II - LES DURES LOIS DES TRIBUS

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     Une lune s'était écoulée depuis la mort tragique d'Esprit de la Lune. Les guerriers et les reines commençaient à oublier leur peine, obnubilés par la crainte de découvrir le corps décharné d'un des leurs. Seule Tache Blanche venait encore chaque matin, dès lors le soleil levé, se recueillir au pied du frêne où Plume de Chardonneret et Fleur de Ravenelle l'avaient enterré. Parfois, elle en profitait pour chasser ou se reposer en solitaire. En effet, Goutte Brillante avait été ferme : les chats devaient se déplacer par deux sitôt la clairière franchie. Qu'ils soient reines ou combattants.

     Malheureusement, la femelle mouchetée n'appréciait pas assez la présence de ses camarades pour se tenir à leurs côtés de l'aube au crépuscule. Elle déjouait donc la surveillance accrue de sa mère adoptive, Baie de Myrte, et des quelques combattants chargés du bon déroulement des consignes et partait en forêt.

     Un doux fumet de souris lui chatouilla bientôt la truffe. Il provenait d'un buisson d'aubépine recouvert de neige, la jeune reine se mit aussitôt en position du chasseur, guettant l'ombre du rongeur. Elle n'avait pas mangé depuis la veille au midi, et son ventre lui faisait ressentir en émettant des gargouillements. Soudain, elle aperçut la queue grise d'une minuscule souris ; celle-ci hésita un instant avant de courir dans la poudreuse, espérant rejoindre le couvert d'un arbre. Mais Tache Blanche fut plus rapide, elle bondit et la tua d'un coup de croc.

  -   Bravo !

     En se retournant, la jeune chatte reconnut la fourrure noire de son ancien mentor, Touffe de Houx, et la salua d'une ondulation de la queue. Dans les Tribus, les chatons devenaient apprentis à l'âge de sept lunes et obtenaient le titre de reine à leur dix lunes ou de combattant à leur treize lunes. La femelle brune s'était donc profondément liée avec son aînée et aimait passer du temps en sa compagnie. La reine sombre la rejoignit de son pas mesuré avant de contempler la pièce de viande avec envie.

  -   Tu as eu de la chance. Celle-là n'était pas très maligne, remarqua-t-elle.

  -   C'est vrai. Tu as déjà attrapé quelque chose ?

     Touffe de Houx répondit par la négative, déçue. Chacun chassait pour soi, et ce depuis la nuit des temps, et il n'y avait que pour les reines pleines ou allaitantes que les combattants - le plus souvent le père des chatons - se chargeaient de ramener des proies fraîchement tuées.

     Les deux chattes se retournèrent brusquement, inquiètes, les fourrés derrière elles s'étaient mis à frémir tandis qu'une touffe de fougères s'écrasait au sol dans un bruit sourd. La peur de l'ennemi était si présente qu'elles reculèrent d'un bond lorsque Feuille Volante et un matou brun en jaillirent, traînant derrière eux un lièvre. 

  -   Oh, Tache Blanche, c'est toi ! Tu vois, Plume de Faisan, j'avais raison, c'était bien son odeur.

     L'intéressé grommela, mécontent, avant de lâcher son butin sur l'épaisse couche de neige.

  -   Elle ne devrait même pas être là, miaula-t-il. Aile de Pie m'a assuré qu'elle devait l'aider avec ses petits.

  -   Il n'y a pas de mal à aller chasser avant, protesta sa compagne. Aile de Pie peut très bien s'en sortir seule, et puis il y a Plume de Chardonneret et Fleur de Ravenelle avec elle.

     Le combattant cracha sous l'œil pétillant de la reine écaille. Feuille Volante était peut-être la mère de ses futurs chatons, elle n'en restait pas moins une chatte déterminée et joueuse, et jamais elle ne le laisserait la dominer sans un mot. Autant amusées que gênées, Touffe de Houx et Tache Blanche prirent congé après s'être inclinées et s'enfoncèrent de nouveau dans les bois.

     A peine la plus jeune venait-elle de se glisser sous un buisson de houx, hors de portée des deux chamailleurs, que la plus âgée soupira de tristesse mêlée de lassitude. Surprise, la chatte mouchetée s'arrêta nette pour l'observer. Touffe de Houx était forte et optimiste, c'était cela qui avait tant plu à son ancienne apprentie dès lors qu'elle avait commencé son entraînement de future reine.

  -   Qui y a-t-il ? lui demanda-elle dans un murmure compatissant.

  -   Ce n'est rien... Juste de l'inquiétude.

  -   Vraiment ?

  -   Oui, vraiment. Ne t'en fais pas, je vais bien, répondit la femelle noire en fourrant son museau dans sa fourrure humide.

     Tache Blanche acquiesça, perplexe. Elles reprirent leur chemin, guettant le moindre frétillement de gibier, mais la saison des neiges rendaient la tâche plus ardue encore qu'à la saison des feuilles mortes. Les deux reines venaient de renifler la trace d'un rongeur dodu lorsque la noire s'arrêta nette.

  -   Tu veux savoir ce qui me trouble, Tache Blanche ? s'enquit-elle en se tournant vers son ancienne apprentie, tremblante.

  -   Évidemment.

  -   Alors écoute, et ne le répète jamais, ordonna la femelle de jais en poursuivant sa route.

     Son ancienne apprentie la suivit sans un mot, sa queue touffue se balançant au gré de la brise. Elle ne comprenait de ce ton si dur et cinglant, si peu comparable à la voix douce et rassurante dont elle avait l'habitude.

  -   Je t'ai appris nos coutumes, tu ne seras donc pas surprise en sachant qu'une reine a vingt lunes pour mettre au monde une portée vivante contenant au moins un mâle.

  -   Et une femelle est une future reine, et un mâle, un futur combattant...

  -   Ne sois pas insolente ! gronda-t-elle en la toisant de ses yeux verts.

  -   Je ne le suis pas, rétorqua la femelle brune. Je ne fais que réciter nos lois, Touffe de Houx, comme tu viens de le faire. Où veux-tu en venir ?

  -   C'est vrai, excuse-moi.

     Un instant se passa encore avant qu'elle ne reprenne la parole. Un instant qui paralysa Tache Blanche de crainte plus qu'elle ne l'avait jamais été.

  -   Ce que j'essaie de te dire est difficile, autant pour moi que pour toi... Je vais partir, quitter les Tribus et leurs traditions.

  -   Pour échapper à la mort, c'est ça ? s'enquit-elle, tremblante.

  -   Oui. Goutte Brillante me tuera, comme il a tué Racine de Sorbe, parce que je n'ai pas rempli mon devoir : donner des chatons à la Tribu du Soleil.

     Tache Blanche hocha doucement la tête, comprenant les raisons de son ancien mentor. Les lois des Tribus étaient dures mais justes, et elle les comprenait. S'encombrer d'une bouche à nourrir inutile n'avait aucun avantage ; son aînée se devait de partir pour toujours si elle souhaitait vivre.

  -   Tache Blanche, arrête-toi ! hurla soudain la femelle noire qui était également son amie.

     L'intéressée obéit, stupéfaite. Devant elle s'étendait une multitude de pins noirs d'où une brume épaisse s'élevait en silence. Préoccupée par l'annonce, elle en avait oublié le danger qui les guettait si loin de la clairière. Des fourmillements leur démangèrent bientôt les pattes et elles se retinrent de se précipiter entre les conifères si chers à leur cœur. Leurs anciennes terres devenues celles de leurs ennemis. Les leurs, désormais, songea la jeune reine dans un frisson.

lgdcombredelune/Plume Vive

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