Mais je ne comprenais pas comment, une fois la guerre finie, le pays soumis pouvait soudain faire tout naturellement partie de l'empire. Comment il pouvait passer d'hostile à partisan. Comment il pouvait accepter la culture de l'envahisseur et s'y plier, jusqu'à la revendiquer un jour comme la sienne.

J'étais persuadée que l'autorité rhakane ne tenait que par la menace de son armée terrifiante, et les durs traités passés avec chacun des pays vaincus. J'imaginais chaque peuple rongé par la rancœur, des fleuves d'animosité traversant l'ensemble du territoire, prêts à le démanteler à la première crue.

Mais depuis que je suis ici, je me rends compte qu'il me manquait un important élément de réponse ! Ce sont les cours d'Histoire de la Dynastie et, étonnamment, surtout ceux de littérature, qui me l'ont apporté.

Les récits épiques rhakans, historiques comme imaginaires, sont une propagande subtile qui donnerait envie à n'importe qui de rejeter son identité pour adopter celle de leurs héros. Ces derniers sont aussi différents et uniques qu'admirables, avec leur mélange savant de qualités et de défauts. Certains sont de nobles érudits ou combattants, d'autres d'habiles roturiers sans le sou. Mais tous donnent envie, quelque part, d'être comme eux.

J'ai beau continuer de préférer ma culture aux mœurs impériales, je ne peux m'empêcher à mon tour d'être charmée par ces personnages courageux, astucieux, honorables ou dotés d'esprit et d'humour. Ils donnent une image séduisante de l'empire, idéale, tout en renvoyant des autres cultures l'impression qu'elles sont, au mieux archaïques et primitives, au pire ridicules et ringardes.

Je ne sais pas exactement comment les auteurs de ces histoires font pour arriver à cet effet. Mais je vois maintenant comment, entre ses avantages technologiques et sa culture, autant de peuples ont pu si bien accepter leur intégration à l'empire.

Peut-être ont-ils fait au départ un mélange du meilleur des deux civilisations, jusqu'à perdre la leur au fil des ans ou des siècles... J'espère que ça ne m'arrivera pas. La culture kaeli m'est bien plus chère. Et puis, ces histoires rhakanes manquent un peu trop d'héroïnes.

Après le cours d'Histoire de la Dynastie, vient le cours de couture, puis celui de poésie. Lorsque ce dernier se termine, Jihanei vient me prendre à part en murmurant d'un ton conspirateur :

- Alors ? T'as quelque chose pour moi ?

Heureusement que les filles se sont empressées de me faire écrire une réponse pour Semkei hier soir, sinon j'aurais complètement oublié !

Je me rends compte que je n'ai pas parlé de ça à l'empereur. J'aurais peut-être dû... mais je me suis à moitié endormie sur le toit, bercée par sa chaleur et sa voix. Il m'a donc encouragée à retourner me coucher et je l'ai quitté en le remerciant, sans penser à lui demander si l'on se voyait toujours aujourd'hui. On devait se retrouver pour qu'il me montre mon contrat, mais puisqu'il l'a fait cette nuit, j'imagine que ce n'est plus d'actualité.

Discrètement, je confie la lettre à Jihanei. Elle la prend en souriant et la range si vite qu'on croirait que rien ne s'est passé. Les filles m'attendent pour aller au réfectoire, je les rejoins rapidement, mais une surveillante nous arrête au moment où nous déboulons dans le couloir.

- Mademoiselle Fannan ! assène-t-elle d'un ton sec. Venez avec moi, je vous prie. Vous autres, vous pouvez vous rendre au réfectoire.

C'est pas vrai ! Qu'est-ce que j'ai encore fait ?! Les filles me jettent des regards perdus, s'éloignant à pas traînants dans l'espoir de ne rien perdre de mon échange avec la surveillante.

- Je... j'ai fait quelque chose de mal ?

