Jé'rôme de Lafrance by JulienGio (French)

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Jé'rôme de Lafrance

Par Julien Giovannoni / JulienGio

En relevant lentement la visière noire vernie de sa casquette de fonction, Vo'Ïn dévoila l'éclat fluorescent de ses yeux verts. Eblouis par la clarté d'un soleil estival, ses implacables organes visuels abandonnaient quelques secondes leur surveillance de sentinelle.

Vo'Ïn était native des hauts plateaux de Willpot, l'une des régions les plus reculées et isolées du pays. Les gens de son ethnie sont réputés posséder un caractère particulièrement suspicieux et méfiant envers tout étranger. C'est pourquoi ils sont très recherchés dans les postes de gardiennage et de douaniers. L'évolution historique et biologique de leur région avait surdéveloppé leur méfiance ainsi que certains dons propres à eux-mêmes. Vo'Ïn excellait dans la capacité à déceler la vérité dans les propos des gens et « sentir » au touché l'histoire des objets.

La rigoureuse fonctionnaire des douanes s'octroya un très court intermède afin d'admirer le ballet de va et vient des gros avions à hélices. Ils brillaient sous la voute céleste bleutée tels des obus d'argents rivetés. Aucun nuage ne concurrençait le passage des comètes jumelles étirant pleinement leurs longues traines dans un parallélisme parfait.

Le monde affairé de l'aéroport ne prenait pas une seule seconde de pause au passage des « Jumelles », cet envoutement fabuleux ne durait pourtant qu'une nuit et un jour tous les cinquante ans.

Dans le petit village forestier où Vo'Ïn naquis, l'on célébrait encore les astres par de grandes processions ininterrompues tant que les comètes étaient visibles dans le ciel. Tous les jumeaux de la région menaient fièrement les festivités. Depuis toute petite, la sœur jumelle de Vo'Ïn attendait ce rare évènement avec impatience. Hélas, elle décéda d'un accident dix ans avant l'actuel passage des comètes.

Ce fut en s'octroyant cette petite minute de contemplation en mémoire de sa défunte sœur, que les yeux de Vo'În ratèrent l'atterrissage d'un avion. Peut être aurait-elle pu « le » voir descendre de l'appareil à ce moment là. Elle ne le saurait jamais...

Le poste de douane du terminal huit l'appela en urgence, l'arrachant à sa vigie depuis sa haute tour de béton.

Ce matin là, à l'aéroport de Taurus, un étrange homme blanc supposément arrivé d'un vol long courrier venait d'être arrêté en possession d'un passeport falsifié qu'aucun douanier n'avait encore jamais vu. Entrainée depuis des années à remarquer la moindre attitude anormale et suspecte, Vo'Ïn se rendit en personne au poste de douane où l'homme étrange fut interpellé.

Ses collègues avaient judicieusement isolé ce passager des autres voyageurs, elle se retrouvait face à un homme encore jeune, portant des vêtements et une coupe de cheveux peu familiers. Elle ne savait dire en quelle matière était faite son pantalon d'un bleu sombre, l'homme le tenait à sa taille non pas avec des bretelles mais avec un curieux système de lanière de cuir enroulée. Elle ne comprenait pas non plus pourquoi un homme de son âge, d'un statu social lui permettant de voyager en avion, ne portait ni chapeau, ni redingote ? Bien que ce fut l'été, il était peu chaudement vêtu, ne portant qu'un tricot de corps blanc, décoré sur l'avant avec des sigles et motifs étranges.

Elle aurait pu laisser passer l'excentricité propre à la jeunesse, mais cet homme parlait un langage totalement inconnu. Vo'Ïn ne parvenait tout simplement pas à comprendre le sens de ses syllabes.

Au-delà de son agacement, elle percevait dans ses expressions et regards une réelle détresse et incompréhension. L'inconnu se sentait sincèrement arrêté à tort, ne sachant pas lui-même pourquoi on le retenait ici. Il la regarda particulièrement elle, avec un air surpris. Il lui semblait totalement inconcevable que la peau de Vo'Ïn soit maculée de tâches d'une teinte vert clair. D'où pouvait-il bien venir pour ignorer que les natifs de Willpot naissent naturellement avec des marques couleur haricots crus ? Mysticisme aidant, les ancêtres y percevaient la marque de leurs anciens dieux sylvains. La biologie expliqua par la suite que les habitants de Willpot inhalaient depuis plusieurs générations des spores vertes proliférant dans les profondes forêts, les marquant tous de ces persistantes tâches de naissance.