Le visage austère de la surveillante se durcit encore quand elle peste :

- Je n'espère pas pour vous ! Sinon vous ne pourrez pas profiter de votre sortie en famille, je devrai vous coller.

- Ma sortie en famille ?

- Oui. Vos cousins sont déjà là. Exceptionnellement, vous déjeunerez et passerez l'après-midi avec eux. Allez vous changer.

J'écarquille les yeux. Je sais que pour certaines élèves qui ont leur famille à la cour, les sorties sont courantes et les leçons bien souvent optionnelles. Mais je n'aurais pas pensé que cela s'appliquerait un jour à moi. Ni Xemtei, ni Leireng ne paraissaient en mesure de m'accorder une telle faveur !

Les filles sont aussi émerveillées que moi.

-Dépêchez-vous au lieu de rester planter là ! Ils vous attendent ! s'agace la surveillante.

J'ai l'impression qu'elle ne juge pas d'un bon œil ce genre de privilège. Je la suis donc d'un bon pas, me faisant toute petite, pour rejoindre mon dortoir et enfiler ma tenue de promenade. La surveillante m'amène ensuite à un salon de réception où Xemtei et Leireng patientaient.

- Ah ! Suirei !

Sous les yeux sévères de la surveillante qui scrute mon moindre faux-pas, je les salue avec une réserve polie et digne :

- Grand frère, grande sœur.

Leireng m'adresse un sourire qui me paraît forcé. Xemtei, bien plus chaleureux, m'explique :

- Tu nous excuseras de ne pas t'avoir prévenue plus tôt, nous n'avons pu nous décider qu'au dernier moment avec Leireng.

Je leur souris en répondant :

- C'est très bien comme ça, ça m'a fait une surprise.

- Tant mieux ! Alors en route !

Tant que nous sommes encore dans les couloirs, nous n'osons trop rien échanger d'autre que des sourires ou des banalités. Mais mon expression joyeuse se change en consternation quand, une fois sortie de l'école, je découvre un groupe de personnes à cheval, bien chargées, et trois chevaux sans cavalier, dont Petit-Chêne. Je me tourne aussitôt vers Xemtei, m'écriant :

- On va quitter le palais ?!

- Oh, pas pour aller loin ! Mais oui, nous allons pique-niquer aujourd'hui. Autant profiter des derniers beaux jours avant qu'ils ne passent, non ?

Parmi ceux qui nous accompagnent, il y a deux soldats. À leurs tenues et attitudes, je devine que les autres sont des domestiques. Pourtant, nous n'en avons pas besoin... mais avant que je ne puisse poser de questions, Xemtei me hisse sur Petit-Chêne. Il part ensuite rejoindre sa propre monture. Leireng prend la tête du cortège avec les soldats et je chevauche derrière avec son frère, suivis par les domestiques.

Nous faisons en sens inverse le chemin parcouru lors de mon arrivée au palais, passant porte après porte, mur après mur, traversant la belle forêt qui m'avait tant marquée la première fois, puis le dernier rempart blanc avant de gagner le pont qui nous fait entrer dans la ville.

On nous cède plus volontiers le passage aujourd'hui, dans les rues pourtant toujours aussi animées de Rhakarande. Je profite de ce spectacle qui me change tant de l'école. Voir des personnes "vivre" me fait du bien. Plusieurs militaires saluent Leireng respectueusement, tandis que les gens du peuple s'inclinent un peu trop dès qu'ils reconnaissent Xemtei.

Nous ne prenons pas tout à fait la même direction que la première fois, c'est par le nord que nous franchissons les murailles, descendant les faubourgs jusqu'à un joli canal pavé et fleuri, que nous longeons ensuite au pas.

Les barques glissent nonchalamment sur l'eau. Les maisons alentours s'espacent, la verdure se fait de plus en plus présente, caressée par le soleil. Les pavés le long du canal, cèdent progressivement la place au gazon et à la terre. J'inspire à plein poumons, incapable de me départir du grand sourire qui illumine mon visage.