Ses collègues déplièrent une carte du monde sur la table, lui demandant de leur montrer d'où il venait ? Vo'Ïn pensa qu'il n'avait pas comprit la question et qu'il indiquait en tapant compulsivement du doigt l'endroit où il se trouvait maintenant. Il tapotait Taurus en répétant un mot qu'elle comprit à peu près comme « Lafrance ! Lafrance ! »

Il s'agita violemment lorsque les douaniers le corrigèrent en spécifiant que le nom de cet endroit était « Taurus ».

Les documents papiers qu'il portait sur lui furent étalés sur la table, tous écrits dans un alphabet inconnu. Certains douaniers soupçonnaient déjà une mauvaise blague ou une performance artistique à des fins de revendications politiques ou religieuses. Vo'Ïn doutait déjà que ce soit aussi simple, elle demanda à examiner plus attentivement le curieux passeport. D'une couverture couleur rouge-ocre, il était un peu usé et écorné, prouvant un certain vécu. L'écusson doré un peu effacé sur la page de couverture lui était inconnu, représentant un mélange de branches feuillues et rouleau de parchemin autour d'une hache. Les arrières plans en filigranes sur les feuilles intérieures représentaient le monde, une partie du pays de Taurus et des îles ou régions délimitées par des frontières erronées. Impossible de savoir à quoi tout cela se référait, elle ne pouvait traduire aucune des inscriptions attenantes. Elle avait vu et confondu énormément de faux passeports durant sa carrière. Et pourtant, jamais elle n'avait vu un passeport entièrement faux et incohérent mais agencé avec des détails si dignes d'un vrai. Ce passeport aurait pu être parfaitement valide, mais dans le monde inventé par son créateur. Vo'Ïn fit appel à son « don du touché » pour déterminer l'histoire de cet objet. Ces papiers avaient cinq ans et les tampons des supposées différentes destinations inconnues déjà empruntées par le mystérieux voyageur avaient effectivement été tamponnés dans différents aéroports tous aussi inconnus, à plusieurs dates différentes. Le papier ne mentait pas, ce passeport, aussi saugrenu fut 'il, n'était pas un faux.

Les douaniers se retrouvaient dans une impasse qui dépassait leur ressort.

L'homme commençait à perdre patience, il paniquait, essayait plusieurs langages dont aucun n'était à leur compréhension. Un vieux planisphère décoloré et démodé occupait tout le pan de mur au fond du bureau. L'homme y montra les anciennes frontières sud de Taurus du doigt en répétant des mots avec acharnement, étouffant sa colère et ses sanglots : « Lafrance, Niiice, Lafrance, Niiiice... » Un vraie mystère.

En attendant l'arrivée d'autorités supérieures pour cette affaire, les douaniers décidèrent de le placer avec toutes ses affaires dans une pièce sécurisée. Vo'Ïn était intimement persuadée que cet homme ne méritait pas la cellule, mais la procédure devait être respectée vis à vis d'un suspect qui refusait de coopérer.

Lorsqu'un membre des services de sécurité de l'Etat, accompagné d'un médecin, arrivèrent à leur tour pour essayer de comprendre quelque chose aux assertions de ce mystérieux voyageur, ce dernier en avait profité pour disparaitre. Dans la cellule ne restait que la chaise en bois vide au milieu des quatre vieux murs de crépis gris.

Le douanier laissé de garde devant la cellule expliqua et jura que l'homme s'était tout simplement volatilisé comme par miracle. Pour beaucoup, cela correspondait bien à l'incongruité de toute cette affaire. Mais Vo'Ïn savait que son collègue douanier avait menti...

Elle le prit à part le jour d'après et le pria de lui expliquer ce qu'il s'était vraiment passé. Il lui avoua avoir menti de peur qu'on le prenne pour un fou et qu'il perde sa place. Après une promesse de garder cela confidentiel, il expliqua que le mystérieux voyageur portait sur lui un petit rectangle, une sorte de miroir noir, à la vitre opaque. Tandis qu'il trépignait d'impatience dans sa cellule, le douanier compris que l'homme voulait lui montrer ce miroir, il avait sorti un fil noir et cherchait quelque chose sur les murs. Accompagnant ses gestes de propos incompréhensibles, le miroir s'éclaira et montra des images. Le douanier ne su décrire en quoi consistaient ces images. Il se cacha la vue, terrorisé, et l'étranger en profita pour s'enfuir.

Vo'Ïn pardonnait à son collègue, la superstition mythologique liée à des légendes de miroirs voleurs d'âmes était encore très présente dans leur société pourtant moderne.

Un tel évènement ne se reproduisit plus à l'aéroport où elle officiait, les comètes jumelles étaient reparties pour une nouvelle absence de cinquante années. Mais le mystérieux voyageur au passeport inconnu ne disparu jamais totalement de ses pensées.