Au bout d'un moment, nous bifurquons pour gravir une colline boisée qui offre une jolie vue sur des montagnes au loin, et sur le canal en contrebas.

C'est là que nous nous arrêtons. Ceux qui nous accompagnent s'empressent de descendre de cheval pour étaler au sol une très grande étoffe de soie violette, brodée. Drôle de matière pour une nappe de pique-nique, ça sera difficile à nettoyer !  Ils disposent en son centre différents récipients en bois ou en osier. Ils s'éloignent pour ensuite s'installer à bonne distance, sur une nappe de lin, plus modeste, avec les soldats.

Quand je mets pieds à terre, j'adresse un regard perplexe à Xemtei et chuchote :

- Pourquoi est-ce qu'il y a des domestiques avec nous ? On n'en a pas besoin...

- Bien sûr ! Mais ce n'est pas une question de nécessité, c'est une question de rang et d'étiquette, m'explique Xemtei. On ne peut pas sortir comme ça en pleine journée sans avoir des domestiques avec soi.

- Ah...

Voilà le retour des règles bizarres et absurdes ! Cela me rappelle les journées que j'avais passées avec Leireng avant d'arriver aux Iris ! Xemtei me tend une grande assiette creuse, ainsi qu'à sa sœur, puis il commence à ouvrir les différents paniers et autres boîtes, dont l'odeur me met l'eau à la bouche.

Brioches aux carottes marinées, aux champignons en sauce, aux aubergines laquées... beignets et croquettes frites en tout genre, pâtes et raviolis farcis... tout me fait envie !

Je me penche vers un plat, puis l'autre, fais quelques pas pour atteindre celui-ci, remplissant mon assiette. Revenant aux côtés de Xemtei et Leireng, je ne me vois même pas faire quand je m'accroupis tout naturellement à la mode du nord, pour mordre à pleines dents dans un beignet.

Le raclement de gorge de Leireng est assez insistant pour que je me tourne vers elle, intriguée, avant de réaliser comment je me tiens ! Je pâlis puis m'empresse de m'asseoir de manière impériale, les genoux repliés, le dos bien droit. J'attends les remontrances qui vont suivre, mais ma cousine se contente de me souffler :

- C'est mieux.

Je l'observe avec circonspection, méfiante quant à son indulgence. Elle ajoute alors :

- Ne me regardez pas comme ça. Je ne boude plus, c'est tout.

- Oh !

Attrapant délicatement un beignet, elle marmonne :

- Attention, je ne suis pas ravie du cours qu'ont pris les choses. Mais puisqu'elles sont ainsi... et que ce n'est pas de votre faute... ça ne sert à rien de vous en vouloir.

Eh bien ! Je ne lui connaissais pas cette philosophie ! Hum. Je suppose que je dois ce changement d'attitude à l'intervention de l'empereur... comme je lui dois très probablement cette balade improvisée ! Ce n'est pas une "sortie en famille" mais plutôt un de mes souhaits qu'il leur a imposé.

Soudain légèrement ennuyée, je m'inquiète :

- Ce n'est pas trop embêtant pour vous deux d'être ici ?

- Comment ça ? s'étonne Xemtei.

- Eh bien, vous aviez sans doute quelque chose à faire de plus important que de me sortir du palais...

- Oh ! Mais ne pas travailler de temps en temps est on ne peut plus important ! rit Xemtei. N'allez pas croire que cette sortie n'est pas autant un cadeau pour nous que pour vous. Kianshei avait aussi quelque chose à se faire pardonner auprès de ma sœur et moi... d'où cette impressionnante quantité de nougat, précise-t-il en pointant une boîte débordant de sucreries.

L'empereur ne plaisantait vraiment pas quand il parlait d'exaucer mes souhaits ! Mon contrat, faire en sorte que Leireng ne boude plus, ne plus en vouloir à Xemtei... et je ne pensais pas qu'il s'occuperait de tout ça aussi vite ! Impatiente de profiter de cet après-midi hors du palais, je demande :

- Et qu'est-ce qui est prévu après le repas ?