***

John couru vers un quai inédit de Paris Gare de Lyon, celui de l'Aérotrain direct vers Nice. Il regarda sa montre à gousset argentée, sa petite coquetterie rétro de l'époque où il était encore un Lord, en un autre temps.

« Encore à l'heure ! » Remarqua-t-il. Il était toujours à l'heure, réglé comme un métronome. Il chercha son train.... son aérotrain, en récitant à haute voix les informations marquées sur son billet.

« Bon, voyons, départ de Paris Gare de Lyon le 05 Mars 1968 à 16h58, arrivée à Nice-Ville à 19h41, Aérotrain numéro 4659, Compartiment 4, place numéro 6. C'est l'espèce de fusée qui est à quai là-bas.... »

Il se bouscula deux, trois fois avec des usagers marchant en sens inverse, l'oreille collée dans leurs postes radio-TSF de poche pas plus grands qu'une lampe électrique. Ils en tenaient tous un dans leur main, la petite boite grésillant devenait tout leur univers.

Il était temps de partir, les panneaux annonçaient le départ imminent à la voie six. Le quai dominait la gare et les toits environnants de Paris. Une espèce d'énorme viaduc en béton portait la fameuse voie en forme de T inversé sur laquelle glissait en lévitation le coussin d'air de l'Aérotrain.

Rien à voir avec un monorail, John eu l'impression de se trouver devant un vaisseau chromé de la vieille série télévisée des « Thunderbirds ». Il y retrouvait toute son admiration pour le design rétro-futuriste de la locomotive avec sa grosse turbine de propulsion.

Les « zombis » défilaient devant John, connectés à leur émission d'information, leur éditorial politique ou économique, leur chronique de mode ou déco de maison, leur compte-rendu sportif, ou encore les jeux radiodiffusés... Il avait l'impression de s'être personnellement figé dans le temps, laissant le décor défiler. C'était une impression récurrente dans son métier, un des effets secondaires, ça et les petites pertes temporelles. Il ne se souvint plus de l'espace de temps entre le moment où il fut encore sur le quai et où il se retrouva à l'intérieur de son compartiment wagon.

« Apparemment c'est ma place... » Réalisa-t-il. « Je suis quasiment seul dans ce compartiment. Tant mieux après tout, je déteste me retrouver yeux dans les yeux avec un local temporel.... On ne sait jamais. »

Il s'installa bien confortablement dans son fauteuil à l'aspect cuir rouge, trop content de pouvoir librement étendre ses pieds.

La voix du surveillant de quai au haut-parleur fit une annonce : « Attention, attention, destination Nice-ville, l'aérotrain va partir, éloignez-vous de la bordure du quai s'il vous plaît ! Attention à la propulsion ! »

L'aérotrain démarra et prit immédiatement de la vitesse. John remarqua l'absence si inhabituelle des frottements au sol. Il ne ressentit également aucune vibration caractéristique du roulement cadencé des trains habituellement sur rails. Mis à part l'effrayant bruit du turbo réacteur lors de la propulsion au départ, l'aérotrain était plutôt silencieux et très agréable.

Le paysage aperçu depuis les hauteurs du « Viaduc » défilait de plus en plus vite derrière les vitres, jusqu'à devenir impossible à apercevoir.

John s'aperçut que ce type de transport particulièrement rapide était encore assez cher et restait l'apanage de passagers privilégiés. Rien d'étonnant à ce que ces derniers possèdent toute la panoplie des nouveaux gadgets électroniques.

L'aérotrain filait comme le vent, John eut à peine le temps d'apercevoir la banlieue qu'il fut déjà hors de Paris. Ses rares compagnons de voyages supportaient assez mal cette grande vitesse, ils tirèrent des rideaux rouges devant les fenêtres, les lumières du wagon s'allumèrent.

Ils se plaignaient déjà que la vitesse procurait des interférences avec l'antenne émettrices de leurs petites radios portables.

Avant de les critiquer, John se rappela qu'en un autre temps et lieu, il faisait lui aussi parti des râleurs lorsqu'il n'y avait plus de réseau pour leurs Smartphones.

« Je regrette qu' « ils » n'aient pas également été visionnaire pour le système des écouteurs... »

John laissa son oreille écouter les faits divers qui résonnaient sur les postes TSF de poche. L'idée saugrenue d'installer des postes de télévision dans les voitures augmentait le nombre d'accidents routiers à plus de cent vingt quatre pour une seule demi-journée. Mais les cris des images mélangeant plusieurs commentaires sportifs, ajoutés à l'odeur des cigarettes eurent rapidement raison de sa patience.