- Rien de palpitant ! Discuter, galoper un peu dans la campagne environnante, puis rentrer tranquillement pour que vous ne ratiez pas vos cours de danse avec Rinsheng.

Cela commençait bien, mais la fin de sa phrase m'arrache une plainte :

- Oh non...

- Allons, Taïmi. Vous devrez danser durant la Fête de la Montagne, vous n'avez pas oublié ? C'est dans trois jours !

Non, je n'ai pas oublié. Hélas.

- Je sais, mais Rinsheng m'a dit qu'elle ferait en sorte que ça ne dure pas longtemps pour qu'on ne me regarde pas trop, donc ce n'est pas grave si je ne danse pas bien.

- Mais ! Enfin ! Où est donc passée votre fierté ?!

- Je n'ai aucune fierté à bien danser...

- Et la nôtre alors ?! geint-il en m'indiquant sa sœur du regard. Ça ne vous dérange pas de nous faire honte... ?

Son petit air aussi miséreux que mortifié me fait soupirer :

- Bon, ça va, j'ai compris, j'essayerai de m'appliquer.

- Ah ! Ouf ! Vous m'avez fait peur !

Après avoir bu une gorgée de thé glacé, il me lance :

- Reprenez un beignet ou deux, ils sont délicieux.

- J'en ai suffisamment mangés, merci.

- Il paraît que les repas de l'école ne vous conviennent pas ?

Ah. Les nouvelles vont vite !

- Hum... c'est uniquement le petit-déjeuner et la collation dont je me passe volontiers.

- Quelle idée ! s'offusque Xemtei. Ce sont les deux meilleurs !

- Je te l'avais dit, gronde Leireng. Tu n'as pas voulu me croire...

- Comment peut-on ne pas aimer la bouillie sucrée, le nougat ou les gâteaux au miel, à la pistache ou au sésame ?! s'alarme son frère, incrédule.

Je propose afin de l'apaiser :

- Je finirai peut-être par m'y habituer ?

- J'espère bien !

Il ne paraît pas convaincu. Je termine mon repas, silencieuse, profitant de la beauté du paysage, heureuse de prendre ainsi l'air loin de l'école et du palais. À plusieurs pas de là, les domestiques rient, aussi détendus que moi. L'une d'entre eux offre des carottes aux chevaux. Elle se montre pleine d'affection envers eux, les caresse, éloigne les mouches, gratte gentiment leurs oreilles... La voir faire me réjouit, d'autant que ce n'est pas un spectacle que j'ai beaucoup vu ici.

Une fois son repas fini, Leireng se lève pour aller discuter avec les soldats. Sentant que je commence à avoir des fourmis dans les jambes, je les allonge sur le côté.

- Si vous voulez faire une petite sieste, vous avez le droit ! me dit Xemtei en me voyant faire.

- Merci, mais je ne suis pas si fatiguée.

De nouveau, il m'examine d'un air dubitatif. Hum... est-ce que l'empereur lui a parlé de ce qui s'est passé hier soir en détails ? Est-ce qu'il lui rapporte tout maintenant qu'il est au courant qu'on se voit ? Après tout, c'est un de ses seuls amis, ça se comprendrait qu'il se confie à lui.  Je demande donc, intriguée :

- Vous avez parlé avec l'empereur ?

- À quel sujet ? Je parle tous les jours avec Kianshei !

- À propos de hier soir.

- Qu'est-ce qui s'est passé hier soir ?!

Sa surprise est si spontanée que j'hésite à répondre.

- Euh...

- Il y a eu un souci avec des spectres ?! s'inquiète-t-il en se penchant vers moi.

Décidément ! C'est la première chose à laquelle tout le monde pense !

- Non ! C'est juste que je n'arrivais pas à dormir, alors... j'ai discuté avec lui.

- Oh ! Avec la boîte à éther ? comprend-il.

- Oui.

Je m'arrête là et ne parle pas de l'escapade sur le toit. Je suppose que si l'empereur a gardé ça pour lui, c'est qu'il ne veut peut-être pas que j'en parle à Xemtei. Non pas qu'il y ait quoi que ce soit à cacher ! Mais bizarrement, moi aussi je préfère garder cet instant rien pour nous, je ne sais pas pourquoi.

- Vous avez bien fait, m'affirme Xemtei en croisant les bras d'un air satisfait. Je suis sûr que ça lui a fait plaisir. Même s'il ne m'en a pas parlé ce matin, étrangement...

Hum. Je ne sais pas déterminer à ce ton s'il est vexé ou juste étonné.

- Au moins, ça ne l'a pas dérangé. J'ai cru que vous étiez au courant, entre l'histoire des repas et puis le fait que vous me pensez fatiguée...

- Taïmi... vous avez des petits yeux aujourd'hui. Fatiguée ou pas, j'en déduis que vous n'avez pas assez dormi ! Quant aux repas de l'école, Kianshei a abordé le sujet quand il a suggéré cette idée de pique-nique copieux. Il s'inquiète que vous ayez perdu du poids et croit que vous êtes sous-alimentée...

- Oh...

Un court silence s'installe avant que, repensant à cette nuit, je ne murmure :

- Xemtei... qu'est-ce que vous pouvez me dire sur l'empereur ?

- Ah ! ENFIN !! s'écrie-t-il alors, levant les yeux au ciel. On peut dire que vous avez pris votre temps !

Perdue, je fronce le nez en répondant :

- Comment ça ?

- Eh bien, vous auriez pu venir me poser vos questions un peu plus tôt ! râle-t-il. Le jour de votre mariage par exemple, au lieu de le passer à bouder dans votre coin...

Il arque un sourcil grondeur vers moi, comme un parent déçu. Confuse, j'explique d'une petite voix :

- Mais... je n'avais pas de questions à vous poser ce jour-là.

D'abord, il me contemple de la tête au pied, comme s'il n'en revenait pas. Puis il écarte les bras, consterné.

- Vous vous retrouvez mariée du jour au lendemain à un parfait inconnu, et vous n'avez aucune question sur lui ? Vous avez son meilleur ami sous la main, mais il vous faut deux bons mois avant que vous n'ayez l'idée de vous renseigner ?! Taïmi ! Enfin !!

Gênée, je baisse la tête en fronçant les sourcils, tandis qu'il balaye l'air d'un geste las de la main.

- Bon ! Posez-moi toutes vos questions ! déclare-t-il ensuite avec enthousiasme tout en se rapprochant vivement de moi.

Je débite aussitôt, impatiente :

- Est-ce qu'il comprend le kaeli ? Il le parle ?

- Toutes vos questions... sauf celles-là, déplore Xemtei, son enthousiasme aussitôt retombé. C'est LE sujet qu'il prend toujours soin d'éviter.

- Décidément, je n'ai pas de chance ! Dès que j'ai une question, ce n'est pas la bonne.

Il me tapote le genou avant de tenter :

- Je sais que sa mère était une Kaeli, qu'elle n'appartenait à aucun clan, que l'ancien empereur en était fou, et qu'elle a abandonné Kianshei quand il était enfant. Mais en dehors de ça, Kianshei s'est toujours montré extrêmement évasif. Lorsque j'étais dans le nord, j'avais pour mission de documenter votre culture, pas seulement de lui trouver une épouse. Mais je n'ai aucune idée de si ces documents que j'envoyais étaient pour lui ou un ministre des affaires étrangères. Je ne sais pas s'il y a prêté attention, ni si mon travail lui apprenait quoi que ce soit...

Je serre les lèvres, découragée. Il baisse alors les yeux vers moi, désespéré :

- C'est tout ce qui vous intéressait ? Vraiment ?! Vous ne voulez pas connaître sa couleur préférée ? Ce qu'il aime, ce qu'il déteste ? Les bêtises qu'il faisait quand il était petit ? Ou s'il est chatouilleux ? Je ne sais pas ! Quelque chose d'autre ?! insiste-t-il.