« La nuit va bientôt tomber, ça ne sert à rien de continuer à regarder par cette fenêtre. Je vais plutôt me dégourdir les jambes et chercher le wagon bar. »

Debout, il eut la sensation que l'aérotrain accélérait toujours, continuellement. Il ouvrit le couvercle de sa montre, compara les deux cadrans. Il lui restait encore un peu de temps avant qu'ils ne se synchronisent.

Pour joindre le bar, il dut traverser un premier wagon dans lequel s'affichaient les sacro-saintes premières classes. Un compartiment entièrement occupé d'hommes cravatés en costume sombre, tous assis en train de pianoter sur des minitels portables. L'espace entre ce wagon et le suivant était occupé par d'autres hommes vêtus pareillement, une radio de poche rivée à la main, attendant les uns à la suite des autres l'accès à l'unique téléphone fixe à cadran de l'aérotrain. John savoura l'ironie de la scène avec délectation, il tua le temps en restant là à écouter successivement leurs demi-conversations téléphoniques qu'ils déclamaient à voix haute, successivement :

« Je te dis que la réunion s'est très mal passée ! » Cria un premier homme très agité, sa main libre tenant la radio et soulignant chacun de ses propos. « Lambert a encore voulu mettre son grain de sel et naturellement le Président n'a pas bien pris la chose ! »

« Ecoutez mon petit, je vous demande cela comme un service personnel. » Feula un deuxième, s'accoudant au rebord d'une fenêtre. « Vous ne pouvez pas refuser, vous n'aurez qu'à rester un peu plus longtemps au bureau... »

Le troisième marchait de long en large, aussi loin que lui permettait le fil du téléphone :

« On ne peut pas accepter un taux pareil ! Jamais ça ne passera. Tu refuses ! Tu comprends ? »

Seul le quatrième nonchalamment appuyé sur une paroi, possédait un ton plus calme, plus posé, presque détaché de ses propres directives :

« Il est hors de question que la comptabilité s'en mêle. De toute façon ce sont tous des cons, ils vont encore mettre le bordel.... Laisse aller... »

« En voilà un qui ne court pas après le temps. » Reconnu John avec un petit sourire. « Ce n'est pas comme cet aérotrain qui semble avoir encore accéléré. »

Il remarqua à sa montre qu'il s'était laissé divertir un peu trop longtemps par les mimiques des locaux temporels. Il pressa le pas pour joindre le wagon-bar.

D'autres hommes s'y étaient installés, teints pâles, vêtements sombres et regards soupçonneux. Pour John il était fort probable qu'il s'agisse des gens de l'Ordre ou des guetteurs du comité de surveillance des voyages temporels.

Au fond du wagon, un écriteau était placardé sur une porte : « salle des jeux, e molto pericoloso sporgersi ». Cette porte s'ouvrit, et une exquise jeune femme fit son apparition. Elle semblait être en retard, ses cheveux encore humides de la douche, elle traversa le wagon d'un pas rapide sans regarder personne et prit la pose devant John, attendant qu'il parle en premier. Elle avait de terribles yeux verts-gris, réduits à l'état de deux fentes bleu acier, fixant intensément son vis à vis comme pour le faire fondre. John subit une nouvelle petite absence, cela arrivait un peu trop souvent selon lui, le regard de la jeune femme se liquéfia dans une lente coulée qui se répandit sur le zinc.

Sans se souvenir du pourquoi, il s'était approché d'elle pour l'embrasser. Mais la jeune femme l'esquiva en se serrant contre lui, répétant sans fin à son oreille :

« Réveille-toi Johnny, Johnny, Johnny.... On n'a pas le temps pour ça !

- Meredith ? Pourquoi es-tu déjà là ? Tu es en avance sur notre planning de rencontre ! Les cadrans ne sont pas encore synchronisés, on risque....

- Chuuuut, il vaut mieux être en avance qu'en retard. Viens voir, ils ont montés un petit casino à bord de ce monorail...

- C'est un Aérotrain ! »

Elle réagit à la rectification par un petit gloussement. John la quitta et s'approcha de la porte d'où elle était sortie. Il relisait à haute voix l'affiche écrite en Français et en Italien se gardant bien de tout commentaire sur ceux qui contrôlaient ces jeux. Il entra. Devant une roulette de Casino, des hommes en tenue de soirée se tenaient immobiles devant les jetons posés sur le tapis. Parmi eux, des individus très costauds de type méditerranéen encadraient des joueurs portant des lunettes fumées. John observa les quelques habitués qui fréquentaient les tables, répétant sans répit leurs rites de joueurs superstitieux. Meredith revint à ses côtés, ses cheveux blonds détachés, vêtue d'un tee-shirt blanc et d'une jupe patineuse vert-émeraude.

« Ta tenue fait plutôt anachronique pour l'époque. » Lui dit-il d'un air contrarié.

Elle gloussa à nouveau :

« On dit qu'à chaque voyage, quelque soit le moyen de transport, les mêmes clients sont installés aux mêmes places comme s'ils n'en bougeaient jamais.

- Ce sont eux nos contacts ? Les figés temporels ?

- Toujours un homme en compagnie d'une femme dont le décolleté s'orne d'un collier de perles. Ils aiment jouer les infos aux dés, attendant quelque ingénu endimanché à plumer. Et ils sortent régulièrement des triple six. »

Aucun joueur n'avait de jetons devant lui. Au moment précis où John et Meredith s'approchèrent, les acteurs s'animèrent, misèrent des jetons, commentèrent la situation.

Les jolies femmes aux perles et aux cheveux sagement attachés en catogan levèrent vers les deux nouveaux venus des regards verts émeraude insaisissables. Le tapis vert du jeu semblait se refléter dans leurs iris. Quand elles gagnaient, elles baissaient ses yeux avec un drôle de sourire au moment où le croupier poussait vers elles la pile de jetons qui leur revenait. Elles avaient du charme et s'habillaient avec une grande élégance, dans de longues robes sombres légèrement fendues.

Meredith prit les choses en main, elle joua beaucoup, vraiment beaucoup. Pour John c'était étrange de voir miser tant d'argent dans ce modeste casino d'aérotrain. Cela faisait longtemps qu'il n'était plus passé par le service des « figés temporels », plus depuis l'époque 2001 et cet épisode de fuite d'informations sur Internet. Il ne savait que penser de ces drôles de types mettant des piles de jetons sur le tapis. A un autre temps, il cru se rappeler que ces mêmes hommes parlaient plutôt avec un fort accent russe, mais ils gardaient immuablement des physiques de gorille.

Meredith, peut être lancée dans une compétition personnelle contre les demoiselles aux yeux émeraudes, s'était laissée entraîner à miser bien plus qu'elle ne possédait.

« Attention, la prévint John, à force d'emprunts en arrangements, tu te retrouveras fort dépourvue quand le milieu de la nuit sera venue. »

Elle ne l'écouta pas, des piles impressionnantes de jetons décoraient maintenant le tapis vert. Meredith regarda fixement cette montagne de mise, les mains vides, sans un seul jeton devant elle et personne ne voulait plus rien lui avancer. Un silence impressionnant régnait autour de la table, les croupiers observaient sans bouger.

« Je n'ai plus de jetons. » Se désola Meredith. « La banque veut-elle me faire une avance ?

- Vous avez déjà beaucoup emprunté mademoiselle. » S'en excusa le chef de table. « Je suis au regret de vous dire que vous ne pouvez plus jouer.

- Dans ces conditions je ne vois qu'une solution pour me refaire. Il me reste quelque chose à miser.

- C'est-à-dire ? » S'étonna fortement le croupier en chef.

Tous les regards se concentrèrent sur Meredith... Elle déclara soudain :

« Je me mets en jeu. »

Silence, puis murmures d'étonnement autour de la table.

John attrapa Meredith par les épaules, trahissant sa panique.

« Mais tu es folle ? Tu sais ce que tu risque si tu perds ? Tu vas devenir une figée temporelle comme eux ! Sans époque, lieu, temps et univers d'ancrage ! Tant pis si nous n'obtenons pas directement ce renseignement, on enquêtera comme d'habitude voila tout ! Peu importe le temps que ça nous prendra. »

Meredith repoussa calmement sa main et lui rétorqua un regard extrêmement sérieux :

« On est face à une cas majeur de disparition, le temps joue contre nous ! Fais-moi confiance, je sais ce que je fais ! »

Elle le pria de l'attendre dans le précédent compartiment.

Congédié dans le wagon-bar, John aperçut une patrouille de filles qui lui donna le frisson. Elles étaient toutes identiques telle des marionnettes. Il se sentit désespéré, Meredith risquait fortement de finir comme elles. Des déesses immuables du temps, des cariatides du grand édifice chronologique, des « figées » qu'on oubliait sur le bord de la grande course temporelle pour en faire des témoins intemporels d'anomalies à une ou plusieurs époques données.

Elle aussi bientôt se vendra cher en échange d'un simple renseignement.

Une voix de haut parleur annonçât que l'aérotrain approchait d'une gare. Le véhicule se figea tout à coup, surplombant exactement le pont d'Avignon, juste au-dessus du fleuve.