- Euh...

J'avais oublié combien il était investi dans son rôle de marieur ! Je tente donc mollement, histoire de faire preuve de bonne volonté :

- ... bon. Quelle est sa couleur préférée ? 

- Le bleu. Celui de l'acier-bleu, précise-t-il en me faisant un clin d'œil.

- C'est la vérité ou une plaisanterie ?

- C'est une heureuse coïncidence, surtout ! À part ça, sa poétesse préférée est Hasmevran Keymet. Son fruit préféré, la mangue. Son arme de prédilection, l'épée courte, mais c'est au sabre qu'il est le plus redoutable. Sa fleur préférée est le lys d'eau. Il n'est pas chatouilleux, ce n'est pas la peine d'essayer, c'est une perte de temps. Il n'aime pas le raisin, ni les châtaignes. Et surtout, surtout, il n'aime pas qu'on dise du mal de son père. Ne le faites jamais si vous ne voulez pas vous en faire un ennemi.

- Je ne vois pas pourquoi j'en dirais...

- Tant mieux, fait-il en hochant sombrement la tête. L'ancien empereur avait de nombreux défauts, ce n'était pas le pire dirigeant qu'on ait eu, mais ce n'était pas le plus conciliant non plus. Toutefois, envers Kianshei, c'était l'homme le plus doux, compréhensif et bienveillant que j'ai jamais vu ! Personne n'a autant aimé, ni pris soin de Kianshei que son père. D'autres monarques l'auraient confié à des nourrices durant sa petite enfance, mais l'ancien empereur a tenu à l'élever lui-même. Il a été plus présent pour lui que bien des parents de la noblesse impériale !

- Oh...

Chez les Kaelis, toute la famille participe à l'éducation des enfants. Dans l'empire, je sais qu'il en va de même chez les paysans puisque hommes comme femmes travaillent. Mais bizarrement, cette répartition change une fois dans les couches supérieures. C'est la mère qui doit tout faire au sein de son foyer, maîtresse de maison, pendant que l'homme s'occupe de pourvoir financièrement aux besoins de sa famille. Quel étrange déséquilibre.

Jusqu'à ce qu'on arrive chez les personnes assez riches pour confier l'éducation de leurs enfants à des professionnels et des domestiques. C'est le cas dans la noblesse. Il parait que certains expédient même leurs enfants à la campagne, pour ne les récupérer qu'une fois quasiment adultes ! Le plus souvent toutefois, les nobles gardent leurs enfants près d'eux durant la petite enfance. Ils en confient toutefois les soins journaliers à des nourrices. Ensuite, ils les envoient généralement dans des écoles.

J'ai du mal à me représenter quelle sorte de lien de famille tout cela peut bien créer. Je sais que leurs parents manquent à mes amies, elles ont donc bien de l'affection pour eux ! Mais n'étant pas parmi les aristocrates les plus aisées, elles ne sont peut-être pas représentatives de la norme ?

Peu au fait de mes réflexions, Xemtei poursuit avec tendresse :

- À part ça... Kianshei aime dessiner pour se détendre, et il peint un peu, même s'il le cache bien ! Il ne joue d'aucun instrument, mais chante joliment, hélas c'est rare de l'entendre...

Je comprends que j'ai été privilégiée hier soir. Observant attentivement l'expression douce de Xemtei, je ne peux m'empêcher de demander :

- Xemtei. Est-ce que vous l'aimez toujours ?

Ma question le fait tressaillir, je comprends qu'il ne s'y attendait pas. Il lui faut quelques instants pour se ressaisir avant de me confier :

- Vous me demandez si je l'aime ? Oui, bien sûr ! Mais est-ce que je suis encore amoureux de lui...

S'interrompant, il se gratte la gorge, songeur, avant de déclarer :

- Je ne sais pas. Cela fait longtemps que j'évite de me poser la question.