Un bref arrêt, et la machine poursuivit sa course folle, les rideaux rouges s'abaissèrent à nouveau, masquant les villes éclairées dans la vallée du Rhône. L'aérotrain fila dans l'obscurité à une vitesse qui défiait le temps. Pour John, il n'y eut plus de jour, il n'y eut plus de nuit et les aiguilles de sa montre se synchronisèrent enfin. Selon le plan, lui et Meredith auraient du se rejoindre seulement à cet instant précis.... Mais maintenant, ils s'étaient peut être perdus à tout jamais.

Peu de temps après, l'aérotrain s'arrêta à nouveau dans un grand crissement de freins. Il regarda sa montre, 19h25. Les aérotrains n'étaient jamais en retard, mais souvent en avance. Curieux John descendit sur ce quai non prévu au programme, non loin du terminus à la ville de Nice. Un seul autre passager descendit en même temps que lui, Meredith.

Il se précipita vers elle et ne pu se retenir de l'enlacer.

« Tu as gagné contre les « figés » ! » S'exclama-t-il. « Est-ce que nous sommes déjà arrivé ? »

Le regard couleur acier de Meredith semblait préoccupé. Jetant de petits coups d'œil suspicieux aux alentours.

« Oui. J'ai gagné, l'aérotrain nous a déposés là où nous devons être... Il nous dépose toujours au bon endroit...

- On est donc sorti de l'uchronie temporelle figée de 1968. » Confirma-t-il avec certitude en regardant sa montre. « Elle m'indique que nous sommes de retour en 2017...

- Pas dans le 2017 que nous connaissons....J'ai gagné toute la mise, j'ai obtenu tous les renseignements ! »

John ne lui demanda pas comment elle avait réussi à duper les « figés », chaque joueur garde farouchement son petit secret.

« Donc tu sais où se cache notre voyageur temporel clandestin ! Il faut l'intercepter et le ramener avant qu'il ne provoque des troubles ! »

Meredith était toujours en avance sur John surtout lorsqu'il était question de s'adapter aux technologies en vigueur aux époques, même quand elles présentaient une nature uchronique. Elle sorti de son gros sac un minitel portable, objet beige encombrant mais déjà une vraie révolution de miniaturisation. Malgré son efficacité indiscutable par rapport à son partenaire, Meredith conservait son air profondément inquiet.

« J'ai l'adresse sur le 3615, son nom, son âge.... il n'est pas hors époque, il est contemporain... Il n'est pas responsable de cette altération temporelle....

- Mais alors qui l'a fait disparaitre ainsi ? Qui est l'Uchroniste ? »

Meredith pris une longue inspiration avant de répondre.

« Personne n'est en cause, c'est un accident, le premier du genre... Notre homme n'a pas voyagé dans le temps, il a voyagé dans une autre dimension... »

John recula sous l'effet de la surprise.

« Les voyages dimensionnels ? » Cria-t-il d'un ton étrangement aigu par rapport à son timbre grave communément utilisé. « Si c'est le cas, nous ne pouvons établir aucun pont d'accès pour aller le récupérer ! »

- Si, il existe un point d'accès possible, un seul ! Ce qui signifie que notre homme devra patienter encore de nombreuses années...»

***

Vo'Ïn n'avait jamais cessé de s'intéresser à cette affaire inexpliquée. Elle scrutait chaque fait divers dans les journaux, cherchant d'éventuels indices. Un grand nombre de sources évoquèrent un homme étrange sur le chemin de Torus vers la région de Kachi. Des témoignages de pêcheurs dans les villages locaux parlaient d'un homme étrange portant avec lui un petit rectangle carré, comme un miroir noir. Chaque témoin évoquait tout particulièrement le miroir opaque, l'homme avait paru contrarié qu'il ne reflète rien, il semblait haranguer les gens afin de trouver un remède à cela.

Vo'Ïn était à quelques années de la retraite après une carrière de bons et loyaux services pour la sécurité territoriale de Taurus. Dans un journal local de Kachi, elle tomba sur un récent fait divers. L'histoire d'un mystérieux étranger appelé « Jé'rôme ? », retrouvé errant et désorienté dans un des petits villages côtiers de la région. Ce vagabond semblait totalement perdu, les autorités locales n'avaient aucune idée d'où il pouvait venir. Cette histoire présentait des similarités troublantes avec une vieille légende du folklore local sur un étrange voyageur descendu d'un bateau de type inconnu, parlant et écrivant avec un langage incompréhensible.

La douanière fit immédiatement le lien avec son mystérieux voyageur à l'aéroport de Taurus.

Elle parti à la recherche de cet homme, apprenant sur place qu'il avait transité du sanatorium de Lascaris à celui d'Abamia. Lorsqu'elle le retrouva, il avait bien changé, des années étaient passées. L'homme ne portait plus ses étranges vêtements, ceux-ci lui avaient été volés ou retrouvés dans un piteux état lorsqu'il vivait encore dans la rue. On lui avait rasé le crâne pour l'épouillage. Sur ses joues, une barbe grisonnante avait poussé. Il savait maintenant répéter quelques mots avec un accent horrible, il demeurait cependant incapable de tenir une conversation. Cet homme était toujours perdu dans sa tête. Vo'Ïn remarqua à ses expressions qu'il se souvenait d'elle. Les tâches vertes de sa peau l'avaient probablement marqué.

Elle voulu savoir ce qu'il était advenu de son étrange miroir noir. Sans surprise, l'homme ne l'avait plus avec lui depuis longtemps, elle apprit bien plus tard qu'il l'avait jadis troqué bêtement contre de la nourriture...

Vo'Ïn fit le nécessaire afin de le transférer dans le sanatorium de Sakiraia, une ville plus importante où les soins prodigués seraient de meilleure qualité. Elle fit part à son gouvernement de l'aboutissement de ses recherches concernant le mystérieux étranger.

Ils considérèrent le cas de « Jé'rôme » avec scepticisme et assez peu d'intérêt. La langue employée par cet homme demeurait cependant un mystère que la science n'expliquait pas. Ils décidèrent d'examiner ce sujet sans trop s'investir. Vo'Ïn fut donc chargée d'être son chaperon, elle quitta les douanes et s'établit définitivement à Sakiraia.

Jé'rôme passait la plus grande partie de son temps à dessiner une grande carte du monde, reprenant à peu de choses près les contours des continents mais nommant les pays et principales régions de façon étrange dans son écriture connue de lui seul.

Il avait connu la faim, le froid, la peur des agressions et des vols, et surtout la solitude d'un vagabond errant dans les campagnes. Il était devenu une légende urbaine, « le voleur d'âme » par lequel on faisait peur aux enfants, sur lequel on racontait toutes sortes d'atrocités.

Avec du temps et beaucoup de patience, Vo'Ïn comprit que Jé'rôme avait désespérément recherché la grande ville de sa naissance, mais dans cette région maritime n'existaient que des petits villages de pêcheurs bourrus et peu accueillants. Jé'rôme, un étranger perdu dans un monde qui ressemblait au sien en apparence, mais où les gens, leur langage, leur écriture, leur nationalité, les villes, les pays différaient totalement de ce qu'il avait connu jadis. Les technologies et les mœurs semblaient également moins avancées que dans son « monde » d'origine. Pourtant, certaines pratiques sociales lui rappelaient parfois ce qu'il avait connu.... jadis.

Il n'avait aucune explication rationnelle sur ce qui lui était arrivé, il fini par se convaincre d'avoir perdu la raison, se demandant si le monde où il vivait maintenant n'était pas le seul qui soit réel et que dans l'imagination de son esprit fou il n'aurait pas inventé toute sa vie antérieure ? Paraitre fou lui avait au moins permis d'être placé au chaud et de manger à peu près correctement chaque jour.

Jé'rôme n'avait aucun ami ici, il n'était jamais parvenu à communiquer avec les autres. Ce n'était pas par manque d'effort, il ne parvenait tout simplement pas à prononcer les syllabes à moitié aspirée. Les docteurs diagnostiquaient une anomalie, il ne parvenait pas à pratiquer le langage commun avec les sons coupés au milieu des mots. Même concernant son propre nom « Jé'rôme » il le prononçait d'un seul temps, sans pause au milieu.

Il commença à connaitre à nouveau un minimum de vie sociale lorsque Vo'Ïn, son étrange gardienne aux tâches vertes, s'occupa de lui. Elle l'emmena faire quelques sorties, accompagnés de certaines infirmières. Jé'rôme s'émerveilla de voir les femmes des grandes villes vêtues de fines robes et de brillantes parures de bijoux.

Il fut fasciné par Sakiraia, la cité où il résidait désormais. Au niveau des bâtiments il sembla la trouver assez familière avec ce qu'il avait connu, à ceci près qu'il s'étonnait toujours des grands aqueducs traversant les villes de part en part afin de desservir l'eau potable.

Les promenades des jardins suspendus au premier niveau de ces monuments devint le lieu où il effectuait le plus souvent des ballades avec Vo'Ïn. Un lieu calme où ils s'essayaient tout deux à la communication. Il mit plus d'un an avant d'arriver à prononcer le nom « Vo'Ïn » de manière à peu près intelligible.