Sentant la peine sourde qui teinte son aveu, et sachant que ce genre de réponse évasive signifie très certainement qu'il l'aime encore, je souffle :

- Je suis désolée...

- Ça n'a rien à voir avec vous, Taïmi.

- Ça ne m'empêche pas d'être désolée pour vous.

- Ne le soyez pas. Si lui et moi étions faits l'un pour l'autre, ça se saurait ! Et comme nous ne le sommes pas, s'il y a encore quelque chose de mon côté ça finira forcément par passer, tout simplement.

Hum. Il est bien optimiste !

- Le lendemain de notre départ, l'empereur a dit que vous détestiez le fait de devoir lui trouver une épouse... c'est à cause de vos sentiments ?

- C'est surtout parce que c'était une sacrée responsabilité ! J'aurais détesté ne pas trouver la bonne personne et lui imposer un choix par dépit, ou qui n'aurait pas été le bon... comment aurais-je fait, si vous n'aviez pas été là ? Je me le demande ! Heureusement que vous existez !

Il me sourit, amusé, et je hausse les épaules avec détachement. Contrairement à lui, je ne pense toujours pas être un choix idéal.

- Ce n'est pas si grave, puisque tout va pouvoir être annulé !

- Je vous ai déjà dit que vous et moi ne sommes pas d'accord là-dessus, me sermonne-t-il.

- Hum. Et donc, c'est vraiment pour ça que ça vous déplaisait ? Ce n'est pas parce que c'était douloureux pour vous, ou que vous étiez jaloux ?

- Vous êtes bien curieuse dites-moi, avec vos questions intrusives...

- Pardon ! je m'excuse aussitôt. Excusez-moi, je ne me suis pas rendue compte que c'était impoli !

- Je vous taquine, vous pouvez tout me demander.

Puis, avec gravité, il poursuit en plantant ses yeux dans les miens :

- Je vous envie, Taïmi, mais je ne suis pas jaloux de vous. Je ne sautais pas de joie à l'idée de devoir trouver une épouse à Kianshei, certes, mais en apprenant à vous connaître, je me suis pris au jeu...

Baissant la tête, rêveur, il esquisse un sourire malicieux en concluant :

- ...et en vérité, plus je vois comment il est avec vous et plus je pense que c'est tant mieux ! C'est exactement ce qu'il me fallait pour réaliser que je suis plus attaché à une image que j'ai de lui qu'à la réalité.

Battant des cils, je me répète sa phrase en tête sans qu'elle ne trouve de sens.

- Je ne comprends pas ce que vous voulez dire... Personne ne connaît mieux l'empereur que vous ! Comment pourriez-vous êtes plus attaché à ce qu'il n'est pas, qu'à ce qu'il est ?

- Eh bien... disons que notre couple était loin d'être idéal. Très loin ! Pourtant, j'ai toujours rechigné à l'admettre. Je me berçais d'illusions et refusais de reconnaître que nous nous taperions sur les nerfs, à longueur de journée, si nous devions partager nos vies plus que nous ne le faisons déjà !

Il pousse un rictus moqueur, se passant la main dans les cheveux, légèrement honteux, avant d'ajouter :

- Je sais comment il est, oui. Malgré ça, c'est vers une version de lui idéalisée que se tournaient mes pensées. C'est avec ce lui idéal que je me projetais. Un lui dont les défauts n'avaient pas de conséquences. C'est paradoxal venant de moi, car comme vous le dites, personne ne le connait mieux ! Mais c'est comme ça ! Le cœur n'est pas connu pour être toujours très malin, encore moins logique !

- Oh... hum... d'accord, je crois que je comprends.

Tant mieux. Après Rinsheng, je m'en voulais de voir Xemtei souffrir lui aussi par ma faute. Même si je n'y peux rien, et qu'on ne peut pas dire qu'il y ait grand-chose entre l'empereur et moi ! Mais j'espère que Xemtei me raconte tout ça parce que c'est vrai, et non pour éviter que je m'inquiète.

- Vous savez, j'ai l'impression que lui et moi on se tape aussi sur les nerfs parfois...

- Ça n'a rien à voir à côté, croyez moi ! rit-il. Il est bien plus patient avec vous, il est bien plus... il est différent, c'est tout.

- Eh bah ! Quelles pipelettes ! On dirait deux vraies commères de la cour ! s'exclame Leireng en revenant vers nous. Vous comptez vraiment perdre votre après-midi à faire la causette ? Si c'est le cas, je vous laisse là et je pars à cheval toute seule !

Aussitôt, Xemtei et moi protestons avant de nous mettre sur pieds. Je commence à débarrasser la vaisselle, mais les domestiques arrivent pour me la retirer des mains et s'en occuper. Je rejoins donc Petit-Chêne.

Je profite ensuite de chaque minute dès lors que nous parcourons la campagne, oubliant complètement l'école. Hélas, l'après-midi passe beaucoup trop vite à mon goût ! Je suis cependant trop contente, et reconnaissante, pour renâcler à rentrer.

Une fois au temple, Rinsheng me trouve de bien meilleure humeur que d'habitude et, songeant aux remarques de Xemtei, je fais de mon mieux durant la session de danse. En vain. La pauvre prêtresse finit par lâcher sa flûte et se passer les mains sur le visage, la mine déconfite.

- Vous ne serez jamais prête pour la fête, geint-elle.

- Même si on me fais danser le moins possible ?

- Ça ne va pas, Suirei. Vous êtes là, mais vous êtes justement "trop" là. Vous êtes trop sur ce que vous faites, sur chaque geste... Quand on danse, il ne faut plus penser à rien ! Et laisser le corps s'exprimer, agir d'instinct ! Sinon, cette danse ne sert à rien ! Elle n'est pas pour nous, elle est pour les ancêtres. Mais elle ne s'élèvera jamais vers eux si vous êtes aussi...

Je suggère :

- ... pataude ?

- Mal à l'aise avec votre corps. Ou trop en contrôle, je ne sais pas.

- Je ne peux pas faire ce que vous dites, laisser mon corps s'exprimer, alors que tous ces mouvements n'ont rien de naturel pour moi ! Je suis obligée de réfléchir à comment les faire.

- Je sais bien...

Perdue dans une réflexion profonde, elle passe et repasse son index sur son menton. Le temps s'écoule, pendant lequel je ne m'entraîne toujours pas, jusqu'à ce qu'un léger sourire relève les coins de sa bouche.

- Bon. J'ai peut-être une solution. C'est une danse plus complexe... mais courte, et peut-être plus adaptée pour vous. On va tenter ça. De toute façon, au point où nous en sommes !! Attendez-moi, je ne serai pas longue !

J'ai du mal à voir comment une danse plus complexe pourrait être la solution, avec moi qui peine déjà sur les gestes de base ! Jusqu'à ce que je la voie revenir, une épée décorée dans chacune de ses mains. Sur la lame de celle de droite est gravée un serpent d'eau. Sur celle de gauche, un serpent d'air.

- Elles ne sont pas affûtées, mais elles font le même poids que des vraies, me dit-elle en leur faisant fendre l'air. Ce type de danse est un peu particulier, les gestes sont les même que ceux des danses cérémonielles classiques, mais en version plus guerrière... un peu comme des passes d'armes.

Elle exécute différents mouvements, dont je reconnais le tracé, mais cette version vive, nette, et avec un but compréhensible, me paraît bien plus naturelle.

- Vous pourriez essayer ? me demande-t-elle ensuite en me tendant les épées.

- Je pense que oui.

 Je souris en refermant mes mains sur les poignées de cuir. Cette fois-ci, je ne me sens plus du tout gauche ou lourde lorsque Rinsheng reprend sa mélodie à la flûte, et que je ne pense enfin plus à rien.

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