Tous ses efforts et tentatives pour répéter des mots, tenter de se faire comprendre, finissaient par l'épuiser nerveusement et moralement. Jé'rôme perdit peu à peu toute volonté, préférant se réfugier dans l'autre monde qu'il avait connu ou qu'il croyait avoir connu. Ce fut vers cette période qu'il fit appel à sa mémoire pour dresser une carte de son monde à lui, un témoignage pour lui-même, le seul lien qui l'empêchait de se perdre totalement.... Il parvint à y écrire la plupart des pays et des villes de sa Terre, se maudissant de ne pas avoir mieux appris sa géographie à l'école.

Pour « Vo' Ïn », cette carte n'avait aucun sens, les continents et les mers étaient les mêmes, mais aucun pays ne partageait les même délimitations de frontières.

Pour elle et ceux qui l'examinaient de temps à autre, ce planisphère répondait uniquement de sa logique à lui.

Presque cinquante années s'étaient écoulées depuis la première apparition de Jé'rôme. Il accusa bien mal sa vieillesse et perdit une de ses jambes. Infecté par un virus bénin auquel tout le monde sur la planète est normalement immunisé dès l'enfance, son amputation fut obligatoire afin d'éviter la prolifération d'une gangrène. Les médecins expliquèrent qu'il ne possédait tout simplement pas les immunités nécessaires pour résister aux bactéries responsables de sa contamination.

Suite à cette amputation, Jérôme ne sortit plus beaucoup. Vo'Ïn avait dépassé l'âge de sa retraite, le gouvernement avait presqu'oublié son existence. Plus aucune obligation ne la retenait auprès de lui, elle pouvait retourner finir sa vie dans son village natal à Willpot.

Elle décida pourtant de ne pas s'éloigner de Jé'rôme. Après une vie consacrée à son travail, ce mystérieux étranger ressemblait vaguement à la seule famille qu'elle possédait encore.

Hélas, malgré ses visites et sa présence, il se murait dans le silence et l'apathie. Vo'Ïn craignit qu'il ne s'enferme dans cette réclusion pour le restant de ses jours... Excepté un curieux évènement qui sembla la ramener cinquante années en arrière.

C'était l'année où les comètes jumelles cinglaient de nouveau dans la haute atmosphère pour une nuit et un jour.

Cette fameuse nuit du passage des « jumelles », Jé'rôme reçu à sa chambre de sanatorium une autre visite que celle de Vo'Ïn. L'ex douanière ne l'apprit que le lendemain de la part des infirmières et... elle pouvait faire confiance à ses aptitudes... aucune ne mentait.

Les visiteurs furent un homme et une jeune femme aux vêtements et coupes de cheveux aussi étranges que ceux de Jé'rôme à sa première apparition. Faits intrigants : ils portaient chacun un petit miroir noir dans une main et ils communiquèrent avec Jé'rôme dans une même langue inconnue.

Ces deux individus disparurent aussi mystérieusement qu'ils étaient venus ... avec Jé'rôme. Personne ne vit aucun des trois ressortir du sanatorium, ils s'étaient volatilisés...

Pendant un certain temps, Vo'Ïn se sentie désemparée, déprimée. Elle souffrait d'un profond manque. Elle aurait pourtant du se sentir heureuse que Jé'rôme ait enfin pu retourner « chez lui ».

La seule trace qu'il laissa, ce fut sa mystérieuse carte avec laquelle il avait tapissé tout un mur de sa chambre de sanatorium. Vo'Ïn la conserva. Elle était indescriptible... mais, en apposant sa main dessus, elle pu y lire que Jé'rôme croyait réellement en l'existence de cet autre monde. Cela lui donnait une forme d'authenticité.

Un jour, par un jeu de hasard auquel s'amusent les divinités de la destinée, Vo'Ïn retrouva le petit miroir noir rectangulaire de Jé'rôme à un marché aux puces.

Cet objet avait du transiter de mains en mains avant d'atterrir ici. Elle l'acheta pour trois sous. Présenté à des spécialistes en mécanique, aucun ne fut encore capable de savoir de quoi il s'agissait et comment il fonctionnait. Osant le lire au touché, Vo'Ïn fit face à des sensations et images incompréhensibles... Elle perçu cependant beaucoup de vie de Jé'rôme à l'intérieur, une vie dans son monde à lui où c'était maintenant elle l'étrangère déboussolée.

Vo'Ïn conserva le miroir noir comme une relique qu'elle léguerait après sa mort, espérant un jour, dans cinquante nouvelles années peut être... un signe....

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